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La problématique du politique dans " Démocratie et totalitarisme " de Raymond Aron

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par Théodore Temwa
Université de Yaoundé I - Diplôme d'études approfondies en philosophie 2008
  

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3- Optimisme, pessimisme et scepticisme politiques.

« Le désenchantement du monde » avancé par Max Weber exprime l'ambivalence d'un progrès qui, s'il gagne en rationalité, perd en séduction et en capacité de mobilisation. Aujourd'hui en effet, on croit peu ou pas à la capacité du libéralisme à distribuer les biens, à endiguer le chômage, stabiliser les prix de produits de première nécessité, à donner à chacun ce dont il a besoin pour sa survie. Du coup, le système libéral dominant est indexé et c'est le pessimisme qui prévaut.

Autrefois, l'optimisme caractérisait la gauche, nourrie par le « prophétisme de Marx ». Mais les mythes politiques du socialisme ont tôt fait de laisser émerger le libéralisme. Celui-ci à son tour s'empara de l'optimisme, nourri cette fois par Francis Fukuyama dans sa Fin de l'Histoire. Et aujourd'hui on peut longuement spéculer sur une victoire continuelle du libéralisme, sur une prétendue fin de l'Histoire.

Pour R. Aron, il ne faut faire preuve ni d'un optimisme gratuit, ni d'un pessimisme conséquent, mais d'un scepticisme actif.

Il peut paraître contradictoire de parler de scepticisme chez un défenseur d'une « idéologie » ou d'un système qui en principe devrait exiger foi et passion. Comment en effet promouvoir, avec toutes ses forces intellectuelles, une idée et émettre en même temps des réserves quant à sa réalisation effective ? En matière de promotion de la démocratie, cela semble plutôt requis.

La démocratie est un véritable mot à double fond, présentant simultanément une thèse et une antithèse aussi bien argumentées l'une que l'autre, qu'une synthèse semble difficile à trouver. Les reproches faits au modèle sont aussi bien vérifiés que sont mérités les compliments à lui accordés. Nous avons dit dès l'entame de cette réflexion qu'il n'est plus important de se prononcer sur son bien fondé mais l'essentiel n'est pas déjà fait par sa seule présence incontestable qui s'avère paradoxalement être une certitude négative. Le scepticisme aronien s'annonce ainsi qu'il suit :

Certains pensent que le régime que j'ai décrit n'est pas la vraie démocratie. Nombre de critiques me répondraient en invoquant l'idée de ce que devrait être la démocratie, par exemple l'unité des citoyens en dépit de la division des partis, mais ces idées de la démocratie que l'on peut opposer à la pratique demeurent provisoirement abstraites, théoriques. Tout le monde connaît la réalité, c'est-à-dire le jeu des partis dans ce qu'il a je ne dis pas de sordide, mais de nécessairement médiocre. Dès lors il convenait de montrer que les régimes de partis tels qu'ils fonctionnent constituent la réalité sans trahir l'idée qui les inspire.139(*)

Le scepticisme, surtout un scepticisme actif ou militant se présente comme le sommet des solutions au malaise démocratique. Il est une invite au défi, au pari perpétuel, à la quête permanente. Car comme le découvre Bruckner à la suite d'Aron,

la première condition de la démocratie est d'être inachevée par essence ; comme le Messie, son règne est toujours à venir et c'est la trahir que de vouloir l'identifier à un régime défini ; en posant trois buts aussi contradictoires et irréalisables que la liberté, l'égalité et la fraternité, elle entretient au sein des communautés humaines un foyer de conflit pour l'éternité. Elle nous interdit donc le confort du travail accompli, le mol oreiller du contentement de soi.140(*)

C'est dire que la force de la démocratie réside dans son indétermination même, elle nous engage sur la voie du souci indéfini, de l'incertitude créatrice. Et il n'est finalement pire ennemi de la démocratie que le démocrate lui-même, toujours enclin à l'incarcérer dans un modèle précis de société, toujours à en tuer l'esprit, à en oublier les commandements, à confondre ce qu'elle est avec ce qu'elle devrait être. La démocratie faut-il le rappeler, et le libéralisme tout entier ne constituent pas une idéologie qui demanderait à être entretenue par une propagande. Toute tentative de cette sorte est fatale à tout ce qui n'est pas doctrine. Un désir comblé est un désir douché et qu'y a-t-il de plus angoissant que le manque lorsqu'il vient à manquer, demanderait Guillaume Bwelé ? On ne saurait, parce que la démocratie ferait l'unanimité, la présenter comme un système achevé de bonheur. Ce qui conduirait ipso facto à la monotonie et donc à sa mort, contrairement à l'idéologie qui ne tient que par son dogmatisme. Elle est un idéal et la séduction d'un idéal c'est d'être inachevé, d'être toujours un objectif à atteindre sans jamais être atteint. Voilà pourquoi Aron nous recommande l'empirisme, tel qu'il est perçu à travers cette attitude pragmatique qui a tant marqué la tradition politique américaine.

