Ces femmes magiques
Les compilateurs ne parlent pas forcément tous des
enchanteresses Médée, Circé et les sibylles. L'annexe II,
Les enchanteresses selon les compilateurs, montre par un tableau la
présence ou non des enchanteresses selon chaque compilation. Elles sont
présentes entre quatre et quatorze fois. C'est Boccace qui en a mis le
moins et Christine de Pizan le plus. Le cas des sibylles est de loin le plus
complexe, car les auteurs ne sont pas tous d'accord quant à leur nombre
et leur nom. Il existe donc quatorze sibylles, alors que, dans les
compilations, on en dénombre neuf, dix ou douze. Dans le tableau, les
douze sibylles, de Libie à Phrigie, sont présentes Symphorien
Champier. Chez Martin Le Franc, il y a Albunée et Chimère qui
diffèrent. Champier considère qu'Albunée et Tiburtine sont
les mêmes. Il faut aussi noter que les noms varient d'un auteur à
l'autre, ce qui rend parfois difficile leur classement. De plus, la sibylle
Érithrée revient à deux reprises, dans Le Livre de la
Cité des dames : une première fois dans le chapitre
« Où il est question des dix sibylles » et la seconde fois
dans le chapitre qui le suit directement « Où il est question de la
sibylle Érithrée ». Cela est aussi le cas pour
Almathée, qui apparaît dans le chapitre des dix sibylles et dans
un qui lui est consacré. Chez Le Franc, Érythrée revient
également à deux reprises. Chez ces deux auteurs, on
présente d'abord les sibylles en groupe, puis une ou deux autres d'entre
elles sont décrites à part.
En tout, il existe cinquante-sept cas d'enchanteresses, dans
les compilations de mon corpus seulement. Deux figures seulement reviennent
chez les six compilateurs : les sibylles Érythrée et
Almathée ou Cumane. Médée est plus populaire que
Circé, se retrouvant dans quatre compilations, contre trois pour sa
congénère. Les sibylles reviennent généralement
chez plus d'un auteur des compilations. Chimère, quant à elle,
est présente seulement chez Martin Le Franc. Malgré que Boccace
soit l'instigateur des compilations, un fait retient l'attention : il n'a
retenu que quatre enchanteresses dans De claris mulieribus
(Érythrée, Almathée, Médée et Circé).
À l'inverse, Christine de Pizan qui s'est fortement inspirée du
Florentin en compte le plus grand nombre. On peut donc affirmer qu'elle n'a pas
lésiné sur les ajouts. Il faut dire que son ouvrage se veut un
monument à la gloire des femmes et qu'il est avantageux d'y
intégré toutes celles qu'elle juge dignes d'intérêt.
Derrière Christine, Jean Robertet a augmenté le nombre des
sibylles à douze et parle également de Circé.
Contrairement à Christine, Symphorien Champier et Martin Le Franc
annoncent dix sibylles. En outre, Champier est l'unique auteur qui parle de
Médée sans parler de Circé.
Champier, Boccace et Christine de Pizan ont composé de
recueils qui juxtaposent des chapitres désignant chacun un ou plusieurs
personnages. Martin Le Franc est exclu du tableau de l'annexe II. Le
Champion est une oeuvre qui tient beaucoup du récit, car son
ouvrage n'est pas divisé en chapitres correspondant à un
personnage. Champier a suivi l'ordre des chapitres de Christine de Pizan et
Boccace. L'ordre des femmes chez Dufour ne présente que peu de
similitudes avec les autres compilateurs. Sans être placés au
même endroit dans la compilation, certains personnages sont à
proximité les uns des autres, par exemple Érythrée
placée douzième chez Dufour et treizième chez Champier.
Elles se chevauchent donc et cela peut relever du hasard uniquement. Les
astérisques, toujours dans le tableau, indiquent ces rapprochements.
Comme mentionné en ouverture de ce texte, les
enchanteresses jouissent d'une représentation foisonnante. Outre les
compilations, plusieurs oeuvres de fiction les ont mises en scène.
Ainsi, les sibylles sont des héroïnes multiples réduites
à une seule chez Guillaume de Machaut avec le Voir-dit et
Antoine de la Sale avec Le Paradis de la reine Sibylle, où elle
est une souveraine d'un monde étrange. Quant à
Médée, Benoît de Sainte-Maure dans Le Roman de
Troie et Guillaume de Machaut dans la même oeuvre ont
esquissé son portrait. Finalement, Circé, une nouvelle fois la
moins populaire, a pris vie dans le Roman de Troie et Le
Voir-dit, encore. Comme nous le verrons, cette impopularité tient
du fait que son histoire est moins explosive que celle de Médée.
Du côté des sibylles, leur nombre crée leur force. Les
cinquante-sept portraits portant sur les enchanteresses sont
rédigés en moyen français et en latin. La coloration des
mots utilisés pour parler d'elles fera ici l'objet d'une attention
particulière. Les auteurs médiévaux ont transformé
la matière antique selon leur gré, mais aussi selon les
conventions de leur époque. Pour nous, lecteurs contemporains, les
enchanteresses désignent des magiciennes, voire des fées, dont le
savoir merveilleux déclenche l'admiration et nous plonge dans un monde
en dehors de la réalité. Sous la plume des compilateurs, elles en
sont pourtant bien loin.
Les enchanteresses sont des femmes aux pouvoirs surnaturels.
Comme tel, elles ne sont pas de véritables humaines. Leur savoir
merveilleux ne peut pas se retrouver entre les mains de simples mortelles. Les
enchanteresses ne sont pas non plus des fées, car elles n'ont pas
hérité de leurs pouvoirs. Le savoir merveilleux qui nous occupe
ici concerne la divination (chez les sibylles), la capacité de se
métamorphoser (la reine Sibylle) ou bien de transformer d'autres
personnages (Circé). Chez Médée, elle sait notamment
ensorceler des objets et fabriquer des potions. Elles les ont acquis par la
pratique et l'enseignement. Les enchanteresses sont cependant des
« êtres faés », c'est-à-dire magiques.
Le texte qui suit tentera donc de répondre aux
questions suivantes : Comment était perçu le savoir des
enchanteresses dans les compilations du XVe siècle? Pourquoi les auteurs
jugent de manière positive ou négative le savoir des femmes?
(Qu'est-ce que cela nous apprend sur leur vision de la femme / ce qui vient de
leur propre condition : homme / femme, clerc ou non, etc.?). Par savoir
dénigré, j'entends le savoir qui est critiqué par les
auteurs. Il s'agit le plus souvent de dons extraordinaires
caractéristiques des enchanteresses, mais qui provoquent une attitude
négative chez les auteurs. À l'inverse, le savoir valorisé
est le savoir dont les auteurs font l'éloge ou qui provoquent leur
admiration. Mon travail se divise en trois chapitres :
Médée, Circé et les sibylles. Chacune des parties est
divisée en deux : le savoir dénigré et le savoir
valorisé. Chaque chapitre commence par une courte introduction et une
conclusion le termine. Plusieurs annexes éclairent le texte.
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