Par ailleurs, concernant la conservation des données
administratives, ou de ce que la CNIL qualifie d' « archives
définitives »237, les articles 5 et 9 de la loi du
12 avril 2000 « relative aux droits des
citoyens dans leurs relations avec les administrations »238 ont
modifié la loi de 1978 ainsi que la loi de 1979 sur les
archives239 afin de permettre la conservation et l'archivage de
données recueillies par l'administration à des « fins
historiques, statistiques ou scientifiques ». En effet, alors que les
données ne pouvaient auparavant être conservées
au-delà de la durée prévue lors de la déclaration
ou de la demande d'avis, sauf autorisation expresse de la CNIL, l'art. 28 de la
loi de 1978 disposait depuis 2000 que les « documents
» procédant « de l'activité de l'Etat, des
collectivités locales, des établissements et entreprises publics
» ou de celle « des organismes de droit privé chargés
de la gestion des services publics ou d'une mission de service public
»2cents0 pouvaient être conservés
au-delà de la durée prévue, y compris sous forme
nominative, si cette conservation poursuivait des « fins historiques,
statistiques ou scientifiques »241. Ce faisant, la loi de
2000 avait innové de
217 La délib. n°2005-213 du ii octobre 2005, portant
adoption d'une recommandation concernant les modalités d'archivage
électronique, dans le secteur privé, de données à
caractère personnel, distingue en effet trois catégories
d'archives: les « archives courantes » et « archives
intermédiaires » (catégories déjà introduites
dans la délib. n°88-52 du 10 mai 1988 concernant la
compatibilité de la loi de 1978 et de la loi de 1979 sur les archives),
ainsi que les « archives définitives » c'est-à-dire
« les données présentant un intérêt historique,
scientifique ou statistique justifiant qu'elles ne fassent l'objet d'aucune
destruction. »
238 Loi n° 2000-321 du 12 avril
2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations
avec les administrations.
239 Loi n°79-18 du 3 janvier 1979 sur les archives. La loi
n°2131313-321 introduit l'art. 4-1 qui dispose (nous soulignons) : «
Lorsque les documents visés à l'article 3 comportent des
informations nominatives collectées dans le cadre de traitements
automatisés régis par la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978
(...), ces informations font l'objet, à l'expiration de la durée
prévue à l'article 28 de ladite loi, d'un tri pour
déterminer les informations destinées à être
conservées et celles, dépourvues d'intérêt
scientifique, statistique ou historique, destinées à être
détruites (...). » En vertu de l'art. 3, ces documents
incluaient donc ceux qui « procèdent de l'activité de
l'Etat, des collectivités locales, des établissements et
entreprises publics » et qui « procèdent de l'activité
des organismes de droit privé chargés de la gestion des services
publics ou d'une mission de service public ».
'1° L'art. 28 de la loi de 1978 renvoie
à l'art. 4-1 de la loi de 1979 sur les archives, qui lui-même
renvoie à l'art. 3 de cette même loi, lequel définit ainsi
les « documents » en question.
241 Art. 28 de la loi de 1978, tel que modifié par la loi
de 2000 :
« I. - Au-delà de la durée
nécessaire à la réalisation des finalités pour
lesquelles elles ont été collectées ou traitées,
les informations ne peuvent être conservées sous une forme
nominative qu'en vue de leur traitement à des fins historiques,
statistiques ou scientifiques. Le choix des informations qui seront ainsi
conservées est opéré dans les conditions prévues
à l'article 4-1 de la loi n° 79-18 du 3 janvier 1979
Chapitre III:La CNIL, texte réglementaire et doctrine p.
102
façon importante, en permettant le
ré-investissement de traitements de données pour d'autres
finalités, à savoir de recherche scientifique mais aussi
d'établissement de statistiques. La réforme de 2004 conserve
cette innovation majeure au regard des « sciences administratives »
ou « sciences de l'Etat » (la statistique étant,
étymologiquement, la « science de l'Etat »242),
tout en imposant certaines restrictions concernant leur caractère
nominatif, ce qu'on a pu désigner en tant que « droit à
l'oubli »243. En effet, l'art. 6 de la loi modifiée de
1978 dispose qu'un « traitement ultérieur des données
à des fins statistiques ou à des fins de recherche scientifique
ou historique est considéré comme compatible avec les
finalités initiales de la collecte des données (...) s'il n'est
pas utilisé pour prendre des décisions à l'égard
des personnes concernées » (L. 1978, 6-2) mais précise que
les données « sont conservées sous une forme permettant
l'identification des personnes concernées pendant une durée qui
n'excède pas la durée nécessaire aux finalités pour
lesquelles elles sont collectées et traitées » (L. 1978,
6-5).
