Mémoire, identité et dynamique des générations au sein et autour de la communauté harkie. Une analyse des logiques sociales et politiques de la stigmatisation.( Télécharger le fichier original )par Emmanuel BRILLET Université Paris IX Dauphine - Doctorat de sciences politiques 2007 |
b) La combativité et la loyautéNous l'avons dit, du côté français, les considérations négatives - contemporaines ou rétrospectives - de certains hiérarques politiques et militaires de l'époque, alléguant du manque de combativité voire du manque de loyauté d'une large majorité de supplétifs, doivent sans doute moins à la volonté de caractériser ce que furent l'engagement et le comportement des harkis qu'à justifier le sort qui leur fut réservé après la signature des accords d'Evian par leurs autorités de tutelle. Car là encore, ces visions monolithiques, volontiers généralisatrices, se heurtent à d'autres visions, symétriques ou plus nuancées. En fait, les témoignages quant à la combativité et la loyauté des supplétifs musulmans de l'armée française sont généralement fonction, au sein de cette institution comme au dehors : 1. de la proximité au combat par rapport aux unités supplétives ; 2. du soutien apporté sur le moment ou rétrospectivement à la politique de « dégagement » voulue par le général de Gaulle, dont les conséquences furent dramatiques pour les supplétifs (voir infra). Le général de Gaulle qui, précisément, tenait les supplétifs en piètre estime, se moquant sans ambages - en privé - de « ces soldats de pacotille qui faisaient la parade devant la porte des SAS »309(*). De la même manière, quoique rétrospectivement, le général Buis, qui était alors colonel et qui, durant la courte période transitoire allant de la conclusion des accords d'Évian le 19 mars 1962 à la déclaration d'indépendance de l'Algérie le 3 juillet 1962, exerça les fonctions de directeur du cabinet militaire du haut-commissaire de la République en Algérie (après avoir commandé le Secteur de Bordj Bou Arreridj), dresse un bilan peu flatteur du comportement des harkis. Il estime ainsi qu'« en dehors de quelques-uns véritablement engagés à nos côtés, [les harkis] avaient toujours eu, plus ou moins, un pied dans la rébellion ». Et il ajoute : « De belles âmes s'indigneront. C'est pourtant - et évidemment - la vérité » 310(*). De même, Charles-Robert Ageron avance que « le nombre des affaires de collusion ou de subversion enregistrées et étudiées était considérable », et rapporte - à titre d'exemple - que « d'août 1960 à janvier 1961, 134 affaires de subversion avaient été mises à jour, [qui] touchaient 582 Algériens servant dans les forces françaises [NDA : ils sont alors plus de 200.000], dont 386 supplétifs parmi lesquels 263 harkis »311(*). A l'inverse, Maurice Faivre, qui fut chef de harka, et qui rappelle que le pourcentage des désertions effectives de supplétifs était inférieur à 1 pour 1.000 en 1958, et à 1 pour 2.000 de 1959 à 1961, estime que ce chiffre « devrait être considéré comme négligeable dans le contexte d'une guerre révolutionnaire »312(*). De même, François Meyer, qui fut lui aussi chef de harka, estime que le taux général des désertions de musulmans (appelés et engagés compris) observé à partir de 1957 (et qui n'est jamais supérieur à 1 ou 2 pour 1.000) est « insignifiant dans une guerre civile ». Il ajoute : « A Bou Alam, au sein de la dernière harka que j'ai commandée, et qui avait été constituée dès 1956, on ne déplorera pas une seule désertion de harki avant le 6 mars 1962 » 313(*). D'autres témoignages, émanant tant des plus hauts échelons de commandement en Algérie que de cadres subalternes directement au contact des supplétifs, contrastent eux aussi avec les avis exprimés par les généraux Buis et de Gaulle, ainsi qu'avec