Guerres et circulation des élites politiques en province orientale de la République Démocratique du Congo( Télécharger le fichier original )par Edocin Ponea Tekpibele Masudi Université de Kisangani - Diplôme d'Etudes Supérieures (DES) 2009 |
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INTRODUCTION0. 1. Etat de la question Les sociétés africaines, fruit d'une hybridation complexe d'éléments endogènes et exogènes, - les sociétés traditionnelles, la colonisation et le contact avec la modernité -, sont des réalités politiques sujettes au dynamisme politique et ne sont contenues par aucune forme d'immobilisme. Comme l'ont souligné Jean-François Bayart et alii1, « «les dynamiques du dehors» ne sont pas vraiment séparables de celles «du dedans» et l'Etat postcolonial est produit à leur point d'interférence. L'Etat africain étant le fruit de l'hybridation et de la modernisation.» L'Etat congolais emprunte, à la lecture de Maindo Monga Ngonga2, à la fois, au modèle occidental et aux modes de domination spécifiques africains ; notamment l'expression des rapports de pouvoir en termes de parenté ou de la domination ancestrale des «aînés» sur les «cadets». L'Etat ressemble à un grand clan. Il est perçu comme un lieu d'accumulation et de redistribution des richesses permettant aux « aînés » d'un même clan de satisfaire les revendications de leurs «cadets» tout en conservant leurs privilèges. Ce signifiant ou cet imaginaire de l'Etat, et donc de son pouvoir, crée des formes insoupçonnées et inédites de la circulation des élites politiques en compétition. La guerre semble devenir moins une rupture de cette jonction qu'une exacerbation des antagonismes au sein des groupes dominants, voire entre groupes dominants et dominés, pour saisir « l'opportunité étatique », les ressources s'étant considérablement amenuisées. L'Etat reste perçu comme un lieu d'accumulation et de distribution des richesses (...)3 La construction/formation de l'Etat s'est faite et se poursuit en RDC sur les modes de la prédation et du pillage des ressources4. La violence a joué et joue encore 1 J.F., Bayart et alii. , Le politique par le bas en Afrique: contribution à une problématique de la démocratie, Paris, Karthala, 1992, p. 14. 2 Maindo Monga Ngonga, L'Etat à l'épreuve de la guerre : violences et reconfiguration des pouvoirs en République Démocratique du Congo, Thèse de Doctorat en Science Politique, Université Paris I-Panthéon, SORBONE, mars 2004, p. 50. 3 Ibidem., p. 19. 4 Idem un rôle structurant dans les rapports entre dirigeants eux-mêmes et entre dirigés eux mêmes d'une part, et entre dirigeants et dirigés d'autre part. Depuis son accession à la souveraineté nationale et internationale, la République Démocratique du Congo (RDC), est le théâtre de recommencement politique et de perpétuelle remise en cause de la légitimité des gouvernants. La Province Orientale est l'une des provinces de la RDC les plus marquées par la récurrence de cette violence contre l'Etat. La violence politique a modelé et continue à modeler l'espace politique au point d'y générer des formes, permanences et imaginaires internes de mobilité politique. L'espace politique de cette province est comme reconfiguré par la guerre5. L'année 1997 inaugure, pour la période en étude, la longue chaîne de la violence dans cette province où l'issue des négociations politiques semble avoir été la fin de la guerre et des conflits armés, du moins en termes de récurrence et d'intensité6. La Province Orientale est soumise, entre 1997 et 2003, à plus d'une administration de fait des pouvoirs militaro-politiques de l'AFDL, du RCD, du MLC et des différents groupes armés ethniques, etc. sous la «manipulation» rwandoougandaise. Une histoire récente caractérisée par l'entrée en jeu des «nouvelles élites politiques et l'assaut de l'arène politique par de nouvelles figures et de nouveaux acteurs issus de divers horizons