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Les enchanteresses dans les compilations du XVe siècle

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par Julie Grenon-Morin
Université Sorbonne-nouvelle - Master 2 2011
  

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b) L'apotiquèresse au service d'Ulysse

En général, les compilateurs admirent le savoir de Circé. Boccace, par exemple, n'hésite pas à dire qu'elle était renommée dans son domaine. Boccace l'admire :

Circés fut une femme moult renommee, aussi jusques au jour d'uy, / ses enchantements et divinacions dont elle usoit comme les dittiers des poetes le tesmoignent, et fut fille du soleil et de Perse nymphe, deesse des eaues et fille de la mer85(*)» (« Circes, cantationibus suis in hodiernum usque famosissima mulier, ut poetarum testantur carmina, filia fuit Solis et Perse nynphe, Occeani filie86(*) », dans la version latine).

Le compilateur s'exprime aussi sur le fait que d'autres que lui ont salué ses dons. Comme l'explique Giovanna Angeli, il défend son héroïne de manière brave et peu coutumière pour le XIVe siècle : « Maladroit et parfois désobligeant dans ses louanges ambigües aux "cleres et nobles femmes", Boccace s'aventure pourtant dans une défense courageuse qui n'aurait pas dû rester oubliée87(*) ».

Circé est une figure centrale des mythes antiques. Il est donc logique qu'elle trouve sa place chez les compilateurs de femmes célèbres. Dans l'épopée d'Ulysse, elle est confrontée à une cohorte d'hommes desquels elle parvient à se faire respecter. Son savoir tient donc une place moins importante que sa perspicacité : « Elle est la magicienne de l'épopée, il n'y a aucun doute. Mais elle l'est dans un sens tout à fait différent du sens traditionnel donné à ce terme. Elle n'a pas besoin d'enchantement ou de moyens magiques pour ce qui est essentiel de son activité : la reconnaissance de la vraie nature des hommes qu'elle rencontre88(*) ». Bien qu'attachée au héros, elle le laisse partir, magnifiant encore plus le personnage.

Boccace fait aussi l'éloge de l'apparence physique de l'enchanteresse, qu'il qualifie de singulière. Elle sait prendre soin de cette beauté. L'auteur range dans le savoir l'art de bien prendre soin de soi. L'auteur note chez elle un grand sens de la prudence, ce qu'il répète à deux reprises, dans un texte qui, encore une fois, est assez restreint. Tout comme Médée, elle connaît les propriétés des plantes. Cet élément est aussi répété deux fois. Pour Boccace, Médée est « royne », alors que Circé est la fille du soleil, tout comme l'indique le titre du chapitre. Finalement, le compilateur n'est pas le seul à parler de la sorte de cette femme magique. Des mathématiciens (les astrologues entrent dans cette catégorie) estiment que le soleil donne aux gens certaines qualités :

Ceste femme cy, comme je croy, fut ditte et nommee fille du soleil pour ce qu'elle estoit femme de tresgrande et singuliere beauté, ou pour ce qu'elle fut tresinstruite et moult experte en l'art et cognoissance des herbes ou mieulx pour ce qu'elle fut tresprudente es choses qu'elle vouloit et avoit a faire, lesquelles choses, c'est assavoir beauté corporelle, cognoissance des vertus des herbes et prudence, le soleil selon divers regars de lui donne aux gens quilz naissent en ce monde, comme dient et estiment les mathematiciens89(*) » (« Solis, ut arbitror, ideo filia dicta, quia singulari floruerit pulchritudine, seu quia circa notitiam herbarum fuerit eruditissima, vel potius quia prudentissima in agendis : que omnia solem, variis habitis respectibus, dare nascentibus mathematici arbitrantur90(*) » dans le version originale).

Les mathématiques entrent dans les sept arts libéraux de l'éducation médiévale. Les frontières sont parfois poreuses entre les différentes sciences : « Dans le classement des sciences, elle [l'astronomie (et avec elle l'astrologie - termes presque toujours interchangeables au Moyen âge)] est subordonnée aux mathématiques. Dès le XIIe siècle, elle avait sa place dans l'enseignement des écoles et, plus tard, dans celui des universités naissantes91(*)». Ainsi, même les mathématiciens attestent des talents de l'enchanteresse, c'est-à-dire des gens qui se fient aux faits scientifiques et observables.