les analyses de Charles-Robert Ageron. S'agissant des officiers généraux, Maurice Faivre rapporte que les Commandants de Corps d'armée et de Division estimaient nécessaire, en février 1958, l'accroissement des harkas, qu'ils qualifiaient d' « instrument indispensable de la pacification » 314(*). Ils ajoutaient : « Les documents récupérés sur les rebelles prouvent que les harkas gênent les hors-la-loi sur le plan militaire et de la propagande »315(*). Dans sa Directive n°1 du 22 décembre 1958, le général Challe qualifiait les FSNA de « meilleurs chasseurs de fellaghas »316(*). De même, son successeur, le général Crépin, qui avait proposé que les effectifs de harkis soient portés à 62.000 (maximum historique), soulignait le 9 juillet 1960 « l'aptitude des Commandos [de chasse] à poursuivre les rebelles dispersés en terrain difficile »317(*). Le 20 septembre de la même année, il dépeignait le harki comme « l'auxiliaire direct du combattant régulier grâce à sa rusticité, sa connaissance de l'adversaire, ses liens avec la population »318(*). Le témoignage du général Crémière, qui avait succédé au colonel Buis à la tête du Secteur de Bordj Bou Arreridj à deux ans d'intervalle, est intéressant en ce qu'il apparaît autrement plus nuancé. Il classe les intéressés en trois catégories : « La 1ère catégorie, fortement armée, comptait une dizaine de harkas constituées par les hommes d'une même tribu, voire d'une même famille. Elles obéissent chacune à l'un d'eux dont l'autorité intransigeante, parfois brutale, était indiscutée... D'un niveau opérationnel remarquable, il n'était pas rare de les associer aux opérations du Secteur ou intersecteur, comme ce fut souvent le cas au cours de l'hiver 1961-62. La 2ème catégorie concernait des harkas encadrées par quelques militaires français ; elles étaient surtout utilisées dans les opérations ponctuelles du Quartier dans lequel elles étaient en quelque sorte "enchâssées". Elles participaient avec succès aux opérations de fouille et de bouclage. On en comptait une vingtaine. La 3ème catégorie, une dizaine de harkas, s'apparentait plutôt à des autodéfenses renforcées. Elles étaient le plus souvent épaulées à vue ou à très courte distance par un poste tenu par une unité du secteur (...). Dans tous les cas mieux valait, à l'évidence, avoir avec nous ces 1.700 hommes et leurs familles. Ces harkas constituaient pour nous la première et irremplaçable source de renseignements, et plus de 60% des opérations étaient déclenchées sur leurs informations qui s'avéraient toujours exactes. En raison des pertes en hommes et en armes que la rébellion subissait de ce fait, toutes les harkas, et en priorité leurs chefs musulmans, se trouveraient en péril si notre soutien venait à leur faire défaut »319(*). Tout aussi précieux est l'avis des cadres subalternes, directement au contact des supplétifs. Claude Papet, ancien chef de harka (voir ci-dessus), fait ainsi rétrospectivement état de la combativité mais aussi de la loyauté des supplétifs placés sous ses ordres ; mieux, il laisse clairement entendre combien leur esprit de décision et, parfois, leur esprit de sacrifice a contribué à sauver des vies dans les rangs des Français de souche européenne320(*). Claude Papet : « Avec le "radio", nous étions trois français en opération avec 12 harkis, ralliés du FLN, livrés pieds et poings liés à leur volonté. Mais leur fidélité à la France était grande et ils nous l'ont souvent prouvé en prenant les risques les premiers, passant devant nous dans les endroits dangereux »321(*). De même, François Meyer : « Les harkis ne jouaient pas le double jeu comme l'ont parfois écrit ceux qui les dédaignaient. Souvent en tête, puisqu'ils connaissaient bien le terrain et les habitudes des djounouds, ils étaient