L'accès de la société civile à la justice internationale économique( Télécharger le fichier original )par Farouk El-Hosseny Université de Montréal - LLM 2010 |
III) Obtenir l'accès à quel titre ?Dans les passages précédents, nous avons traité des caractéristiques et des fonctions de la société civile. Il importe dès lors de traiter de sa qualité comme un acteur non étatique au sein de l'ordre juridique international. En effet, la société civile atteindrait l'accès à la justice internationale économique à titre de sujet post-moderne de droit international, soit au même titre que les multinationales/investisseurs, ces derniers bénéficiant déjà d'un accès direct par l'entremise des mécanismes de règlements de différends prévus par les TBI. Il ne s'agit pas de traiter ici des débats volumineux entourant cette question de droit international public, l'objectif de cette partie étant plutôt d'aborder le débat quant au statut des acteurs non étatiques afin d'illustrer que : grâce à leurs poids et leurs influences, la société civile et les 133 S. FRANCK, op. cit., note 128, p.10. 134 Id., note 124. multinationales surgissent en tant que véritables partenaires et interlocuteurs indispensables des États dans le développement du droit international économique135. Cette nouvelle réalité se traduit par le début d'un éloignement du modèle << westphalien >>, ou moderne, centré autour de l'État, pour se rapprocher d'un modèle plus cosmopolite projetant d'autres acteurs et entités sur la scène internationale136. Dans ce modèle << post-moderne >>, les acteurs non étatiques se rapprochent du statut de << participants >> à un << processus >> et les caractéristiques de sujets de droit international s'appliquent à des acteurs non étatiques. 1) Du rôle de « participants » à un « processus »Les acteurs non étatiques sont qualifiés de << participants >> au droit international, et en considérant celui-ci comme << processus>>137. En effet, selon Rosalyn Higgins, le droit international serait un processus de prise de décisions dans lequel les acteurs non étatiques sont souvent des participants indépendants et où ils ont un rôle conséquent138. À ce titre, la reconnaissance des acteurs non étatiques s'imposerait à défaut de quoi le droit international serait bureaucratisé, obsolète et où le fossé entre de jure et de facto serait désormais irréconciliable: « International law has been called upon to abandon sacrosanct rules rooted in the past and adapt itself to newly emergent social conditions>>139. Nombreux sont ceux qui remettent en question le statut actuel du droit 135 P. DUMBERRY, op. cit., note 45, p. 104. 136 F. MAGRIS, op. cit., note 94, p.282. 137 Rosalyn HIGGINS, <<Problems and Process: International law and how we use it >>, Oxford, Oxford University Press, 1993, p.50; J. ZERK, op. cit., note 34, p.74; P. MUCHLINSKI, op. cit., note 56, p. 231. 138 T. MERON, op. cit., note 66, p.355. 139 S. TULLY, op. cit., note 47, p. 6. international comme étant essentiellement focalisé sur l'État140. Selon cette vision classique, les États sont les uniques sujets de droit international, tandis que les individus, entreprises et autres entités privées sont considérés comme objets de droit international141. Divers développements ont cependant bouleversé cette vision classique. À titre d'exemple, le droit des particuliers d'intenter un recours contre un État pour des violations de droits de l'homme devant la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg marque ce changement de dynamique142. Ces particuliers deviennent dès lors des sujets actifs de droit international à travers les recours directs et individuels qui leur sont offerts. C'est à cet égard et dans ce contexte que de nombreux auteurs considèrent que ce sont la société civile et les multinationales qui gagnent présentement du terrain aux dépens de l'État. Ce dernier serait en train de perdre sa << supériorité inhérente » en devenant un acteur parmi d'autres sur la scène internationale143. Certains auteurs iront jusqu'à déclarer que le nouvel ordre juridique international économique projetterait les États << en second plan derrière le marché et ses forces »144. Si l'on donnait une forme géométrique à ces développements, on imaginerait un << triangle normatif » qui regrouperait des acteurs publics, privés et civils où chacun aurait un impact effectif 140 Marouf MANIRUZZAMAN, << International Development Law as Applcable Law to Economic Development Agreements : A Prognostic View », Wisconsin International Law Journal, dans Fiona BEVERIGDE (dir.), Globalization and International Investment, Burlington, Ashgate, 2005, p.80. 