Nous pouvons ici récuser l'idée de la fin de l'Histoire magistralement déclarée par Hegel et majestueusement justifiée par Fukuyama à l'aide du triomphalisme démocratique. L'évidente séduction de cette thèse suscitée par l'hégémonie mondiale du système démocratique est suspecte de deux confusions graves : d'abord elle confond la réalisation d'un but particulier avec la fin de l'Histoire, ensuite, l'effondrement du communisme soviétique avec l'apothéose de la Raison. Si le fait est apparent et donc réel, l'attitude confine à l'inertie, à un optimisme excessif qui prend l'espoir pour un moyen rassurant. Mais l'espoir, se demande Aron, n'est-il pas qu'une forme de l'illusion ?

Ainsi, pour la démocratie, il n'est requis rien d'autre que le scepticisme. Le scepticisme ne s'oppose pas à l'optimisme ; il le détermine tout au contraire mais en tant qu'optimisme engagé et non en tant qu'optimisme béat. Une des grandes tâches des démocraties modernes consiste à réparer, endiguer les dégâts causés par une interprétation excessive de l'idée démocratique. Elles ont tellement cru en elles-mêmes au point de s'oublier et de se laisser prendre à revers par un adversaire physiquement absent mais toujours présent. Reconnaissance de la division des hommes et de ce qui les unit, la démocratie ne va jamais de soi. Elle a besoin et d'institutions fortes et d'opinions publiques actives et ne saurait manquer de l'une ou de l'autre sans être gravement affectée. A cet égard, la politique n'est pas un carcan qui enserre les activités humaines comme dans les régimes totalitaires, mais un ajustement des fins et des moyens en vue de satisfaire les besoins.

Il ne faut donc pas à la manière d'un Lipovetsky rester dans le cadre de la perspective marxiste qu'on se contenterait de retourner comme un gant, approuvant ce qu'elle réprouve, se réjouissant où elle déplore. La démocratie, nous ne cesserons de le répéter, n'est pas une nouvelle idéologie ; il n'y a pas de fétichisme démocratique qui aurait remplacé le fétichisme de la révolution. Nous ne portons pas la démocratie tel un virus, elle n'est pas « une seconde nature, un environnement, une ambiance » quasi instinctive (Gilles Lipovetsky). Cet optimisme démesuré, ce sophisme qui veut que les valeurs pluralistes n'aient pas besoin d'être traduites dans le réel puisqu'elles habitent des « âmes » est ce qui convient le moins à la nature du régime démocratique. Croire en la démocratie n'est ni requis, ni valable quand la pratique ne suit pas. Pour R. Aron, croire à une idée vraie sans l'appliquer suffit parfois à la rendre fausse ou inopérante : avec ce risque de développer une démocratie platonique, invertébrée où les meilleures dispositions ne passent jamais dans les faits, comme si savoir qu'ils sont libres dispensait les citoyens d'exercer leur liberté.

En effet, maintenant que la hantise totalitaire a visiblement disparu, maintenant que l'ennemi s'est retiré, les démocraties sont loin de se réaliser. Pour Pascal Bruckner, « la menace soviétique rendait les démocraties fragiles ; mais la disparition de cette menace pourrait les rendre plus vulnérables encore »141(*)

L'auteur se pose en fait la question de savoir « comment vivre sans ennemis ». Et cette question vient à point nommé, à l'heure où une certaine désillusion accompagne partout dans le monde l'effondrement de l'ordre totalitaire et le progrès des libertés. Le sentiment d'avoir perdu ses repères avec la disparition de l'adversaire soviétique, de se retrouver sans ennemis déclarés et donc face à soi-même, d'avoir remporté une victoire paradoxale qui laisse derrière elle autant de problèmes qu'elle en résout, tels sont selon Bruckner quelques-unes des causes de ce désenchantement et de cette morosité post-totalitaires qui se traduit chez nous par un renforcement de l'apathie civique et de la résignation. La démocratie post-totalitaire - du titre de l'ouvrage de Jean-Pierre Legoff, et telle qu'elle a suscité et orienté notre recherche - est loin d'être ce qui peut être envisagé sous ce nom.

