Le droit des propriétés publiques à l'épreuve de la valorisation du domaine public hertzien par le CSA( Télécharger le fichier original )par Morgan Reynaud Université du Maine - Master 2 Juriste de droit Public 2011 |
2) La qualification jurisprudentielle et doctrinaleLa jurisprudence s'est, à partir de 1989, déclarée favorable à l'idée de qualifier le spectre de dépendance du domaine public. Ainsi, le juge administratif s'est, à de multiples reprises, référé à la notion de domaine public hertzien. Il l'a notamment fait en 2006 en considérant que « les autorisations d'utilisation des fréquences délivrées par l'ARCEP, même si elles ont notamment pour effet de permettre l'utilisation du domaine public hertzien, créent des droits au profit de leurs titulaires 22(*)». De même, se prononçant sur la régularité de la procédure de sélection des candidats en vue d'une attribution de fréquence par l'ARCEP, le Conseil d'État a considéré que « chaque candidat était suffisamment éclairé sur les objectifs que poursuivait l'administration par l'attribution de ces autorisations d'occupation du domaine public hertzien23(*) ». Le juge administratif a donc bien su prendre en compte ce caractère domanial. Il en est de même pour le juge constitutionnel, habituellement très prudent sur ce point, qui, en 2000, dans le cadre de l'examen de la loi de finance pour 2001, a considéré que « l'utilisation des fréquences radioélectriques sur le territoire de la République constitue un mode d'occupation privatif du domaine public de l'État24(*) ». Néanmoins, si les juridictions suprêmes ont attendu la qualification législative pour consacrer l'existence d'un domaine public hertzien autonome, une partie de la doctrine a, elle, considéré bien avant, ou concomitamment, que le spectre hertzien devait être qualifié de dépendance domaniale. L'idée de domaine public hertzien remonte aux années d'après guerre. Cette idée germa dans l'esprit du Commissaire du Gouvernement Chenot dans l'affaire Radio-Atlantique précédemment évoquée. Dans ses conclusions, le Commissaire du Gouvernement avertissait le Conseil d'État, par une formule visionnaire, que « le progrès technique a renouvelé [...] les conceptions juridiques du domaine public [...] Les phénomènes radioélectriques font concevoir, dans l'espace où se propagent les ondes, la notion d'un domaine public qui leur est propre et dont l'État doit assurer la garde, la police, l'exploitation ». Au soutien de cette affirmation, le commissaire du gouvernement Chenot évoquait l'existence d'un « service public virtuel » de la communication électronique. Pour lui, en effet, le secteur de la communication était un service public en ce qu'il constituait une activité d'intérêt général dont les conditions d'exercice étaient exorbitantes du droit commun. Il expliquait ainsi que la diffusion d'informations, de programmes artistiques, littéraires ou musicaux revêtaient nécessairement, et évidemment, les caractéristiques d'une mission d'intérêt général. De même, la nécessité de coordination technique nationale et internationale en matière d'utilisation des fréquences impliquait, pour lui, l'impossibilité pour des opérateurs privés de pourvoir à cette mission d'intérêt général dans de bonnes conditions. Les spécificités techniques de l'utilisation des bandes de fréquences empêchaient, pour lui, la « privatisation » de cette activité. Dès lors, le commissaire du Gouvernement Chenot concluait que cette activité d'intérêt général, non susceptible d'être convenablement pourvue par un opérateur privé en raison de sa spécificité, devait se voir appliquer « un régime de service public ». Pour ce faire, le Commissaire du Gouvernement se fondait sur les liens, alors très resserrés, entre service public et domaine public. Il qualifiait donc le service de radiodiffusion de « service public virtuel », du fait de cette combinaison entre domaine public et service public. Ainsi le commissaire du Gouvernement expliquait-il que « certaines activités d'intérêt général non susceptibles d'être exercées dans des conditions satisfaisantes par le libre jeu d'une entreprise privée, présentent ainsi le caractère de services publics virtuels et peuvent être soumises à un régime de service public par une simple intervention de l'autorité administrative, et notamment par le biais d'une autorisation domaniale assortie d'obligations de service public ». Cette position peut relativement bien se comprendre à une époque où l'on ne concevait pas la réalisation d'un service public sans la qualification domaniale de son support. Le Conseil d'État a suivi les conclusions du commissaire du gouvernement ; mais uniquement en ce qui concerne le dispositif de l'arrêt. Les motifs, eux, ne se fondent que sur la seule notion de service public, laissant ainsi de côté la notion de « service public virtuel » permettant seule de qualifier le spectre de domaine public hertzien. Par la suite, le débat de la qualification domaniale du spectre est tombé en désuétude pour ressurgir en 1982, 1986 et 1989 au moment de l'adoption des grandes lois sur l'audiovisuel ; certains députés, on l'a vu, voyant dans la qualification domaniale un moyen de protéger l'intégrité du spectre et de permettre à l'État de garder une place prédominante sur sa gestion. Outre cette « doctrine parlementaire », d'autres arguments ont plaidé en faveur de la qualification domaniale du spectre. Ainsi, il a été soutenu que la rareté des