Pour ce qui concerne le secteur privé, la CNIL a
restreint l'accès aux « archives intermédiaires »,
c'est-à-dire celles qui conservent un « intérêt
administratif » pour le service concerné, « à un
service spécifique (par exemple un service du contentieux) » tandis
que les « archives définitives », conservées à
des fins de recherche ou de statistique, doivent être «
conservées sur un support indépendant, non accessible par les
systèmes de production, n'autorisant qu'un accès distinct,
ponctuel et précisément motivé auprès d'un service
spécifique seul habilité à consulter ce type d'archives
(par exemple la direction des archives de l'entreprise).
»244
sur les archives.
II. - Les informations ainsi conservées, autres que
celles visées à l'article 31 [c'est-à-dire les
données sensibles: « origines raciales », « opinions
politiques », etc.], ne peuvent faire l'objet d'un traitement à
d'autres fins qu'à des fins historiques, statistiques ou scientifiques,
à moins que ce traitement n'ait reçu l'accord exprès des
intéressés ou ne soit autorisé par la commission dans
l'intérêt des personnes concernées.
Lorsque ces informations comportent des données
mentionnées à l'article 31, un tel traitement ne peut être
mis en oeuvre, à moins qu'il n'ait reçu l'accord exprès
des intéressés, ou qu'il n'ait été autorisé,
pour des motifs d'intérêt public et dans l'intérêt
des personnes concernées, par décret en Conseil d'Etat sur
proposition ou avis conforme de la commission. »
242 Sur la liaison entre les sciences et le gouvernement, voir
par. ex. Ihl, Olivier et Kaluszynski, Martine (2002) « Pour une sociologie
historique des sciences de gouvernement », Revue française
d'administration publique, 2002/2, n°102, p.229-243,
qui évoquent entre autres l'importance de « l'identification des
personnes et des groupes ».
243 La CNIL utilise cette expression dès 1988:
délib. n°88-52 du 10 mai 1988, portant adoption d'une
recommandation sur la compatibilité entre les lois n°
78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux
fichiers et aux libertés, et n° 79-18 du 3 janvier 1979 sur les
archives
244 Délib. n°2005-213 du 11 octobre 2005,
portant adoption d'une recommandation concernant les modalités
d'archivage électronique, dans le secteur privé, de
données à caractère personnel
Chapitre III:La CNIL, texte réglementaire et doctrine p.
103
Nombre d'autorisations délivrées par la suite
par la CNIL, y compris concernant les dispositifs biométriques,
préciseront explicitement l'usage à des fins statistiques des
données recueillies. On pourrait croire que cette finalité
administrative ne concerne en rien les systèmes biométriques en
eux-mêmes: le projet GAMIN, tel qu'autorisé par la CNIL en 1981,
démontrait déjà l'importance de ces données pour
l'administration245, de même que le Programme de
médicalisation des systèmes d'information (PMSI), utilisé
à des fins économiques et médicales246. Ce
serait là cependant ignorer un aspect important de ces techniques, qui,
en permettant d'une part une traçabilité247
précise des personnes, et qui fournissent d'autre part une «
clé primaire » pour les bases de données, fabriquent un
ensemble de données nominatives, qui peuvent être
réinvesties à des finalités non prévues à
l'origine, par exemple de calcul, de gestion et de
gouvernementalité248. Or, cette technique de
gouvernementalité, qui procède notamment par
l'établissement de statistiques, de tableaux, etc., se passe très
bien du caractère nominatif des données: ce dont elle a besoin,
ce n'est pas nécessairement de savoir « qui fait quoi », mais
plutôt que « x a fait y » ou « x est
passé par le lieu y au temps t, ». Ainsi
détachées des individus réels, ces données
permettent la constitution de « populations », artefacts qui
permettent
245 Le projet GAMIN visait, par un « traitement
automatisé des certificats de santé dans les services de la
protection maternelle et infantile » (PMI), non seulement à
opérer la « pré-sélection par des moyens
automatisés d'enfants qui (...) seront ou non l'objet d'une assistance
médicale et sociale », finalité interdite par la CNIL, mais
aussi à « donner au département et à l'Etat par
l'établissement de statistiques anonymes sur l'état de
santé des jeunes enfants le moyen d'adapter le système de P.M.I.
