A. PROFILAGE ET BIOMÉTRIE : LA DIRECTIVE
2004/82/CE
CONCERNANT LES DONNÉES DES PASSAGERS (PNR) ET
L'UTILISATION À DES FINS RÉPRESSIVES DES
DOSSIERS PNR
La directive 2004/82/CE sur les données PNR
complète en effet les dispositions de la Convention de Schengen,
puisqu'elle vise également à lutter contre l'immigration
irrégulière686. Elle prolonge une tendance,
présente dans l'accord de Schengen, à externaliser une partie du
contrôle des étrangers aux transporteurs 687, et
prévoit explicitement la prise en compte, « dès que
l'occasion se présente, de toute innovation technologique, surtout pour
ce qui est de l'intégration et de l'utilisation des
caractéristiques biométriques dans les informations qu'il incombe
aux transporteurs de transmettre. »688 Bien que cette
disposition n'ait pas été mise en oeuvre par la France (qui
traite cependant, depuis décembre 2006, les données API,
conservées dans le Fichier des passagers aériens689),
il convient de s'arrêter sur l'utilisation de ces données, non
seulement parce que les caractéristiques biométriques pourraient,
à terme, y être intégrées, mais parce qu'en
l'état actuel, elles permettent déjà, comme nous allons le
voir, un « profilage » des individus « à risque »:
ce faisant, données API-PNR et éléments
biométriques convergent vers des pratiques communes de profilage ou
d'analyse comportementale des individus69°.
686 G29 (2006), avis 9/2006 (directive 2004/82/CE du Conseil;
données relatives aux passagers), adopté le 28 septembre 2006.
687 Art 26 de la Convention de Schengen, qui fait obligation aux
Etats d'instaurer des sanctions aux transporteurs acheminant des passagers
dépourvus des documents requis pour l'entrée sur le territoire
commun. Cf. à ce sujet le dossier composé par Amnesty
International et France Terre d'Asile, « Le droit d'asile en France:
état des lieux », in Cultures & Conflits n°26/27,
été-automne 1997, p.123-203, en part. p.130-134.
688 Cons. 9 de la directive 2004/82/CE.
689 Le Fichier des passagers aériens (FPA) poursuit
à la fois des fins de lutte contre l'immigration illégale et
contre le terrorisme (art. 7 de la loi du 23 janvier 2006 relative à la
lutte contre le terrorisme et arrêté du 19 décembre 2006
« pris pour l'application de l'article 7 de la loi n° 2006-64 portant
création, à titre expérimental, d'un traitement
automatisé de données à caractère personnel
relatives aux passagers enregistrées dans les systèmes de
contrôle des départs des transporteurs aériens »; cf.
délib. n°2006-198 du 14 septembre 2006, publiés au JO le
21 décembre 2006 (conformément à la
demande de la CNIL) ; arrêté du 28 janvier 2009 ; cf.
délib. n° 2008-576 du 18 décembre 2008.
L'arrêté du 31 mars 2006 (pris pour l'application de l'article 33
de la loi n° 2006-64) fixe la liste des organismes
considérés comme participant à la « lutte contre le
terrorisme » au sens de la loi de 2006, lesquels comprennent, entre
autres, l'Office central pour la répression de l'immigration
irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre.. Le FPA
est interconnecté au SIS et au FPR.
69° Sur l'utilisation de la biométrie
à des fins de « profiling » et de réduction de «
l'incertitude radicale » à un « risque » calculable, cf.
Ceyhan, Ayse (2006), « Enjeux d'identification et de surveillance à
l'heure de la biométrie », Cultures & Conflits,
n°64, hiver 2006, p.33-47.
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 254
Examinant cette directive, le G29 a tenu d'abord à
affirmer que « la protection des données » est « un droit
fondamental appartenant à toutes les personnes sur l'ensemble du
territoire de l'Union européenne »691, non
réservé, par conséquent, aux citoyens de
l'UE.692 Il s'est ensuite inquiété de la
dérogation accordée par l'art. 6 afin d'utiliser les
données pour les « besoins des services répressifs »,
notion non définie par la directive, ainsi que par la possibilité
d'utiliser les caractéristiques biométriques: non seulement cette
notion n'est pas définie mais encore la directive « laisse aux
autorités requérantes le soin de déterminer celles qui
doivent être transférées et quand elles l'estiment
techniquement réalisable », ce qui est inquiétant
considérant « l'absence de spécifications précises
concernant d'une part les finalités pour lesquelles elles doivent
être recueillies et traitées et d'autre part les
caractéristiques biométriques considérées comme
à la fois nécessaires et proportionnées à cet effet
»693.
