B- QUELLE EST LA VÉRITABLE PORTÉE DES
POUVOIRS DU PARLEMENT ?
Les pouvoirs du Parlement doivent s'entendre des attributions
que lui assigne la Constitution. Toutefois, les deux composantes du Parlement
peuvent aussi exercer les attributions que leur assigne la loi. Or, ce sont
elles qui sont chargées, par la Constitution, de l'élaboration de
la loi, alors que l'Exécutif n'a aucun moyen d'action décisif
dans la procédure législative. Quelle est alors la
véritable portée des pouvoirs du Parlement ?
On a vu, dans la première partie de ce travail de
recherche, que le régime est déséquilibré au profit
du Parlement. C'est presqu'une évidence et c'est en quelque sorte le
propre des logiques institutionnelles du régime. D'ores, on aura compris
que ce déséquilibre peut davantage être accentué par
le seul fait du Parlement, puisque les pouvoirs de ce dernier peuvent aller
grandissants et à son gré. La Constitution accorde subtilement au
Parlement la prérogative de s'octroyer des pouvoirs. De surcroît,
cette faculté n'est pas tempérée par des contre-pouvoirs
réels. Or, selon Montesquieu : « C'est une expérience
éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en
abuser ; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. »211
A en croire le maître Montesquieu, ne devrait-on pas
commencer à s'inquiéter et emprunter la voie tracée au
titre XIII de la Constitution de 1987 pour enlever cette prérogative
exorbitante au Parlement ? Or, comment demander, classiquement, à un
organe politique de
210 Voir infra, chap. 4, sect. II, § 1.
211 De l'Esprit des lois, op. cit., livre XI,
1748.
s'autolimiter ? L'intervention directe du pouvoir constituant
originaire, qui est par essence souverain, n'est-elle pas ici nécessaire
pour jeter les bases d'un édifice institutionnel nouveau ?
En somme, les pouvoirs du Parlement ne sont pas quantifiables,
puisque les bornes de ces derniers ne sont pas bien connues. On peut lister les
attributions assignées par la Constitution, mais on ne peut pas, a
priori, préciser le champ des attributions que le Parlement peut
être appelé à exercer. La raison en est simple : la
Constitution dresse
séparément une liste d'attributions
assignées au Sénat et à la Chambre, puis elle
réfère à la loipour
l'assignation d'autres attributions, sans même préciser leur
objet. Or, le Parlement est
précisément l'organe de confection de la loi. En
conséquence, la Constitution de 1987 ne permet pas de se rendre compte
de la véritable portée des pouvoirs du Parlement, puisqu'elle
laisse subtilement à ce dernier la latitude de s'autolimiter.
Qu'adviendrait-il, alors, dans l'hypothèse où le Parlement
entendrait user de cette prérogative exorbitante ?
§ 2.- DES DÉBORDEMENTS DE POUVOIRS SONT
POSSIBLES
On a vu que le champ d'action du Parlement est illimité
tant au niveau du domaine législatif qu'au niveau de la procédure
législative. Le domaine de la loi est illimité à un point
tel que la loi peut même assigner de nouvelles attributions au
Sénat et à la Chambre, deux organes pourtant institués par
la Constitution. Qui plus est, l'objet de ces attributions n'est guère
précisé, alors que la loi est fondamentalement l'oeuvre du
Parlement. Donc, cela revient à accorder au Parlement la
compétence constitutionnelle pour s'attribuer des pouvoirs et ainsi
élargir le champ de ses attributions comme bon lui semble, puisque
l'Exécutif ne dispose d'aucun moyen d'action décisif dans la
procédure législative. Jusqu'où le Parlement peut-il aller
dans l'élargissement de ses pouvoirs ?
Nous pouvons croire qu'Haïti se veut une
démocratie constitutionnelle. Le pouvoir y est nécessairement
issu de l'élection. Le Peuple est le seul souverain ; il ne
délègue que l'exercice de la souveraineté à trois
Pouvoirs.212 De plus, l'article 183 de la Constitution organise le
contrôle de la constitutionnalité des lois. Par conséquent,
cela fait présumer la suprématie de la Constitution, sa
supériorité sur les autres normes juridiques.
212 Art. 58 et 59 de la Constitution de 1987.
Cependant, les constituants de 1987 accordent en même
temps à la loi une portée telle qu'elle puisse être
à la base de profonds bouleversements du système institutionnel
que la Constitution a établi. Qui plus est, les mécanismes de
contrôle de constitutionnalité des lois établis par la
Constitution n'auront pas empêché, le cas échéant,
que ces bouleversements aient amplement le temps de produire les effets
recherchés. Alors, si une loi ordinaire peut compléter la
Constitution, voire altérer le schéma institutionnel du
régime qu'elle a établi, en accordant d'autres attributions
à des organes qu'elle a pourtant institués, peut-on parler de
subordination véritable de la loi à la Constitution ? N'est-on
pas en droit de parler d'un paradoxe du régime, puisque cette loi qui
viendrait éventuellement altérer le schéma institutionnel
du régime aurait été prise sur invitation du constituant
originaire ?
A considérer uniquement l'agencement institutionnel des
rapports entre les institutions politiques du nouveau régime, on
pourrait être légitimement tenté d'avancer qu'il s'agit
d'un régime mixte à forte dominante parlementaire.
