La problématique du politique dans " Démocratie et totalitarisme " de Raymond Aron( Télécharger le fichier original )par Théodore Temwa Université de Yaoundé I - Diplôme d'études approfondies en philosophie 2008 |
3- La lutte des classes : Aron face à l'antithèse Tocqueville - MarxTocqueville et Marx cherchent tous les deux le principe dominant des sociétés modernes (industrielles). La société industrielle étant établie, il existe forcément des entrepreneurs et des ouvriers, des détenteurs des moyens de production et des travailleurs, des capitalistes et des prolétaires. Ils sont donc d'accord sur le fait que le développement des sociétés industrielles crée des conflits à l'intérieur du monde du travail. Mais Marx tient cela pour essentiel. Tandis que pour Tocqueville le fait initial, le fait social majeur est l'effacement des inégalités sociales, l'égalité devant la loi, il tient pour fait majeur le développement de l'industrie lui-même, qui crée un conflit nouveau et fondamental : le conflit des prolétaires et des capitalistes. Sans doute l'organisation du travail recrée une nouvelle inégalité entre les entrepreneurs et les ouvriers mais cela est aux yeux de Tocqueville un phénomène parmi tant d'autres, à l'intérieur des sociétés démocratiques animées par l'esprit d'entreprise. De l'avis de R. Aron, «Tocqueville reconnaît dans l'esprit d'industrie, l'esprit de négoce et d'argent, l'esprit de notre société. Marx aurait accordé que les sociétés modernes sont obsédées par le souci de faire de l'argent.8(*) » En effet, dans la théorie marxienne de la politique, théorie que Marx appelle lui-même matérialisme historique par opposition à la dialectique idéale de Hegel, toute société jusqu'à présent n'a été caractérisée que par la lutte des classes ; dans toutes les sociétés, il y a une classe dominante et une classe dominée, une classe qui exploitait et une classe qui était exploitée. Dans le Manifeste du parti communiste, il affirme avec Engels que la société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois.9(*) Dans toutes les sociétés, poursuivent-ils, l'Etat est l'instrument à l'aide duquel la classe dominante maintient l'exploitation de la classe dominée ; l'Etat n'est donc rien de plus que l'organe d'exploitation d'une classe par une autre. Il faut donc le faire disparaître par la dictature du prolétariat et assurer ainsi aux masses une vie meilleure. Or, pour Aron et Tocqueville, la responsabilité des inégalités sociales n'est pas forcément imputable à la bourgeoisie qui n'a pas toujours détenu l'autorité. Tel que le découvre Hannah Arendt à leur suite, la bourgeoisie est la seule classe, jusque-là dans l'histoire à avoir obtenu la domination économique sans briguer l'autorité politique : La bourgeoisie s'était établie dans et même temps que l'Etat-nation, lequel régnait pour ainsi dire par définition sur et par-dessus une société de classes. Même quand la bourgeoisie se fut d'ores et déjà instituée en classe dirigeante, elle laissa à l'Etat toutes les décisions d'ordre politique. [...] les tentatives de la bourgeoisie de se servir de l'Etat et de ses instruments de violence à ses propres fins économiques ne réussirent jamais qu'à demi.10(*) En analysant la lutte historique au travers de l'histoire de l'humanité, on voit que le monde a toujours été partagé en deux : les maîtres contre les esclaves, les serfs contre les seigneurs, la noblesse et le clergé (les privilégiés) contre le tiers-état, les monarchistes contre les républicains, puis, la division que Marx a lui-même opérée entre le socialisme et le capitalisme. La dernière division en date, celle qui oppose les régimes pluralistes aux régimes totalitaires, procède toujours de cette conception marxienne. Cette situation est-elle explicable par la dialectique du maître et de l'esclave de Hegel ou par la mauvaise foi de la bourgeoisie ? Il est difficile de trancher si on explique l'origine de la société elle-même tantôt par une fiction méthodologique comme le font les contractualistes, tantôt par la nécessité. Pour Tocqueville, les crises économiques ne sont pas dues au mouvement historique. Il n'a donc pas, dit Aron, le « sens apocalyptique » comme Marx. Les crises lui semblent liées à l'extraordinaire agitation des citoyens, à leur désir de créer, d'entreprendre, de s'enrichir, au