fréquences hertziennes disponibles et utilisables nécessitaient la qualification domaniale du spectre25(*). Si le spectre est, en soi, très étendu, l'utilisation de celui-ci est, quant à elle, très limitée. En effet, premièrement, toutes les ondes ne sont pas utilisables. Ainsi, par exemple, les ondes dites « TLF26(*) », qui vont de 0Hz à 3Hz, ne peuvent, actuellement, pas servir au transport d'informations. Correspondent à ces longueurs d'ondes les champs magnétiques, les ondes et bruits électromagnétiques naturels ainsi que les ondes gravitationnelles27(*). Il en va de même des ondes submillimétriques, dites «ondes « THF28(*) », allant de 300 GHz à 300 000 000 THz, qui, elles non plus, ne peuvent être utilisées pour la diffusion d'informations ou de programmes, dès lors qu'elles sont produites par certains rayons ionisants comme les rayons X, les rayons gamma ou les ultraviolets. De plus, il convient de préciser que l'utilisation convenable du spectre implique nécessairement que les fréquences attribuées à des services différents ne soient pas trop proches les unes des autres. En effet, dans un pareil cas, les risques de « brouillages » sont avérés. Dans ce cas, la bonne utilisation du spectre hertzien n'est pas assurée. Or, c'est ce caractère de rareté qui plaidait, pour une partie de la doctrine, en faveur de la qualification domaniale du spectre. Ainsi, Bertrand Delcros notait29(*) que la rareté avait, dans l'histoire, justifié le classement domanial de biens n'appartenant, en principe pas, au domaine public. Au soutien de ses dires, il évoquait la loi du 16 juin 1851 qui prévoyait la classification domaniale des cours d'eau d'Algérie, alors partagée en trois départements français, en vue d'en protéger l'intégrité et d'assurer l'intérêt général. On comprend bien l'intérêt du législateur de protéger ces cours d'eau, dans une région particulièrement aride et où l'eau est « dispensée d'une main si avare30(*) ». L'auteur développe un exemple équivalent en matière de cours d'eau en Outre-mer. La rareté du bien en fait donc un bien sensible, fragile, auquel il convient d'apporter une protection particulière. Le régime de la domanialité publique s'impose ainsi comme un régime de protection de biens fragiles ou rares. On peut moderniser cet exemple en notant, entre autres, que l'article L2111-4 du CGPPP définit le domaine public naturel maritime, ou que l'article L2111-7 prévoit le domaine public fluvial. De même, l'article L2112-1 du même code prévoit l'existence d'un « domaine public culturel » en disposant que « sans préjudice des dispositions applicables en matière de protection des biens culturels, font partie du domaine public mobilier de la personne publique propriétaire les biens présentant un intérêt public du point de vue de l'histoire, de l'art, de l'archéologie, de la science ou de la technique ». A titre d'exemple, le code cite, notamment, les collections des musées, les collections de documents anciens, rares ou précieux des bibliothèques. Là encore, ces biens sont rares et doivent être protégés en conséquence. La qualification domaniale pourvoit à ce besoin de protection31(*). Dans toutes ces hypothèses, et bien d'autres, la qualification domaniale est motivée par la nécessité de protéger le bien qui en fait l'objet. Soit qu'il s'agisse d'un bien ou d'une ressource fragile (comme certaines dépendances du domaine public naturel), soit qu'il s'agisse d'une ressource rare (comme les oeuvres d'art). Aussi il apparaît que la qualité protectrice du régime domanial est favorable à l'affirmation d'un domaine public hertzien. Une telle qualification s'impose ainsi comme le moyen le plus évident et le plus efficace pour protéger cette ressource rare qu'est le spectre radioélectrique. Cependant, si la qualification domaniale du spectre semble nécessaire à la conservation et à la gestion adéquate de celui-ci, il n'en demeure pas moins qu'une telle qualification législative, et doctrinale, peut s'avérer douteuse sur de nombreux points. * 22 CE.30 juin 2006. Sté Neuf Télécom, Req n°289564 : Rec p 309 ; Jeanneney, chronique, AJDA 2006.1703. * 23 CE. 16 novembre 2007, Région Rhône-Alpes, Req n°298941. * 24 CC. 28 décembre 2000. Loi de finances pour 2001, n°2000-442 DC : JE Schoettl, « La loi de finances pour 2001 devant le Conseil constitutionnel », LPA 4 janvier 2001p13 ; Ph Loïc, RFDC 2001 n°45p 137 ; Ch Nzaloussou, « A propos des redevances d'utilisation des fréquences UMTS en France », RIDE 2001 n°2 p 225 ; «Jean Dufau , « Le domaine public hertzien, un concept juridiquement contestable » Moniteur Travaux publics 9 mars 2001. * 25 Voir en ce sens : JF Calmette, « La rareté en Droit Public », ed L'Harmattan, 2004 ; B. Delcros et D Truchet, « Controverse, les ondes appartiennent-elles au domaine public ? » RFDA 1989.251. * 26 Tremendously Low Frequency. * 27 Voir en ce sens la page suivante : http://olivier-4.blogs.nouvelobs.com/archive/2009/05/16/reponse-aux-lecteurs-2-du-photon-a-toutes-les-sauces.html, utilisée après vérification auprès de personnes compétentes. * 28 Tremendously High Frequency. * 29 B. Delcros et D Truchet, « Controverse, les ondes appartiennent-elles au domaine public ? » précité. * 30 Rapporteur de la Loi du 16 juin 1851, cité par B. Delcros dans l'article précité. * 31 J. Gaté, « Le corps humain, bien public hors du commun », Mélanges en l'honneur d'Etienne Fatôme, Dalloz 2011. |
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