La CNIL, ainsi que le G29254, distingue les
dispositifs biométriques selon deux critères principaux: d'une
part, la localisation des données numérisées
(stockage central ou support individuel, par exemple sur une carte
à puce); d'autre part, selon l'usage de technologies « à
trace » ou non. La construction de cette typologie vise à
éviter un discours manichéen : elle part du principe que ce n'est
qu'en prenant en compte la spécificité de chaque système
biométrique qu'on pourra évaluer sa légitimité.
Toutes les technologies biométriques, en effet, ne se valent pas. Toutes
n'ont pas la même fiabilité, et toutes ne sont pas
appropriées aux mêmes usages.
Toutefois, la typologie établie par la CNIL montre que
la classification des technologies biométriques n'est pas qu'une
opération technique et descriptive qui ressortirait de l'histoire des
techniques. On ne les classent pas en effet seulement selon leurs mode de
fonctionnement, ou selon leurs finalité, de même qu'on peut
classer les différents outils utilisés par l'homme pour s'asseoir
dans la classe « chaise », en fonction d'une finalité commune
malgré la disparité de ces « chaises » en question. Un
tel classement serait en effet insuffisant, d'abord parce que les technologies
biométriques peuvent être utilisées pour différents
usages. Toutefois, si certaines technologies sont flexibles et adaptées
à diverses finalités, d'autres sont plus limitées. Ainsi,
l'empreinte digitale ou génétique peut servir à identifier
une personne, morte ou vivante, ce que la reconnaissance vocale est impuissante
à faire. Cependant, toutes peuvent servir aux deux finalités
principales que sont l'identification et la vérification; celles visant
l'identification des personnes requièrent la mise en oeuvre de bases
centralisées de données.
Les deux critères utilisés par la CNIL semblent
à première vue de nature technique: la localisation des
données renvoie à un choix concernant l'architecture du
dispositif, tandis que le critère de la « trace » permet de
classer les différentes caractéristiques biométriques
(empreinte digitale, contour de la main, iris, etc.) et, par conséquent,
les dispositifs techniques eux-mêmes, en deux grandes
catégories.
254 G29, « Document de travail sur la biométrie
», adopté le ier août 2003 (12168/02/FR)
Chapitre III:La CNIL, texte réglementaire et doctrine p.
108
Cependant, le choix de cette typologie obéit à
des impératifs de nature juridique. En effet, ces critères
renvoient tous deux au souci de protection de la vie privée et des
données personnelles, qui constituent le fondement de la mission
institutionnelle attribuée aux diverses autorités de protection
de données. D'autres typologies auraient pu en effet être
retenues, par exemple celle, de nature plus technique, qui classe les
technologies biométriques en deux ensembles, selon qu'elles
procèdent à partir de caractéristiques «
physiologiques » ou « comportementales »255.
Ce classement, qui se présente en tant que classement
technique, est en fait une typologie ordonnée à des enjeux
juridiques: si on classe les biométries en technologies « à
trace » et en technologies « sans traces », cette division n'a
de sens que par rapport au risque que celles-ci présentent
vis-à-vis de la vie privée. En effet, les dispositifs utilisant
des caractéristiques « à trace », telles que
l'empreinte digitale ou l'ADN, constituent un risque plus grand à
l'égard de la protection de la vie privée, puisque ces
caractéristiques peuvent être recueillies à l'insu de leur
propriétaire; à l'inverse, les technologies « sans trace
» requièrent le consentement du propriétaire afin
d'enrôler les caractéristiques biométriques en question
(contour de la main, etc.). Dès lors, cette classification technico
juridique va permettre ensuite à la CNIL de justifier ses
décisions, en arbitrant entre le risque que constitue telle ou telle
technique à l'égard de la vie privée et l'impératif
justifiant la mise en oeuvre du dispositif. L'appréciation du principe
de proportionnalité va se greffer sur cette classification: en fonction
de la finalité poursuivie par le dispositif, et de la nature de celui-ci
eu égard à la typologie de la CNIL, le dispositif recevra ou non
l'accord de la CNIL. Par exemple, seul un « fort impératif de
sécurité » justifie, aux yeux de la CNIL, la mise en place
d'un traitement de données biométriques reposant sur la
constitution d'une base de données centrale d'empreintes digitales.
La nature juridique, et par conséquent relative, de ce
classement devient particulièrement claire lorsqu'on le compare à
d'autres typologies possibles, à la fois techniques, mais aussi
juridico-techniques. La CNIL aurait pu, par exemple, adopter une typologie se
fondant essentiellement sur le critère de fiabilité du
dispositif, c'est-à-dire notamment du degré de singularité
de la caractéristique biométrique retenue. Un tel classement
consisterait à établir une hiérarchie des
différentes technologies, en
255 Cf. supra.
Chapitre III:La CNIL, texte réglementaire et doctrine p.