mouvement perpétuel des hommes et des affaires. Ces crises industrielles, ajoute-t-il, semblent faire partie intégrante de notre société, et il y a peu de chances de les faire disparaître. Selon l'interprétation de R. Aron, Marx pensait que les sociétés capitalistes étaient affectées de contradictions fondamentales, que, par conséquent, elles iraient vers une explosion révolutionnaire et qu'au de-là de l'explosion révolutionnaire surviendrait un régime socialiste en une société homogène, une société sans classes.11(*) L'origine des inégalités peut être diversement expliquée mais la réalisation d'une société sans classes est plus facile à dire qu'à faire. Il est donc évident que la suppression des inégalités sociales serait la suppression de la société elle-même. Et c'est ce que soutient Tocqueville en estimant que la tendance la plus forte est non pas celle à l'égalisation des fortunes, mais celle à la réduction des inégalités extrêmes, avec une masse croissante attachée à l'ordre social, comme c'est le cas de la société américaine.12(*) Selon Aron, Tocqueville, à partir d'une analyse politico-sociale, a eu, sur certains points décisifs une vue plus juste de ce que serait la société de l'avenir que Marx. La situation démocratique dans laquelle nous vivons maintenant donne raison au premier qui avait conçu la dualité possible des sociétés démocratiques, les unes libérales, les autres despotiques. Le second avait proclamé lui la lutte fatale entre le prolétariat et la bourgeoisie. En effet, Tocqueville constatait un mouvement presque irrésistible vers la démocratie, c'est-à-dire vers l'effacement progressif des différences de statuts, la tendance au nivellement des conditions de vie. Marx avait, selon Aron, une perspective à la fois voisine et toute différente. « Il observait, au début du XIXe siècle, le développement des forces productives, mais il croyait que cette croissance, dans le cadre du capitalisme, entraînerait une lutte de classes d'une intensité accrue »13(*). Ce qui est démenti par la réalité socio-politique actuelle. Non pas qu'il n'existe pas de lutte de classes, mais que cette lutte n'est pas aussi inéluctable qu'il l'a pensée. Selon l'arbitrage aronien, le nivellement démocratique de Tocqueville l'emporte sur la lutte des classes de Marx. Aujourd'hui, nous constatons que les distinctions d'état ou d'ordre, au sens de l'Ancien Régime, ont effectivement disparu. Toutes les sociétés sont, en un certain sens, populaires, égalitaires, du moins dans leur idéologie. Aux Etats-Unis, dit-il, on se réclame du comon man, en Russie soviétique du prolétariat, en France du peuple. Chacun admet verbalement que l'origine de tout pouvoir, c'est l'homme de la rue même si ce dernier a l'impression de ne pas exercer d'influence sur le cours des destinées nationales. Tout le monde vote même si cela ne sert à rien. Nous sommes tous des citoyens, des travailleurs, des prolétaires ou des comon men, ce qui n'empêche pas que des différences subsistent entre les hommes, qu'il s'agisse des revenus, des manières de vivre, des manières de penser, de prestige, de participation au pouvoir. La lutte des classes est donc, selon Aron, une collaboration des classes et non une lutte à mort. Entre les employés et les employeurs se développe, plus ou moins vive, une opposition qui, en réalité, porte sur la répartition des revenus (ou de la plus-value) de l'entreprise. Plus généralement, une lutte ouverte ou masquée pour la distribution du produit national agite les sociétés industrielles de type occidental. La lutte entre les salariés et les employeurs (éventuellement l'Etat) se manifeste de la manière la plus visible et ressemble, au premier abord, à la lutte de classes conçue par Marx. En fait, il en va autrement.14(*) Il ne faut pas oublier, rappelle-t-il aux marxistes, qu'il y a une rivalité légitime et inévitable, pour la répartition des ressources collectives, et des controverses ou des conflits dont l'enjeu est l'organisation la meilleure de la société. Les contestations appartiennent au train de vie normal des sociétés industrielles où l'harmonie des contraires trouve son application. Mais il ne s'ensuit pas qu'on doive admettre la version messianique selon laquelle la lutte des classes est non seulement légitime et nécessaire mais providentielle, qu'elle a la vertu miraculeuse de mettre définitivement fin à un moment donné de l'histoire, à l'exploitation et à l'injustice. Ce messianisme est d'autant plus réfutable que plus nous constatons que la rivalité des groupes sociaux est légitime et nécessaire, moins nous avons des motifs de penser qu'à un certain moment cette rivalité sera sans objet. Pourquoi les citoyens cesseraient-ils un jour de discuter de la répartition la plus équitable ou la plus favorable des ressources collectives ? Les antagonismes ont toute leur raison d'être comme les partis d'opposition ont leur raison d'exister à l'intérieur d'un système politique. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de ce travail. En outre, Marx a démontré, comme il le dit lui-même, premièrement que l'existence des classes ne se rattache qu'à certaines phases historiques du développement de la production ; deuxièmement que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; troisièmement que cette dictature n'est elle-même que la transition à la suppression de toutes les classes et à la réalisation de la société sans classes. C'est précisément ces trois propositions qui sont fausses, pensent Aron et aussi Karl Popper. Ce dernier parle de misère de l'historicisme dans son ouvrage ainsi intitulé. S'interrogeant à nouveaux frais dans La quêté inachevée, Popper remarque que c'est toute la théorie marxiste qui est « scientifiquement fausse ». Le communisme promet l'avènement d'un monde meilleur. Il affirme être fondé sur la connaissance : celle des lois du devenir historique et de la violence révolutionnaire. Le marxisme est ainsi une « croyance dangereuse », « dogmatique », une « incroyable arrogance intellectuelle ». Dès que j'y portai un regard critique, les vides, les lacunes, et les incohérences de la théorie marxiste devinrent évidents. Considérez la thèse centrale sur la question de la violence, celle de la dictature du prolétariat : qui était le prolétariat ? Lénine, Trotski, et d'autres dirigeants ? Jamais les communistes n'avaient une majorité. Ils n'étaient pas majoritaires, même parmi les ouvriers d'usine. (...) L'argumentation marxiste consiste en une prophétie historique, combinée avec un appel implicite à la loi morale suivante : Appuyez l'inévitable !15(*) Ce rejet du marxisme ne relève pas de la philosophie des sciences ou de l'épistémologie contemporaine qui stipulent que toute vérité est historique, provisoire et jamais définitive, c'est-à-dire culturellement, socialement et temporellement déterminée. Il ne s'inscrit pas non plus dans la mouvance de ceux pour qui la pensée est affaire de circonstances. Il ne se fonde même pas sur les nombreuses contradictions de la théorie marxiste dans le cadre desquelles la vengeance du prolétariat ne supprime pas l'oppression. Il est plutôt justifié par l'essor actuel des sociétés capitalistes. Peut-être que le temps indiqué pour l'autodestruction n'est pas encore arrivé, auquel cas les marxistes doivent s'armer de patience. Mais qu'ils aient à l'esprit, selon Aron, que Marx lui-même disait savoir une seule chose, c'est qu'il n'est pas marxiste, comme pour dire qu'il ne croyait pas lui-même à ses spéculations intellectuelles. Toutefois, convenons avec Vittorio Hösle qu' « en dépit de ses défauts particuliers, la philosophie de Marx peut revendiquer le rang de première esquisse de philosophie de l'économie. »16(*) Mais cette philosophie de l'économie n'est pas moins critiquée par R. Aron. * 8 Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Gallimard, Paris, 1962, p.45. * 9 Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, Bordas, Paris, 1986, p. 16. * 10 H. Arendt, Les origines du totalitarisme, IIIe Partie : L'impérialisme, Trad. Martine Leiris, Ed. Arthème Fayard, 1982, p.12. * 11 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, pp. 28 - 29. * 12 R. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, p. 41. * 13 R. Aron, La lutte de classes. Nouvelles leçons sur la société industrielle, Gallimard, Paris, 1964, p. 11. * 14 R. Aron, Mémoires, Julliard, Paris, 1983, p. 397. * 15 Karl Popper, La quête inachevée, Ed. Presses Pocket, Coll. « Agora », Paris, 1986, p. 44. * 16 Vittorio Hösle, La crise du temps présent et la responsabilité de la philosophie, trad. Marc Géraud, Ed. Théétète, Coll. « Essais », Nîmes, 2004, p. 58. |