VI) Quels effets suscités par l'intervention de
la société civile ?
L'accès à la procédure octroyé
à la société civile à titre d'amicus
curiae est permis dans le but de concilier des préoccupations de
transparence402. Les militants experts de la société
civile saisissent cette opportunité pour promouvoir un
développement progressiste du droit international économique
à travers sa jurisprudence, un progressisme qui sous-entend la prise en
compte de préoccupations socio-environnementales et de droits de l'homme
dans l'interprétation du droit403. Ledit progressisme ressort
dans de nombreuses décisions récentes et des TBI nouvellement
signés par le Canada qui prévoient notamment le droit
d'intervention à titre d'amicus curiae. Dans un souci
d'adaptation aux récurrentes interventions de la société
civile à titre d'amicus curiae, nous verrons également
que le CIRDI a adopté des réformes conséquentes en
amendant son règlement d'arbitrage.
1) Une transparence impérative et accrue
Tel qu'évoqué plus haut, diverses
problématiques qui soulèvent la nécessité d'une
plus ample transparence semblent être de plus en plus en cause dans les
différends internationaux économiques. En effet, les
traités d'investissements, bilatéraux ou multilatéraux
accordent des droits conséquents aux investisseurs découlant du
droit international comme le droit contre le déni de justice. Ces droits
imposeraient des limites supranationales à l'exercice de la
souveraineté étatique, de la législation nationale ainsi
que des décisions judiciaires de l'État404. Ils
pourraient
402 Voir C. CÔTÉ, op. cit., note
35, p. 416.
403 S. CHARNOVITZ, loc. cit., note 30, p. 509.
404 S. TULLY, loc. cit., note 47, p. 22.
constituer des défis potentiels au pouvoir
règlementaire étatique405. L'octroi de dommages par le
biais de l'arbitrage aux investisseurs suite à la violation desdits
droits constitue un risque énorme aux gouvernements désireux de
mettre en place des mesures règlementaires qui sont susceptibles
d'affecter ces investissements406. Ce pouvoir de levier des
investisseurs a suscité de fortes critiques et a engendré le
mépris du public et de la société civile407. La
légitimité au recours à l'arbitrage est mise en cause. Son
objectif fondateur visant à dépolitiser l'investissement
étranger direct est menacé par de nouvelles pressions politiques.
Les critiques dénoncent le triomphe de l'intérêt
particulier (des investisseurs) sur l'intérêt public
(protégé par les mesures règlementaires
étatiques).
Le droit international économique est désormais
critiqué pour octroyer aveuglement des droits aux investisseurs sans la
prise en compte des problématiques d'intérêt public, qui
semblent être de plus en plus en cause408. La critique est la
suivante : comment permettre à des tribunaux secrets d'écraser
des mesures d'intérêt public, environnementales par exemple, au
nom de la protection des intérêts privés? La
légitimité entière du processus arbitral est ainsi remise
en question409.
La réponse de Jan Paulsson est que les tribunaux ne
sont plus secrets grâce aux nouvelles réformes du CIRDI que nous
traiterons plus loin. Les décisions arbitrales ne visent qu'à
veiller au respect des engagements internationaux des États et donc au
respect de la règle de droit internationale. Le règlement des
différends
405 Id., note 47, p. 23.
406 On cite notamment l'exemple de l'abandon du projet de
régime d'assurance automobile provincial du Nouveau Brunswick par peur
de représailles des entreprises d'assurances américaines sous
l'égide du Chapitre XI de l'ALENA. Voir D. SCHNEIDERMAN,
loc. cit., note 34, p. 71.
407 E. KENTIN, loc. cit., note 42, p. 318.
408 K. MOLTKE et H. MANN, loc. cit., note 50, p. 106.
409 J. PAULSSON, op. cit., note 162, p.232.
entre États et investisseurs était assuré
auparavant par l'entremise de la protection diplomatique. La règle de
droit international appliquée par l'arbitrage commercial international
vise à éviter l'intervention de l'État de l'investisseur.