141 J. ZERK, op. cit., note 34, p.73. 142 M. DELMAS-MARTY, op. cit., note 63, p. 19. 143 Ladite «supériorité inhérente» - telle que qualifiée par Duncan French - reposerait entre autres sur la centralisation gouvernementale dans les domaines politiques, socio-économiques, et militaires. Voir D. FRENCH, op. cit., note 46, p. 61. 144 P. ROSIAK, op. cit., note 34, p. 253. sur le droit international145. La vision classique du droit international aurait en revanche une forme strictement linéaire ou verticale. L'augmentation du nombre d'organisations internationales constitue par ailleurs une porte d'entrée aux acteurs non étatiques. Ils y participent activement et exercent une influence sur les agendas de ces organisations. Leur présence et leur assistance lors des négociations des traités et des accords internationaux illustrent la magnitude de leur rôle146. Ce phénomène est également illustré au niveau du Fonds monétaire international (FMI) où une coopération et un dialogue se sont forgés avec la société civile au sujet de la restructuration de la dette des pays les plus pauvres, relation que la puissante organisation ne conduit typiquement et uniquement qu'avec un État147. De plus, grâce à leur pouvoir normatif, les acteurs non étatiques participent effectivement au processus de création de droit international. Cette participation est concrétisée par la préparation et l'adoption de projets de textes et par le plaidoyer qu'elles exercent à l'égard des États et des organisations internationales telles que l'ONU ou l'OMC. Ce processus est accentué par l'utilisation des pouvoirs conséquents des médias, des nouvelles technologies de communication ainsi que des campagnes de relations publiques. Les acteurs non étatiques envoient souvent des délégations afin de présenter leurs perspectives et leurs agendas directement auprès 145 M. DELMAS-MARTY, op. cit., note 5, p. 327. 146 À titre d'exemple, lors de la conférence de Rome pour l'établissement de la CPI, certains membres de la société civile étaient des participants aux négociations, et quelques uns faisaient même partie de délégations étatiques; Voir T. MERON, op. cit., note 66, p.347. 147 L'organisation est également très susceptible à l'égard de son image telle que vue par la société civile, notamment et évidemment en ce qui a trait aux questions de transparence. Voir Bulletin du FMI pour la société civile, « Rapport d'une ONG : Le FMI louangé pour sa transparence », février 2007, en ligne : http://www.imf.org/External/NP/EXR/cs/fra/2007/index.htm#art2b; Voir également P. ROSIAK, op. cit., note 34, p. 78. des organisations internationales et des États148. Ceci fut le cas en l'occurrence lors du cycle d'Uruguay, durant lequel le lobby de l'industrie pharmaceutique a eu un rôle reconnu et édifiant visant à l'inclusion de la protection de la propriété intellectuelle dans les négociations149. Il s'agit de l'exemple par excellence de l'influence des multinationales dans la création de normes juridiques et dans l'élaboration des traités et des accords internationaux150: « Les transnationales deviennent créatrices de droit et récupèrent une capacité normative par négociations, par consensus, par pression, par délégation (...)»151. L'influence des multinationales décrite ci-dessus est généralement exercée par les grands groupes corporatifs des pays développés152. Ce constat est illustré par le rôle du lobby de l'industrie chimique américaine qui accompagnait sa délégation nationale, offrant soutiens et conseils, durant le cycle de Tokyo où l'Accord sur les barrières techniques au commerce (BTC) et l'Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS) ont été négociés153. Nous pouvons également noter le rôle édifiant des groupes corporatifs américains, canadiens et mexicains dans l'élaboration et la révision des règles de l'ALENA avant leur entrée en vigueur154. Le pouvoir normatif des acteurs non étatiques est également illustré par la lex mercatoria, qui représente un ensemble de normes constitué à travers une utilisation universelle/internationale et systématique de contrats-types ou de clauses 148 T. MERON, op. cit., note 66, p. 540. 