Chapitre 2. Pratiques taditionnelles et formes
modernes de communication
Nous avons vu que les migrants sénégalais en
France restent de manière générale toujours très
attachés à leur pays d'origine. C'est le cas des migrants
ressortissants de la vallée du fleuve Sénégal qui
entretiennent des relations à distance très étroites avec
les villages et les communautés locales d'origine. Tel est aussi le cas
des migrants commerçants mourides, pour qui la cité religieuse de
Touba reste malgré la distance le lieu de vie rêvé,
d'où l'on reste en permanence à l'écoute du
ndiguël, c'est-à-dire les recommandations, du marabout. Il
en va de même de la plupart des étudiants, pour qui
l'éloignement familial constitue un fardeau lourd à porter.
Aussi, le besoin de communiquer avec le pays d'origine a toujours
été et reste encore très fort pour toute cette
communauté sénégalaise au sein de laquelle la tradition
orale67 occupe une place prépondérante dans les
rapports humains et aussi dans la transmission des savoirs et savoir-faire.
Dans le pays de résidence aussi, la communication et la vie de relations
demeurent des aspects fondamentaux non seulement pour la cohésion des
groupes mais aussi pour la réussite du projet migratoire. Pour Florence
Boyer, « la notion de projet migratoire permet de rendre compte de la
complexité des migrations circulaires car elle articule les
différentes échelles sociales, spatiales et
temporelles68 ». Le projet migratoire intègre ou combine
une multitude de facteurs permettant d'appréhender non seulement le
désir de partir, mais aussi les différentes ressources
mobilisées pour une migration effectuée dans des conditions de
réalisation optimale. Or, l'accès et la diffusion de
l'information sont primordiaux dans l'efficacité des stratégies
migratoires.
Ainsi donc, acteurs par nature de l'interface et de
l'échange, les migrants ont assurément des besoins de
communication considérables et permanents. Ils ont besoin
67 La tradition orale peut être
considérée comme un moyen utilisé par les
sociétés humaines pour permettre aux générations
présentes et aux générations à venir de
connaître leur histoire, leurs us et coutumes et aussi d'acquérir
des connaissances et des informations, à travers la parole humaine.
Malmenée d'abord par l'écriture, elle est aujourd'hui fortement
concurrencée par le développement et la démocratisation
indéniables des canaux modernes de transmission de l'information tels
que la radio, la télévision, le téléphone
cellulaire et Internet entre autres. Ces outils modernes de communication
constituent autant d'éléments qui contribuent à sa quasi
disparition dans les sociétés modernes et son net recul dans les
sociétés où elle subsiste ou fait encore de la
résistance.
68 BOYER, Florence. Le projet migratoire des
migrants touaregs de la zone de Bankilaré : la pauvreté
désavouée. Disponible sur :
http:www.univie.ac.at/ecco/stichproben/Nr8_Boyer.pdf.
Consulté le 01/09/2009.
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d'entretenir et de développer des rapports humains,
sociaux et économiques aussi bien avec le pays d'origine qu'avec le pays
de résidence. Cette quête permanente afin de satisfaire ce besoin
vital est un des traits caractéristiques essentiels dans
l'identification d'une communauté en diaspora. C'est aussi dans ce sens
que l'on assiste progressivement à la mise en place et au
développement d'une sorte de culture du lien notamment social. Dana
Diminescu remarque à cet égard qu' « auparavant à
l'état latent, mais propre à tous les groupes qui se
déplacent, cette culture du lien est devenue visible et très
dynamique une fois que les migrants ont commencé à utiliser
massivement les NTIC »69. Aujourd'hui, de nouvelles formes de
relations sociales se mettent en place indubitablement et se développent
entre les migrants et leur milieu d'origine. Dana Diminescu note
également à ce sujet que « ces nouveaux liens semblent
d'ailleurs marquer un nouvel âge dans l'histoire des mobilités
humaines ». Elle considère de ce fait qu' « il n'est plus
possible de percevoir les migrants comme appartenant à des lieux
géographiques éloignés et aussi ayant des relations
sociales indépendantes l'une de l'autre ». Au contraire, les liens
entre les migrants et leur environnement d'origine sont tellement forts qu'ils
s'apparentent même de plus en plus à des rapports de
proximité. Un tel constat est effectivement corroboré par nos
enquêtes réalisées notamment auprès de certains
membres de la communauté sénégalaise en France, en Italie,
en Belgique ainsi que celles réalisées au Sénégal,
dans les principales zones de départ, en l'occurrence Dakar, Louga et
Diourbel. Cette vision est également partagée par Serigne Mansour
Tall quand il remarque précisément que « la dialectique de
l'ici et l'ailleurs est remise en cause par la quotidienneté et la
simultanéité des échanges entre les émigrés
et leur espace d'origine »70.
Nous nous attacherons, dans ce chapitre, à montrer la
diversité des pratiques de communication des acteurs de la migration
sénégalaise en France. Quels sont les dispositifs interactionnels
anciens et modernes que l'on rencontre fréquemment dans les milieux de
la migration sénégalaise en France ? Par quels moyens, les
migrants sénégalais en France parviennent-ils à entretenir
et maintenir des rapports interpersonnels entre eux dans leur pays de
résidence, mais aussi avec les membres de la famille et les amis
restés
69 DIMINESCU, Dana. Le migrant connecté.
Pour un manifeste épistémologique. Migrations /
Société, 2005, volume 17, n° 12, pp. 275-292.
70 TALL, Serigne Mansour. Les
émigrés sénégalais et les nouvelles technologies de
l'information et de la communication. In Diop Momar Coumba (Dir.). Le
Sénégal à l'heure de l'information. Paris : Karthala,
2002.
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dans le pays d'origine ou résidant à
l'étranger ? Comment les rapports entretenus avec les outils de
communication varient en fonction des caractéristiques
socio-économiques des migrants ? Pourquoi les processus d'appropriation
des outils ou médias de communication se révèlent-ils
très différenciés selon que le migrant est
analphabète ou instruit ? Quelles sont les modalités
d'accès ainsi que les modes d'usages ?
Pour satisfaire leurs besoins croissants de communication,
d'échanges et de relations, les migrants sénégalais
utilisent des formes de communication à la fois multiples et complexes.
Les migrants sénégalais utilisent en effet divers moyens de
communication pour émettre et recevoir des messages. Ces systèmes
de communication favorisent à bien des égards l'apparition de
nombreuses formes et pratiques de communication. Le recours à des outils
de communication comme la radio satellitaire et la télévision
satellitaire permet ainsi à ceux qui sont ici de garder plus facilement
et de façon plus régulière le contact avec ceux qui sont
là-bas ou ailleurs. Autrement dit, par l'entremise de certaines
technologies de communication et d'information, les migrants entretiennent
désormais, de n'importe où et quasi instantanément, des
relations quotidiennes avec les autres membres de la famille restés dans
le pays d'origine, voire même avec ceux disséminés dans
d'autres espaces de migration. En effet, grâce à ces dispositifs
communicationnels et informationnels, les migrants entretiennent aujourd'hui
des relations à distance plus intenses avec leur milieu d'origine. Dana
Diminescu écrit à ce propos que « malgré la distance,
le lien "virtuel" - par téléphone ou par courrier
électronique - permet plus et mieux qu'avant d'être présent
à la famille et aux autres, à ce qui est en train de leur
arriver, là-bas, au pays ou ailleurs ». Elle ajoute que «
l'idée de présence est désormais moins physique, moins
« topologique » mais plus active, de même que l'idée
d'absence se trouve implicitement modifiée par ces nouvelles pratiques
» (D. Diminescu, 2005). « De l'immigré peu informé,
isolé - et souffrant véritablement de son isolement - des
années 1960 et 1970-1975, aux familles disposant de
télévision satellitaires, magnétoscopes,
caméscopes, journaux, des années 1990-2000, dont les enfants
accèdent de plus en plus souvent au réseau Internet,
l'évolution est grande, rapide et souvent étonnante »,
estime Stéphane de Tapia (2001).
Nous tenterons donc dans ce chapitre de montrer la dynamique
des pratiques de communication des migrants sénégalais en France.
Pour mieux comprendre les formes d'usages et les modes d'appropriation actuels
des nouveaux outils de communication, il
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est essentiel de décrire et comprendre la
manière dont les migrants sénégalais en France parvenaient
autrefois à transmettre des messages et établir des relations
interpersonnelles dans le pays de résidence, mais surtout à
maintenir les liens avec les proches restés dans le pays d'origine. Par
quels moyens s'effectuent les accès aux outils de communication dits
« modernes », quels en sont les formes d'usages et aussi les modes
d'appropriation ? C'est à ces questions que ce chapitre
s'intéresse et tente d'apporter des réponses.
2.1 Les lettres, les cassettes audio et le bouche
à oreille
Comme nous l'avons déjà évoqué, il
faut avoir présent à l'esprit que, du fait de sa forte propension
à la mobilité, le migrant est par nature acteur de l'interface et
de l'échange. Pendant un bon nombre d'années que l'on pourrait
situer approximativement des années 1960, époque où les
ressortissants sénégalais pouvaient se rendre en France sans
visa, au milieu des années 1990, les migrants sénégalais
ont eu recours essentiellement aux lettres, aux cassettes audio et aussi au
bouche à oreille pour communiquer, en particulier avec les proches et
amis restés dans les milieux d'origine. Parmi ces modes de
communication, le bouche à oreille reste encore un moyen de
communication largement employé par une frange importante des
migrants.
2.1.1 Le bouche à oreille, un moyen de communication
très apprécié pour établir des relations de
proximité
Le bouche à oreille reste encore un moyen
privilégié d'établir des relations de proximité,
d'échanger entre migrants et parfois avec les membres de la famille
restés dans le pays d'origine. Le migrant transmet en tête
à tête son message, ses recommandations, devrait-on plutôt
dire, par le contact direct par la parole à un autre migrant souvent
habitant la même ville, le même village ou encore le même
quartier qui effectue un voyage au pays. A son arrivée au
Sénégal, ce dernier rencontre le destinataire du message avant de
lui transmettre en face à face et de vive voix le message que lui a
confié son auteur. La rencontre entre le porteur du message et le
destinataire se fait généralement par le contact direct et dans
un cadre chaleureux. Des relations d'amitié ainsi que des relations
sentimentales peuvent parfois se nouer à travers ce contact physique.
L'authenticité du message transmis verbalement court cependant le risque
ou la
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probabilité de subir des déformations de la part
de l'intermédiaire chargé d'effectuer sa transmission.
Néanmoins, malgré les inévitables pertes que peuvent subir
la transmission de l'information par un intermédiaire, le contact
physique par le bouche à oreille reste encore très
apprécié par une large frange des migrants
sénégalais, notamment les migrants commerçants et les
femmes.