Le but étant de dissocier les investissements étrangers de la
domination des puissances impérialistes410. Cette vision est
illustrée par la doctrine de Calvo adoptée par de nombreux
États d'Amérique latine. Elle consiste à imposer à
l'investisseur étranger d'épuiser les recours internes
disponibles avant de recourir à la protection
diplomatique411: «By placing arbitration in the hands the
investor, and not the state, they have also depoliticized the
remedy»412 . Le modèle d'arbitrage contemporain
assure ainsi une justice privée impartiale et également
imperméable aux subjectivités et aux sensibilités qui
existaient devant les juridictions nationales413. La décision
du tribunal est finale et n'est pas sujette à un appel. Un recours en
annulation existe cependant en vertu de l'article 52 de la Convention du
CIRDI414. Le but de ce processus arbitral étant
également de garantir un mode de règlement de différend
efficace et rapide415.
Or, le règlement des différends
d'investissements est de nouveau politisé416. Le statu
quo décrit ci-dessus est menacé par la pression de la
société civile, cette dernière exigeant l'octroi du statut
d'amicus curiae dans les différends internationaux
économiques afin de soulever à l'attention du tribunal arbitral
des problématiques
410 Voir Mark LARGAN, «International Corporate
and Investment Banking: Practice and Law», Londres, Institute of Financial
Services, 2003, p.34; Ronald Charles WOLF, «Trade, Aid, and Arbitrate: The
Globalization of Western Law», Burlington, Ashgate, 2004, p.27; D.
SCHNEIDERMAN, loc. cit., note 34, p. 59.
411 P. DUMBERRY, loc. cit., note 45, p. 112.
412 J. PAULSSON, op. cit., note 162, p.28.
413 M. DELMAS-MARTY, op. cit., note 7, p. 25.
414 Recours ouvrable dans les cas de vice dans la constitution
du tribunal, son excès de pouVoir manifeste, corruption d'un de
ses membres, l'inobservation grave d'une règle fondamentale de
procédure, et le défaut de motifs. Voir Article 52,
Convention d'arbitrage du CIRDI.
415 Théodore CHRISTAKIS, « Quel remède
à l'éclatement de la jurisprudence CIRDI sur les investissements
en Argentine ? La décision du comité ad hoc dans
l'affaire CMS c. Argentine », Paris, Revue
générale de droit international, 2007, p. 879.
416 Noah RUBENS, «Opening the Investment Arbitration
Process: At What Cost, for What Benefit?», dans KLAUSEGGER et al. (dir.),
Austrian Arbitration Yearbook 2009 , Vienne, Manz C.H. Beck Stampfli,
2009, p.488.
d'intérêt public417. Tel que
mentionné plus haut, ces différends semblent affecter
effectivement de plus en plus l'intérêt public, ce qui
n'était pas le cas dans le cadre traditionnel de l'arbitrage commercial
international418.
L'idée que les tribunaux tranchant des
différends d'arbitrage d'investissements internationaux acceptent des
interventions d'amicus curiae soulève par ailleurs certaines
problématiques. Tout d'abord, la procédure d'arbitrage est
privée, constituant un des avantages principaux pour les parties de
recourir à ce mode de règlement de
différends419. Les parties impliquées
protègeraient ainsi de l'information de nature commerciale sensible ou
confidentielle. Les différends impliquant États et investisseurs
sont considérés comme des questions de droit privé compte
tenu de la relation commerciale entre les parties420.