particulièrement efficaces et fidèles, et avaient peu à peu pris conscience de leur rôle »322(*). Pour sa part, le général Faivre signale que « les harkas amalgamées et les commandos, [qui] étaient entraînés au tir et au combat, se montraient généralement plus opérationnels que les unités de Français de souche, paras exceptés »323(*). Cela ressort très bien du témoignage de Gilbert Gardien (qui fut chef de harka en Petite Kabylie), interrogé par Patrick Rotman et Bertrand Tavernier : « J'en bavais parce que les gars marchaient très vite, j'avais le sentiment d'être complètement perdu, on a marché, on a monté notre petite embuscade. On est rentrés au matin, et j'ai posé la question à mon prédécesseur qui partait : «Comment tu fais pour t'y retrouver ?». Il m'a répondu : «Ce n'est pas compliqué, je connais pas plus que toi le terrain, simplement avec les harkis, ce sont des gens du pays, ce sont des locaux». Les harkis avaient la maîtrise du terrain, ils savaient par où il fallait passer. C'était 50% du résultat qu'on pouvait obtenir »324(*). Au fond, ce qui est en jeu pour ceux qui - responsables politiques et militaires, sur le moment ou a posteriori - mettent en doute la loyauté et/ou l'efficacité militaires des supplétifs musulmans de l'armée française, c'est la justification d'une politique unilatérale de démobilisation puis de (non-)rapatriement qui, pour les intéressés, a eu des conséquences dramatiques (voir infra) : en jouant de la construction d'une image volontiers peu flatteuse ou anecdotique de ceux-ci, ce sont les frontières mêmes de l'indignation que l'on cherche à contenir dans les limites les plus étroites possibles. C'est précisément à l'étude de cette politique de "mise à distance" des supplétifs musulmans de l'armée française, au moment de la signature des accords d'Evian puis aux lendemains immédiats de l'accession à l'indépendance de l'Algérie, que sont consacrés les développements à suivre. * 309 Propos rapportés par Saïd Boualam, L'Algérie sans la France, Paris, France-Empire, 1964, p.75. * 310 Interview donnée à la revue L'Histoire, n°140, janvier 1991, p.120. * 311 Charles-Robert Ageron, « Les supplétifs algériens dans l'armée française pendant la guerre d'Algérie », Vingtième siècle. Revue d'histoire, Presses de la F.N.S.P., n° 48, octobre-décembre 1995, p.15. * 312 Maurice Faivre, « Les harkis contestés », document inédit, décembre 1995, p.2. * 313 François Meyer, « Le drame des harkis en 1962 », texte de l'allocution donnée le 7 mars 1999 au Pavillon Gabriel à l'occasion de la rencontre « Histoire et Mémoire : les Harkis, 1954-1962 », organisée par l'association Jeune Pied-Noir, p.3. * 314 Maurice Faivre, « Les supplétifs dans la guerre d'Algérie », Guerre d'Algérie magazine, n°4, juillet-août 2002, p.20. * 315 Ibidem. * 316 Ibid, p.21. * 317 Ibid, p.22. * 318 Ibidem. * 319 Général Crémière, « Le secteur de Bordj Bou Arreridj et ses supplétifs en 1961-62 », Histoire et défense. Montpellier, 1/93 ; cité in Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d'Algérie. Des soldats sacrifiés, Paris, L'Harmattan, 1995, p.127-128. * 320 FSE, selon la terminologie de l'époque, par opposition à FSNA, Français de souche nord-africaine. * 321 Témoignage consultable à cette adresse: http://mairie.urcuit.free.fr/algerie.htm. * 322 François Meyer, « Le drame des harkis en 1962 », texte de l'allocution donnée le 7 mars 1999 au Pavillon Gabriel à l'occasion de la rencontre « Histoire et Mémoire : les Harkis, 1954-1962 », organisée par l'association Jeune Pied-Noir, p.3. * 323 Maurice Faivre, « Les harkis contestés », * 324 Patrick Rotman, Bertrand Tavernier, La guerre sans nom. Les appelés d'Algérie 54-62, Paris, Seuil, 1992, p.260-261. |
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