et ayant, vraisemblablement, parcouru des trajectoires sociopolitiques différentes et divergentes ainsi que de la survivance des anciens7 Guerres, rébellions, conflits armés interethniques et «privatisation de la violence» y ont nourri l'histoire et la vie politique depuis plus de quatre décennies. Malgré les tournants politiques et les divers slogans propagandistes des 5 La guerre doit être comprise dans ce travail comme phénomène sociopolitique, «...continuation des relations politiques avec l'appoint d'autres moyens (violents et armés ajoutons-nous)». Voir à cet effet : C., Von Clausewitz, De la guerre, (1832) Traduction française, Paris, édition de Minuit, 1955, p.703 cité par P., Laubier, Introduction à la sociologie politique, Paris, Masson, 1983, p.170. 6 Car, la violence en soi n'a pas totalement pris fin. Elle continue, bien sûr à travers certaines poches de tension des résurgences de la violence dans les districts de l'Ituri, du Haut-Uélé et du Bas-Uélé par la présence aussi des forces rebelles étrangères (NALU, LRA, par exemple) etc. 7 Il n'est pas notre propos ici de faire une étude sur les mécanismes de la survivance et les comportements de ««retournement» de vestes», c'est-à-dire de changement de camps et de vagabondage politique des acteurs politiques de la Province Orientale. Mamiki Kebongo Bongo, Transhumance des élites politiques de la Province Orientale et la recomposition de l'espace politique en Province Orientale (RDC). 1998 à 2008, Mémoire de DES, sous presse, FSSAP, UNIKIS, s'est penché sur ce fait. différents mouvements rebelles dans le sens de la «révolution»8 et de la «correction»9, les groupes sociaux « détenteurs de l'Etat » ont toujours, de manière significative, tiré profit du tournant pour rebondir et reproduire leur domination10. D'où toute la nécessité de tenir compte de l'histoire et des apports d'acteurs politiques locaux dans la création du politique, comme le souligne Achille Mbembe11, une meilleure intelligence de la mobilisation politique doit être recherchée du côté des terroirs historiques. Nous tentons d'opérer une relecture de la quotidienneté de l'action politique des élites agissant dans leurs rapports internes. Car, il est passionnant d'observer les conditions d'apparition des individus qui ont forgé et qui forgent l'histoire et de découvrir l'accord entre les appels du temps, les nécessités du moment et l'arrivée de ces acteurs au pouvoir. Nous pouvons comprendre ainsi à la fois les circonstances qui ont fait l'homme comme (ici) la violence politique (les conflits armés divers et la guerre...)12 et l'homme qui a conduit le destin13. Ainsi que n'a cessé d'affirmer Alain Touraine14 : « [.. .] il n'y a ni fatalité, ni nécessité historique, mais des acteurs qui construisent l'histoire et produisent la société. La production de la société se réalise ainsi au travers des conflits qui s'organisent entre deux acteurs centraux et dont l'enjeu est l'historicité. Celle-ci est définie comme la capacité d'une société d'intervenir sur son propre fonctionnement, de produire ses orientations normatives et de construire ses pratiques à un moment donné de son histoire [...]. » 8 L'AFDL a toujours clamé que sa lutte fut une révolution des masses populaires lassées par les décennies de dictature de Mobutu. Ceci est une forme de justification de l'action rebelle. En réalité, cette lutte ne peut être considérée de révolution mais, plutôt de « rébellion - agression ». 9 Le RCD à son tour a justifié son entreprise rebelle dans le sens d'une action de correction de la gouvernance, au moins de la mauvaise gouvernance, de Laurent-Désiré Kabila. La guerre du RCD est donc présentée par ses leaders comme une « rébellion - correction » ou « rébellion - rectification ». Toutes ces rébellions - agressions prétendaient vouloir changer les choses pour faire mieux dans le sens de la bonne gouvernance. 