Cependant, les limites entre droit privé et droit
public se sont brouillées à l'instar de la globalisation des
marchés. L'objectif initial de dépolitiser l'arbitrage est plus
que jamais remis en cause. Les différends sont politisés et
publicisés du fait de l'énorme intérêt public
souvent en cause421. Des intérêts collectifs,
traditionnellement garantis par l'État, se sont vus appropriés
par la société civile qui manifeste une volonté apparente
d'intervenir au sein des différends d'investissement à titre
d'amicus curiae422. Tel que vu plus haut, jamais
l'intérêt pour les droits non marchands transnationaux n'a plus
été diffusé et propagé que dans l'ère de la
globalisation des marchés. Des sentences arbitrales ont ainsi
suscité de vives critiques
417 J. VINUALES, op. cit., note 362, p.73.
418 R. BUCKLEY et P. BLYSCHAK, op. cit., note 36, p.
356.
419 A. VAN DUZER op. cit., note 382, p. 6; Graham D.
VINTER, «Project Finance: A legal guide», Londres, Sweet &
Maxwell, 2006, p.137.
420 J. VINUALES, op. cit., note 362, p.73.
421 M. DELMAS-MARTY, loc. cit., note 5, p. 324.
422 Id., note 5, p. 324.
de par leur omission de considérer les
problématiques d'intérêt public en cause423.
Selon ces critiques, ces omissions jumelées avec l'opacité du
processus entraîneraient inévitablement l'empiètement du
marchand sur le non marchand424. La critique quant au manque de
transparence est soulevée haut et fort lorsque des questions
d'intérêt public sont en cause425.
Les motifs derrière l'acceptation de l'amicus
curiae à l'ALENA émaneraient donc d'un souci de gouvernance.
La permission d'une telle procédure a été octroyée
compte tenu des préoccupations de transparence et de
l'intérêt public en cause et ce, malgré le fait que les
tribunaux arbitraux ne soient pas liés par les précédents
des autres juridictions426. En effet, dans l'affaire
Methanex, le tribunal a reconnu qu'interdire les interventions
d'amicus curiae en l'espèce aurait pour effet de léser
la légitimité publique du processus entier de règlement de
différend sous le Chapitre XI de l'ALENA427. Tel que
proposé par le Canada et les États-Unis, le tribunal a reconnu
que les tribunaux établis en vertu du Chapitre XI de l'ALENA pourraient
bénéficier d'une plus ample transparence compte tenu des
préoccupations d'intérêt public soulevés.
La situation est par ailleurs similaire à l'OMC.
Dans CE- Asbestos, l'organe d'appel avait établi une
procédure permettant les interventions d'amicus curiae. En
dépit du fait que cette procédure établie était
provisoire et applicable uniquement à ce différend, le
Secrétariat de l'OMC l'a publié sur son site internet. Il est
clair que le
423 E. KENTIN, loc. cit., note 42, p. 314.
424 C. BROWER, op. cit., note 315, p.370.
425 A. VAN DUZER op. cit., note 382, p.2.
426 Id., note 382, p. 12.
427 R. BUCKLEY et P. BLYSCHAK, loc. cit., note 36, p.
359.
Secrétariat était de l'avis que cela
avantagerait l'image et la légitimité de l'OMC428. Il
est important de noter que l'organe d'appel était évidemment
conscient des préoccupations de transparence reliées à ce
différend notamment à cause des questions de santé
publique sous-jacentes au litige429. Cette transparence et
démocratisation accrues sont illustrées par l'accès au
public à une réunion d'un panel du groupe spécial qui a
été permis pour la première fois en 2005. Toutes les
décisions tranchées par l'ORD sont publiées par
internet430. Les interventions de la société civile
sont devenues en effet impératives à la transparence de
l'instance431. Nous notons une évolution avec la
reconnaissance de la nécessité d'un degré plus
élevé de transparence et la permission des présentations
d'amicus curiae. Ce constat représente un véritable
virement de la position du tribunal dans Metalclad qui ordonna aux
parties de limiter au strict minimum les discussions publiques quant à
l'affaire432.
