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L'accès de la société civile à  la justice internationale économique

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par Farouk El-Hosseny
Université de Montréal - LLM 2010
  

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CONCLUSION

Le mot justice est la traduction de justitia en latin et Diké en grec. Or, ces deux mots n'auraient pas exactement les mêmes significations. La subtilité entre les deux significations nous révèle deux conceptions de ce que la justice serait. Diké est l'expression proclamée suite à un partage égal satisfaisant à tous. Diké fut personnifiée en déesse, la fille de Zeus, déesse de l'harmonie et de la paix civile528. Par contre, justitia « ne sortirait pas des tribunaux », la soeur romaine de Diké rendait à chacun son dû sans aucune considération pour la satisfaction générale. Ces deux personnifications sont emblématiques de deux conceptions différentes de la justice, une conception éthique et morale par opposition à une qui est positiviste, rationaliste et strictement juridique529.

La société civile accèderait à une justice internationale économique qui aspire à être éthique et morale. Une justice qui exprimerait plus que la simple conformité avec les lois, une qui engendrerait harmonie et paix530. Une qui serait attentive à la voix de toutes les personnes affectées, qui poserait sur la balance les différents enjeux en cause afin d'arriver à une décision juste. La société civile soulèverait à la justice internationale économique les violations aux droits non marchands découlant de l'exercice de droits strictement marchands.

Or, le droit d'être entendu par cette justice est accordé à un acteur unique, représentant les pouvoirs du marché. La justice est ainsi uniquement attentive aux violations de droits marchands tandis que d'autres droits, non strictement marchands,

528 Guy CROS et P.C. SOLBERG, « Droit et la doctrine de la justice », Paris, Librairie Felix Alcan, 1936, p.81.

529 Id., note 528, p.82.

530 Id., note 528, p.80.

sont de plus en plus en cause. Ce double standard est emblématique d'une globalisation des marchés à sens unique. Nous croyons d'ailleurs que ce phénomène, autrement qualifié de mondialisation, pourrait mener l'humanité soit vers une paix mondiale531, soit vers une nouvelle forme de tyrannie ou de dictature...La dictature du marché...

Cette modeste étude a ainsi examiné l'éventualité de l'accès par la société civile à la justice internationale économique. Étant donné son caractère fondamentalement hétérogène et ramifié, nous avons tenté de délimiter ce que nous entendons par la société civile, le but étant d'identifier le type de ces acteurs qui accèderaient à la justice internationale économique. Nous avons pu relever une niche d'acteurs ayant un pouvoir normatif considérable, soit des organisations de la société civile qui contribuent à la création du droit international. Ces acteurs ne sont pas à confondre avec les mouvements anarchiques ou altermondialistes. Ils ont effectivement une expertise et une notoriété incontournable quant à de nombreuses problématiques de la globalisation des marchés. Leurs normes ne sont pas formelles car aucune sanction juridique à leur violation n'est prévue. Elles sont cependant reprises comme source essentielle pour le législateur étatique et pour les organisations internationales.

La société civile ne bénéficie pas de la même légitimité que les États afin de représenter les collectivités. Elle n'est tout simplement pas élue. La problématique était donc d'identifier les motifs au soutien de son accès éventuel à la justice internationale économique. À l'heure de la globalisation des marchés que nous

531 Voir M. DELMAS-MARTY, loc. cit., note 74, p. 4.

vivons, la société civile surgit en tant que puissance de premier rang dans la défense transnationale des droits non marchands. Elle opère directement sur le terrain. Elle est souvent même plus proche des communautés locales que les institutions étatiques. Elle a l'expertise et le savoir hautement complexe des enjeux reliés aux droits de l'homme, à l'environnement, et au développement durable en cause. Et surtout, la société civile a les capacités et les moyens d'exercer des pressions conséquentes sur les multinationales, les États, les institutions, et les juridictions impliquées dans la gouvernance économique mondiale. Il appert également que, grâce à l'opposabilité des droits marchands par la société civile, le droit international économique est interprété éclectiquement. Cela entraîne son « décloisonnement », soit son interprétation à la lumière des droits fondamentaux en cause. Le résultat est prometteur : les conflits entre les deux ensembles de normes sont du moins réduits. Ces développements permettraient un rapprochement à une globalisation éthique, et l'éloignement d'une globalisation à sens unique.

