CHAPITRE V: LA SÉCURISATION
BIOMÉTRIQUE DES DOCUMENTS
DE VOYAGE ET D'IDENTITÉ
« Accumuler les bases de données sans disposer
d'une vision globale des résultats concrets et des lacunes:
- est contraire à une politique législative
rationnelle dans le cadre de laquelle il n'y a pas lieu d'adopter de nouveaux
instruments tant que les instruments existants n'ont pas été
pleinement mis en oeuvre et que leur insuffisance n'a pas été
démontrée,
- pourrait ouvrir la voie à une évolution vers
une société de surveillance totale. »
Avis du contrôleur européen de la protection des
données sur le projet de proposition de décision-cadre du Conseil
relative à l'utilisation des données des dossiers passagers
(Passenger Name Record -- PNR) à des fms répressives
(2008), II, §35481
L'usage des technologies biométriques dans la
sécurisation des documents de voyage et d'identité (passeports et
cartes d'identité) est l'un des plus prometteurs sur le plan
économique, puisqu'il engage à chaque fois des dizaines de
millions de citoyens. La Commission européenne observait que, l'Europe
étant la première destination touristique mondiale, plus de 300
millions de personnes, citoyens de l'UE et ressortissants de pays tiers
confondus, traversent chaque année ses frontières
extérieures, ce qui donne une idée de l'échelle des
systèmes biométriques qui sont en cours
d'instauration4$2. Depuis le ii septembre 2001,
catalyseur d'une politique déjà impulsée
auparavant, de nombreux Etats, dont ceux de l'Union européenne, ont
amorcé une procédure de transition vers la biométrisation
des documents de voyage et d'identité. Si les usages privés de
ces technologies se multiplient, son usage administratif demeure très
important, à la fois sur le plan économique et sur le plan
481 JO (Ur.) n° C 110 du
01/05/2008 p. 0001- 0015 ler mai 2008. Document n°52008XX0501(01).
4$2 Commission européenne (2009), « Préparer les
prochaines évolutions de la gestion des frontières dans l'Union
européenne », Bruxelles, le 13.2.2008, COM(2008) 69 final
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 184
sociétal, puisqu'il contribue à son acceptation,
de gré ou de force, par les populations, et donc à une
banalisation de ces techniques d'identification. Au niveau juridique, il
bénéficie d'un statut spécifique tenant d'une part aux
impératifs de souveraineté liés à l'usage de ces
documents, d'autre part au caractère international de sa mise en oeuvre.
Enfin, sur le plan de l'argumentation philosophique concernant la
légitimité de ces instruments d'identification, la
sécurisation des documents d'identité et de voyage permet de
faire entrer d'autres arguments intéressants, notamment celui selon
lequel la sécurisation de ces documents, loin de menacer le droit
à la vie privée, permettrait au contraire de renforcer ce dernier
en garantissant le « droit à l'identité » et en
empêchant les usurpations d'identité483. On met alors
l'accent sur
l' « authentification », ou plutôt la
vérification de l'identité, en passant sous silence le second
aspect de ces nouveaux dispositifs, c'est-à-dire l'identification
biométrique, qui permet de classer les individus dans certaines
catégories (« recherché », « inconnu »,
« ayant droit », « électeur », etc.) voire
d'instaurer un profilage des groupes et des individus. A
l'opposé de l'argument de sécurisation de l'identité mis
en avant par les promoteurs de ces techniques, l'accent mis sur les passeports
conduit ainsi à accentuer l'influence que la biométrie exerce non
plus à l'égard de la vie privée, mais sur la
liberté d'aller-et-venir et la liberté de circulation, et, plus
largement, sur un ensemble de droits sociaux, civils et politiques. La
modernisation technologique des passeports, via la biométrie, permet en
effet une « étreinte » supérieure de la
société par l'Etat, pour reprendre le concept de John Torpey
utilisé dans son histoire des passeports. L'identification
biométrique s'applique d'abord aux migrants (la France
créé ainsi le fichier dactyloscopique de l'OFPRA, ancêtre
d'Eurodac, dès 1989, tandis que le Système d'information Schengen
II doit classer parmi les « étrangers indésirables »
ceux qui ont outrepassé leur durée de séjour
autorisée484). Elle se généralise ensuite
à l'ensemble de la population, avec l'établissement du passeport
biométrique ou/et de cartes d'identité électroniques, qui
permettent de différencier plusieurs catégories de citoyens et/ou
de « non-citoyens », selon les droits dont ils disposent.
483 Pour un tel argument qui renverse celui qui
considère la biométrie sous l'angle des menaces à la vie
privée, cf. par ex. A. Etzioni, The Limits of Privacy, Basic
Books, 1999, 280 p. (en part. p. 103-139, chapitre IV, intitulé «
Big Brother or Big Benefits? ID cards and Biometric
identifiers »). Etzioni était conseiller à la Maison Blanche
de 1979 à 1980.
484 Cf. Van Buuren, Jelle (2003), « Les
tentacules du système Schengen », Le Monde diplomatique,
mars 2003.
