La problématique du politique dans " Démocratie et totalitarisme " de Raymond Aron( Télécharger le fichier original )par Théodore Temwa Université de Yaoundé I - Diplôme d'études approfondies en philosophie 2008 |
2- La condamnation du totalitarisme et la promotion des droits de l'hommeLe défenseur de la démocratie qu'est Aron est aussi le défenseur des droits de l'homme et des libertés. Il n'y a pas de démocratie sans droits de l'homme et libertés tout comme on peut retrouver ces attributs humains dans un régime antidémocratique. Presque tous les régimes actuels, rappelons-le, se disent démocratiques. C'est vrai le terme fait honneur mais le sont-ils réellement ? Certes la démocratie actuelle a plusieurs formes, allant de la représentative (parlementaire) à la populaire en passant par les nombreuses espèces intermédiaires, mais les droits humains restent et demeurent les mêmes partout ou l'homme vit. Il ne faut donc plus se fier aux dires des uns et des autres mais tester le niveau de pluralité d'un modèle politique. Le degré de démocratie sera correspondant au degré de libertés et droits accordés aux citoyens. Et Aron a eu le mérite de trouver cet instrument de vérification. Il ne s'est pas seulement contenté de les défendre mais aussi de les promouvoir et de les sauvegarder sous sa plume. L'écrivain engagé qu'il est, ou le « spectateur engagé » comme il le dit lui-même, doit, après avoir saisi l'essence de la politique, militer en faveur des droits de l'homme et rejeter par la même occasion le totalitarisme qui a déshumanisé l'homme. En effet, l'Homo sovieticus tel que le décrit Soljenitsyne n'a ni liberté, ni droit mais seulement un devoir de conformisme. Le régime communiste répond à la description de la « société close » que Bergson fait dans Les deux sources de la morale et de la religion. La logique paradoxale du milieu qui veut qu'on renonce à soi pour être est commune à toutes les sociétés, mais la société communiste, par son caractère « amorphe », semble n'offrir la moindre liberté conditionnelle. Ainsi, l'opposition entre communisme et libéralisme représente l'opposition entre la « société ouverte » et la « société close ». Cette opposition est matérialisée par ce que Popper appelle « la société ouverte et ses ennemis » dans son ouvrage ainsi intitulé. L'ennemi ici c'est le totalitarisme communiste qui, par sa nature expansionniste comme l'entendent Aron et Arendt, va à l'assaut des sociétés libérales qui, selon lui, accroissent les inégalités plus qu'elles ne les diminuent. Toutefois, les régimes démocratiques ne se contentent pas de défendre leur idéal. Moins expansionnistes comme ils le prétendent, ils ne sont pas moins animés par ce qu'Arendt appelle l'esprit impérial. L'esprit impérial suscité par les besoins économiques se différencie de ce qu'Aron qualifie de « société impériale » qui l'est par nature ou qu'Arendt à nouveau nomme « impérialisme continental » par opposition à l'« impérialisme colonial ».135(*) Essayons ici de comprendre la problématique de la promotion de droits de l'homme puisqu'il peut aussi arriver comme il en arrive d'ailleurs souvent qu'on les « dicte » là où ils ne sont pas reconnus. S'il peut arriver aux libéraux d' « imposer » leur idéal, c'est par le biais d'une diplomatie et non par annexion comme chez les totalitaires. Pangermanisme et panslavisme ne lésinaient pas sur les moyens pour réaliser leurs rêves d'empires continentaux. Mais la diplomatie observée chez les libéraux peut aussi se transformer en agression, surtout quand elle est menée par un Etat fort qui s'est de toute façon fixé le pari des droits de l'homme. Ce pari, Aron se l'était fixé dans ses écrits ; il espérait que les Américains le réaliseraient mais le bilan lui avait paru mitigé comme il nous paraît encore aujourd'hui. De prime abord, le bilan de la diplomatie des droits de l'homme n'apparaît pas purement négatif. En Amérique latine et au Moyen-Orient tout comme en Afrique, les « dictateurs de droite » ne sont peut-être pas transformés spontanément en démocrates ; mais ils ne se sentent plus assurés du soutien des Etats-Unis à la seule condition de professer l'anticommunisme. L'intérêt manifesté par Washington - principal cheval de bataille dans ce domaine - au sort des opposants, aux conditions des prisonniers, a sauvé et continue de sauver des vies, attenue des souffrances. Les droits de l'homme par l'intermédiaire d'Amnesty International et d'organisations de cette sorte intéressent de plus en plus l'opinion à travers le monde. On peut émettre des réserves que ces organisations accomplissent honnêtement leur mission, il y a beaucoup de raisons d'en douter mais là n'est pas notre propos. Limitons-nous à comprendre avec Aron que le fait que la diplomatie des droits de l'homme cautionne la révolte contre les abus de pouvoir et s'efforce de persuader les gouvernements, amis ou alliés, de se reformer est un grand pas vers l'essence du politique. Toutefois, on ne peut nier l'évidence du risque : en invoquant les droits de l'homme, les Etats-Unis déstabilisent leurs alliés plutôt que leurs ennemis. Certes les mots traversent les frontières mais les réussites partielles ne dissimulent pas l'échec du fond. La contradiction éventuelle entre la diplomatie des droits de l'homme et la politique réaliste des « intérêts nationaux » des Etats-Unis a éclaté à propos de l'Irak. Faute de libéraliser pacifiquement le régime, les défenseurs des droits humains ont engagé une guerre de libéralisation ou plutôt de libération, pourrait-on dire. Présence d'armes à destructions massives et violations des droits de l'homme ont justifié une guerre dite « préventive ». Nous connaissons la suite de l'histoire, une histoire « présente » qui se fabrique chaque jour et qui trahit par là-même le noble pari. L'attitude actuelle des grandes puissances d'encourager les dissidents et d'ébaucher des alliances entre leur Etat et les peuples opprimés n'est pas toujours fortuite ou du moins ne vise pas seulement - peut-être pas premièrement - à promouvoir les droits de l'homme. Et dès qu'il y a mélange avec l'intérêt, l'échec est assuré. Avec les « Pétrodollars », le programme « Pétrole contre nourriture » ou prêts contre bonne gouvernance, la promotion des droits de l'homme est mal suivie. La France, berceau des Droits de l'homme, ont, avec d'autres membres de l'Union Européenne rejoint l'Amérique dans ce combat où ils hésitent sur l'option forte mais les résultats escomptés sont loin d'être atteints. C'est dire que la question des moyens de promotion des droits de l'homme reste toujours ouverte : faut-il les imposer ou faut-il les enseigner aux régimes homicides ? Et comment ? Pour R. Aron, les intellectuels et les organisations internationales remplissent au moins une de leurs missions, à savoir la dénonciation de toutes les violations des droits de l'homme, où qu'elles se produisent, quels que soient les régimes et leur affiliation. Comme telle, leur action se situe en marge de la politique qui, par nature, comporte la dualité de l'ami et de l'ennemi. Le moraliste ne fait pas de différence entre la torture commise par la police d'un pays ami et l'emprisonnement d'un dissident dans un asile psychiatrique, il dénonce ceci ou cela avec la même rigueur. Un pays ne peut pas le faire. Il peut tout au plus influer sur les pays alliés dans le sens souhaitable ; il ne peut pas aller jusqu'au bout de la logique du moraliste. Il est, selon Aron, condamné à une sorte d'hypocrisie. La différenciation inévitable entre les crimes selon l'alignement diplomatique du pays coupable interdit au pays promoteur de demeurer fidèle à sa propre morale. Ce scénario est actuellement observé avec la Chine qui, visiblement, multiplie les violations des droits de l'homme mais dont la position dans l'économie mondiale fait tergiverser les pays autoproclamés défenseurs inconditionnés de ces droits. Que faut-il alors conclure de ces remarques dispersées sur la politique des droits de l'homme et la moralité, l'immoralité ou l'amoralité de la diplomatie ? En réalité, des Etats responsables des sous-systèmes interétatiques (si on considère que le monde est multipolaire) en même tant que de leurs intérêts nationaux, ne peuvent refuser des alliés compromettants. S'ils exercent sur eux une pression excessive, ils risquent de déstabiliser leur régime et d'amener au pouvoir des partis tout aussi indifférents aux valeurs démocratiques, mais désormais ennemis et non plus alliés. Les Etats-Unis qui se croient toujours maîtres du monde peuvent intervenir où bon leur semble mais c'est affaire d'opportunité, c'est-à-dire de prudence et non de principe, que de se mêler ou non des affaires d'un autre pays, de soutenir ou non la moitié d'un pays contre l'autre ou un régime établi contre un mouvement révolutionnaire. Aron découvre alors que « la comparaison des mérites moraux respectifs des pouvoirs établis et des révolutionnaires ne commande pas souverainement la décision ; elle apporte des éléments indispensables à une délibération révolutionnaire. »136(*) En effet, les Occidentaux ne se trompent ni sur leur intérêt ni sur la justice quand ils s'efforcent d'exclure certaines violations des droits des gens, par exemple le recours à la force, la création d'un Etat ou l'élargissement d'un territoire à grands coups d'épée. C'est qu'ils agissent en fonction des positions géostratégiques. Cette façon de faire des grandes puissances est perceptible en Afrique, continent où tout le monde peut venir donner la leçon de démocratie, pourvu qu'il ait quelque argent en main. Le mariage forcé est célébré par le démocrate dictateur et la puissance étrangère, en l'absence du peuple concerné. Et tant que les intérêts de l'étranger sont assurés, le mariage durera, et les violations des droits de l'homme aussi, sans qu'on en parle avec sérénité. Cette situation contredit quelque peu ce que nous avons dit plus haut, à savoir qu'il ne suffit plus d'invoquer la théorie démocratique pour être soutenu par les grandes puissances. Il y a contradiction justement parce que les promoteurs des droits humains se contredisent eux-mêmes en fondant en dernier ressort leur intervention sur l'intérêt. S'il faut admettre que « pas d'intérêt, pas d'action », c'est qu'on n'est pas convaincu soi-même de ce qu'on dit être sa vocation. Toutefois, on peut dire que les Etats-Unis font preuve d'un « égoïsme éclairé » ; ce qui est déjà un grand pas vers l'idéal. L'erreur à ne pas commettre serait de s'abandonner au pessimisme. L'an 1789 fut une date décisive dans l'histoire de la politique pour ne pas dire tout simplement dans l'histoire de l'humanité. Elle vît naître le libéralisme. Les Restaurations tenteront de le renverser mais sans succès durable, jusqu'à ce que le socialisme dise ouvertement lutter contre le libéralisme qui venait enfin de trouver une forme de reconnaissance et de protection des droits humains. Les mouvements totalitaires affirment clairement par l'entremise de l'antisémitisme et la « dénationalisation » d'après-guerre des minorités que l'idée des droits inaliénables de l'homme n'était que pure fantaisie, et que les protestations des démocrates, par des Traités sur les Minorités, n'étaient qu'alibi, hypocrisie et lâcheté face à la cruelle majesté d'un monde nouveau. « Les mots mêmes de « droits de l'homme » devinrent aux yeux de tous les intéressés - victimes, persécuteurs et observateurs aussi bien - le signe manifeste d'un idéalisme sans espoir ou d'une hypocrisie hasardeuse et débile. »137(*) Les régimes socialistes et communistes disent lutter contre l'individualisme qui est en soi un frein à l'égalisation. Mais comment concevoir l'égalité ? Selon Arendt, nous savons depuis les Grecs qu'une vie politique réellement développée conduit à une remise en question du domaine de la vie privée, à un profond ressentiment vis-à-vis du miracle le plus troublant : le fait que chacun de nous a été fait ce qu'il est - singulier, unique et immuable. Toute cette sphère du strictement donné, reléguée au rang de sa vie privée dans la société civilisée, constitue une menace permanente pour la sphère publique, parce que cette dernière se fonde sur la même loi d'égalité avec la même logique que la sphère privée repose sur la loi de la différence universelle et sur la différenciation. L'égalité, à la différence de tout ce qui est impliqué dans l'existence pure et simple n'est pas quelque chose qui nous est donné, mais l'aboutissement de l'organisation humaine dans la mesure où elle est organisée par le principe de justice. Nous ne naissons pas égaux ; nous devenons égaux en tant que membres d'un groupe en vertu de notre décision de nous garantir mutuellement des droits égaux.138(*) On peut comprendre que la Déclaration universelle des Droits de l'Homme du 10 décembre 1948 sous l'impulsion anachronique de John Locke au XVIIe siècle, s'ouvre par cette suprême et insurpassable affirmation selon laquelle « tous les hommes naissent égaux en droits et en nature » ; cela est même un attrait sur l'urgence de l'égalisation. Mais l'égalité n'est pas une donnée naturelle tout en étant innée dans notre esprit. Il reste donc à l'extérioriser, à la pratiquer. Notre vie repose, poursuit Arendt, sur la présomption que nous sommes capables