CONCLUSION
Le mot justice est la traduction de justitia
en latin et Diké en grec. Or, ces deux mots n'auraient pas
exactement les mêmes significations. La subtilité entre les deux
significations nous révèle deux conceptions de ce que la
justice serait. Diké est l'expression proclamée
suite à un partage égal satisfaisant à tous.
Diké fut personnifiée en déesse, la fille de
Zeus, déesse de l'harmonie et de la paix civile528. Par
contre, justitia « ne sortirait pas des tribunaux », la
soeur romaine de Diké rendait à chacun son dû sans
aucune considération pour la satisfaction générale. Ces
deux personnifications sont emblématiques de deux conceptions
différentes de la justice, une conception éthique et
morale par opposition à une qui est positiviste, rationaliste et
strictement juridique529.
La société civile accèderait à une
justice internationale économique qui aspire à être
éthique et morale. Une justice qui exprimerait plus que la
simple conformité avec les lois, une qui engendrerait harmonie et
paix530. Une qui serait attentive à la voix de toutes les
personnes affectées, qui poserait sur la balance les
différents enjeux en cause afin d'arriver à une décision
juste. La société civile soulèverait à la
justice internationale économique les violations aux droits non
marchands découlant de l'exercice de droits strictement marchands.
Or, le droit d'être entendu par cette justice est
accordé à un acteur unique, représentant les pouvoirs du
marché. La justice est ainsi uniquement attentive aux violations de
droits marchands tandis que d'autres droits, non strictement marchands,
528 Guy CROS et P.C. SOLBERG, « Droit et la doctrine de la
justice », Paris, Librairie Felix Alcan, 1936, p.81.
529 Id., note 528, p.82.
530 Id., note 528, p.80.
sont de plus en plus en cause. Ce double standard est
emblématique d'une globalisation des marchés à sens
unique. Nous croyons d'ailleurs que ce phénomène, autrement
qualifié de mondialisation, pourrait mener l'humanité soit vers
une paix mondiale531, soit vers une nouvelle forme de tyrannie ou de
dictature...La dictature du marché...
Cette modeste étude a ainsi examiné
l'éventualité de l'accès par la société
civile à la justice internationale économique. Étant
donné son caractère fondamentalement
hétérogène et ramifié, nous avons tenté de
délimiter ce que nous entendons par la société civile, le
but étant d'identifier le type de ces acteurs qui accèderaient
à la justice internationale économique. Nous avons pu relever une
niche d'acteurs ayant un pouvoir normatif considérable, soit des
organisations de la société civile qui contribuent à la
création du droit international. Ces acteurs ne sont pas à
confondre avec les mouvements anarchiques ou altermondialistes. Ils ont
effectivement une expertise et une notoriété incontournable quant
à de nombreuses problématiques de la globalisation des
marchés. Leurs normes ne sont pas formelles car aucune sanction
juridique à leur violation n'est prévue. Elles sont cependant
reprises comme source essentielle pour le législateur étatique et
pour les organisations internationales.
La société civile ne bénéficie pas
de la même légitimité que les États afin de
représenter les collectivités. Elle n'est tout simplement pas
élue. La problématique était donc d'identifier les motifs
au soutien de son accès éventuel à la justice
internationale économique. À l'heure de la globalisation des
marchés que nous
531 Voir M. DELMAS-MARTY, loc. cit., note 74,
p. 4.
vivons, la société civile surgit en tant que
puissance de premier rang dans la défense transnationale des droits non
marchands. Elle opère directement sur le terrain. Elle est souvent
même plus proche des communautés locales que les institutions
étatiques. Elle a l'expertise et le savoir hautement complexe des enjeux
reliés aux droits de l'homme, à l'environnement, et au
développement durable en cause. Et surtout, la société
civile a les capacités et les moyens d'exercer des pressions
conséquentes sur les multinationales, les États, les
institutions, et les juridictions impliquées dans la gouvernance
économique mondiale. Il appert également que, grâce
à l'opposabilité des droits marchands par la
société civile, le droit international économique est
interprété éclectiquement. Cela entraîne son «
décloisonnement », soit son interprétation à la
lumière des droits fondamentaux en cause. Le résultat est
prometteur : les conflits entre les deux ensembles de normes sont du moins
réduits. Ces développements permettraient un rapprochement
à une globalisation éthique, et l'éloignement
d'une globalisation à sens unique.
