Paragraphe 2 : Les causes immédiates
Nous nous intéresserons dans ce paragraphe aux raisons
qui pourront préciser les sources internes des conflits. Pour ce faire,
il nous sera nécessaire de structurer cette analyse sur deux plans.
A- Sur le plan sociopolitique
Au plus fort de la crise économique qu'a connue la
Côte d'Ivoire à la fin de la décennie 1980,
Houphouët-Boigny fit appel à Alassane Dramane Ouattara en 1990,
fonctionnaire international peu connu dans son pays. Après la mort du
« Vieux » en décembre 1993, Alassane Ouattara et ses hommes
contestent au président de l'Assemblée Nationale Henri Konan
Bédié, héritier prévu par la Constitution,
l'accession automatique à la magistrature suprême. Malgré
cette opposition, ce dernier viendra s'autoproclamer à la
télévision nationale, Président de la République de
Côte d'Ivoire. Dès lors, l'ancien premier Ministre rejoint une
formation politique transfuge du Parti Démocratique de Côte
d'Ivoire (PDCI).
Dans le souci de se maintenir au pouvoir, le président
Henri Konan Bédié crée le concept d'«ivoirité
», qui n'aura de sens que celui voulu par son concepteur ou son
utilisateur. Tantôt il désignait sur le plan culturel ce qui est
propre à l'ivoirien ou qui détermine la marque identitaire
d'ivoirien, tantôt il désignait un système socio-
économique appartenant aux seuls ivoiriens de naissance, des ivoiriens
de souche multiséculaire (qui ont leurs deux parents biologiques
ivoiriens ainsi que leurs grands- parents eux-mêmes ivoiriens de
naissance). Dans la pratique, ce concept a contribué à
créer un sentiment de dédain vis-à-vis de l'autre, de
celui qui n'était pas ivoirien ou chez des personnes ivoiriennes dont
les patronymes avaient une consonance nordiste dont on retrouvait les
mêmes appellations dans les autres pays de la sous-région.
Sur le plan politique il est utilisé comme arme par les
tenants du pouvoir pour écarter des adversaires politiques et rejeter
tous ceux qui critiquaient le pouvoir ou qui s'étaient
érigés contre leur système de gouvernance au nombre
desquels Alassane Ouattara, Djény Kobenan, Amadou Kourouma. De
même, la nationalité des ressortissants de la partie
septentrionale du pays sera remise en cause. Toute chose qui contribuera
à instaurer un climat délétère. C'est dans ce
contexte, que le 24 décembre 1999, le Général Robert
Gueï, appuyé par l'armée, destituera le président
ivoirien Henri Konan Bédié. A partir de cette date, la Côte
d'Ivoire prit un rendez-vous avec l'instabilité politique. Sous la
transition militaire, le concept d'ivoirité qui avait cours refait
surface.
Ainsi, pendant les élections d'octobre 2000, tous les
potentiels candidats des partis à forte obédience tels le PDCI et
le RDR seront systématiquement rejetés par la cour suprême
dirigée par Tia Koné. C'est donc seul que Laurent Gbagbo
affrontera le général putschiste lors de ces élections
présidentielles. A l'issue de ce scrutin, le Général
Gueï s'autoproclame à la télévision nationale
Président de la République, décision que contestera
Laurent Gbagbo, en appelant ses militants à sortir massivement dans la
rue pour faire échec à ce qu'il a appelé
« un hold hup électoral ». Il fut finalement proclamé
et investi Président le 26 octobre 2000.
Contestée à son tour par les militants
d'Alassane Ouattara, pour la plupart originaires de la partie septentrionale du
pays, cette élection donnera lieu à des affrontements entre
adversaires politiques. Les « nordistes » sont l'objet d'une
sanglante répression de la part des forces de l'ordre sur indication des
sympathisants du FPI. Au cours de son mandat, Laurent Gbagbo reprend à
son compte le concept d'« ivoirité » qui avait
jusque-là envenimé la situation sociopolitique du pays. Ainsi de
nombreux ressortissants du nord seront privés de leur droit civique.
