V - 2 Recommandations
Nos travaux de recherche se sont inscrits fondamentalement
dans une perspective de développement, puisque comme nous le
mentionnions au début de cette thèse, l'approche
systémique a pour ambition première d'assister les exploitations
agricoles à améliorer leurs résultats techniques et
économiques.
C'est pourquoi, les résultats auxquels nous avons
abouti devraient permettre de baliser le chemin vers un début
d'intervention technique au niveau des fermes d'élevage bovin au
Maroc.
La première constatation générale qui
émane des résultats obtenus est la très grande
diversité des situations d'élevage ; diversité
à prendre en considération de manière urgente plutôt
que de persister à ne porter attention qu'aux étables dites
grandes soit par la taille ou les effectifs. En effet, nos recherches montrent
sans équivoque que la différenciation entre types
d'élevage n'est pas liée à la triviale opposition entre
« petites » et « grandes »
structures. Au contraire, elle repose sur le mode de fonctionnement des
ateliers laitiers, sur leurs logiques et objectifs de production. Ceci intime
de revoir de fond en comble les modes de perception des performances des
étables, et de penser à des mécanismes de collecte de
données fiables sur le terrain, qui renseignent sur les niveaux
techniques des élevages bovins.
Le deuxième constat évident est l'absence, chez
la plus grande majorité des éleveurs, d'une orientation
laitière spécialisée ; les étables ayant
franchi cette étape ne représentant qu'une portion congrue.
Les raisons de ce choix d'un élevage plutôt
mixte, où viande et lait coexistent toujours et sont même parfois
antagoniques vis-à-vis des ressources alimentaires, tiennent à
plusieurs raisons fondamentales. La première est sûrement d'ordre
culturel, liée à l'histoire du pays et aux expériences des
hommes. En effet, dans beaucoup d'étables, des pratiques
d'élevage aux antipodes des exigences de vaches de races
laitières spécialisées continuent de se maintenir :
traite en présence du veau, usage d'effluents d'élevage à
l'issue de la traite pour badigeonner les pis des vaches et éviter ainsi
que le veau ne revienne téter le lait résiduel...
Une deuxième raison est d'ordre environnemental,
liée aux contraintes imposées par le milieu physique, notamment
le climat, et la rareté des terres arables par rapport à la
population paysanne. En effet, même dans les étables qui ont fait
le choix d'un début d'intensification laitière, voire même
de spécialisation, les fourrages ne représentent en termes de
nutriments (énergie principalement) qu'un complément aux
concentrés. D'ailleurs, c'est cette logique qui explique que les
éleveurs énumèrent systématiquement, avant les
fourrages, les concentrés utilisés, lorsqu'ils sont
questionnés à propos des rations qu'ils distribuent aux vaches.
En fait, avec les aléas climatiques et les réductions volontaires
des superficies emblavées en fourrages, tout se passe comme si
l'élevage laitier était relégué à une
position où il doit mettre en valeur prioritairement des
concentrés alimentaires. De plus, les savoir-faire en termes de
production fourragère demeurent limités, ce qui ne permet pas de
valoriser les hypothétiques surplus de fourrages en cas d'années
fastes.
Avec pareil tableau, les axes d'intervention pour
améliorer la situation, tout en étant très nombreux, vont
sûrement tous nécessiter un travail de longue haleine. Si nous
devions hiérarchiser ces voies d'intervention, selon leur niveau de
priorité, nous aurions à les classer comme suit :
- le choix de races bovines adaptées à la
diversité des situations de production ;
- la vulgarisation de rations complètes
(concentrés + fourrages) adaptées aux différents contextes
de production ;
- le recentrage des logiques de production intensive de lait
sur les cultures fourragères quantitativement et qualitativement
réussies;
- le nécessaire dimensionnement des projets
d'élevage laitier, quelle que soit leur taille, par rapport aux
potentialités offertes par la zone où ils vont
s'implanter ;
- le maintien et le renforcement de la couverture sanitaire
du cheptel en production ;
- le raisonnement sur les aspects des termes de la
commercialisation et de la qualité du lait.