10 J. F., Bayart, et alii. Op. Cit. p. 20 11 A., Mbembe, in J. F., Bayart et alii. Idem 12 C'est nous qui le précisons. 13 R., Rezsohazy, Pour comprendre l'action et le changement politiques, Louvain-La-Neuve, Duculot, 1996, p.112. 14 M., Jacquemain, B., Frère (sous la dir. de), Epistémologie de la sociologie. Paradigmes pour le XXI siècle, Bruxelles, De Boeck, 2008, pp. 69-71. A. Quelques études congolaises sur les élites politiquesLes pays en voie de développement fournissent en effet un laboratoire extraordinaire à l'étude du rôle de diverses élites : élites politiques, économiques, bureaucratiques, idéologiques et à l'analyse des rapports entre les élites anciennes et les élites nouvelles. Les transformations en cours dans ces pays et le rythme de ces transformations favorisent l'apparition de nouvelles élites, avec tous les conflits qui peuvent résulter de la superposition d'élites de différentes origines et de tendances idéologiques plus ou moins opposées. Les études scientifiques sur les élites politiques de la République Démocratique du Congo demeurent à ces jours peu nombreuses. Ce domaine (des travaux sur les élites politiques congolaises) de recherche est encore inexploré en RDC. L'étude la plus connue est assurément celle de Omasombo Tshonda & E., Kennes15, qui porte sur la biographie de certaines élites congolaises ayant participé aux institutions de la Transition issue de l'accord global et inclusif de 2003. Cette étude ne pose aucune analyse sur les habitudes et comportements des élites politiques congolaises ; moins encore, ne prend en compte que les élites «nationales». La Biographie des acteurs de la Transition fournit des informations intéressantes sur la trajectoire socioprofessionnelle, l'origine ethnique ainsi que le caractère personnel de chaque opérateur politique répertorié. Domaine inexploré, pourtant chargé d'intérêt scientifique, l'analyse des élites politiques en tant qu'objet multidisciplinaire a bénéficié, sans nul doute, de cet ouvrage qui est avec évidence, l'amorce d'une exploration scientifique qui se profile féconde et abondante en science politique. Cette étude porte sur la transition postconflit allant de 2003 à 2006, c'est-à-dire, de l'Accord Global et Inclusif de Sun City à la mise en place des institutions actuelles issues des élections. Etukumalo Inola16, jetant un regard rétrospectif sur l'élite politique de la 15 Omasombo Tshonda & E., Kennes, République Démocratique du Congo, Biographie des acteurs de la Transition (juin2003-juin2006), Kinshasa-Tervuren-Lubumbashi, CEP-MRAC-CERDAC, 2006. 16 Etukumalo Inola, Genèse et développement de l'élite politique de la Province Orientale : de l'origine à 1960, Mémoire de DES (inédit), FLSH, UNIKIS, année académique 2006-2007. Province Orientale, a cherché à découvrir l'incidence des dissensions politiques de l'élite politique de la Province Orientale sur les enjeux politiques au niveau national, centre des décisions importantes de la RDC. Percevant l'élite politique de la Province Orientale sous son optique individualiste, il a tenté de la placer devant ses responsabilités en tant qu'opérateur politique sur la scène politique. Ainsi, les responsabilités politiques de cette entité peuvent être saisies à travers les individus isolés ayant modifié ou influencé, d'une manière ou d'une autre, le cours des événements historiques de la Province Orientale dans sa globalité en tant qu'entité politico-administrative. Il en a dégagé individuellement la responsabilité de chaque acteur politique, devant l'histoire et devant la scène politique de l'entité Province Orientale. Abordant la dimension historique basée sur le collectif, l'auteur a appréhendé le rôle de l'élite politique dans les efforts communs ou concertés d'un groupe d'acteurs politiques, efforts perçus globalement, dans le sens des responsabilités partagées, et dont dépend le cours de l'histoire politique de la