Néanmoins, le régime peut être dénaturé par
le seul fait du Parlement. C'est que cette prérogative exorbitante
accordée au Sénat et à la Chambre d'accroître leurs
attributions par voie législative ordinaire a tout gâché.
En fait, si le Parlement entend faire usage de cette prérogative, l'on
peut se retrouver pratiquement face à un régime
d'Assemblée assoupli.
En effet, si une loi ordinaire peut varier le schéma
institutionnel du régime, on peut conclure que ce dernier est
très instable, puisque la loi peut être facilement
modifiée. Alors que la Constitution organise l'agencement institutionnel
des rapports entre les institutions politiques du nouveau régime, elle
n'empêche pas en même temps que cet agencement puisse être
modifié par une loi ordinaire. Par conséquent, a-t-on besoin
d'engager la contraignante procédure d'amendement de la Constitution de
1987 pour modifier certains de ses aspects ?
Si, par exemple, une loi ordinaire vient accorder au
Sénat ou à la Chambre des attributions qui relèvent
déjà du Pouvoir Exécutif, comment empêcher que cette
loi rentre en vigueur sans qu'il n'y ait une crise institutionnelle ? Un
procès est-il envisageable dans ce cas, pour pouvoir avoir au moins la
chance de soulever l'inconstitutionnalité de la loi ? De plus, qu'est-ce
qui empêche au Parlement de s'octroyer compétence en cas de vide
juridique ? Jusqu'où peut-il aller dans l'extension de sa sphère
d'influence et d'intervention ?
Il est donc clair que le régime peut être
dénaturé à chaque instant ; il suffit que le Parlement le
veuille. Cela peut amener à questionner la suprématie de la
Constitution et à se demander s'il n'existe pas un certain
légicentrisme en Haïti.
Par ailleurs, puisque la dimension de la sphère
d'influence et d'intervention du Sénat et de la Chambre des
Députés dépend de leurs caprices, l'accroissement de leurs
attributions peut atteindre un seuil critique. En votant une loi pour octroyer
de nouvelles attributions au Sénat et à la Chambre, le Parlement
peut ne pas enfreindre la Constitution, si cette loi ne porte pas atteinte aux
autres dispositions constitutionnelles. Or, depuis l'enseignement de
Montesquieu dans l'Esprit des lois, chacun sait que « si le
pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. » Par
conséquent, la situation contraire est aussi envisageable. D'où,
la protection des libertés fondamentales des citoyens est juridiquement
mal assurée.
Puisque l'objet des attributions légales que le
Sénat et la Chambre des Députés sont appelés
à exercer n'a pas été précisé, le Parlement
pourrait se croire libre de toute contrainte juridique. En ce sens, les
nouvelles attributions en question pourraient être contraires à
l'esprit de la Constitution. Notamment, cette loi venant leur accorder de
nouvelles attributions pourrait être liberticide, c'est-à-dire
attentatoire aux libertés fondamentales des citoyens. Par
conséquent, nous nous retrouvons face à une situation
juridiquement réalisable et politiquement grave.
En outre, il a été enseigné que,
traditionnellement, les libertés fondamentales « sont liées
à l'idée de limitation de l'Etat. D'ailleurs, à l'origine,
les libertés fondamentales sont un moyen de limiter le pouvoir
des gouvernants213. » Il a été aussi
démontré que « le souci d'organiser la limitation du pouvoir
des gouvernants est à l'origine de ce que l'on appellera le
constitutionnalisme qui n'est que la traduction de la philosophie
libérale dans sa dimension politique214. » De
plus, « le fond de la pensée libérale tient le pouvoir de
l'Etat pour un mal nécessaire. Ainsi, pour les libéraux, limiter
le pouvoir des gouvernants, c'est préserver la liberté des
gouvernés. »215
En conséquence, on peut être légitimement
tenté d'affirmer que le fait que le champ des compétences du
Sénat et de la Chambre n'est pas restrictif, cela ne favorise pas la
protection des libertés fondamentales des citoyens. De plus, le principe
de la Séparation des
213 DUBOUIS, PEISER 2007, page 98.
214 Michel CLAPIE, Droit Constitutionnel - théorie
générale, 2007, Ellipses, Paris, page 108.
215 Idem, page 107.
Pouvoirs consacré par la Constitution de 1987 est mal
garanti. D'où, on pourrait conclure que sous le régime
constitutionnel de 1987, l'Etat de droit est juridiquement mal assis.
Cependant, les débordements éventuels des
pouvoirs du Parlement pourraient être relégués au rang des
abstractions à une condition : Il faudrait que la Constitution de 1987
soit la norme suprême de l'Etat et que tout à la fois cette
suprématie soit effectivement garantie par l'existence d'un
contrôle de constitutionnalité efficace, empêchant qu'un
acte du Parlement non conforme à la Constitution puisse être
publié.
En ce sens, plusieurs arguments juridiques de taille peuvent
conduire à affirmer que les constituants de 1987 ont voulu que la
Constitution soit la norme suprême de l'Etat. D'ailleurs, cette
suprématie a même a été consacrée dans la
Constitution de 1987. Or, la garantie de cette suprématie est-elle, pour
autant, juridiquement bien assurée ? Si la suprématie de la
Constitution est consacrée, mais juridiquement mal garantie, le
problème reste entier.
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