Le véritable problème actuel, cause de tous les autres problèmes est l'optimisme. L'optimisme, quand il est excessif comme il l'est à présent, est à la démocratie ce que l'oisiveté est aux vices. Il consiste à croire en une sorte de finalité naturelle de l'Histoire, en une contagion démocratique spontanée s'étendant sans effort à l'ensemble de la planète, il érige nos sociétés en modèles absolus, fait de l'individualisme libéral le mot d'ordre ultime de l'aventure humaine et découvre dans le moindre phénomène social la supériorité éclatante du système démocratique. En ce sens, l'optimisme s'identifie à la forme euphorique de la résignation, et ses adeptes qui se recrutent parmi les démagogues et les ignorants se conduisent en chiens de garde du réel comme si l'état présent était la somme de toutes les merveilles possibles. Certes la planète est parvenue à un stade sans précédent de son aventure ; l'unification du globe, déjà réalisée sur le plan technique et matériel, est sur le point de l'être politiquement, l'idée même d'une paix universelle est en train de quitter les songes des utopistes pour s'installer dans les faits ; mais il faut se garder de conclure hâtivement que les jeux sont presque faits, que nous sommes tout près du but ou que l'âge d'or est à nos portes.

L'anticommunisme comme l'antifascisme forment bien les conditions élémentaires de la conscience démocratique et ils furent indispensables pour abattre les régimes de dictature. Aujourd'hui, ils ne suffisent plus à eux seuls à comprendre cette situation où la démocratie, faute de concurrent identifiable ou même d'ennemi objectif, est victime de sa propre victoire et se met à fêter tout en se laissant dégénérer. Or la disparition de la menace totalitaire ne signifie pas directement bonheur et probité : un péril écarté n'est pas un progrès assuré, pas plus qu'n progrès statique est un échec. D'autant que pour notre génération tout fut acquis, rien ne fut conquis. Et la démocratie s'écroule, si elle se pense comme une simple soustraction aux despotismes.

Ce qui est désormais recommandé face au chaos mondial ce ne sont les plus simples allures du conformisme démocratique mais l'esprit de finesse et peut-être même une révolution de mentalités. Il s'agit aujourd'hui de se montrer critique vis-à-vis du triomphe de nos propres idées. Cette solution paraît efficace à R. Aron, et à P. Bruckner pour qui la démocratie est un pari perpétuel. Ce qu'ils appellent scepticisme excessif est la solution idoine pour réveiller la démocratie qui est en train d'entrer dans l'ordre de la commémoration. Elle est embaumée, momifiée et étouffe littéralement tous les éloges. Fascinante tant qu'elle restait une possibilité, elle est devenue actuellement une forme d'organisation dogmatique, du seul fait de sa victoire. Mais ne faut-il voir en l'apogée, à la manière de Bruckner, un état proche du déclin, en l'apothéose la dernière étape vers la chute ?

Pour Bruckner en effet, c'est le fait même que la démocratie soit installée, confortée, gagnant partout du terrain (mais perdant en intensité ce qu'elle acquiert en extension) qui lui fait prendre peu à peu tous les traits du conservatisme. Cessant d'être une possibilité, une belle forme menacée, elle se confond avec le réel, c'est-à-dire avec l'insupportable. La démocratie serait d'abord son implantation, belle quand elle est perdue, décevante dès qu'elle borne partout l'horizon. Pour éviter ce dessèchement, il convient, selon l'auteur, d'en revenir aux principes (la haine de la servitude, l'émancipation de l'humanité entière, la solidarité avec les plus démunis), et d'y confronter le cours des choses.

De rejeter, propose-t-il, en d'autres termes, le cynisme ou l'amertume au profit d'un scepticisme actif qui sache reconnaître humblement nos limites sans abandonner une volonté de réformes. En l'absence d'un ennemi clair, d'un contre-modèle pour nous définir, il s'agit de nous arracher à notre inertie en l'opposant aux valeurs qui nous animent.142(*)

En bref, si elle veut s'étendre et se renouveler, la démocratie est condamnée à se faire militante et conquérante. Il faut la voir comme un pari : il n'est pas du tout prouvé que la liberté, le pluralisme et la délibération soient le plus fort désir des hommes et qu'ils aillent de soi ; il faut le postuler.