La justice internationale économique est en principe réservée aux États. Elle applique en effet le droit international public dont les uniques sujets sont les États et les organisations internationales. En principe, ces sujets sont les uniques acteurs capables d'être titulaires de droits et de devoirs internationaux. Or, ce principe est plus que jamais remis en cause. Les TBI sont venus octroyer des droits et des obligations internationales aux investisseurs, ces derniers étant des objets de droit international public classique puisqu'ils sont des acteurs non étatiques. La percée de la société civile et des multinationales au sein de l'ordre juridique internationale ne cesse cependant de s'amplifier. Cette percée se matérialise par une participation, une

collaboration, une coordination, une consultation, en somme, une présence sans précédent au sein des organisations internationales. A titre d'exemple, à la veille de la conférence de Copenhague sur le réchauffement climatique, 950 ONG bénéficient du statut d'observateur à la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (« CCNUCC »). Cette intervention sans précédent des acteurs non étatiques serait emblématique d'un droit international public en pleine effervescence. Certains acteurs de la société civile seraient ainsi un jour des sujets à part entière de droit international public. Elle accèderait à la justice internationale économique en se prévalant de cette qualité nouvellement octroyée.

Outre leur caractéristique commune d'acteurs non étatiques, les symétries entre la société civile et les multinationales les placent sur un pied d'égalité. Il appert ainsi qu'un double standard existe car l'accès à la justice est garanti à un acteur uniquement et non pas aux deux. D'une part, les deux acteurs ont dérobé l'État de son monopole normatif, l'exemple le plus flagrant étant la question du développement durable et de la responsabilité sociale des entreprises. D'autre part, tous deux ont retrouvé un intérêt commun pour ces questions non marchandes. Tous deux légifèrent dans ce domaine par l'entremise d'instruments privés, de codes de conduite ou à travers d'initiatives internationales, soit des instruments de soft law. Tel qu'exposé plus haut, à la différence des normes étatiques, aucune norme ne prévoit de sanctions aux violations de ces instruments. Ces violations sont en revanche pénalisées à travers la sanction des consommateurs et des investisseurs de plus en plus avertis et de plus en plus exigeants en matière de responsabilité socio-environnementale.

À l'instar de ce recul de l'État, les deux acteurs exercent une pression imposante sur de nombreux États pour le respect de la règle de droit. Nous avons évoqué l'exemple de l'accession de la Chine à l'OMC. Nous pouvons raisonnablement nous attendre à des pressions similaires sur la Russie, la Libye, l'Iran, l'Algérie ou encore le Soudan qui ne sont pas encore des membres de l'OMC, mais qui y accèderaient peut-être un jour. Par ailleurs, les multinationales seraient les véritables initiateurs des différends à l'OMC. Mireille Delmas-Marty décrit la situation de la sorte : « (...) à mesure que l'on découvre à quel point les litiges de droit international public traités à l'OMC, et considérés comme interétatiques, concernent en réalité et de fort près les intérêts économiques privés »532. Nous avions vu que cette réalité s'applique également à la société civile. Elle a soulevé à maintes reprises des questions environnementales et de santé publique auprès des États comme fondement à des recours devant l'OMC.