En détaillant ces différents points un à
un, nous pouvons tout d'abord constater que la généralisation de
la race Holstein dans le paysage rural du Maroc, par des importations massives
(plus de 270 000 vaches gravides de 1970 à 2000) n'a pas permis
« d'absorber » la race locale. En d'autres termes, cela
signifie que la race locale continue de s'ériger comme le seul type
bovin adapté aux zones agricoles peu mises en valeur et souffrant de
sécheresse chronique (le Sud et l'Est du Maroc). Ce qui est encore plus
remarquable, c'est la réminiscence de ces bovins de race locale
même dans des zones plus favorables (irriguées par exemple) et
surtout la forte présence de bovins croisés « local x
Holstein ». Ces tendances montrent bien que beaucoup de fermes
d'élevage n'ont pas tiré pleinement profit du potentiel laitier
des races importées et qu'elles préfèrent se reporter sur
les bovins croisés moins exigeants. Et même pour celles qui optent
pour des vaches de type Holstein, nos résultats confirment que plus des
? n'en exploitent pas les facultés productives, avec des rendements en
lait par vache inférieurs à 3 000 kg par an. De plus, cette
même proportion affiche une stratégie de production bien plus
viandeuse que laitière, ce qui nous mène à nous interroger
sur l'intérêt de la race Holstein face à de tels
comportements de production.
C'est ce qui motive notre opinion de proposer de tester
d'autres races au Maroc, moins laitières que les Holstein, et avec plus
de caractères de rusticité et de facilités
d'engraissement.
L'idée première serait de privilégier les
souches locales dont certaines (cas du noyau Tidili des zones oasiennes)
affichent des niveaux de production laitière intéressants, avec
des caractères de rusticité très prisés. Mais un
effort de repérage et de sélection risque de rendre
l'opération trop lente, face à l'urgence des mesures à
prendre. Sinon, il faut se reporter sur les importations de bétail ou de
semences dans le cadre de programmes de croisements. La vague d'ESB qui frappe
les principaux pays (Union Européenne et Etats-Unis d'Amérique)
exportateurs de bétail vers le Maroc, fait qu'il est risqué de
miser exclusivement sur cette voie. Nous pouvons toutefois penser à des
vaches du rameau pie rouge, mais qui n'ont pas encore été, dans
leur pays d'origine, intensément croisées avec du sang Holstein.
C'est le cas par exemple des animaux de type Jersey, Simmenthal ou Fleckvieh
dont les potentiels moyens de production en lait ne dépassent pas les 4
500 à 5 000 kg par vache et par an, avec des possibilités
bouchères attestées. Mais pour rendre ces propositions
effectives, il est bien entendu obligatoire de tester sur le terrain, et avant
tout en stations expérimentales, dans différentes régions
du Maroc, le comportement de ces animaux et les caractéristiques de
leurs carrières de production.
Par ailleurs, rien ne s'oppose à ce qu'en
parallèle à ces bovins de moindres capacités
laitières, et adaptées à la réalité de la
grande majorité des éleveurs du Maroc, persistent des
expériences de production avec les animaux de type Holstein et pie noir.
Mais à la condition expresse que ces bovins disposent des conditions,
notamment alimentaires, nécessaires pour remplir à bien leur
mission de production intensive de lait dans les fermes qui les adoptent.
Un dernier point relatif à ce volet du choix de races
adaptées à la multitude des situations d'élevage bovin au
Maroc est la mise en place de schémas de sélection de bovins.
Ceci doit être une priorité dans la politique laitière du
Maroc. En premier lieu, pour s'affranchir des éternelles importations de
bovins dont la valeur d'adaptation aux conditions d'élevage locales est
souvent une énigme malgré les pedigrees et autres documents les
accompagnant. D'autre part, surtout pour instaurer le contrôle de
performances, ou contrôle laitier officiel, seule voie vers le diagnostic
rapide et régulier de l'état des étables laitières.
De plus, ces programmes de sélection sont indispensables pour enclencher
un renouvellement endogène par des génisses adaptées aux
conditions de production au Maroc, car une des aberrations de
l'élevage bovin dans ce pays est de compter sur des apports
réguliers de vaches importées pour en assurer la
continuité. Pareille mesure pourrait être instaurée en
promulguant des subventions conséquentes sur l'élevage des
génisses avec une ascendance affichant des caractères laitiers
avérés.
Le deuxième volet de ces recommandations est lié
à la vulgarisation de rations complètes avec des
concentrés. Il est remarquable en effet que tous nos diagnostics
confirment la prééminence des consommations de concentrés
dans les bilans fourragers des fermes laitières et leur relation
très claire avec les rendements laitiers. Ce constat de production de
lait « à coups de concentrés » est à
prendre en compte très sérieusement à l'heure actuelle par
tout discours technique responsable. A notre sens, il constitue la
première entrée privilégiée pour influer sur les
termes de la production : vulgariser pour chaque région, voire
même pour chaque ferme qui en émettrait le souhait, une ration,
même riche en concentrés, mais qui soit équilibrée.