La justice internationale économique est en principe
réservée aux États. Elle applique en effet le droit
international public dont les uniques sujets sont les États et les
organisations internationales. En principe, ces sujets sont les uniques acteurs
capables d'être titulaires de droits et de devoirs internationaux. Or, ce
principe est plus que jamais remis en cause. Les TBI sont venus octroyer des
droits et des obligations internationales aux investisseurs, ces derniers
étant des objets de droit international public classique puisqu'ils sont
des acteurs non étatiques. La percée de la société
civile et des multinationales au sein de l'ordre juridique internationale ne
cesse cependant de s'amplifier. Cette percée se matérialise par
une participation, une
collaboration, une coordination, une consultation, en somme,
une présence sans précédent au sein des organisations
internationales. A titre d'exemple, à la veille de la conférence
de Copenhague sur le réchauffement climatique, 950 ONG
bénéficient du statut d'observateur à la Convention cadre
des Nations Unies sur les changements climatiques (« CCNUCC »). Cette
intervention sans précédent des acteurs non étatiques
serait emblématique d'un droit international public en pleine
effervescence. Certains acteurs de la société civile seraient
ainsi un jour des sujets à part entière de droit international
public. Elle accèderait à la justice internationale
économique en se prévalant de cette qualité nouvellement
octroyée.
Outre leur caractéristique commune d'acteurs non
étatiques, les symétries entre la société civile et
les multinationales les placent sur un pied d'égalité. Il appert
ainsi qu'un double standard existe car l'accès à la justice est
garanti à un acteur uniquement et non pas aux deux. D'une part, les deux
acteurs ont dérobé l'État de son monopole normatif,
l'exemple le plus flagrant étant la question du développement
durable et de la responsabilité sociale des entreprises. D'autre part,
tous deux ont retrouvé un intérêt commun pour ces questions
non marchandes. Tous deux légifèrent dans ce domaine par
l'entremise d'instruments privés, de codes de conduite ou à
travers d'initiatives internationales, soit des instruments de soft
law. Tel qu'exposé plus haut, à la différence des
normes étatiques, aucune norme ne prévoit de sanctions aux
violations de ces instruments. Ces violations sont en revanche
pénalisées à travers la sanction des consommateurs et des
investisseurs de plus en plus avertis et de plus en plus exigeants en
matière de responsabilité socio-environnementale.
À l'instar de ce recul de l'État, les deux
acteurs exercent une pression imposante sur de nombreux États pour le
respect de la règle de droit. Nous avons évoqué l'exemple
de l'accession de la Chine à l'OMC. Nous pouvons raisonnablement nous
attendre à des pressions similaires sur la Russie, la Libye, l'Iran,
l'Algérie ou encore le Soudan qui ne sont pas encore des membres de
l'OMC, mais qui y accèderaient peut-être un jour. Par ailleurs,
les multinationales seraient les véritables initiateurs des
différends à l'OMC. Mireille Delmas-Marty décrit la
situation de la sorte : « (...) à mesure que l'on découvre
à quel point les litiges de droit international public traités
à l'OMC, et considérés comme interétatiques,
concernent en réalité et de fort près les
intérêts économiques privés »532.
Nous avions vu que cette réalité s'applique également
à la société civile. Elle a soulevé à
maintes reprises des questions environnementales et de santé publique
auprès des États comme fondement à des recours devant
l'OMC.
Face à cette dynamique d'intervention des acteurs non
étatiques, les pays en développement soulèvent leur
opposition à la percée générale de ces acteurs.