Province, et à travers elle, celle du pays tout entier. Cette étude a le mérite d'avoir tenté d'établir la genèse de l'élite politique et son implication dans la lutte pour la décolonisation de la RDC. Mais, se refusant de rentrer dans le débat conceptuel sur l'élite, l'auteur semble n'avoir pas, dans son étude, rapproché cette réalité sociopolitique avec la notion du pouvoir, laquelle, du reste, lui aurait donné la connotation politique de son analyse au travers l'approche historiciste (L'historicisme est « une tendance doctrinale considérant toute connaissance, toute pensée, toute vérité, toute valeur liée à une situation historique déterminée, et préférant l'étude de leur développement plutôt que celle de leur nature propre »17. Le philosophe Karl Raimund Popper18 en est le plus célèbre critique. Ce dernier (historicisme) prétend dégager des lois scientifiques qui commandent à l'histoire et dictent notre politique. Il a manqué, parlant de l'élite politique, il nous faut remarquer, d'en présenter la trajectoire sociopolitique. 17 Http://www.wikipedia.org/wiki/Historicisme, consulté à Kisangani, le 2 septembre 2009. 18 Lire à cet effet, K., R., Popper, Misère de l'historicisme, Paris, Plon, 1955, Christophe Bouton, Le procès de l'histoire, fondements et postérité de l'idéalisme historique, 2004, R., Aron, La Philosophie critique de l'histoire, Paris, Seuil (coll. Points), 1969, C., Blanckaert (dir.), L'Histoire des sciences de l'Homme. Trajectoire, enjeux et questions vives, Paris, L'Harmattan, 1999 ; L., Mucchielli, La découverte du social: naissance de la sociologie en France, 1870-1914, Paris, La Découverte, 1998, F., Fukuyama, La fin de l'histoire et le dernier homme, Traduit de l'anglais par Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion (Champs Essais), 2008.etc. P., Artigue19, a dressé un certain inventaire des leaders politiques congolais dans une vision purement biographique comme le firent Omasombo Tshonda et Erik Kennes. Son ouvrage a dû recueillir 800 biographies de ceux qu'il qualifie hauts personnages : sénateurs, députés, prélats, hauts fonctionnaires, chefs coutumiers, syndicalistes, journalistes, étudiants dans une certaine mesure et quelques congolais ayant effectué un stage à l'étranger. Son ouvrage a recensé près de 74 personnalités de la Province Orientale. Manquant toute analyse sur les trajectoires socioprofessionnelles de ces élites, cette étude n'a qu'une valeur biographique. Ndjemba Pembi20, centrant l'objectif de son enquête sur l'esquisse de profil du notable de la ville de Kisangani, compte tenu des critères définis de : sexe, âge, statut social, la carrière, appartenance à une famille régnante,..., se pose les questions : Comment les gens deviennent des notables à Kisangani et quels sont les critères qui ont toujours prévalu à la désignation des notables. De ce questionnement a découlé les hypothèses suivantes : - Les gens deviendraient des notables à Kisangani par un mécanisme approprié (élections ou désignation). - La notabilité de Kisangani résulterait d'un fait naturel et légal (le sexe, l'âge, le statut social, la carrière, l'appartenance à une famille régnante,...). Il conclut en découvrant que 65,7% de notables de la Province Orientale sont nés à Kisangani et ont l'âge de #177; 40 ans. 57% et 43% exercent respectivement le commerce comme fonction principale pour les premiers et les fonctions politiques et administratives pour les seconds. 46,7% de notables ont été nommés par les autorités du niveau tant national que régional ou local et 20% sont devenus notables par hérédité contre 14% par élection. 19 P., Artigue, Qui sont les leaders congolais ? , Bruxelles, Ed. Europe-Afrique, 1961. 20 Ndjemba Pembi, La notabilité dans la ville de Kisangani : critères d'appréciation et esquisse d'un profil, TFE (inédit) en SPA, FSSA, UNIKIS, 1994. |
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