149 Les États-Unis et l'Union européenne ont été notamment assistés par le Financial Leaders Group. Voir P. ROSIAK, op. cit., note 34, p. 264; S. CHARNOVITZ, op. cit., note 30, p. 529; J. STIGLITZ, op. cit., note 126, p.105. 150 Id., note 34, p. 264; Id., note 30, p. 529; Id., note 114, p.105. 151 P. ROSIAK, op. cit., note 34, p. 274. 152 S. TULLY, op. cit., note 47, p. 155. 153 Id., note 47, p. 156. 154 Id., note 47, p. 157. contractuelles standardisées. Elle incarne les usages commerciaux ayant pour finalité de créer des principes juridiques opposables. Ces normes sont nées véritablement de la volonté des entreprises et des commerçants. Dès lors, la lex mercatoria représente bel et bien un exemple de la relativité du monopole normatif international de l'État155. Une autre illustration de ce pouvoir normatif des acteurs non étatiques serait le principe de supply chain responsibility. Selon ce principe, une entreprise est responsable au même titre que son sous-traitant ou son fournisseur156. Si le soustraitant ou le fournisseur conduit ses activités dans des conditions de travail qui mettent en cause sa responsabilité, l'entreprise cliente serait responsable au même titre que le fournisseur. Il a justement été soulevé dans le cadre de la lutte contre les sweatshop dans les années 1990. Il constitue un signal d'alarme pour les multinationales puisque le grand public ne fait que peu de distinctions entre ces dernières et ses sous-traitants. Ce principe a été utilisé par des ONG telles qu'Amnesty International et Oxfam depuis longtemps et il est de plus en plus accepté. Il a été repris par l'OCDE et l'ONU dans les normes couvrant les activités des multinationales que nous traitons dans cette étude157. The Commission on Business and Society de la Chambre de commerce international (CCI) a également émis une politique portant sur le principe de supply chain responsibility158. Elle contient des 155 M. DELMAS-MARTY, op. cit., note 5, p. 101; Id., note 47, , p. 92. 156 S. CUMMINGS, op. cit., note 32, p. 12; J. ZERK, op. cit., note 34, p.265. 157 Les normes de l'OCDE encouragent, et n'obligent pas, les entreprises d'inciter ses partenaires, sous-traitants, fournisseurs, à adopter une conduite corporative compatible avec les Directives. Par contre, les Normes de l'ONU vont plus loin encore au point d'imposer à une multinationale de cesser de faire affaire avec des tiers qui persistent à ignorer les Normes. Voir Organisation de coopération et de développement économique, << Les Principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales », 31 octobre 2001, en ligne : http://www.oecd.org/document/28/0,3343,fr26493488923975321111,00.html; Partie II - Principes généraux, paragraphe 10; Commentaires sur les Normes sur la responsabilité en matière de droits de l'homme des sociétés transnationales et autres entreprises, U.N. Doc. E/CN.4/Sub.2/2003/38/Rev.2 (2003), en ligne : http://www1.umn.edu/humanrts/links/commentary-Aug2003.html; Paragraphe 15 c). 158 Chambre de Commerce Internationale, << Policy Statement : ICC guidance on supply chain responsibility », 23 octobre 2007, en ligne: http://www.icc-wcf.biz/uploadedFiles/ICC/policy/business_in_society/Statements/141- 75%20int%20rev6%20FINAL.pdf . recommandations afin de guider les entreprises dans la mise en place de procédés leur permettant de se conformer aux exigences de ce principe. En ce qui concerne plus particulièrement la société civile, son pouvoir normatif est spécifiquement caractérisé par la proposition d'alternatives et des solutions concrètes aux problématiques du statu quo qu'elle dénonce. Ces propositions sont d'une importance cardinale puisqu'elles ajoutent à sa cause et à sa crédibilité en mettant en valeur son caractère de << participant >>159, cela lui ayant par exemple permis d'exiger