Pour conclure avec ce que le poète dit sur le savoir positif de Circé, il faut citer cette phrase, qui ne diffère que très peu du long exemple qui vient d'apparaître : « 

Dient ainsi doncques les poetes que ceste femme, par son art d'enchantement qu'elle avoit et exerçoit en chantant ses dittiers, ou par ce qu'elle entachoit ou empoisonnoit de venin les buvrages des maronniers quilz venoient et appliquoient en la ditte montaigne, qui jadiz avoit esté une isle ou ilz venoient, dy je, ou de certain propos et science, ou par force de tempeste et de vens estoient boutez et envoiez en la ditte montaigne, toutes ces gens elle muoit en bestes de dievrses especes, entre lesquelz furent mués les compaignons de Ulixes, qui nagoit et aloit par la mer au retour de la destrucion de Troye, lequel ne fut mie mué, mais en fut gardé et preservé par le conseil de Mercure, qui / le garda92(*).

Ainsi, Circé exerce ses pouvoirs, entre autres, par des chants. L'auteur se répète une fois de plus en spécifiant que des poètes avant lui avaient allégué pareilles informations. C'est comme si, peu sûr de lui, Boccace, aussi un compilateur, voulait se conforter s'appuyant sur d'autres, peut-être conscient de la nature inédite de ses écrits qu'il craignait de voir rejeter. En effet, à trois reprises, il parle des autres écrivains : Circé « fut ditte et nommee », « estiment les mathematiciens » et « ainsi doncques les poetes93(*) ».

Christine de Pizan va plus loin que Boccace dans La Cité des dames, en ce qui concerne Circé, mais aussi les femmes en général. Contrairement à son modèle, elle ne mentionne rien qui pourrait nuire à sa réputation. Féministe avant l'heure, aux yeux de ses contemporains, elle s'applique à corriger les portraits boccaciens :

Son but est clair, elle veut rehausser la nature féminine, et dans ce cas, mettre l'accent sur le rôle important que ces femmes ont joué dans le progrès de l'humanité, sans oublier un seul instant son projet d'écriture qui se consolide au fur et à mesure que ses arguments se renforcent et, telles des pierres, ils contribuent peu à peu à bâtir la ville qui logera tant d'illustres dames94(*).

Dans cette cité qu'elle bâtit, Circé est une femme magique qui tient une place importante. Sans doute qu'en tant qu'écrivaine passionnée presque à l'obsession par les livres95(*), Christine admire Circé. Cependant, elle ne louange pas plus l'enchanteresse que les autres femmes : « C'est [Le Livre de la Cité des dames] en somme une anthologie des beaux traits par lesquels des femmes de toute époque et de toute condition ont manifesté leurs talents ou leurs vertus96(*) ». L'auteure médiévale spécifie que Circé peut tout accomplir, grâce à ses dons. La manière dont Christine le verbalise met en valeur ce savoir, qui est forcément étendu :

Ceste dame sceut tant de l'art d'enchantement qu'il n'estoit chose qu'elle voulsist faire que par vertu de son enchantement ne feist. Elle savoit par vertu d'un breuvage qu'elle donnoit transmuer corps d'ommes en figures de bestes sauvages et d'oisiaulx, pour laquelle chose tesmoigner est escript en l'istoire de Ulixes97(*).

Cette phrase contient à deux reprises le mot « enchantement ». C'est dire à quel point cette notion importante à Christine de Pizan. Il n'en va cependant pas toujours ainsi dans ses écrits, par exemple dans Mutation de Fortune, où Circé ne fabrique pas elle-même la potion destinée aux compagnons d'Ulysse. Il s'agit de Fortune98(*).

Selon Gustave Jeanneau, il ne semble toutefois pas que Dufour se soit inspiré de son prédécesseur Christine99(*), sauf pour le cas isolé de Grisélidis. Dufour ne s'étale pas longuement sur le savoir de Circé (le texte la concernant ne remplissant qu'une demie page de l'édition critique de 1970), encore moins sur le savoir positif de l'enchanteresse. Il la qualifie de « grande » magicienne, dotée du don de la beauté : «Laquelle fut grande enchanteresse, belle entre les femmes100(*) ». De ces deux adjectifs, le plus intéressant est certainement « grande », désignant ainsi les facultés intellectuelles de Circé, alors que « belle » fait seulement référence à l'aspect extérieur du personnage. Moins visibles, les attributs qui ne concernent pas la beauté sont propres à valoriser la conception de la femme au Moyen âge.