La Conférence européenne de l'aviation civile
(2006)694 a défini les « données RPCV
[systèmes de renseignements préalables concernant les voyageurs,
ou données API] » comme étant celles « se trouvant sur
la zone de lecture optique du document de voyage». Or, le G29
considère d'une part que les données PNR ne sont pas
nécessaires au contrôle aux frontières, d'autre part
qu'elles excèdent largement ce qui est contenu dans les lignes
directrices et normes internationales695. En conclusion, il affirme
soutenir « sans réserve l'objectif de maîtrise de
l'immigration clandestine par l'amélioration des contrôles
effectués sur les vols à destination de l'UE » tout en
mettant en garde contre une transposition désordonnée de cette
directive.
En novembre 2007, la Commission a présenté une
proposition de décision-cadre relative à l'utilisation des
données API/PNR à des fins répressives696,
concrétisant et généralisant la possibilité offerte
par l'art. 6 de la directive 2004/82/CE. S'inscrivant
691 G29 (2006), avis 9/2006.
692 Sur la notion de « citoyenneté
européenne », cf. Pataut, Etienne (2009), « L'invention du
citoyen européen », La vie des idées, 2 juin
2009.
693 G29, ibid., 2 b), p.4.
694 Conférence européenne de l'aviation
civile (2006), déclaration de principe du 8 avril 2006 sur les
systèmes RPCV (systèmes de renseignements préalables
concernant les voyageurs - systèmes API), citée par le G29, avis
n°9/2006.
695 G29, avis n°9/2006.
696 Conseil de l'UE (2007), Proposition de
Décision-cadre du Conseil relative à l'utilisation des
données des dossiers passagers (Passenger Name Record - PNR)
à des fins répressives (COM (2007) 654)
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 255
clairement dans un contexte de lutte contre le «
terrorisme » et le « crime organisé », et non plus de
contrôle de l'immigration, celle-ci vise principalement à
évaluer les « risques » posés par les passagers afin de
concentrer les contrôles aux frontières sur les « passagers
à risque ». La proposition a un caractère incantatoire,
vantant les mérites de l'utilisation de ces données dans la lutte
anti-terroriste, utilité qui, selon le CEPD et l'Agence
européenne des droits fondamentaux, n'a pas été
démontrée697.
Examinant cette proposition, le CEPD a noté qu'elle
constituait « une étape supplémentaire vers une collecte
systématique des données concernant des personnes qui, en
principe, ne sont soupçonnées d'aucune infraction.
»698 Il souligne ensuite que « contrairement aux
données API (informations préalables sur les passagers),
censées permettre l'identification des personnes, les données PNR
visées dans la proposition contribueraient à procéder
à une évaluation des risques présentés par
certaines personnes, à recueillir des informations et à
établir des liens entre des personnes connues et d'autres qui ne le sont
pas »699, c'est-à-dire à installer un
procédure de profilage s'inscrivant dans une logique «
proactive » ou d'anticipation des risques. Le profilage (profiling)
peut être défini comme le fait d'élaborer un type ou
modèle abstrait à partir d'analyses probabilitaires de
données personnelles ou/et anonymisées, et ensuite d'appliquer ce
modèle aux individus ou groupes d'individus7°°. La
proposition affirme en effet la nécessité de conserver les
données
697 CEPD (2008), §26-29 de l'avis du 20
décembre 2007 (projet de proposition de décision-cadre ;
PNR; fins répressives). Publié au JO 1cT mai 2008 ;
Agence européenne des droits fondamentaux (2008), «
Opinion of the European Union Agency for Fundamental Rights on the Proposal for
a Council Framework Decision on the use of Passenger Name Record (PNR) data for
law enforcement purposes », 28 octobre 2008.
698 CEPD (2008),
avis du 20 décembre 2007 .
699 CEPD (2008), avis du 20
décembre 2007 .