Face à cette dynamique d'intervention des acteurs non étatiques, les pays en développement soulèvent leur opposition à la percée générale de ces acteurs. L'accord de l'OMC ne leur avait prévu qu'un rôle strictement consultatif. Selon ces pays, l'organisation devrait demeurer interétatique où les États, les véritables sujets de droit international, sont les uniques acteurs de premier plan. La participation de la société civile et des multinationales est en effet perçue par les pays en développement comme un apport à la position des pays développés, d'où la grande partie de ces acteurs proviennent. Il faudrait tout de même examiner si la position de ces pays aurait changé vu les récentes mobilisations de la part de la société civile. Cette

532 M. DELMAS-MARTY, loc. cit., note 7, p. 25.

dernière s'est fortement engagée auprès des pays en développement, entre autres, en matière de réforme d'ADPIC concernant l'accès aux médicaments génériques et quant à la question du réchauffement climatique.

Concernant la question de l'asymétrie entre les deux acteurs, les investisseurs bénéficient d'un accès direct à la justice internationale économique pour plusieurs raisons, l'objectif de dépolitiser le règlement des différends relatifs aux investissements étant une de ces raisons principales. L'État de l'investisseur lésé intervenait par l'entremise de la protection diplomatique, tandis que l'État d'accueil voyait sa souveraineté menacée face à de telles interventions. Une longue histoire de tensions dans les relations internationales, surtout les relations dites « Nord-Sud », s'était développée à cause de ces différends. Grâce à l'arbitrage, l'investisseur étranger est cependant protégé par un accès à une justice internationale, impartiale, et qui respecte les exigences du procès équitable.

Or, d'une part, dans le contexte de la globalisation des marchés ces différends se retrouvent de nouveau politisés dû à la pression de la société civile. En effet, les investissements étrangers touchent de plus en plus à des domaines qui suscitent un énorme intérêt public. D'autre part, ce sont justement ces mêmes exigences du procès équitable qui ne sont plus respectées. Des instruments de référence, telle que la Déclaration universelle des droits de l'homme, ainsi que des instruments contraignants, telle que la Convention européenne des droits de l'homme, réitèrent le droit de toute personne d'être entendue lorsque ses droits sont affectés. Pourtant, l'accès de la société civile a vu des progressions. Grâce à une plus grande acceptation de la procédure d'amicus curiae, de nombreuses juridictions ont entendu

les plaidoyers de la société civile. On est tout de même loin d'une satisfaction véritable du droit d'être entendu. Les raisons énoncées ci-dessus indiquent clairement que le double standard n'est plus justifié.

Le compte rendu des effets, déjà suscités par l'accès restreint de la société civile, ne fait par ailleurs que renforcer l'octroi d'un accès à part entière. Les juridictions du droit international économique ont longuement été accusées d'être << secrètes >>. En ce qui concerne l'OMC, certains auteurs suggèrent d'ailleurs que la confidentialité des procédures à l'ORD serait un obstacle à l'atteinte d'une véritable juridictionnalisation533. Grâce à l'ouverture à la société civile, ces juridictions bénéficient d'une plus ample transparence et leur légitimité est mieux assurée. La question suivante et embarrassante résume la mise en cause de cette légitimité : comment permettre à des tribunaux << secrets >> de (i) renverser des mesures publiques, ultimement votées par la voie démocratique, en faveur d'un investisseur privé, et (ii) de juger sans écouter/considérer les voix de toutes les parties prenantes affectées par le litige?

En soulevant directement à l'attention du tribunal le préjudice subi par les parties prenantes, la société civile a cependant pu engendrer la prise en compte de considérations juridiques non soulevées par les parties. Ce constat a été relevé dans de nombreuses décisions, où les juridictions saisies ont analysé les impacts de droits de l'homme, de développement durable et de santé publique soulevés par la société civile. En effet, la relation strictement contractuelle et privé entre l'État et l'investisseur empêche le premier de défendre adéquatement les problématiques non

533 C. CÔTÉ, op. cit., note 35, p. 84.

marchandes en cause, étant donné que le lien entre les deux est strictement monétaire et économique. L'État qui soulèverait ces problématiques serait automatiquement soupçonné de vouloir échapper à ses engagements contractuels, en se prévalant de prétextes liés aux préoccupations non marchandes.