Pour mes interlocuteurs commerçants, les relations
commerciales qui les lient entre eux sont fortement structurées sur le
principe du marchandage, de la négociation. Les rencontres face à
face ou les contacts directs sont en effet indispensables pour négocier
les meilleurs prix, évaluer de visu la qualité des marchandises
et obtenir un accord concernant les modalités de paiement. De plus,
comme le souligne Paul Claval, « les relations face à face, les
contacts sont indispensables à certaines niveaux des circuits de
communication, lorsqu'il convient d'évaluer les risques d'une
décision économique par exemple ». Rappelons-nous de ce
commerçant établi à Bordeaux complètement
désorienté pour avoir recouru au service de la SERNAM afin de se
faire livrer les marchandises commandées à son grossiste
basé à Paris au lieu d'être allé lui-même les
récupérer. Il prétexta d'abord une erreur au niveau des
marchandises livrées avant de reconnaître le manque ressenti de ne
pas s'être rendu lui-même chez son grossiste où il pouvait
discuter de vive voix avec ce dernier, rencontrer d'autres commerçants,
avoir des nouvelles du pays, s'enquérir de la situation des autres
membres de la communauté, de l'état du marché, en somme
palabrer des sujets les plus sensibles (politique, économique et sociale
du pays d'origine) comme des plus banals (grandes affiches des combats de
lutte, matchs de football) dans un cadre cordial et chaleureux. On peut dire
que pour de nombreux commerçants, les boutiques des grossistes sont de
véritables lieux de vie, des points de rencontre et d'échange
avec d'autres commerçants et même parfois avec des interlocuteurs
variés au sein de la communauté sénégalaise de
France. C'est là où se déroulent
généralement les rencontres au moment des négociations
décisives.
De façon générale, les messages transmis
verbalement restent encore le plus souvent l'apanage des femmes qui confient de
temps en temps des effets à des compatriotes s'apprêtant à
se rendre au Sénégal. Elles profitent ainsi de leurs amies
voyageuses pour transmettre toutes sortes de messages à leur famille au
Sénégal.
C'est le cas de N. G. habitant à Paris et son amie S.
D. résidant à Lille. Ces deux jeunes femmes âgées
d'une quarantaine d'années se connaissent depuis le lycée
où elles
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ont noué de solides relations d'amitié. N. G.,
dont le mari est cadre dans une banque française, se rend
régulièrement au Sénégal, notamment pendant les
fêtes de fin d'année, de Tabaski ou autres. A la veille de chaque
voyage, son amie S. D. fait le trajet Lille/Paris pour lui amener quelques
affaires destinées aux membres de sa famille au Sénégal.
Pour S. D., c'est aussi l'occasion de confier à son amie des messages
qui seront ensuite transmis à sa mère ou à un autre membre
de sa famille établis à Dakar.
Il en va de même de B. S. et R. D., deux
étudiantes à la faculté de médecine de Toulouse. B.
S. se rend régulièrement au Sénégal car ses parents
disposent de moyens financiers permettant de lui payer des voyages. Par contre,
R. D., issue d'une famille plus modeste, doit se débrouiller pour
financer ses études, subvenir à ses besoins et envoyer une partie
de ses économies à ses parents au Sénégal. Ce
qu'elle parvient à faire à travers les petits boulots
effectués dans des structures médicales
spécialisées de l'agglomération toulousaine. Ainsi,
à chaque fois que B. S. se rend au Sénégal, R. D. en
profite pour lui remettre quelques bagages et lui confier des messages
destinés à sa mère.
Le bouche à oreille permet de véhiculer les
informations sensibles, les messages qui ne peuvent être habituellement
confiés qu'à des confidents. C'est un gage permettant d'assurer
une bonne circulation des ressources financières. Taxé souvent de
véhiculer davantage d'informations négatives que positives dans
les sociétés modernes, le bouche à oreille reste encore un
moyen de communication très largement répandu dans les
sociétés africaines ancrées dans des traditions
d'oralité et en marge de la modernité. La circulation de
l'information par la médiation contribue à la qualité
relationnelle indispensable pour le bon fonctionnement des relations entre les
individus réunis au sein des réseaux. La nécessité
de rencontrer ses interlocuteurs et d'établir un contact direct avec
eux, le besoin d'entretenir des discussions face à face occupent encore
une place centrale dans les pratiques de communication de la diaspora
sénégalaise. Après le bouche à oreille, le courrier
apparaît comme un moyen essentiel pour communiquer avec les proches
restés dans le pays d'origine.
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