L'accord de l'OMC ne leur avait prévu qu'un rôle strictement
consultatif. Selon ces pays, l'organisation devrait demeurer
interétatique où les États, les véritables sujets
de droit international, sont les uniques acteurs de premier plan. La
participation de la société civile et des multinationales est en
effet perçue par les pays en développement comme un apport
à la position des pays développés, d'où la grande
partie de ces acteurs proviennent. Il faudrait tout de même examiner si
la position de ces pays aurait changé vu les récentes
mobilisations de la part de la société civile. Cette
532 M. DELMAS-MARTY, loc. cit., note 7, p. 25.
dernière s'est fortement engagée auprès
des pays en développement, entre autres, en matière de
réforme d'ADPIC concernant l'accès aux médicaments
génériques et quant à la question du réchauffement
climatique.
Concernant la question de l'asymétrie entre les deux
acteurs, les investisseurs bénéficient d'un accès direct
à la justice internationale économique pour plusieurs raisons,
l'objectif de dépolitiser le règlement des différends
relatifs aux investissements étant une de ces raisons principales.
L'État de l'investisseur lésé intervenait par l'entremise
de la protection diplomatique, tandis que l'État d'accueil voyait sa
souveraineté menacée face à de telles interventions. Une
longue histoire de tensions dans les relations internationales, surtout les
relations dites « Nord-Sud », s'était développée
à cause de ces différends. Grâce à l'arbitrage,
l'investisseur étranger est cependant protégé par un
accès à une justice internationale, impartiale, et qui respecte
les exigences du procès équitable.
Or, d'une part, dans le contexte de la globalisation des
marchés ces différends se retrouvent de nouveau politisés
dû à la pression de la société civile. En effet, les
investissements étrangers touchent de plus en plus à des domaines
qui suscitent un énorme intérêt public. D'autre part, ce
sont justement ces mêmes exigences du procès équitable qui
ne sont plus respectées. Des instruments de référence,
telle que la Déclaration universelle des droits de l'homme, ainsi que
des instruments contraignants, telle que la Convention européenne des
droits de l'homme, réitèrent le droit de toute personne
d'être entendue lorsque ses droits sont affectés. Pourtant,
l'accès de la société civile a vu des progressions.
Grâce à une plus grande acceptation de la procédure
d'amicus curiae, de nombreuses juridictions ont entendu
les plaidoyers de la société civile. On est tout
de même loin d'une satisfaction véritable du droit
d'être entendu. Les raisons énoncées ci-dessus
indiquent clairement que le double standard n'est plus justifié.
Le compte rendu des effets, déjà suscités
par l'accès restreint de la société civile, ne fait par
ailleurs que renforcer l'octroi d'un accès à part entière.
Les juridictions du droit international économique ont longuement
été accusées d'être << secrètes
>>. En ce qui concerne l'OMC, certains auteurs suggèrent
d'ailleurs que la confidentialité des procédures à l'ORD
serait un obstacle à l'atteinte d'une véritable
juridictionnalisation533. Grâce à l'ouverture à
la société civile, ces juridictions bénéficient
d'une plus ample transparence et leur légitimité est mieux
assurée. La question suivante et embarrassante résume la mise en
cause de cette légitimité : comment permettre à des
tribunaux << secrets >> de (i) renverser des mesures publiques,
ultimement votées par la voie démocratique, en faveur d'un
investisseur privé, et (ii) de juger sans
écouter/considérer les voix de toutes les parties prenantes
affectées par le litige?
En soulevant directement à l'attention du tribunal le
préjudice subi par les parties prenantes, la société
civile a cependant pu engendrer la prise en compte de considérations
juridiques non soulevées par les parties. Ce constat a été
relevé dans de nombreuses décisions, où les juridictions
saisies ont analysé les impacts de droits de l'homme, de
développement durable et de santé publique soulevés par la
société civile. En effet, la relation strictement contractuelle
et privé entre l'État et l'investisseur empêche le premier
de défendre adéquatement les problématiques non
533 C. CÔTÉ, op. cit., note 35, p. 84.
marchandes en cause, étant donné que le lien
entre les deux est strictement monétaire et économique.
L'État qui soulèverait ces problématiques serait
automatiquement soupçonné de vouloir échapper à ses
engagements contractuels, en se prévalant de prétextes
liés aux préoccupations non marchandes.