Ceci pourrait se faire à l'occasion des grands changements de fourrages
(à la fin de l'automne et au milieu du printemps) que connaissent les
différentes régions du pays. Les chances de réussite
semblent importantes, du moment que la quasi totalité des fermes sont en
zéro-pâturage, ce qui permet de préciser exactement les
quantités de concentrés et de fourrages
ingérées.
Pareille action, même si elle a une portée
réduite vis-à-vis d'une amélioration nette des
résultats économiques, car les concentrés sont par essence
onéreux, permettrait toutefois de récupérer les manques
à gagner issus de la méconnaissance des besoins des vaches par
les éleveurs. En effet, ils continuent d'ignorer pour la plupart la
différence entre besoins d'entretien et de production ou encore besoins
en énergie et en protéines totales, ce qui résulte en des
gaspillages fréquents de nutriments. Elle ouvrirait ensuite des
perspectives de travailler sur le plus long terme, notamment sur la composante
fourrages des rations.
La troisième proposition pour l'amélioration des
performances des élevages est justement l'action dans le domaine des
cultures fourragères. A ce niveau, un très important effort de
vulgarisation du rôle de ces cultures dans la production de lait et
même dans la gestion de la fertilité des sols est à
entreprendre. Dans ce volet de l'amélioration de la production
laitière par l'intensification fourragère, deux alternatives
complémentaires sont à mentionner. La première
consisterait à augmenter les rendements à l'ha en nutriments
(UFL) par des cultures adaptées aux aléas climatiques et surtout
par une conduite culturale qui sache trouver le bon compromis entre stade de
coupe (quantité de MS/ha) et qualité nutritive (UFL/kg de MS) du
fourrage. En effet, dans un pays caractérisé par des coups de
chaleur importants, notamment au printemps, la lignification est très
rapide et il importe de bien suivre la croissance des fourrages pour en
optimiser l'utilisation. C'est ce qui justifie le recours à des essais
de variétés fourragères, de préférence
à exploiter en zéro-pâturage, puisque la majorité
des fermes utilisent ce système alimentaire, en raison de
l'exiguïté des surfaces. Pour les types de fourrages à
tester, il convient de se focaliser sur les différences
régionales, sur les possibilités d'irrigation, sur les habitudes
culturales les plus communes propres à chaque zone et aux
expériences fourragères tentées dans des pays à
conditions climatiques similaires au Maroc (cas de la Tunisie où le
projet Frétissa s'est surtout intéressé aux fourrages pour
l'amélioration de la productivité laitière des vaches
[RONDIA et al., 1985], ou du Sud de la France ou des zones semi-arides
de l'Australie).
Pour les régions irriguées, de meilleurs
rendements en vert à l'ha doivent être visés notamment par
une valorisation optimale de l'eau d'irrigation en biomasse
végétale. Il faudrait donc viser à diminuer les pertes et
les gaspillages hydriques dus à des plans d'irrigation mal conçus
et surtout garantir, en plus de l'eau, les nutriments et autres intrants
nécessaires (fertilisants et pesticides) pour une croissance
végétale maximale. Pour les espèces fourragères qui
mériteraient un effort de vulgarisation plus intense en zone
irriguée, nous pouvons citer le ray-grass, le maïs et à un
moindre degré, la betterave fourragère.
Pour les zones d'agriculture pluviale, les choix
variétaux sont encore plus importants pour rehausser les rendements en
nutriments à l'ha. Le testage d'associations fourragères
graminées/légumineuses, comme l'avoine/pois fourrager ou encore
orge/vesce sont à vulgariser plus intensivement, tout en insistant sur
les bienfaits de ce type de mélange (amélioration de la
fertilité des sols par la fixation symbiotique de l'azote, et
augmentation de la valeur nutritive du fourrage produit induite par une
meilleure teneur en protéines). Des espèces fourragères
comme le lupin en sols sableux, le sainfoin, le sulla, l'avoine ou encore les
vesces sont à tester et à adapter selon les potentialités
agronomiques de chaque zone.