Selon Dufour, Circé «par chansons, herbes et oncantations faisoit devenir les hommes bestes101(*)». Bien que cette phrase ne dénote pas un avis favorable sur le personnage, il met, en tous les cas, en valeur ses pouvoirs. De plus, elle est ambigüe, car elle spécifie également que les hommes sont métamorphosés. Néanmoins, on y apprend que Circé connaît les propriétés des herbes et des formules magiques. Dans L'Odyssée, les détails à ce sujet sont plus exhaustifs. En effet, la recette de la métamorphose des compagnons d'Ulysse va comme suit : l'enchanteresse leur « brouilla du fromage, de l'orge et du miel frais, avec du vin de Pramnos : un aliment où elle mêla de funestes drogues (pharmakon lugra) pour leur faire oublier complètement leur patrie102(*) ». Contrairement à l'auteur de l'Ovide moralisé, par exemple, La vie des femmes célèbres ne reprend pas à son compte la métamorphose afin d'y trouver le sens d'une morale religieuse. Ainsi, le processus de transformation opéré par Circé n'est pas, sous la plume de Dufour, une métaphore de la conversion chrétienne.

Selon Boccace, Circé possède le pouvoir de lire l'avenir. Bien que ce talent ne soit pas mentionné chez les autres compilateurs, on peut supposer, puisque le maître italien en a inspiré plusieurs, qu'elle possède aussi ce don dû à son statut d'enchanteresse. Cependant, cela n'est pas aussi clair que chez les sibylles, nous y reviendrons dans le chapitre suivant. Donc, Circé savait qu'Ulysse viendrait jusqu'à elle. C'est peut-être même elle qui a modifié le trajet de son voyage afin qu'il s'échoue sur son île. Cette propriété de lire dans l'avenir est très caractéristique des fées médiévales : « La fée s'est servie de son pouvoir de divination et d'encantemens pour attirer son amant. (...) Cet art, lié étroitement aux sciences et en particulier à l'astrologie, n'empêche pas ses adeptes d'être des chrétiens fidèles qui remplissent soigneusement leurs devoirs religieux103(*)». Circé est dépeinte par les compilateurs comme quelqu'un dont les pouvoirs doivent s'harmoniser avec la doctrine religieuse dans leurs écrits. Toujours en continuant sur les personnages de fées, nous pouvons dire que l'enchanteresse telle qu'elle est perçue dans les compilations du XVe siècle est l'aboutissement de nombreuses variations durant le Moyen âge : « Les fées progressivement deviennent des enchanteresses : l'identification de la fée et de la magicienne est accomplie au XVe siècle104(*) ».

Au XIVe siècle, Guillaume de Machaut entreprend lui aussi de raconter les péripéties de Circé, dont son histoire avec Picus. L'enchanteresse était amoureuse de lui, mais il en aimait une autre qu'elle. Il lui avait refusé sa tendresse : « Cyrcé, dame d'anchanterie, / Le pria de sa druerie, / Mais onques ne la voit oÿr / Nes ses paroles conjoïr105(*) ». Circé voulut se venger de cet affront. Elle le transforma alors en pivert, oiseau au plumage peu attrayant qui vit dans la forêt. Ici, la femme magique est qualifiée de « dame d'anchanterie ». Tout comme avec Dufour un peu plus haut, ces termes sont ambigus : ils oscillent entre la neutralité et la valorisation. Son pouvoir est toutefois nommé, ce qui n'est pas rien en soit. Machaut aurait pu opter pour « sorcière » ou « femme démoniaque », mais il ne l'a pas fait. Par ailleurs, il souligne les traits de caractère forts du personnage qui se fâche lorsqu'elle n'obtient pas ce qu'elle désire, ce qui est l'apanage de quelqu'un qui prend sa place dans le monde.