70° Le CEPD propose la définition
suivante, tirée d'une étude du Conseil de l'Europe: « une
méthode informatisée ayant recours à des
procédés de data mining (fouille de données) sur
des entrepôts de données (data warehouse) permettant ou
devant permettre de classer avec une certaine probabilité et donc avec
un certain taux d'erreur induit un individu dans une catégorie
particulière afin de prendre des décisions individuelles à
son égard», ainsi qu'une définition de Lee Bygrave (2001)
que nous traduisons: « Généralement parlant, le profilage
est le processus d'inférence d'un ensemble de caractéristiques
(typiquement comportementales) d'une personne individuelle ou d'une
entité collective et ensuite de traiter cette personne ou entité
(ou d'autres personnes ou entités) à la lumière de ces
caractéristiques. Ainsi, le processus de profilage a deux composants
principaux: (1) la génération de profil -- le procès
d'inférer un profil; et (2) l'application du profil -- le procès
de traiter les personnes ou entités à la lumière de ce
profil. Le premier composant consiste typiquement à analyser des
données personnelles à la recherche de « patterns »
[schémas], séquences et relations [relationships]
afin d'arriver à un ensemble d'assomptions (le profil) fondé
sur un raisonnement probabilitaire. Le second composant implique d'utiliser le
profil généré pour aider à effectuer à
recherche pour, et/ou une décision sur, une personne ou une
entité. La ligne entre ces deux composants peut devenir floue en
pratique, et la régulation d'une des composantes peut affecter l'autre.
» (CEPD, 2008, avis du 20 déc. 2007)
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 256
« pour une période assez longue afin de permettre
l'élaboration d'indicateurs de risques et l'esquisse de modèles
de déplacement et de comportement » (cons. 9). L'élaboration
de modèles abstraits à l'aide de logiciels permet ainsi de
construire des catégories ou des « populations », sujettes par
la suite à un traitement différencié, l'objectif ultime
étant de favoriser au maximum les facilités de circulation pour
les passagers jugés « sans risques » et « profitables
», qualifiés de « voyageurs de bonne foi »701,
tout en augmentant au contraire au maximum le coût, économique,
social et vital, de la circulation pour les « indésirables »,
qualifiés de « passagers à risque ». Le CEPD note en
effet que les « suspects » seront « sélectionnés
» à la fois « sur la base d'éléments concrets
» et sur celle de « schémas types et des profils abstraits
», sous-entendant à peine que cela pourrait conduire à des
problèmes de discrimination, notamment en fonction de la religion des
passagers, donnée pouvant être déduite des
préférences alimentaires, inscrites dans les
PNR7O2. De même, l'Agence européenne des
droits fondamentaux s'inquiète des possibilités de
discriminations ouvertes par le « profiling »
opéré à partir de l'analyse des données
API-PNR et conteste l'efficacité de celui-ci703. Certes, le
projet proscrit toute discrimination (art. 3 et cons. 20).
°1 Cf. comm. de la Commission du 13 février 2008 (COM
(69) final): « En imposant une vérification approfondie de
toutes les personnes, le cadre juridique actuel empêche ainsi de
moderniser les modalités du contrôle aux frontières, alors
que les nouvelles technologies permettraient d'automatiser, et donc
d'accélérer considérablement, les vérifications
pour les voyageurs de bonne foi. » (p.5) L'accord
franco-sénégalais de 2006 de « gestion concertée des
flux migratoires » est à cet égard symptomatique: «
La France et le Sénégal poursuivront leurs efforts tendant
à faciliter la délivrance de visas de circulation aux
ressortissants de l'autre Partie, notamment hommes d'affaires, intellectuels,
universitaires, scientifiques, commerçants, avocats, sportifs de haut
niveau, artistes, qui participent activement aux relations économiques,
commerciales, professionnelles, scientifiques, universitaires, culturelles et
sportives entre les deux pays.
Ces personnes qui doivent pouvoir circuler sans
formalités entre le Sénégal et la France ont vocation
à se voir délivrer un visa uniforme permettant des séjours
ne pouvant excéder trois mois par semestre et valable de un à
cinq ans en fonction de la qualité du dossier présenté, de
la durée des activités prévues en France et de celle de la
validité du passeport. » (décret n° 2009-1073 du
26 août 2009 portant publication de l'accord entre le Gouvernement de la
République française et le Gouvernement de la République
du Sénégal relatif à la gestion concertée des flux
migratoires..., publié au JO le ler septembre
2009).