aux besoins de la population » ainsi que de « contribuer à la
réalisation de recherches médicales afin notamment de
préciser l'étiologie des handicaps et des inadaptations et de
mettre en oeuvre une prévention efficace », finalité admise
par la CNIL, qui a ainsi donné « un avis favorable à la mise
en oeuvre du traitement dans ses applications statistiques et anonymes. »
(délib. n°81-74 du 16 juin 1981)
246 Le PMSI est un « système statistique
d'évaluation de l'activité hospitalière utilisé en
particulier pour le calcul des budgets hospitaliers » (délib.
n°99-061). Il est à l'origine, notamment, des classements
d'hôpitaux effectués par la presse (cf. délib.
n°99-061 pour le classement de la revue « Sciences et avenir »,
et délib. n°99-062 pour celui du « Figaro magazine »).
Voir les explications données par la CNIL dans son
20e rapport d'activité (année
1999), chap. VI.
24' Cf. Pedrot, Philippe (dir.),
Traçabilité et responsabilité, Economica, 2003,
323 p.
248 Voir, au sujet de ce rapport entre les systèmes de
management de bases de données, dotées d'un niveau local,
où les données sont nominatives, et d'un niveau
général, où les données sont anonymisées, et
la constitution de « populations » à des fins biopolitiques,
l'excellente analyse de Craig Willse. S'il ne traite pas de la biométrie
en tant que tel, il met en effet l'accent sur l'usage des données
anonymisées dans la gestion des « populations » : «
« Universal Data Elements, » or the Biopolitical Life of Homeless
Populations », Surveillance & Society, 5 (3), 2008,
p.227-251.
Cf. aussi l'avertissement du CEPD au sujet de la tendance
à la constitution de « systèmes
décentralisés », illustrée par le
traité de Prüm ou la future base de données
européennes pour les permis de conduire, utilisant les données
biométriques comme « clés primaires », ce qui pourrait
augmenter le « risque de « détournement d'usage ». »
(CEPD, 2006, « Observations relatives à la communication de la
Commission sur l'interopérabilité des bases de données
européennes », 10 mars 2006.)
Chapitre III:La CNIL, texte réglementaire et doctrine
p. 104
en retour la définition de politiques
déterminées qui influencent ensuite les vies singulières
des individus. Les traces biométriques ne servent pas ici, à
révéler la personnalité de tel ou tel individu, mais
plutôt à établir un « profil »
général, valant pour une catégorie d'individus,
c'est-à-dire une « population »; l'individu, en retour, sera
évalué en fonction des grilles établies, de ces profils
résultant du traitement informatisé de toutes sortes de
données. Il ne s'agit plus, à ce niveau statistique, d'une «
traçabilité des personnes »249, mais d'une «
traçabilité des populations », de la fabrication en tant
qu'objet de savoir et de pouvoir de catégories de populations et de
profils distincts d'individus. Le « droit à l'oubli » ne
concerne que l'individu, pas les données elles-mêmes, qui, une
fois produites une première fois, sont transformées,
anonymisées, reconfigurées, mises en relation avec d'autres
données, produisant ainsi des « méta-données ».
Il est même possible, comme le montre l'exemple islandais, d'aboutir
à une identification des personnes en entre-croisant plusieurs bases de
données anonymisées25°. La biométrie
devient ainsi un nouvel outil de pouvoir dans la gestion administrative, tout
en répondant aux normes régulant le droit à la vie
privée. Le caractère disciplinaire et individualisant de son
action est ici réinvesti par une biopolitique gérant des
populations certes anonymes, mais tracées dans leurs moindres gestes.
249 Cf. Hermitte, Marie-Angèle (2003), « La
traçabilité des personnes et des choses. Précaution,
pouvoirs et maîtrises », in Pedrot, Philippe (dir.),
Traçabilité et responsabilité, Economica, 2003,
323
p.
~5O Cf. CCNE (2007), avis n°98, art. cit.,
p.15 : « L'exemple de l'Islande illustre le risque d'identification
à partir du croisement de bases de données anonymisées. Il
existe pour toute la population islandaise trois bases de données toutes
anonymisées. Celle des données médicales inclut les
individus postmortem; celle des données généalogiques
comporte l'indication de la profession et du lieu de résidence; la
troisième concerne les données génétiques. Leur
croisement permet d'aboutir à une identification qui pose
potentiellement des problèmes de filiation. C'est une des raisons pour
laquelle la Cour Suprême d'Islande a déclaré en 2003 son
inconstitutionnalité, avec des implications internationales pour les
grandes collections prévues en Europe. »