Ces effets bénéfiques déjà
suscités par l'intervention de la société civile ne sont
pas des hypothèses. Au contraire, ils ont été repris et
encadrés dans le nouveau règlement du CIRDI et dans les nouveaux
TBI signés par le Canada. Ces derniers traités accordent une
importance considérable aux préoccupations non marchandes,
importance méconnue jusqu'alors dans le domaine de l'investissement
étranger direct bien que longtemps soulevée et exigée par
la société civile. Nous pouvons raisonnablement déduire
que le Canada a été attentif à ces réclamations et
plaidoyers.
En bref, à la veille de la Conférence de
Copenhague sur le réchauffement climatique, nous croyons
également qu'il existe une sincère volonté de la part de
la communauté internationale de mieux veiller au respect de
l'environnement et des aspects non marchands. Vingt ans auparavant, la fin de
la guerre froide marqua une nouvelle ère de néolibéralisme
et de développement strictement économique. Vingt ans plus tard,
nous sommes convaincus qu'un grand mouvement s'intensifie pour une nouvelle
ère de libéralisme responsable, et de développement
économique durable.
Un accès de la société civile à la
justice internationale économique - qui irait au-delà de
l'intervention à titre d'amicus curiae - dans le but de
défendre des droits non marchands est selon nous une
éventualité réaliste. Les modalités et les
conditions d'un tel accès restent à déterminer bien
évidemment. Des modèles et des critères
peuvent être transposés de l'espace
européen où un tel accès fleurit534. Une chose
est claire : la société civile ne cessera pas d'intervenir
à titre d'amicus curiae auprès des juridictions
internationales économiques. Au contraire, nous croyons que ces
interventions ne feront qu'augmenter, jusqu'à ce que leur droit
d'être entendu soit véritablement reconnu.
Enfin, le véritable apport de cette étude est la
présentation d'une idée ambitieuse, voir provocatrice, d'un
accès de la société civile à la justice
internationale économique qui irait au-delà de l'intervention
à titre d'amicus curiae, déjà elle-même
fort controversée, dans le but de défendre des droits non
marchands. Une société civile qui (i) se dote d'un pouvoir
normatif édifiant; (ii) se projette en tant que défenderesse de
première ligne des préoccupations et des droits non marchands;
(iii) s'investit pour « décloisonner » le droit international
économique en soulevant l'applicabilité des droits fondamentaux;
(iii) et qui se présente en tant que partenaire essentiel dans un ordre
juridique international, où elle récupère de plus en plus
des attributs de sujet de droit international.
En considérant entre autres les TBI récemment
signés par le Canada, l'étude s'est également axée
vers une vision canadienne qui, nous le croyons et l'espérons, vise
sincèrement une globalisation des marchés équitable
et un développement économique durable. La
poursuite de ces deux derniers objectifs constitue le motif principal inspirant
cette étude. Ceci dit, le mûrissement de notre idée et
l'approche de notre étude ont été largement
influencées par un milieu académique assez
534 Voir l'article 34 de la Convention
européenne des droits de l'homme. L'article établit que toute
personne peut instituer un recours directement contre un État
signataire qui a violé les obligations de la convention devant la Cour
européenne des droits de l'homme à Strasbourg.
exceptionnel. L'Université de Montréal, en tant
qu'institution québécoise, est un forum unique pour
l'échange de pensées scientifiques entre des courants nord
américains ou anglo-saxons et continentaux ou francophones, et
même au-delà, englobant des contributions des quatre coins de la
planète. Le résultat est qu'un vaste spectre de positions
académiques, allant du néolibéral à
l'altermondialiste, y est fidèlement exposé. Cela nous a permis
d'analyser avec un certain recul le rôle des divers acteurs de la
gouvernance économique mondiale (États, organisations
internationales, et acteurs non étatiques), et donc sans les
idéaliser ou les démoniser. En somme, la richesse même de
ce milieu, par son ouverture, son multiculturalisme, et sa sophistication
scientifique présente un véritable climat propice à la
culture d'une infinité d'idées et d'efforts académiques,
dont cette modeste étude...
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