Certains verront leur carte d'identité confisquée par les forces
de l'ordre pour nationalité douteuse, tandis que d'autres se verront
refuser le certificat de nationalité. Cette situation a engendré
au sein de la population nordiste des sentiments de frustration, de rejet
tendant à faire d'eux des apatrides. Et, l'argument de l'exclusion et de
la xénophobie est tout trouvé sous le vocable « assaillants
venus du nord», lorsque le 19 septembre 2002, une tentative de coup d'Etat
fut perpétrée et finira par devenir une rébellion avec
pour base Bouaké. Celle-ci va se transformer en un conflit international
pour impliquer de nombreuses nations.
La crise de légitimité à la tête de
l'État est née du non-respect dans la proclamation des
résultats des règles légales et des institutions
républicaines de la Côte d'Ivoire par les partisans d'Alassane
Ouattara et ses appuis extérieurs.
En effet, le 2 décembre 2010, les résultats
provisoires, favorables à Alassane Ouattara (54,1 %), ont
été annoncés, hors délai, par le seul
président de la Commission Electorale Indépendante (CEI), que
n'accompagnait aucun des commissaires, à l'Hôtel du Golf, devenu
le siège du concurrent de Gbagbo, et non au siège de la CEI. Au
lendemain du 3 décembre, conformément à la loi
électorale, le Conseil Constitutionnel, seule juridiction
habilitée à le faire, a proclamé les résultats
définitifs, accordant la victoire au Président sortant Laurent
Gbagbo, avec 51,45 % des suffrages.
Monsieur Choi, représentant spécial du
Secrétaire Général de l'ONU dans ce pays, à peine
annoncés les résultats du Conseil Constitutionnel, a
décidé de valider les résultats de la CEI, se
prévalant de son rôle de certificateur qui en aucune façon
ne le plaçait au-dessus des institutions ivoiriennes. Pourtant, les
résultats provisoires choisis par Monsieur Choi avalisent une fraude
caractérisée.
En effet, sur les 20073 procès-verbaux de bureaux de
vote, 1001 comportaient un nombre de votants supérieur au nombre
d'inscrits, 807 comportaient plus de suffrages exprimés que d'inscrits,
1231 étaient dépourvus du sticker certifiant la validité
du procès-verbal. Ces 3039 bureaux représentent 1 337 572
inscrits et 583 334 votants. Faut-il ajouter que, dans 1533 bureaux
représentant 582 248 inscrits et 223 162 votants, le Président
sortant Laurent Gbagbo a obtenu 3 ou moins de 3 voix. Les procès-verbaux
douteux provenaient, pour l'essentiel, des cinq régions du nord du pays
où le Conseil Constitutionnel a annulé les résultats de 7
départements dans trois régions du nord (Vallée du
Bandama, les Savanes et Worodougou) où des recours, portant sur 600 000
voix environ, avaient été déposés par la
majorité présidentielle.
A signaler que, faute de recours, le Conseil Constitutionnel
a validé les surprenants résultats de la région du
Denguélé où Alassane Ouattara l'emporte avec 97,85 % des
suffrages, soit 70 357 voix, contre 2,15 % à Laurent Gbagbo, soit 1151
voix.
Le scrutin a été entièrement
faussé dans les cinq régions du nord représentant 17 % de
l'électorat national, en raison de la sortie des forces armées
des Forces Nouvelles, ancienne rébellion qui n'avait pas
été désarmée comme l'imposait pourtant l'Accord de
Ouagadougou. Cette pression militaire, écartant les représentants
de la LMP des bureaux de vote afin d'y organiser une fraude massive et
pourchassant les éventuels électeurs favorables à Laurent
Gbagbo, enlève toute crédibilité au scrutin dans cette
partie du pays.
A noter que, dans les quatorze régions du reste du
pays, représentant 83 % des inscrits, le candidat Ouattara n'a
déposé aucun recours. Laurent Gbagbo y obtient 2 031 294 voix
(53,86 %) contre 1739 945 (46,13 %) pour son adversaire.