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 185
L'avènement de ces nouvelles technologies marque sans
nul doute une nouvelle étape dans l'histoire de l'état civil et
des « identités de papier », non seulement en raison du
caractère biologique et physiologique des caractéristiques
retenues, qui font l'objet désormais de mesures très
précises et non plus simplement de signalements approximatifs, mais
aussi par l'établissement concomitant de bases de données. Les
contrôles d'identité, désormais, ne consistent plus en une
simple comparaison entre le papier présenté et l'apparence
physique du sujet contrôlé, mais peuvent impliquer soit une
comparaison des données biométriques enregistrées sur la
puce du document d'identité et la base de données qui y est
attachée (vérification ou identification), soit une comparaison
des caractéristiques biométriques du sujet à la base de
données biométriques (système utilisé pour les
demandes d'asile; identification). A terme, il se pourrait que le
contrôle d'identité biométrique48 , consistant en une
comparaison entre les caractéristiques biométriques du sujet, son
document d'identité biométrique, et une base de données,
et mêlant donc dans un même acte identification et
vérification d'identité, puisse être instauré, ce
qui affecterait l'ensemble de la population. Pour ces raisons, il convient
davantage de parler, comme le suggère D. Lyon486, d'un «
système de documents d'identité biométrique »
plutôt que de simples « cartes » ou « passeports
biométriques »: la liaison avec des bases de données
informatisées d'une part, et avec les caractéristiques
biométriques d'autre part, indique le caractère de cette
véritable révolution de l'état civil, dont la
première étape a été entamée avec
l'informatisation des registres de l'état civil, effectuée sous
l'égide de la Commission internationale de l'état civil (CIEC),
qui recommandait notamment l'interopérabilité des systèmes
de traitement des données d'état civi1487. Cette
révolution de l'état civil conduit aussi à une
redéfinition des frontières, celles-ci entrant dans un processus
de déterritorialisation par rapport aux frontières
géographiques fixes des Etats-nations, et se reterritorialisant de
façon différenciée sur chaque individu. On pourrait dire
aujourd'hui, malgré l'omniprésence des murs et barrières
de sécurité aux
488 Voir le projet de recherches VINSI
(«Vérification d'Identité Numérique
Sécurisée Itinérante ») développé par
Thales Security Systems (CNIL, délib. n°2008-084 du 27 mars 2008 ;
Thales Security Systems ; traitement automatisé ; données
biométriques nécessaires au contrôle de
l'identité).
486 Lyon, David, Rule, James B. et Combet, Etienne (2004), «
Identity Cards: Social Sorting by Database », ier novembre 2004,
Oxford Internet Institute Internet Issue Brief No. 3.
487 Recommandation n°8 du CIEC, relative à
l'informatisation de l'état civil, adoptée par l'Assemblée
générale de Strasbourg le 21 mars 1991.
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documents de voyage et d'identité p. 186
frontières488, que ce ne sont plus les
individus qui franchissent les frontières, mais les frontières
qui collent aux individus.
Avant d'examiner l'instauration des documents
d'identité biométrique d'abord aux Etats-Unis, puis, sous leur
influence, dans l'Union européenne, nous allons nous interroger sur la
« fraude documentaire » qui justifierait la mise en place de ces
mesures. Cela nous donne l'occasion de nous arrêter sur la «
chaîne de sécurité » dans laquelle se place les
documents d'identité, de leur délivrance au contrôle
d'identité, que nous examinons à la fin du chapitre afin d'en
tirer quelques conclusions relativement à l'imbrication entre la
reconnaissance par le face-à-face, l'identification par l'écrit
et l'instauration des systèmes biométriques. Or, en France, le
besoin ressenti de sécuriser cette « chaîne de
l'identité » a conduit à la réforme de l'article 47
du Code civil sur les actes d'état civil effectués à
l'étranger, suivi peu après par l' « amendement Mariani
» ayant mis en place les tests ADN dans le cadre du regroupement familial.
Outre montrer que la suspicion à l'égard des étrangers est
l'un des mobiles décisifs de la mise en oeuvre de l'identification
biométrique, ce que l'examen du contexte américain confirme,
l'analyse de cette « chaîne d'identité » permet aussi de
mettre à jour comment s'établit une échelle des statuts,
ou un continuum d'exclusion ou d'inclusion, allant de la citoyenneté
pleine et entière aux « déboutés du droit d'asile
», en parcourant sur cet axe toutes les situations intermédiaires.
Pour conclure, nous analysons l'arrêt de la Cour européenne des
droits de l'homme de décembre 2008, S. et Marper contre Royaume-Uni:
si à première vue celui-ci ne concerne pas les documents
d'identité en tant que tels, puisqu'ils concernent deux individus
réclamant aux autorités judiciaires l'effacement de leurs
empreintes digitales et de leur échantillon ADN des bases de
données britanniques relatives aux infractions pénales, il jette
toutefois une étrange lumière sur l'ensemble du chapitre, qui
lui-même donne à voir cet arrêt sous un éclairage
équivoque. Si en effet la conservation de données
biométriques, dans un fichier judiciaire, d'individus un temps mis en
examen, mais finalement non condamnés, ne se justifie pas aux yeux de la
Cour dans une « société démocratique », que
penser de l'enrôlement des caractéristiques biométriques de
l'ensemble de la population dans le cadre des documents d'identité et de
voyage? Et étant donné cette tendance réelle à
488 Cf. Brown, Wendy (2009), «
Souveraineté poreuse, démocratie murée », in
Revue internationale des livres et des idées, n°i2,
juillet-août 2009, p.3o-36.
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 187
l'oeuvre, que penser d'un arrêt qui ne condamne pas tant
le fichage biométrique, que le fait de ne pas discriminer entre «
innocents » et « condamnés »? Y a-t-il une place pour l'
« innocence » lorsque tout sujet, qu'il soit demandeur d'asile ou de
titre de séjour, étranger en situation irrégulière
ou citoyen européen, est « interpellé » dès
qu'il demande un document d'identité ou de voyage, ses
caractéristiques biométriques étant enregistrées
dès le plus jeune âge? L'interpellation, au sens
althussérien d'assujettissement ou d'assignation de l'identité,
opère ici avant même le contrôle d'identité.
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documents de voyage et d'identité p. 188
A/ LA FRAUDE ET LA « CHAÎNE DE
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