Ce constat a également été
confirmé par le tribunal arbitral dans l'affaire Vivendi. Le
différend opposait un consortium de sociétés et la
République argentine concernant des concessions de distributions et de
traitements d'eau potable pour l'agglomération de Buenos Aires. De
nombreux acteurs de la société civile désiraient
intervenir, leurs profils dégageaient une grande diversité par
rapport à leurs expertises, leurs champs d'activités et leurs
objectifs. Le dénominateur commun entre ces organisations était
cependant leur intérêt pour ce différend433. Le
tribunal a
428 J. VINUALES, op. cit., note 362, p.74.
429 R. BUCKLEY et P. BLYSCHAK, loc. cit., note 36, p.
363.
430 E. PETERSMANN, loc. cit., note 24, p. 667.
431 A. VAN DUZER op. cit., note 382, p. 15.
432 E. KENTIN, loc. cit., note 42, p. 322.
433 Aguas Argentinas, S.A., Suez, Sociedad General de Aguas
de Barcelona, S.A. and Vivendi Universal, S.A. v. The Argentine Republic
(ICSID Case no. ARB/03/19), Order in Response to a Petition by Five
Non-Governmental Organizations for Permission to Make an Amicus Curiae
Submission, p. 4.
reconnu effectivement, pour la première fois dans ce type
d'instances, qu'un intérêt public conséquent est en cause
du fait que :
«Those systems provide basic public services to millions
of people and as a result may raise a variety of complex public and
international law questions, including human
rights considerations.» 434
Dans sa deuxième décision, le tribunal a
réitéré la présence d'un intérêt
public majeur. Il devait se prononcer sur la responsabilité
internationale de l'Argentine, en considérant l'octroi de concessions et
la privatisation de services publics de base affectant des millions de
personnes, reconnaissant que des questions complexes de droit public et de
droit international, incluant de droits de l'homme, pouvaient être
effectivement traitées par le tribunal435. De plus, le
tribunal était d'avis que sa décision risquerait d'engendrer une
influence sur la manière dont les gouvernements et les investisseurs
étrangers traiteront les difficultés soulevées dans le
cadre de ce type de concessions de services publics. Les arbitres ont ainsi
permis la communication de mémoires d'amicus curiae.
Enfin, nous retenons que plus un différend aurait une
dimension publique, plus l'intervention de la société civile
à titre d'amicus curiae serait bénéfique puisque
cette dernière est capable d'ajouter à la
légitimité du processus de règlement de différends,
qui est accrue lorsque les amicus curiae bénéficient
d'un caractère représentatif considérable436.
Cet impératif de transparence a été soulevé et
poussé
434 Aguas Argentinas, S.A., Suez, Sociedad General de Aguas de
Barcelona, S.A. and Vivendi Universal, S.A. v. The Argentine Republic,
précité note 387, p. 5.
435 Aguas Argentinas, S.A., Suez, Sociedad General de Aguas de
Barcelona, S.A. and Vivendi Universal, S.A. v. The Argentine Republic,
précité note 433, p. 9.
436 J. VINUALES, op. cit., note 362, p.76.
par la société civile elle-même, et est en
effet considéré comme une « valeur fondamentale » du
régime du droit international économique437.
Un tel constat est confirmé par la doctrine qui
distingue désormais entre le domaine d'arbitrage des différends
d'investissements et celui des différends de commerce international.
Dans ce dernier, le manque de confidentialité pourrait nuire au
processus d'arbitrage commercial, tandis que dans le premier la transparence et
la connaissance du public du différend sont devenues des
nécessités incontournables438.
Ce dernier fait accroît les opportunités pour les
acteurs non étatiques en général et la
société civile en particulier d'intervenir et d'influencer sur la
scène internationale439. Une fois l'intervention possible,
des arguments juridiques sont et seront soulevés en vue de
pondérer les préoccupations d'intérêt public et
d'intérêt privé. Leur intervention vise également la
sensibilisation des investisseurs quant aux impératifs liés aux
préoccupations non marchandes découlant de leurs
activités440. L'ouverture des juridictions du droit
international économique est une véritable opportunité
pour la société civile d'accomplir ses
objectifs441.
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