Ces effets bénéfiques déjà suscités par l'intervention de la société civile ne sont pas des hypothèses. Au contraire, ils ont été repris et encadrés dans le nouveau règlement du CIRDI et dans les nouveaux TBI signés par le Canada. Ces derniers traités accordent une importance considérable aux préoccupations non marchandes, importance méconnue jusqu'alors dans le domaine de l'investissement étranger direct bien que longtemps soulevée et exigée par la société civile. Nous pouvons raisonnablement déduire que le Canada a été attentif à ces réclamations et plaidoyers.

En bref, à la veille de la Conférence de Copenhague sur le réchauffement climatique, nous croyons également qu'il existe une sincère volonté de la part de la communauté internationale de mieux veiller au respect de l'environnement et des aspects non marchands. Vingt ans auparavant, la fin de la guerre froide marqua une nouvelle ère de néolibéralisme et de développement strictement économique. Vingt ans plus tard, nous sommes convaincus qu'un grand mouvement s'intensifie pour une nouvelle ère de libéralisme responsable, et de développement économique durable.

Un accès de la société civile à la justice internationale économique - qui irait au-delà de l'intervention à titre d'amicus curiae - dans le but de défendre des droits non marchands est selon nous une éventualité réaliste. Les modalités et les conditions d'un tel accès restent à déterminer bien évidemment. Des modèles et des critères

peuvent être transposés de l'espace européen où un tel accès fleurit534. Une chose est claire : la société civile ne cessera pas d'intervenir à titre d'amicus curiae auprès des juridictions internationales économiques. Au contraire, nous croyons que ces interventions ne feront qu'augmenter, jusqu'à ce que leur droit d'être entendu soit véritablement reconnu.

Enfin, le véritable apport de cette étude est la présentation d'une idée ambitieuse, voir provocatrice, d'un accès de la société civile à la justice internationale économique qui irait au-delà de l'intervention à titre d'amicus curiae, déjà elle-même fort controversée, dans le but de défendre des droits non marchands. Une société civile qui (i) se dote d'un pouvoir normatif édifiant; (ii) se projette en tant que défenderesse de première ligne des préoccupations et des droits non marchands; (iii) s'investit pour « décloisonner » le droit international économique en soulevant l'applicabilité des droits fondamentaux; (iii) et qui se présente en tant que partenaire essentiel dans un ordre juridique international, où elle récupère de plus en plus des attributs de sujet de droit international.

En considérant entre autres les TBI récemment signés par le Canada, l'étude s'est également axée vers une vision canadienne qui, nous le croyons et l'espérons, vise sincèrement une globalisation des marchés équitable et un développement économique durable. La poursuite de ces deux derniers objectifs constitue le motif principal inspirant cette étude. Ceci dit, le mûrissement de notre idée et l'approche de notre étude ont été largement influencées par un milieu académique assez

534 Voir l'article 34 de la Convention européenne des droits de l'homme. L'article établit que toute personne peut instituer un recours directement contre un État signataire qui a violé les obligations de la convention devant la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg.

exceptionnel. L'Université de Montréal, en tant qu'institution québécoise, est un forum unique pour l'échange de pensées scientifiques entre des courants nord américains ou anglo-saxons et continentaux ou francophones, et même au-delà, englobant des contributions des quatre coins de la planète. Le résultat est qu'un vaste spectre de positions académiques, allant du néolibéral à l'altermondialiste, y est fidèlement exposé. Cela nous a permis d'analyser avec un certain recul le rôle des divers acteurs de la gouvernance économique mondiale (États, organisations internationales, et acteurs non étatiques), et donc sans les idéaliser ou les démoniser. En somme, la richesse même de ce milieu, par son ouverture, son multiculturalisme, et sa sophistication scientifique présente un véritable climat propice à la culture d'une infinité d'idées et d'efforts académiques, dont cette modeste étude...

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote