La problématique du politique dans " Démocratie et totalitarisme " de Raymond Aron( Télécharger le fichier original )par Théodore Temwa Université de Yaoundé I - Diplôme d'études approfondies en philosophie 2008 |
CHAPITRE IIDEMOCRATIE ET TOTALITARISME : TRAITS COMMUNS ET DIFFERENCESL'opposition entre régimes pluralistes et régimes de parti monopolistique, comme nous allons le découvrir, n'est pas seulement un conflit entre capitalisme et socialisme ou communisme, entre capitalisme d'Etat et libre entreprise, société de classes et société sans classes. C'est, selon Aron, un conflit entre un gouvernement fondé sur les libertés et un gouvernement fondé sur les camps de concentration. Mais la grande découverte que nous allons faire ici ne sera pas cette opposition systématique, mais la filiation paradoxale entre ces deux régimes. Le titre de l'ouvrage de Raymond Aron - Démocratie et totalitarisme - est si interpellant par cette oxymore qu'il est intéressant d'y rentrer pour comprendre les différences et les points de convergence entre la démocratie occidentale libérale et la « démocratie » soviétique populaire qu'il faut bien qualifier de totalitaire. 1- Une différence de natureDe par leurs caractéristiques majeures retenues jusqu'ici, démocratie ou régime pluraliste et totalitarisme ou régime de parti monopolistique sont deux notions contraires et deux systèmes contradictoires. L'un est le contraire direct de l'autre et les deux ne peuvent logiquement aller ensemble. De l'avis d'Aron, les régimes totalitaires s'opposent directement et premièrement aux démocraties : opposition des systèmes politiques et économiques, opposition des idéologies : communauté contre individualisme, valeurs héroïques contre valeurs bourgeoises, caractère contre intelligence, discipline contre liberté, foi contre raison. Non seulement les valeurs politiques périssables du XXe siècle, mais aussi les valeurs suprêmes de l'humanité - respect de la personne, de l'esprit - sont consciemment rejetées par les régimes totalitaires. Dans sa critique du livre d'Elie Halévy68(*) dont il avait discuté et présenté les travaux, Aron avait défendu la thèse d'une affinité substantielle entre fascisme italien, nazisme allemand et communisme soviétique dans leur commune négation des libertés modernes, et était parvenu à la conclusion suivante : Liberté intellectuelle, liberté de presse, de parole, liberté scientifique, toutes ces libertés ont disparu. Si dans la pratique démocratique anglaise, l'opposition, selon un mot admirable remplit un service public, dans les Etats totalitaires l'opposition devient crime.69(*) En effet, le totalitarisme est si révolutionnaire qu'il est un déracinement total des principes démocratiques. Aron tente de le saisir à travers cinq éléments principaux : 1- Le phénomène totalitaire intervient dans un régime qui accorde à un parti le monopole de l'activité politique. 2- Le parti monopolistique est armé ou animé d'une idéologie à laquelle il confère une autorité absolue et qui, par suite, devient la vérité officielle de l'Etat. 3- Pour répandre cette vérité officielle, l'Etat se réserve à son tour un double monopole, le monopole des moyens de force et celui des moyens de persuasion. L'ensemble des moyens de communication, radio, télévision, presse, est dirigé, commandé, par l'Etat et ceux qui le représentent. 4- La plupart des activités économiques et professionnelles sont soumises à l'Etat et deviennent, d'une certaine façon, partie de l'Etat lui-même. 5- Tout étant désormais activité d'Etat et toute activité étant soumise à l'idéologie, une faute commise dans une activité économique ou professionnelle est simultanément une faute idéologique. D'où au point d'arrivée, une politisation, une transfiguration idéologique de toutes les fautes possibles des individus et, en conclusion, une terreur à la fois policière et idéologique.70(*) Ainsi, conclut-il, Il va de soi que l'on peut considérer comme essentiel, dans la définition du totalitarisme, ou bien le monopole du parti, ou bien l'étatisation de la vie économique, ou bien la terreur idéologique. Le phénomène est parfait lorsque tous ces éléments sont réunis et pleinement accomplis.71(*) Cette définition est fondamentalement opposée à toute définition sommaire et banale de la démocratie. Qu'est-ce qui fait en effet la spécificité du régime démocratique ? La démocratie contemporaine est l'autogouvernement du peuple, le gouvernement par délégation interposée. Pour Aron, elle est « la traduction institutionnelle de l'autogouvernement, du gouvernement par discussion et consentement.72(*) » Il y a donc là l'idée de liberté du peuple et de liberté individuelle, l'idée de concurrence, de compétition pour le recrutement du personnel politique, mais surtout l'idée de compromis, de consensus concernant l'organisation de la société. Aron relevait que selon Georges Sorel qui a instruit Mussolini, il ne sert à rien de discuter des choses qu'on peut obtenir par la force. Il va donc sans dire que le totalitarisme comme volonté révolutionnaire