2.1.2 La lettre a été le principal moyen
permettant de communiquer à distance avec la famille avant de
connaître un net recul
D'après les témoignages recueillis auprès
de 73 personnes interrogées au cours de nos recherches de terrain en
France (22), en Italie (16), en Belgique (9) et au Sénégal (26),
la lettre a été probablement jusque vers le milieu des
années 1990 le moyen privilégié des migrants
sénégalais de donner des nouvelles à leurs familles et
d'en recevoir d'elles en retour. On peut dire en fait jusqu'à
l'avènement et la démocratisation du téléphone
mobile. Le contenu de la lettre envoyée par le migrant était
généralement des renseignements sur son état de
santé, sur sa situation professionnelle. Le contenu de la lettre
manuscrite pouvait d'une certaine manière refléter ou les
réussites du migrant ou bien encore ses angoisses et ses incertitudes.
Dans tous les cas, le migrant profitait des lettres envoyées pour
solliciter les prières des parents. Il en profitait aussi pour
transmettre des salutations à tous les membres de la famille, les
parents, les grands-parents, les frères et soeurs, les oncles et les
tantes, les cousins et les cousines, les amis d'enfance du quartier, bref tout
le monde sans exception. Inversement, le contenu de la lettre envoyée
par les parents de l'émigré portait surtout sur des
événements heureux ou tristes arrivés au sein de la
famille. C'était aussi des sollicitations diverses notamment des
demandes d'aides financières. C'était également l'occasion
de rappeler au migrant d'entreprendre des démarches pour faire venir
à ses côtés un membre de la famille le plus rapidement
possible. Les lettres pouvaient par ailleurs être rédigées
soit en français, soit écrites en wolof ou bien encore en
arabe.
Il faut en outre souligner que le rythme de ces
correspondances épistolaires était alors
caractérisé par une faible fréquence. Les délais
d'acheminement étaient en effet relativement longs. Les lettres
pouvaient mettre des mois (parfois jusqu'à deux mois) voire au mieux des
semaines (deux à trois semaines) avant de parvenir à leurs
destinataires. De même, il arrivait régulièrement que le
courrier se perde en cours de route et n'arrive donc jamais à
destination. Dans les premiers temps de la migration sénégalaise,
le courrier était expédié au Sénégal
essentiellement en provenance de la France et aussi de quelques pays africains
comme la Côte d'Ivoire, le Gabon, le Cameroun, le Zaïre actuel
République Démocratique de Congo, etc.
Généralement, les lettres étaient acheminées soit
par voie postale, soit par l'intermédiaire d'un autre migrant effectuant
un voyage au Sénégal.
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M. M. G., âgé d'une quarantaine d'années,
est originaire du village de Dondou situé dans la région de Matam
au Nord-est du Sénégal, il habite actuellement le quartier
populaire de Niary Tally à Dakar. Frigoriste de formation, M. M. G.
rejoint sa soeur à Paris en 1992. Deux ans après, il se rend en
Italie. Il a vécu pendant dix ans à Parme où il se livrait
essentiellement à la vente de sacs, de ceintures et de montres. Chanceux
et doté d'un bon sens des affaires, il parvient à amasser au bout
de quelques années une bonne somme d'argent avant de prendre la
décision de rentrer au Sénégal pour se marier et
s'installer à son propre compte, en reprenant son ancien métier
de frigoriste. Il prit l'initiative d'utiliser une bonne partie de ses
économies dans l'achat de réfrigérateurs neuf et
d'occasion auprès d'un Sénégalais installé en
Allemagne qui lui avait été recommandé par une de ses
connaissances. Mais ce dernier lui fera parvenir des
réfrigérateurs de mauvaise qualité. M. M. G. se fera
ensuite escroqué par son transitaire. Au moment de notre entretien en
2004, il cherchait les moyens de repartir en Italie ou de se rendre en Espagne
ou au Portugal. Plus tard, son frère nous a appris que M. M. G. est
reparti de nouveau en France où il a rejoint sa soeur depuis 2009. Au
cours de notre entretien, M. M. G. nous a expliqué toutes les
péripéties qui jalonnent l'itinéraire de la lettre
postée par les migrants originaires de Dondou jusqu'à leur
réception par leurs destinataires et leur lecture.
« A Dondou, il n'y a toujours pas de bureau de poste.
Le courrier arrive à la poste de la ville de Matam qui est par ailleurs
le chef-lieu de la région. D'habitude, les habitants du village
demandent à un des leurs d'aller récupérer le courrier. La
distribution se déroule au marché à proximité de la
place qui sert de lieu de rencontre, de discussion et de repos aux anciens.