d'engendrer l'égalité en nous organisant, parce que l'homme peut agir dans un monde commun, qu'il peut changer et construire ce monde de concert avec ses égaux et seulement avec ses égaux. L'arrière-plan obscur du strictement donné, cet arrière-plan formé par notre nature immuable et unique, surgit sur la scène politique comme l'intrus qui, dans son impitoyable différence, vient nous rappeler les limites de l'égalité humaine. La raison pour laquelle les communautés politiques vraiment développées, telles les cités-Etats ou les Etats-nations, se montrent attentives au problème de l'homogénéité ethnique, c'est qu'elles espèrent éliminer ainsi, aussi complètement que possible, ces différences et ces différenciations naturelles et omniprésentes qui, en elles-mêmes, déclenchent la haine, la méfiance et la discrimination, parce qu'elles indiquent clairement les domaines où les hommes ne peuvent pas agir et transformer à leur guise, c'est-à-dire les limites de l'invention humaine. Car faut-il le rappeler, l'homme n'est que le maître et non le créateur du monde. Ainsi, l'égalité requise pour une humanité sans racisme, sans colonisation, sans tribalisme, mais avec droits humains est cette égalité soucieuse de la différence. Avoir l'esprit d'égalité c'est reconnaître la même liberté que nous nous accordons dans nos actions. Or les régimes totalitaires choisissent délibérément mais aussi involontairement de confisquer les libertés humaines. Volontairement parce que leur ambition avouée est d'éradiquer tout individualisme ; involontairement parce qu'ils se croient, dans l'ignorance, qu'ils sont des créateurs des égalités, des égalités pures qui n'existeront jamais. L'égalité n'est pas un fait, mais une acceptation. En même temps que le socialisme parle de l'Etat comme instrument suprême de domination, il insiste sur le terme « individualisme » comme système de libertinage et finalement du capitalisme comme de l'anarchisme. Comment parler de l'individualisme comme tel sous l'Etat ? Ou l'Etat n'a plus de règles et l'individualisme prévaut et on parle alors de l'anarchisme ; ou l'Etat est responsable et l'individualisme est contenu. Cette confusion du capitalisme d'avec l'anarchisme est inévitable dès lors qu'on vise le conformisme social. Tout ce qui est non-conforme n'est-il pas logiquement anarchique ? Mais comment pourrait-on confondre l'étatisme à l'anarchisme ? Le capitalisme n'est pas, comme il le conçoit, un faiseur d'inégalités mais bien un égalisateur ; sauf qu'il est un égalisateur à base des différences et c'est là où le socialisme voit le problème. On peut bien de façon puérile se demander comment peut-on égaliser des entités tout en maintenant leurs différences. Cela dépasse bien évidemment l'entendement socialiste mais en milieu libéral, cela ne pose aucun problème. Entre libéraux élevés à ce niveau de compréhension, ça marche et ça promet de marcher encore. Mais entre socialistes spirituellement habitués aux sentences et accrochés aux principes utopiques, la moindre contradiction est une atteinte à la pureté même du système et doit être considérée et traitée comme telle. La démocratie, on le sait, place la vérité où les autres régimes mettent l'erreur : dans la discorde, limitée et codifiée par des règles constitutionnelles. Sa grandeur est de conspirer contre soi, son pari de désarmer les intentions agressives en leur donnant une place. Elle entend donc faire du consensus avec la division, de la paix avec des intérêts divergents, de la citoyenneté avec des égoïsmes individuels. Fondée sur le dialogue entre composantes rivales, elle ne peut se passer d'un gouvernement et d'une opposition, celle-ci étant, comme l'ont compris les Anglais, un public service. L'individualisme démocratique signifie exactement autonomie et non indépendance. C'est la confusion entre ces deux termes qui amènent les sociétés holistes à condamner de suite l'individualisme. Ces considérations apparaissent comme des solutions diverses à des problèmes divers que connaît la démocratie. Lorsqu'on prendrait des mesures pour corriger une situation, d'autres complications casseraient la digue d'un autre côté. Il faut pour cela trouver une unité de solutions et le scepticisme s'impose comme l'esprit représentant cette unité. * 135 H. Arendt, L'impérialisme, p. 213. * 136 R. Aron, Les dernières années du siècle, p. 205. * 137H. Arendt, op.cit, p. 243. * 138 Ibid., p. 290. |