l'abandon du projet de l'Accord multilatéral sur l'investissement de l'OCDE que nous avons traité plus haut160. Une illustration desdites alternatives et solutions se trouve dans un modèle de traité d'investissement élaboré par l'Institut international de développement durable161. Ce modèle d'accord couvre des matières reliées à la protection d'investissement, au développement, à l'environnement, aux droits de l'homme et au droit du travail. Il entérine le principe d'intégration selon lequel les activités économiques, financières, sociales et environnementales sont interdépendantes et requièrent une approche globale et intégrée162. Ainsi, les activités de la société civile et des multinationales ont un rôle considérable dans le développement du droit international économique à travers la proposition de nouvelles normes et ce, de façon continue. Si elles sont réellement 159 Alternative for the Americas est un parfait exemple, Voir C. RODRIGUEZ-GARAVITO, op. cit., note 117, p. 83; Voir également Von MOLKE, «A Model International Investment Agreement for the Promotion of Sustainable Development», International Institute for Sustainable Development, 2004, en ligne: www.iisd.org/pdf/2004/trade_model_inv.pdf. 160 E. KENTIN, op. cit., note 42, p. 314. 161 Le modèle d'accord impose une obligation aux investisseurs de s'assurer que leurs investissements rencontrent l'exigence de durabilité, et donc qu'ils soient non nuisibles à l'environnement et aux communautés locales. Voir Id., note 149, p. 219. 162 Chapitre 8.2, << Intégration de l'environnement et du développement aux niveaux de l'élaboration des politiques, de la planification et de la gestion >>, «Agenda 21», en ligne: http://www.un.org/esa/sustdev/documents/agenda21/french/action2.htm; Voir également E. KENTIN, op. cit., note 42, p. 315. adoptées et reflétées dans les pratiques étatiques, ces normes pourraient un jour devenir des normes coutumières obligatoires163. Ceci est illustré par les normes contenues dans les instruments de soft law. En effet, elles pourraient servir à interpréter des traités existants, constituer une base pour d'éventuels traités ou accords et à forger de nouvelles coutumes164. Nous pensons ici aux principes non contraignants de la RSE qui ont vu le jour grâce à la contribution des acteurs non étatiques et qui sont consacrés entièrement dans des initiatives et des instruments de soft law165. L'ONU et plusieurs de ses agences telles que CNUCED et la Sous-commission des droits de l'homme sont déjà un forum pour cette fermentation d'un droit international économique qui couvrirait la RSE. Il reste à savoir s'il y aura cristallisation d'une pratique étatique autour de ces principes ou s'ils seront ignorés166. Le rôle de participants est par ailleurs illustré dans le domaine de règlement des différends internationaux. Les acteurs non étatiques interviennent dans ces différends à titre de plaignants, de véritables initiateurs des procédures ou encore en tant qu'amicus curiae. Cette dernière procédure est perçue par la société civile comme une porte d'entrée à des juridictions internationales. Elle pourrait ainsi avoir un impact sur l'évolution de la jurisprudence et sur l'interprétation du droit. Le statut d'amicus curiae lui permettrait d'atteindre ce statut de << participant >> - ou de partenaire dans le développement du droit international économique - à travers justement l'accès à ces juridictions167. Ce statut d' << ami de la cour >> pourrait être 163 J. ZERK, op. cit., note 34, p.248. 164 M. KRUGER et D. WEISSBRODT, op. cit., note 56, p. 212. 165 J. ZERK, op. cit., note 34, p.245. 166 S. TULLY, op. cit., note 47, p. 133. 167 C. CÔTÉ, op. cit., note 35, p. 401. considéré comme un remède à l'incapacité juridique internationale de la société civile. Nous aborderons la question de l'amicus curiae plus en détail par la suite. Enfin, la contribution des acteurs non étatiques dans la création de normes de droit international est indirecte puisque leurs normes doivent être ultimement sanctionnées par les États168. Ces derniers sont et demeurent tout de même les véritables créateurs du droit international169. |
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