Dans le cas où l'identité du destinataire est inconnue de
l'assistance, alors on se tourne vers les anciens qui, dans la plupart des cas,
connaissent les différentes familles qui composent le village. Ainsi
dans la distribution du courrier, les anciens jouent le rôle «
d'agents de renseignements » ou « d'indicateurs ». On choisit
dans l'assistance une personne sachant lire et écrire en français
pour qu'elle vienne faire la distribution du courrier. Le courrier est
récupéré à Matam et acheminé à Dondou
par voie routière pendant la saison sèche, et par voie fluviale
au moment de la saison des pluies. Mais durant la saison des pluies qui est
également la période des vacances scolaires, ce sont la plupart
du temps les élèves en classes de secondaire rentrés au
village pour les vacances qui font office de lecteur et d'écrivain. Les
plus brillants d'entre eux deviennent alors des sortes d'écrivains
publics. Ils sont très souvent sollicités par les familles pour
écrire des lettres aux parents migrants ».
99
La situation est quasiment semblable dans les autres
localités éloignées du pays. Seulement là où
il y a la présence d'un facteur, il est fréquent que ce dernier
remplisse également la fonction de lecteur. A la demande du
destinataire, le facteur peut éventuellement lire la lettre avant de
poursuivre la distribution du reste du courrier. Toutefois, il arrivait parfois
que le lecteur ne maîtrise pas très bien le français. Aussi
se posaient souvent des difficultés pour déchiffrer correctement
le contenu de la lettre, en somme de sérieux problèmes
d'interprétation. Le message contenu dans la lettre pouvait souvent
être modifié ou dénaturé. D'autre part du fait de
l'éloignement du bureau de poste, certains devaient parcourir de temps
en temps plusieurs kilomètres (plus de 40 km parfois) à
bicyclette pour envoyer ou recevoir une lettre à la poste. Les
correspondances écrites permettaient aux migrants d'être
informés de tout ce qui se passait au sein de la famille restée
au Sénégal, mais souvent à des intervalles longs. Les
lettres à l'époque témoignent aussi de leur utilisation
comme moyen permettant d'effectuer des transferts d'argent, avec tous les
risques de détournement de la part des agents de la poste.
Afin de permettre à leurs parents de ne plus parcourir
des distances éreintantes pour retirer leurs courriers ou percevoir
leurs mandats, les migrants ont été à l'origine de la
construction de la plupart des bureaux de poste dans certaines zones du pays
comme la vallée du fleuve Sénégal. Par ailleurs, en cas de
mauvaise conduite en France (par exemple refus de participer aux cotisations
pour le fonctionnement des caisses villageoises, conduite déviante des
plus jeunes, etc.), les aînés en France écrivaient des
lettres manuscrites pour demander aux chefs de village de prendre des sanctions
à l'encontre des fautifs et de leurs familles. De leur
côté, pendant les périodes difficiles, les chefs de village
envoyaient des lettres en France pour solliciter l'assistance des responsables
des caisses servant à collecter les cotisations des migrants. Dans les
premières périodes de la migration jusqu'à
l'avènement récent du téléphone mobile et de
l'Internet, la lettre a été le principal moyen utilisé
dans le maintien des liens avec le pays d'origine. A présent, il faut
bien constater que l'utilisation du courrier connaît de nos jours un net
recul.
Toutefois, il apparaît, à travers certains
témoignages recueillis, que le courrier reste encore un
élément essentiel dans la prospection d'emploi vers le pays
d'origine. Nous citerons par exemple les cas de M. S., âgé de 36
ans, résidant à Bordeaux et travaillant dans une entreprise de
télécommunication privée et sa femme D. B.,
âgée de 28 ans et
100
étudiante en médecine à Bordeaux qui
affirment rédiger et envoyer des courriers administratifs vers le
Sénégal dans la perspective de trouver un emploi pour un retour
définitif au pays. Tel est le cas également de A. S,
âgé de 32 ans et salarié dans le privé et I. D.,
âgé de 31 ans et étudiant à Nanterre.
Rencontrés à Paris où ils habitent tous les deux, A. S. et
I. D. expriment leur forte volonté de retourner définitivement
dans leur pays d'origine dès qu'une proposition sérieuse d'emploi
leur sera faite. Pour eux, le courrier reste encore un moyen très
pratique pour envoyer des CV et des demandes d'emploi.
Il faut quand même souligner que le désir de
retour définitif au pays reste une préoccupation largement
partagée par bon nombre de migrants. A ce propos, Thomas Guignard
attirait d'ailleurs l'attention sur le fait que 75% des
Sénégalais qu'il avait interrogés « disent vouloir
revenir au Sénégal quand on les questionne sur leurs projets pour
l'avenir. Ils ne sont que 10% à vouloir rester en France et 7% des
répondants désirent partir en Amérique du
Nord71 ». A côté de la lettre, il y avait aussi
l'utilisation des cassettes audio.
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