7°2 CEPD (2008), avis du 20 décembre
2007, §18-19:
« Les suspects pourraient aussi bien être
sélectionnés sur la base d'éléments concrets
figurant dans les données PNR les concernant (par exemple un contact
avec une agence de voyage suspecte ou encore une référence de
carte de crédit volée), que sur la base de
«modèles» ou d'un profil abstrait.
Bien qu'on ne puisse pas partir du principe que les passagers
seront ciblés en fonction de leur religion ou de toute autre
donnée sensible, il apparaît néanmoins qu'ils pourraient
faire l'objet d'une enquête fondée sur un ensemble d'informations
concrètes et d'informations abstraites, notamment des schémas
types et des profils abstraits.»
7°3 Agence
européenne des droits fondamentaux (2008), opinion citée, section
E. « Prohibition of discrimination (Article 21 of the
Charter of Fundamental Rights of the EU)»,
§34-47 · Selon l'AEDF, « les
preuves disponibles suggèrent que les pratiques de profilage
fondées directement sur, ou ciblant factuellement l'ethnicité,
l'origine nationale ou la religion sont un moyen non adéquat et
inefficace, par là disproportionné, de contrer le terrorisme et
le crime organisé: elles affectent des milliers de personnes innocentes,
sans produire de résultats concrets. » 038, notre traduction).
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 257
Toutefois, le CEPD « note cependant que sa portée
est limitée à l'action répressive des
unités de renseignements passagers ou des autorités
compétentes. Dans son libellé actuel, le texte n'exclut pas le
filtrage automatisé des personnes selon des profils types et
n'empêche pas non plus la constitution automatisée de listes de
suspects et l'instauration de mesures telles qu'une surveillance accrue, tant
que ces mesures ne sont pas considérées comme des actions
répressives. » (§92)
Un tel profilage serait en contradiction avec l'art.
15 de la directive 95/46/CE, qui reprend partiellement un
trait de la loi française de 1978, interdisant la prise de
décisions sur le seul fondement d'un traitement automatisé. En
effet, les décisions concernant un individu risquent d'être prises
à partir d'un modèle abstrait et général
fondé à partir de données collectives et statistiques, ne
concernant pas nécessairement cet individu.
Selon le projet de décision-cadre, les «
unités de renseignement passager » seront chargées de ce
profilage. Ces unités, indique le CEPD, pourront être aussi bien
les services de douane que les services de renseignement, « voire
[à] tout type de sous-traitant », la directive n'apportant aucune
précision à ce sujet, pas plus qu'à la «
qualité des destinataires des données
»7°4. Par ailleurs, le CEPD, comme d'ailleurs
le Sénat français (qui a proposé une durée maximale
de 6 ans'°5), considère la durée de conservation
des données PNR, fixée au total à 13 ans, comme
disproportionnée. Le CEPD attire notamment l'attention sur
l'accumulation de bases de données faite sans étude d'impact,
conduisant à une politique législative irrationnelle et ouvrant
la voie vers une « société de surveillance totale »
(§ii6).
Soulignant le caractère disproportionné de la
proposition, le G29 parle quant à lui de « société
européenne de la surveillance » et soulève la question de
l'applicabilité de la décision-cadre 2008/977/JAI « puisque
ladite décision-cadre ne régit que le transfert des
données à caractère personnel entre les services
répressifs des États
7°4 CEPD (2008), avis du 20
déc. 2008, §68-71
'°5 Sénat (2009), Résolution
européenne sur la proposition de décision-cadre relative à
l'utilisation des données des dossiers passagers (PNR) à des fins
répressives (E 3697) devenue résolution du Sénat le
20 mai 2009.
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
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membres de l'UE et non leur transfert par les transporteurs
aériens aux unités de renseignements passagers dans l'UE
»706
Enfin, l'Agence européenne des droits fondamentaux a
aussi critiqué la proposition, notant qu'elle vise entre autres les
« associés » des personnes qui sont ou peuvent être
impliquées dans le terrorisme ou le crime organisé, notion
très large qui pourrait inclure toute connaissance de ces
personnes'°7.
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