L'habitat de Circé, l'île d'Aéa est coupée du reste du monde et donc propice à l'imaginaire et ce, autant dans l'Antiquité qu'au Moyen âge. C.-C. Kappler estime que les îles sont commodes dans les représentations mentales des lecteurs, car elles sont éloignées, inconnues et mystérieuses106(*). Voilà pourquoi maints auteurs privilégiaient les îles. Sur ce morceau de terre perdue, Circé, la magicienne, évolue depuis de longues années lorsque le héros d'Homère parvient jusqu'à elle. Dans cet endroit reculé, il est logique qu'elle pratique ses sorts, coupée des humains qui la jugeraient et ne la comprendraient pas. Sur Aéa, elle s'assure ainsi un univers « où le merveilleux est toujours englobé dans un ensemble qui en "dilue" le charme [qui] est un univers clos, replié sur lui-même107(*) », contrairement au continent. De plus, les îles procurent le plaisir de fantaisie et d'esthétique.

L'île n'est pas mentionnée partout chez les compilateurs. Cependant, c'est le cas chez Christine de Pizan qui résume l'histoire avec Ulysse. Elle fait directement référence à son histoire et renonce à la réécrire avec détails. Cette érudite a forcément lu l'oeuvre homérique : « L'idée des livres, de leur abondance, de leur diversité, s'impose comme une véritable obsession (...) Ce goût pour les choses écrites est une forme précoce de l'esprit de compilation108(*) ». Beaucoup a été écrit sur cette femme qui écrit sur les femmes. Le savoir de Christine est très vaste pour quelqu'un, qui plus est de sexe féminin, de son époque. Avec la Cité des dames, elle réussit à insérer toutes sortes de figures qu'elle admire probablement. En s'écartant de la fiction à proprement parler, car la compilation « n'entre pas vraiment dans l'aventure littéraire109(*) », elle met de l'avant ses opinions tout en jouant avec son imagination. En effet, il s'agit bel et bien d'une prise de position, car l'auteure supprime ce qu'elle juge néfaste pour l'image de ses dames : « Les femmes scandaleuses y [dans le Livre de la Cité des dames] trouvent leur place seulement après avoir subi une censure110(*) ».

Les femmes des compilations sont listées dans le tableau « Ordre des chapitres » inséré un peu plus tôt. On peut y voir que Circé est placée au vingt-troisième rang chez Dufour. La Vie des femmes célèbres contient en fait quatre-vingt-onze notices biographiques. L'ouvrage commence par celle de la Vierge Marie et se termine par celle de Jeanne d'Arc. Quand il s'agit d'héroïnes historiques, elles sont juxtaposées de manière chronologique. L'enchanteresse se trouve entre Pénélope et Camille, deux personnages fictifs comme elle. Les informations qui concernent Circé concordent avec celles des autres compilations. Cependant, Dufour est parfois accusé de mal connaître son sujet :  

Ses ignorances concernant la mythologie sont flagrantes. (...) Nous aimerions pouvoir être assurés que de telles confusions sont imputables à la distraction du copiste : si cela n'est pas, elles nous renseignent au moins sur ce que pouvait être la connaissance de l'Antiquité chez un homme instruit au début du XVIe siècle111(*).

L'histoire de Circé concorde chez Christine de Pizan et Dufour. Le savoir de la dame est sensiblement le même. Les deux compilateurs ont beaucoup d'admiration pour les femmes érudites : « Dufour manifeste en effet une admiration toute spéciale pour les femmes cultivées (...) Cette admiration s'étend aux femmes poètes (...) Elle s'étend aussi aux femmes artistes112(*) ». En effet, il mentionne, au sujet de Circé, qu'elle maîtrise « chansons, herbes et oncantations ». Dufour aurait pu s'en tenir à dire qu'elle est une magicienne, mais sa liste est plus exubérante que cela. Il souligne, en plus de son habileté avec les plantes, sa connaissance de formules magiques. Si on considère que les connaissances contribuent de manière positive au monde et si on part du point de vue que l'éducation fait avancer l'espèce humaine, alors le savoir de Circé et des autres enchanteresses est positif.

Dans les mythes antiques et dans leurs réécritures médiévales, Circé connaît plus d'un enchantement. La science dont parlent les compilateurs et les auteurs et qui revient à de plus nombreuses reprises est celle des plantes. Ce topos est récurrent au Moyen âge :

Les poudres, les herbes, les potions sont fréquentes : leur composition n'est pas précisée et leur préparation n'est pas décrite. Certes elles sont généralement triblees, c'est-à-dire broyées, pilées. Cela correspond certes à une pratique courante (qui facile leur emploi), mais surtout il devient impossible de discerner de quoi elles sont faites après un tel traitement, ce qui implicitement dispense l'auteur de nous éclairer sur leur composition113(*)

Il est vrai que les auteurs cités ici n'entrent jamais dans les détails de composition des produits, ce qui est souvent le cas dans les textes de l'Antiquité. Il est probable que les écrivains aient volontairement omis ces recettes. Les auteurs ont pu agir ainsi afin de se dissocier à tout prix de la sorcellerie.

Il est indéniable que Circé utilise la magie, ce qui effraie. Mis entre les mains d'une femme, ces pouvoirs parfois considérés comme l'oeuvre du Démon, sont parfois passés sous silence ou sont critiqués. Comme l'indique A. M. Moreau, Circé n'est pas parmi les mieux vues du panthéon mythologique : « Elle paraît plus dangereuse, car c'est une magicienne, et une magicienne qui peut utiliser sa magie pour nuire, tandis que Calypso est présentée comme une amoureuse114(*) ». Son savoir prodigieux n'a rien pour rassurer, en particulier chez les hommes. Ses connaissances magiques peuvent signifier des liens avec le monde des esprits, notamment :

La magie se laisse définir, à la suite de P. Zumthor, comme "une certaine science ésotérique qui se donne pour but de parvenir à la connaissance des forces occultes qui meuvent les choses et à produire, en faisant jouer ces forces, à l'aide de disciplines appropriées, et grâce à une certaine expérience du monde des esprits, des effets merveilleux"115(*).

Cette « science » incertaine semble ne rallier véritablement personne, à l'exception, peut-être, de Christine de Pizan, fervente elle-même de connaissances. Ainsi, Circé doit la dangerosité de son personnage à son savoir.

Malgré les qualités que les compilateurs ont trouvées à l'enchanteresse, il demeure indubitable qu'elle effraie. Circé partage cette caractéristique avec Médée, sa nièce : « Transformées en sorcières, Circé et Médée, fille et petite-fille du Soleil, sont ainsi rationalisées comme le seront les fées116(*) ». En effet, les enchanteresses partagent plusieurs caractéristiques avec les fées. Ces figures imaginaires féminines possèdent toutes des pouvoirs extraordinaires qui les différencient des humaines ordinaires. Elles sont également le prolongement des mythes des siècles passés, antiques et celtiques. Ce savoir est, le plus souvent, rationalisé par les auteurs et parfois amoindri afin de les rendre plus réalistes. De plus, il faut mentionner que, comme l'a indiqué L. Harf-Lancner, Circé est la petite-fille du Soleil, ce qui est indiqué dans certains des titres des chapitres des compilations qui la concernent. Le soleil est l'instance suprême. Sans lui, la vie n'existe pas. Dans plusieurs mythologies, cet astre incarne le dieu le plus puissant. Étant la petite-fille du Soleil, Circé est donc une figure éminemment importante. Certains de ses pouvoirs pourraient même provenir de son aïeul. Chez Boccace, en version latine, elle est « Circe Solis filia » ou « Circes fille du soleil » en ancien français. L'auteur donne donc de l'importance à cette information au point de l'inclure dans le titre. Elle magnifie le personnage.

Les termes « fille du soleil » ne se retrouvent étonnamment pas dans le chapitre de Christine de Pizan. Cela est peut-être dû à une certaine perte de la popularité de la mythologie au cours du Moyen âge, qui refleurira à la Renaissance. Cependant, nous pouvons affirmer que la femme a bel et bien généré l'enthousiasme, à tout le moins chez les compilateurs. Ils se sont appliqués à faire connaître ses qualités, et ce dans des domaines dépassant la littérature : « Comme les arts, la littérature se mit à chanter les mérites de la femme. C'est ainsi que, dans La Nef des Dames vertueuses, contemporaine de l'ouvrage de Dufour, puisqu'elle fut publiée en 1503, Symphorien Champier, prenant parti contre ceux qui avaient mal parlé des dames, s'attacha à faire leur éloge117(*) ». Malgré tout, comme nous avons pu le voir, les remarques qui concernent Circé ne sont pas les plus élogieuses de La Vie des femmes célèbres.

Généralement, la magie de Circé était décriée chez les clercs :

[L]e latin magia (du grec mageia [...]) est le plus souvent employé avec un sens restrictif et négatif dans l'Occident chrétien. À l'instar de saint Augustin, la plupart des clercs médiévaux rejettent les « artifices des arts magiques » comme des « superstitions », comme des pratiques issues du paganisme et contraires à la foi chrétienne. Ainsi, Isidore de Séville, dans ses Étymologies, considère-t-il les magiciens (magi) comme des faiseurs de maléfices (maleficia) et des criminels qui perturbent les éléments, dérangent l'esprit des hommes et provoquent leur mort sans avoir besoin d'utiliser le poison, mais par la seule force de leur incantation118(*).

On peut donc trouver admirable que les pouvoirs de l'enchanteresse soient mentionnés et, dans certains cas, applaudis, comme chez Christine de Pizan et Boccace, dans une certaine mesure. Par sa description ambigüe de Circé, on ne peut pas dire qu'Antoine Dufour défie ces auteurs, tel Isidore de Séville, qui répriment de telles connaissances jugées antichrétiennes. Ainsi, les auteurs qui ont choisi de parler de ce savoir magique font preuve de plus de discernement à l'égard des femmes.

Dans son oeuvre, Antoine Dufour montre vraiment qu'il lui tient à coeur de faire avancer la cause des femmes. Seulement, en ce qui concerne Circé, il ne le fait pas comme pour certains autres portraits. « Certains exemples montreront qu'aussi bien que les hommes, elles peuvent avoir le sens politique, la hardiesse et la force physique, la valeur intellectuelle, la sagesse morale et toutes les vertus : l'amour filial, la fidélité, la discrétion, la chasteté119(*) ». Ces qualités ne semblent pas s'appliquer à la fille du Soleil, car toutes ces qualités ne sont pas mentionnées dans la compilation. Dufour semble voir en elle un être qui cherche plutôt à faire le Mal. La question se pose alors de savoir pourquoi elle se retrouve dans sa galerie. Il est probable qu'il a cherché avec elle à montrer un contre-exemple.

Il existe plusieurs explications à cette peur envers les femmes savantes dans les compilations du XVe siècle, mais aussi ailleurs. Cette peur a même touché les personnages fictifs. Pour y voir plus clair sur la question des différents auteurs et des dates de parution de leurs oeuvres, l'annexe VIII « Ordre chronologique du corpus » montre des listes selon les types d'oeuvres. Les auteurs se montraient sans doute prudents sachant que les lecteurs trouvaient là plusieurs de leurs modèles. Ce siècle précède celui de la Renaissance, qui bouleversa le monde occidental. Les courants d'idées se modifiaient tranquillement. On parviendra bientôt à l'époque des grandes découvertes, celle de la Renaissance. Madeleine Jeay explique ainsi le phénomène qui toucha également les compilations : « Il est permis de voir dans la poussée d'hostilité à l'égard des femmes qui se manifeste dans les fabliaux et les dits, une réaction à la place qu'elles occupent au sein des activités urbaines et un effet de l'importance prise par les questions de statut dans une société devenue plus diversifiée et complexe120(*) ». De plus, les galeries de portraits peuvent être perçues comme une sorte de manuel conçu pour les femmes.

Le portrait de Circé chez Dufour, mois que celui de Médée, est dépeint sévèrement. Il semble plutôt valoriser, règle générale, des qualités propres aux hommes :

Cet idéal semble parfois assez peu féminin. Certaines vertus dont il fait l'éloge, comme l'endurance physique, le courage à la guerre, l'habileté politique, sont plus ordinairement l'apanage des héros que celui des héroïnes (...) Il s'attarde rarement à exalter les qualités qu'on recherche habituellement chez la femme, comme la délicatesse, la douceur, la tendresse (...) Sans doute la connaissance du coeur féminin était-elle incomplète chez Dufour121(*).

Il est vrai qu'en tant que prêtre, il est normal que le compilateur ne connaisse pas trop les « rouages » des femmes. Dufour croit peut-être que la promotion du sexe féminin se fait par l'encouragement des femmes de la même manière que les hommes. Il croyait peut-être qu'il fallait encourager les femmes de la même manière que les hommes, bien que cela paraisse naïf. Dans cette perspective, La vie des femmes célèbres serait donc une oeuvre maladroite, mais dont la bonne volonté de l'auteur, malgré quelques anicroches, serait à saluer.

En sa qualité de femme, Christine de Pizan, sait mieux éviter les pièges inhérents à son projet. Fidèle à son projet de forteresse pour les femmes, elle évince, au contraire de Dufour, toute formule au sujet de Circé qui pourrait nuire au portrait qu'elle veut établir. Elle y parvient mieux que tous les compilateurs. C'est avec ce genre d'oeuvre comme Le Livre de la Cité des Dames qu'un vent nouveau se fait déjà sentir :

L'idée même de sécession, de forclusion, induite de la représentation de la cité parfaite à l'abri de laquelle se tiennent les femmes célèbres, a été considérée comme le signe d'un changement dans le champ des représentations sociales de la fin du Moyen Âge et comme un témoignage capital pour l'histoire des femmes et pour la pensée occidentale en général122(*).

Bien qu'ambigus et maladroits, les compilateurs ont manifesté un intérêt pour les femmes loin d'être négligeable.

* 85 Boccace, ibid., p. 119.

* 86 Famous Women, p. 150.

* 87 Angeli, ibid., p. 125.

* 88 Karsai, ibid., p. 196.

* 89 Bocacce, ibid., p. 119.

* 90 Famous Women, ibid., p. 150.

* 91 Doris Ruhe. «Divination au Moyen âge. Théories et pratiques», Moult obscures paroles, sous la direction de Richard Trachsler avec la collaboration de Julien Abed et David Expert, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2007, p. 20.

* 92 Boccace, ibid., p. 119.

* 93 Idem.

* 94 Gonzàlez, ibid., p. 330.

* 95 Blanchard, ibid., p. 144-145.

* 96 Alfred Jeanroy. « Boccace et Christine de Pisan. Le De claris mulieribus, principale source du Livre de la Cité des dames », Romania, 48, 1922, p. 93.

* 97 Christine de Pizan, ibid., p. 164.

* 98 Pairet, ibid., p.162.

* 99 Dufour, ibid., p. XXXIII.

* 100 Ibid., p. 50.

* 101 Idem

* 102 Karsai, ibid., p. 188.

* 103 Ruhe, ibid., p. 18.

* 104 Danielle Böhler-Regnier. «Sibylle dans La Salade d'Antoine de la Sale : la reine souterraine au coeur d'un traité didactique. Enquête sur l'imaginaire de la figure séductrice et satanique au XVe siècle en milieu princier» dans Sibille e linguaggi oracolari, éd. Ileana Chirassi Colombo, Pisa-Roma, Instituti editoriali e poligrafici internazionali, 1998, p. 680.

* 105 Machaut, ibid., p. 616.

* 106 Kappler, ibid., p. 35.

* 107 Idem.

* 108 Blanchard, ibid., p. 144-145.

* 109 Ibid., p. 140.

* 110 Angeli, ibid., p. 124.

* 111 Dufour, ibid., p. XL.

* 112 Ibid., p. LIII.

* 113 Christine Ferlampin-Acher. Merveilles et topiques merveilleuses dans les romans médiévaux, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 222.

* 114 Alain Moreau Alain. «Médée la magicienne au Promètheion, un monde de l'entre-deux», dans La magie : actes du colloque international de Montpellier 25-27 mars 1999. La magie dans l'antiquité tardive. Les mythes, édition scientifique par Alain Moreau et Jean-Claude Turpin, tome II, Montpellier, Publications de la Recherche Université Paul-Valéry, Montpellier III, 2000, p. 250.

* 115 Ferlampin-Acher, ibid., p. 220.

* 116 Harf-Lancner, ibid., p. 411.

* 117 Dufour, ibid., p. XXIV.

* 118 Jean-Patrice Boudet. «Magie» dans Michel Zink et al. Le Dictionnaire du Moyen âge, Paris, Presses universitaires de France, coll. Quadrige, 2002, p. 863.

* 119 Dufour, ibid., p. XXIII.

* 120 Jeay, ibid., p. 242.

* 121 Dufour, ibid., p. LIII.

* 122 Blanchard, ibid., p. 139.

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