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partant de la plus « performante », en termes de
capacité de distinction des individus, à la moins performante
(d'autres critères de performance peuvent être retenus, par
exemple la rapidité du dispositif ou la possibilité de l'utiliser
dans des contextes divers). La CNIL a d'ailleurs établi une typologie
purement technique, jamais évoquée dans ses
délibérations, qui est fondée sur ce critère. Dans
l'ordre, elle classe ainsi les caractéristiques biométriques en
fonction de la performance qu'elles permettent: l'ADN, la rétine,
l'iris, l'empreinte digitale (et l'empreinte palmaire), la reconnaissance
faciale, la géométrie du contour de la main, la voix et
l'écriture manuscrite256. Ces cinq premiers marqueurs
biométriques possèdent, selon la CNIL, une capacité de
discrimination d'au minimum un sur plusieurs millions d'individus (un sur
plusieurs milliards pour l'ADN, la rétine et l'iris), tandis que «
la capacité de discrimination » des autres technologies «
n'atteindrait une valeur acceptable que si on limite leur emploi à une
population ne dépassant pas quelques milliers d'individus.
»257 Dans l'usage qu'en fait la CNIL, cette classification
hiérarchique est exclusivement technique. Cependant, rien n'interdirait
a priori une autorité de protection des données de
l'utiliser à des fins juridiques, au motif, par exemple, que
l'utilisation d'une caractéristique insuffisamment discriminante dans le
cadre d'un dispositif englobant une très grande population conduirait
à de nombreux résultats erronés, ayant des
conséquences plus ou moins graves sur le sujet concerné en
fonction de la finalité du dispositif et des moyens prévus par la
législation en cas d'erreur. La CNIL, au contraire, peut
préférer un dispositif moins discriminant, et en ce sens moins
« performant », considérant qu'il importe plus d'éviter
l'utilisation d'une technologie « à trace », afin de minimiser
les risques d'usurpation de l'identité biométrique, que de
minimiser le taux d'erreurs de reconnaissance.
La relativité du classement adopté peut aussi
être illustré à l'aide du critère d' «
acceptabilité » du dispositif, c'est-à-dire de l'attitude
générale qu'éprouve la population envers celui-ci.
L'appréhension culturelle et sociale des différentes
caractéristiques biométriques joue ici un rôle majeur: les
Japonais sont par exemple beaucoup plus mesurés à l'égard
de l'idée d'utiliser les empreintes digitales, non pas tellement en
raison de la possibilité de recueillir celles-ci à leur insu,
mais plutôt en raison de la réticence éprouvée
vis-à-vis d'un contact physique à l'égard du dispositif
256 CNIL (2005), « La biométrie », ier juin
2005, accessible sur
http://www.cnil.fr/fileadmin/documents/approfondir/dossier/CNI-biometrie/LA
BIOMETRIEmai2oo5.pdf
257 Ibid.
Chapitre III:La CNIL, texte réglementaire et doctrine p.
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de reconnaissance biométrique. Ne pourrait-on imaginer
qu'une CNIL japonaise classe les technologies biométriques en fonction
du contact requis ou non? De même, ne pourrait-on imaginer qu'un Etat
fondé sur une conception islamiste du droit musulman interdirait toute
technologies de reconnaissance faciale, que ce soit au motif de la protection
de la vie privée ou pour un motif d'ordre religieux ? Ces
hypothèses montrent que le classement des technologies
biométriques n'est pas une opération neutre, qui ressortirait
d'une seule « histoire naturelle » et objective des techniques. Ces
typologies impliquent en effet toujours des perceptions culturelles et
sociales, et le rôle des instances régulatrices telles que la CNIL
dans leur édification, indique qu'il s'agit déjà, ici, de
droit.
Le souci de protection de la vie privée, et en
particulier de prévenir les risques d'usurpation de l'identité
biométrique, ainsi que la constitution de bases de données
centralisées, gouverne ainsi non seulement l'attitude
générale de la CNIL à l'égard de la
biométrie, mais aussi le classement des différentes technologies
qu'elle adopte. Les différentes typologies sont autant de
hiérarchies: les biométries « à trace » posent
davantage de problèmes vis-à-vis du respect de la vie
privée, tandis que les « biométries comportementales »
sont, en principe, moins fiables que les « biométries
physiologiques », qui s'attachent à des marqueurs supposés
stables. Ces distinctions typologiques sont toutefois fragiles, d'abord parce
que ce qui constitue une technologie « à trace » est
discutable et sujet à évolution, d'autre part parce que de plus
en plus de systèmes biométriques font appel à un
mélange de biométrie comportementales et physiologiques, ainsi
qu'à plusieurs modes d'identification (par exemple en combinant un mot
de passe avec une identification biométrique).