est l'antithèse du régime démocratique. Ce terme dont la paternité est attribuée à Benito Mussolini, désigne des formes de pouvoir issues de l'Histoire du XXe siècle et qui ne répondait à aucune catégorie déjà existante. Hannah Arendt considère dans son ouvrage intitulé précisément Le système totalitaire, que celui-ci est une nouvelle forme de pouvoir fondé sur l'idéologie et la terreur. C'est la volonté de créer un homme nouveau, de le forger à son idéologie. On retrouve cette volonté dans l'Allemagne nazie, ainsi que dans le Stalinisme. C'est méconnaitre la nouveauté du totalitarisme, dit-elle, que de la rapporter aux modèles traditionnels du despotisme ou de la tyrannie, et de confondre sous son enseigne dictature belliqueuse ou régimes autoritaires. Car, ce type inédit ne représente pas seulement une surenchère sur les formes classiques du « démonisme » politique due, par exemple à la conjoncture de la technique d'hommes malfaisants et d'une situation historique. Si Aristote ou Montesquieu ne sont ici d'aucun secours, c'est que le totalitarisme, loin d'être un régime sans lois, en appelle plutôt à des lois « supérieures »73(*). Visant à l'éradication de toute spontanéité, de toute capacité d'action, le projet est celui d'une maîtrise totale de la société qu'on se propose de réduire à l'état de masse en mouvement au nom de l'histoire à laquelle l'idéologie prétend avoir arraché son secret. Allant presque à rebours poils, Karl Jaspers n'accepte pas voir le totalitarisme mutilé aux particularités hitlérienne, mussolinienne ou même lénino-stalinienne. Pour lui en effet, le totalitarisme n'est ni le communisme, ni le fascisme, ni le national-socialisme ; ces régimes ne sont que des formes qu'il a déjà prises. Plus universel que chacun d'eux, il est la menace que la « civilisation » de masse fait peser sur l'humanité. C'est un phénomène propre à notre époque et sans rapport avec la politique proprement dite, qui repose sur les principes d'une existence nationale fondée sur le droit et sur l'histoire. Le totalitarisme, conclut-il, n'est lié à aucune idéologie, car il les utilise toutes ; il les confond toutes et les embrigade dans l'appareil de son pouvoir.74(*) Cette autre conception, apparemment différente, confirme au contraire l'utilisation paradoxale par le régime totalitaire de l'idéologie libérale. En outre, Jaspers, Arendt et Aron sont d'accord pour souligner le caractère nouveau du totalitarisme. Pour Claude Lefort qui ne dit pas autre chose, le totalitarisme n'aurait pas été possible sans la création d'un parti de type nouveau. Ce parti, créé par Lénine et consolidé par Staline, se veut « au-dessus de tout et de tous » et il est structuré en vue de la monopolisation du pouvoir. Il constitue le « moule de l'entreprise totalitaire » ou encore sa « matrice », porteur de ses principales représentations et préfigurant le processus d'homogénéisation de la société tout entière. C'est à travers lui et par son action que la logique totalitaire peut se déployer pleinement dans la société75(*). Cette idée vient effectivement corroborer celle d'Aron pour qui, le phénomène essentiel, la cause originelle du système totalitaire est le parti révolutionnaire lui-même. Il déclare alors que : Les régimes ne sont pas devenus totalitaires par une sorte d'entraînement progressif, mais à partir d'une intention originelle, la volonté de transformer fondamentalement l'ordre existant en fonction d'une idéologie.76(*) Si tous les auteurs s'accordent à dire que l'élément central sur lequel s'appuient les autres caractéristiques du totalitarisme est le parti unique ou monopolistique, nous pouvons dès lors le définir, de manière générale, ainsi qu'il suit : La notion de totalitarisme désigne une prétention doctrinale, philosophique, politique ou idéologique à englober la totalité de la vie nationale (religieuse, politique, économique, artistique, syndicale, etc.) dans un monisme du pouvoir et de la vision du monde, en usant le cas échéant de l'arme de la terreur.77(*) Cette antithèse entre la démocratie et le totalitarisme avérée, voyons maintenant comment une synthèse peut se produire entre ces deux entités antithétiques que sont la démocratie et le totalitarisme. * 68 Elie Halévy, L'ère des tyrannies. Etudes sur le socialisme et la guerre, Préface de C. Bouglé, Postface de R. Aron, Gallimard, Paris, 1938. * 69 R. Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, Ed. De Fallois, Paris, 1993, p.344. * 70 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, pp. 284 - 285. * 71 Ibid., p. 285. * 72 Ibid., p. 239. * 73 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Ière Partie : Le système totalitaire, p. 134. * 74 Karl Jaspers, cité par Enzo Traverso, Le totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Seuil, Paris, 2001. P. 645. * 75 Claude Lefort, L'invention démocratique, Fayard, Paris, 1981, cité par Jean-Pierre Le Goff, La démocratie post-totalitaire, La Découverte, paris, 2002, pp. 68 - 69. * 76 R. Aron, op.cit, p. 287. * 77 http://www.letotalitarisme.htm. |