Ainsi, il incombait au Représentant spécial du
Secrétaire Général des Nations Unies de veiller au strict
respect du verdict des urnes. Malgré l'unanimité apparente des
différentes parties, la certification faite par le Représentant
spécial du Secrétaire Général de l'ONU en
Côte d'Ivoire, après la proclamation des résultats du
second tour de la présidentielle par la CEI et le Conseil
Constitutionnel, sera remise en cause par le camp Gbagbo qui a accusé
l'ONU d'être partiale. Et c'est le refus du président Laurent
Gbagbo de reconnaître la victoire d'Alassane Ouattara qui sera à
l'origine de la crise postélectorale ivoirienne.
B- Sur le plans socio économique et
culturel
La crise économique et le phénomène
d'appauvrissement des populations constituent l'une des causes principales de
l'instabilité en Côte d'Ivoire. Depuis l'indépendance en
1960 jusqu'au gouvernement d'Henry Konan Bédié en 1993, le
café et le cacao constituent la base sociale et politique du parti au
pouvoir (PDCI-RDA) qui a crée une « bourgeoisie de
planteurs ».
La production générale des principaux produits a
chuté en 1999 alors que les prix ont diminué depuis 1997 pour le
coton, l'huile d'arachide et de palme, le sucre aussi bien que pour le cacao et
le café. Les exportations du café ont diminué fortement.
Ces difficultés économiques ont coïncidé avec la
libéralisation de l'économie ivoirienne. Ce qui a provoqué
une conjoncture sociale et économique particulièrement
défavorable. La réforme de la caisse de stabilisation de soutien
des prix de produits agricoles (CAISTAB) réalisée en 1999 et la
libéralisation de la filière cacao ont provoqué le
mécontentement des exportateurs car l'état ne pouvait plus
apporter son soutien à ces derniers. La stabilisation des prix de cacao
et la garantie des ventes anticipées par la Caistab avaient cessé
dès août 1999.
La libéralisation des prix a emmené la
concurrence parmi les producteurs et la fluctuation des cours s'est directement
répercutée sur eux. En plus de ce facteur, l'Union
Européenne a aussi autorisé l'utilisation d'autres
matières que le cacao (le beurre de karité) dans la fabrication
du chocolat à hauteur de 5%. C'est pourquoi les producteurs ivoiriens
ont vendu le cacao à des prix historiquement bas en 1999. Cette
situation économique a fini par des mouvements de grève, de
blocage de la commercialisation du cacao et de la destruction de milliers de
tonnes de cacao.
Ces mouvements de grève se sont étendus sur les
autres producteurs locaux de coton (à cause de la fixation du prix du
coton après la libéralisation de la filière en 1998) et de
palmier à huile (contre des prix trop bas). Même les dockers du
port d'Abidjan ont protesté contre la baisse de leurs salaires. Par
ailleurs, l'augmentation des prix de certains produits de première
nécessité comme le carburant répercutée sur les
tarifs des transports en commun a provoqué la diminution du pouvoir
d'achat de la population.
Le stimulateur de ces problèmes est lié au
comportement d'Henry Konan Bédié dans la gestion des affaires
publiques du pays qui a entraîné le gèle des financements
en 1999 par les institutions de Bretton Woods. Ce qui se résume
par :
· l'indifférence notoire du régime d'Henry
Konan Bédié « aux évolutions du contexte
international » ;
· la diminution de l'Aide Publique au
Développement (ADP) par les bailleurs de fonds ;
· L'émergence de thèmes comme la
« bonne gouvernance et la responsabilité » et leur
ignorance par le régime de Bédié ;
· l'étendue de la fraude fiscale, l'absence de
sanctions des individus convaincus de détournements, de substantielles
dépenses ou de budget, ainsi que des dépenses non
ordonnées.
Bref, en somme, l'inertie du régime sur la lutte
contre la pauvreté et l'inefficacité des dépenses
publiques dans les secteurs sociaux constituent parmi tant d'autres, les
facteurs de déstabilisation du pouvoir de Bédié. Pour
atteindre leurs objectifs politiques, certains politiciens ont utilisé
la crise économique, le problème du foncier et celui des
étrangers pour créer des sentiments de xénophobie au sein
de la population forestière de la Côte d'Ivoire. C'est donc sur
cette base qu'après la mort de Félix Houphouët Boigny en
1993 que la notion de l'« Ivoirité » fut
politiquement exploitée par Bédié et ses partisans pour
écarter son principal concurrent et premier Ministre Alassane Dramane
Ouattara.
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