Car la démocratie en elle-même est haïssable : elle contredit les penchants les plus spontanés de l'homme à écraser, dominer ou asservir son prochain. Ennemie de nos démons intimes elle souffre de deux défauts : pour le réactionnaire en prônant l'égalité, elle élève l'inférieur et rabaisse le supérieur, met l'opinion du citoyen éclairé à parité avec celle du malheureux et donne à ce dernier l'occasion de changer sa place dans l'ordre de la cité et de faussement s'égaler aux meilleurs, ce qui attire les critiques sans complaisance de Platon et d'Aristote ; pour le révolutionnaire, elle est dangereuse, car elle prive les hommes d'en finir une fois pour toutes avec l'injustice ; en leur demandant de respecter la légalité et le verdict des urnes, elle promet beaucoup et ne cesse de retarder l'accomplissement de ces promesses.

Telle est l'ambivalence de son message : elle prêche à la fois la modération et la révolte. Révolte contre les abus, l'indignité, mais modération dans la nécessité de corriger ces abus par étapes, en utilisant le dialogue plutôt que la force et sans jamais remettre en cause la survie de la collectivité. Trop remuante pour certains, trop timide pour d'autres, elle satisfait à la fois l'inquiétude du conservateur et la générosité du progressiste. Elle alimente l'espoir et le frein à l'espoir, elle attise le besoin de stabilité et l'envie de changement, elle est à la fois contestatrice et régulatrice.

La démocratie doit donc faire face à deux réactions contraires, nées d'elle-même. Pour la première, le vent démocratique, en entretenant des divisions artificielles par le jeu des partis, la liberté de la presse et des opinions, décompose la société en individus privés, à la fois tous vulnérables et déracinés ; pour la seconde, en dupant les exploités par des fictions constitutionnelles ( la séparation des pouvoirs, la représentation), elle conforte au contraire l'assise des classes dominantes et n'est au fond que la manière la plus subtile pour un peuple de se choisir des maîtres, des oligarques qui vont le tromper et le pressurer. L'une dénoncera dans la souveraineté populaire le triomphe du troupeau, la barbarie du nombre, des « zéros additionnés » (Nietzsche) dont on peut facilement imaginer le résultat. L'autre accusera cette même souveraineté de n'être que formelle, de réduire chaque voix à une « pomme de terre dans un sac de pommes de terre » (Marx)143(*), de consacrer la séparation des hommes et de différer l'émancipation du genre humain.

On voit donc que le modèle démocratique est dénigré et conçu tantôt comme un régime médiocre et pernicieux qui, en appelant d'un même geste à la libération et à l'obéissance, se met en position de rater l'une et l'autre ; tantôt comme un facteur d'homogénéisation.

Mais la démocratie n'est pas moins haïssable au démocrate lui-même qui cherche continûment à la limiter, à en tourner les principes. Et c'est là où ce régime, conçu comme le plus humanisant et le plus hominisant possible, devient pire qu'un modèle opposé. Lorsqu'on confond alternance et non alternance, élections libres et plébiscite, séparation de pouvoirs et régime présidentiel, multipartisme et démocratie à parti unique, on confond tout simplement démocratie et totalitarisme, deux systèmes politiques diamétralement opposés. En recourant ainsi aux pratiques totalitaires, le phénomène totalitaire ne saurait disparaître du seul fait que ses promoteurs déclarés ont disparus ; surtout que c'est un phénomène protéiforme (Lefort) et non un régime avec une constitution indiquée.

Ainsi, tout ce dont on a besoin pour la sauvegarde de la démocratie c'est le scepticisme, un scepticisme actif qui, dans les situations d'espoir, ne crie pas victoire, et dans les situations de désespoir, n'abandonne pas la lutte. En procédant ainsi avec la démocratie, on peut lui assurer une survie et nous assurer à nous-mêmes une vie de plus en plus meilleure dans ce monde qui semble de plus en plus préoccupé par la violence, le terrorisme et la course à l'arme atomique.

* 139 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, p.239.

* 140 Pascal Bruckner, op.cit, p. 16.

* 141 Ibid., p. 26.

* 142 Ibid., Préface, VIII.

* 143 Cité par P. Bruckner, ibid., p. 15.

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