3. De l'immigration au terrorisme: l'influence
américaine dans l'ordre juridique international et les enjeux sociaux de
la biométrie
Ces exemples montrent d'une part que l'attention à la
sécurisation des procédures d'identification était
antérieure aux attentats de 2001, bien que ce n'est
qu'avec le Enhanced Border Security and Visa Entry Reform Act du 14
mai 2002 que la biométrie est véritablement
venue à l'ordre du jour en matière de documents de voyage, en
devenant non plus facultative et utilisée, encore de façon
expérimentale, en tant que « technologie de confort », mais
obligatoire. D'autre part, ils montrent que le contrôle accru
vis-à-vis de l'identité des personnes, leur imposant un
réel devoir d'identification vis-à-vis de l'Etat et des
organismes (décentralisés aux Etats-Unis) du welfare state,
n'a pu s'imposer aux Etats-Unis, à contre-courant d'une tradition
dominante considérant que l'identité ressortait de la vie
privée des individus, qu'à la faveur conjointe des discours
prônant un contrôle accru des flux d'immigration, discours qui
deviennent populaires à partir de la fin des années 1980 et du
début des années 1990, et de la peur engendrée parmi la
population après la tragédie du 11 septembre
2001.
Sur le plan institutionnel et géopolitique,
l'initiative américaine qui délègue à l'OACI le
soin d'élaborer les standards techniques pour la sécurisation des
titres de transport, standards devant intégrer, selon les lois
passées suite au 11 septembre, des techniques biométriques,
démontre la capacité d'influence de la puissance
américaine et son rôle dans la généralisation de la
biométrie au XXIe siècle. Outre l'obligation faite aux autres
Etats de se mettre en conformité avec les standards de l'OACI s'ils
veulent pouvoir permettre à leurs ressortissants d'entrer facilement sur
le territoire des Etats-Unis, le processus menant à l'instauration de
dispositifs biométriques dans les documents de voyage a une
conséquence évidente d'une part sur le marché de ces
technologies, offrant un soutien non négligeable aux entreprises
concernées, d'autre part sur l'accoutumance des populations à ces
techniques. Une fois habitué à se soumettre à la
biométrie pour ce qui concerne les procédures de contrôle
aux
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 216
frontières, il devient en effet plus facile d'accepter
l'usage de celle-ci dans d'autres domaines et pour des finalités de
moindre importance (tel que les contrôles dans les cantines, etc.).
D'autre part, sur le plan des identités culturelles,
l'usage de la biométrie dans le champ sécuritaire du
contrôle aux frontières a des incidences sociales et culturelles
sur la construction des identités, en accentuant l'importance de
l'apparence physique, qui seule est prise en compte par la biométrie, au
détriment du statut juridique réel de la personne. Les craintes
du Comité consultatif national d'éthique57°,
selon lesquelles la biométrie pourrait avoir une incidence sur la
perception sociale des identités, réduisant celles-ci à la
« mêmeté » ou, plutôt, aux caractères
physiques et biologiques de la personne, au détriment de l' «
ipséité » ou, plutôt, aux caractères sociaux et
culturels du sentiment de soi, apparaissent ici comme pleinement
légitimes. Mais la biométrie exerce ici son influence
au-delà de la simple « perception sociale des identités
»: en façonnant le regard même des agents des forces de
l'ordre, qui utilisent désormais ces techniques quotidiennement, elle
agit sur l'application des règles de droit, quitte non seulement
à avoir un effet de distorsion à l'égard de celles-ci,
mais même à les pervertir, dans la mesure où la
nationalité et le caractère régulier de la présence
d'un étranger sur le territoire national est, en droit et en principe,
totalement disjoint de l'apparence physique (y compris et surtout de la couleur
de peau) du sujet. De façon qui pourrait sembler paradoxale,
l'identification biométrique opère ainsi un retour aux
procédures de reconnaissance par le face-à-face, sautant
par-dessus les identités de papier, lesquelles sont, sinon
ignorées, du moins minorées.
57° Comité consultatif national
d'éthique, avis n°98, « Biométrie, données
identifiantes et droits de l'homme », publié le 20
juin 2007
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 217
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