Le terme de « biométrie » vient du grec
bios, « vie », et metron, « mesure » : il
renvoie donc au concept non seulement de « mesure », mais de «
propriétés géométriques idéales qui
demeurent constantes dans le temps »20, à partir
desquelles on pourrait organiser un système déductif fondé
sur des principes et des postulats eux-mêmes garantis par leur
évidence.
L'étymologie du concept de biométrie indique
donc une exigence de scientificité. Celle-ci a évolué au
cours du temps : au sens premier, la biométrie se définit
comme
« biologie quantitative »21 ou
expression « quantitative » de
phénomènes
biologiques, qui fait usage des sciences «
statistiques » et du concept de « probabilités »
22. Au croisement de la biologie et de la statistique, la
biométrie vise, selon le numéro inaugural de la revue du
début du XXe siècle Biometrika, à apporter des
« matériau suffisamment exacts afin de découvrir les
variations initiales trop petites pour être apparentes d'une autre
façon »23. Cette revue est suivie en 1947 de la
fondation de la Société biométrique. Plus
récemment, divers travaux traitent de la biométrie en tant que
« biostatistique » 24.
Selon cette histoire, qui ne tient pas seulement au lexique
mais aussi au contenu positif donné à ce concept, contenu
matérialisé dans des institutions de recherche, des revues, et un
programme scientifique de recherche utilisant les méthodes statistiques
en biologie -- un « paradigme » scientifique --, le concept de
biométrie est lié d'une part aux théories de
l'évolution (le biologiste Karl Pearson est ainsi l'un des
2° Mordini, Emilio et Petrini, Carlo (2007) «
Ethical and social implications of biometric identification technology »,
in Annali dell'Istituto Superior di Sanità 2007, vol.43,
n°1: 5-11.
21 Définition de l'Enciclopedia del Novecento
(1975), citée par Mordini et Petrini (2007).
22 Le Grand Robert de la Langue française, qui
fait remonter l'étymologie du terme à 1833 (« science des
lois qui régissent la durée de la vie (des organismes) »,
donne comme sens actuel « science qui étudie à l'aide des
mathématiques (statistiques, probabilités) les variations
biologiques à l'intérieur d'un groupe déterminé.
» Cf. aussi Mordini et Petrini (2007) .
~3 Nous soulignons. C'est aussi la définition
proposée dans le rapport La Biométrie: usage et
représentations : « En français, la biométrie
est l'étude mathématique des variations biologiques à
l'intérieur d'un groupe déterminé (elle est à ce
titre une technique de la recherche anthropologique). » (Craipeau et
al., 2004, p.5)
~4 Tomassone R., Dervin C., Masson J.-P.,
Biométrie. Modélisation de phénomènes
biologiques, Paris, Masson, 1993. Cité par Mordini et
Petrini (2007), art.cit.
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éditeurs de la revue Biometrika), d'autre part
au concept de « populations » : les statistiques, en effet,
s'appliquent à des populations, à des classes ou à des
ensembles, et non directement à des individus.
Ce concept, lié à l'émergence de la
biologie au XXe siècle, semble donc à première vue
trancher avec l'acception courante du terme de « biométrie »
aujourd'hui, qui renvoie davantage à l'ensemble des technologies
permettant l'identification personnelle (reconnaissance d'empreintes digitales,
ADN, « passeport biométrique », etc.).
Il ne s'agit pas seulement d'un « glissement
sémantique »~5, mais aussi de l'émergence d'un
champ de recherches scientifiques à part entière, lié
à des enjeux économiques et politiques importants. Si
biometry et biometrics restent aujourd'hui synonymes, on
réservera ici l'usage du terme « biométrie » aux
technologies biométriques, distinctes des sciences
biométriques liées aux « biostatistiques ».
Plutôt que d'affirmer l'incommensurabilité du domaine des
technologies biométriques et de la science du vivant, il s'agit de
mettre l'accent sur la finalité identificatrice dans le premier
cas, et l'usage statistique dans le second.
Pour autant, ces deux fonctions ne sont pas
hermétiques l'une à l'autre. D'une part, la biométrie
moderne est bien dans la continuation de l'anthropométrie et de la
biométrie au sens premier: il s'agit d'une science «
policière », voire de « l'indice » ou de la « trace
», au sens de C. Ginzburg (198o), qui tente de repérer les
détails ou minuties non visibles à l'oeil nu, mais qui permettent
l'identification de la personne. Logiques sécuritaires et
policières croisent ainsi la logique scientifique: « Parler de
biométrie plutôt que d'anthropométrie, c'est tenter
d'effacer cette affiliation. »26. La « logique de gestion
des flux » s'entrecroise avec « la perspective sécuritaire
»27. D'autre part, les technologies biométriques
peuvent notamment servir à des études statistiques, menant
éventuellement à un « profilage » des groupes et des
individus.
25 Cf. rapport Cabal (2003) , p.7. De même R.
Hopkins donne comme sens premier au terme
« biometrics » celui d' « études
statistiques de caractéristiques biologiques » ou, plus
précisément, d' « application de méthodes de calcul
(computational methods) à des traits biologiques, concernant en
particulier l'étude des caractéristiques biologiques uniques des
humains », tout en notant un glissement de sens vers la biométrie
en tant que moyen d'identification (Hopldns,1999)
· La biométrie
est toutefois aussi utilisée en agronomie.
26 Craipeau et al. (2004), p.5.
27 Ibid.
On sera alors amené à s'intéresser
à ce qu'on pourrait appeler, du nom apparemment paradoxal, de
données biométriques impersonnelles, c'est-à-dire
des données conservées dans des bases de données
anonymisées. Recueillies à l'aide de technologies
biométriques, ces données sont déliées de
l'état civil d'une personne, permettant leur anonymisation relative ou
« banalisation ». Centralisées et stockées dans des
systèmes informatiques, puis « traitées »28,
de telles données dites « impersonnelles » posent
néanmoins d'autres problèmes, au premier lieu desquels leur
apparente innocuité en ce qui concerne les libertés personnelles
(en particulier la vie privée) et donc leur généralisation
plus aisée, et d'autre part la possibilité, toujours existante,
de traiter ces données en entre-croisant plusieurs bases de
données anonymisées, permettant ainsi de ré-attribuer
un statut identifiant à ces données, c'est-à-dire de
leur attribuer un sujet physique et une personne juridique
identifiable29. Identification et statistiques s'entrecroisent
ainsi, les technologies biométriques permettant d'élaborer les
données primaires, qui sont exploitées et transformées par
des logiciels en données anonymes, qui à leur tour peuvent servir
de fondement à l'usage sur les groupes et les individus des
procédés biométriques.
28 « Constitue un traitement de données à
caractère personnel toute opération ou tout ensemble
d'opérations portant sur de telles données, quel que soit le
procédé utilisé, et notamment la collecte,
l'enregistrement, l'organisation, la conservation, l'adaptation ou la
modification, l'extraction, la consultation, l'utilisation, la
communication par transmission, diffusion ou toute autre forme de mise à
disposition, le rapprochement ou l'interconnexion, ainsi que le verrouillage,
l'effacement ou la destruction. » (art. 2 de la loi
Informatique et libertés) En modifiant les données, on peut les
anonymiser et obtenir ainsi un traitement de données «
impersonnelles ».
~9 Cf. l'exemple des trois bases de données
anonymisées en Islande et de la décision de la Cour suprême
islandaise (2003), cité in CCNE (Comité consultatif national
d'éthique), avis n°98 « Biométrie, données
identifiantes et droits de l'homme », 20 juin 2007.
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