La deuxième alternative susceptible d'améliorer
le disponible en nutriments issus des fourrages est liée aux conditions
même de leur exploitation, car même quand ces derniers seraient
produits, il faut en garantir une fauche, un stockage et une valorisation bien
réalisés. Or, beaucoup de fermes, notamment celles aux moyens de
trésorerie les plus limités, ne disposent pas déjà
des quantités d'herbe nécessaires, ni du savoir-faire, pour
justifier le stockage des excédents de fourrages. De même, elles
n'ont presque pas accès aux machines nécessaires (faucheuses,
ensileuses...) pour ce genre de chantier. Ne leur reste plus que le recours
à la facilité : faucher uniquement des fourrages
lignifiés, souvent plus proche d'un point de vue de la qualité
à de la paille, et qui sont de surcroît faciles à stocker,
car secs. La conséquence est alors de pénaliser fortement les
vaches laitières qui devront s'accommoder de ces fourrages pauvres.
Des techniques pour un ensilage approprié (type de
silo, date de coupe, réglages des machines pour une taille des brins
adaptée, additifs à rajouter, matériaux de couverture...)
afin de stocker les excédents de fourrages sont à vulgariser. De
même, la fenaison des fourrages et les pratiques à adopter pour
limiter les pertes de nutriments pour la constitution de stocks de foin de
bonne qualité sont primordiales à prendre en compte pour
favoriser les compensations des années difficiles par les
excédents des années favorables. Pour ce faire, le choix de
variétés fourragères adaptées à la fenaison
est à promouvoir. De même, la promotion du savoir-faire technique
pour un foin réussi (date de coupe, modes de stockage, type de
séchage...) est à encourager chez les éleveurs, notamment
chez ceux aux moyens les plus dérisoires.
C'est pourquoi, cette composante des cultures
fourragères, même si elle est évidente pour
améliorer les rendements, le bien-être des vaches et même la
qualité du lait, n'en demeure pas moins la plus complexe à
traiter, à cause des caractéristiques intrinsèques du
milieu agricole marocain.
La quatrième proposition pour rehausser les
performances de production laitière des troupeaux bovins est liée
à de nécessaires études d'ajustements entre leurs besoins
quantitatifs et leurs évolutions au cours de l'année et les
potentialités agronomiques réelles des exploitations et des
régions où ils se localisent. Ce genre de logiques a
déjà été avancé, aux tous débuts des
études de faisabilité de projets d'élevage laitier au
Maroc. En effet, les concepteurs du projet Sebou, précurseurs de la mise
en valeur du périmètre du Gharb [PROJET SEBOU, 1961], insistaient
sur la nécessaire sélection des éleveurs disposant des
conditions adéquates, en termes de superficies fourragères
notamment, avant de leur allouer des vaches laitières importées.
Malheureusement, cette philosophie ne semble pas avoir été
respectée. Les précautions qui auraient dû être
adoptées par les organismes censés encadrer les élevages
pour en assurer la rentabilité n'ont pas été efficaces. Il
faut dire que l'insistante pression des lobbies exportateurs de bovins en
Europe et en Amérique du Nord, et celle des importateurs de
génisses au Maroc étaient aussi dans la balance. Par ailleurs,
l'éleveur aussi a facilement succombé à l'attrait
indéniable pour ces vaches, qui confèrent et renforcent le statut
social de leurs détenteurs, par un effet ostentatoire largement
établi dans les campagnes marocaines. Mais le prix à payer a
été tellement fort, que des volte-faces sont désormais
nécessaires.
C'est semble-t-il une voie nécessaire qui permettrait
de mettre à contribution les zootechniciens du pays : dimensionner
les élevages sur le point de s'établir ou ceux qui souffriraient
de problèmes économiques. Car, dans le domaine de la production
bovine laitière, il n'est pas de miracle ou d'inconnue, encore moins
pour des niveaux de production modérés dans l'absolu (5 000 kg
par vache par an) : schématiquement, il faut disposer de suffisamment
d'énergie nette pour éviter la sous-nutrition, et ensuite viser
l'équilibre des rations d'un point de vue de leur teneur en
protéines brutes puis en minéraux et
oligo-éléments. S'imposent alors dans le discours technique les
considérations liées aux bâtiments d'élevage, aux
conditions sanitaires du cheptel ou encore à la stabilité des
marchés du lait et du bétail.
Concrètement, cela reviendrait à vérifier
pour différentes étables, l'adéquation entre les
possibilités fourragères et les besoins des vaches à un
niveau de production donné. Par exemple, dans le cas du
périmètre irrigué du Gharb, l'ha de bersim peut produire
jusqu'à l'équivalent de 4 400 UFL, en cinq coupes d'octobre
à juin [GUESSOUS, 1991]. Si l'hypothèse de nourrir des vaches
laitières convenablement avec un minimum de fourrages retient un ratio
fourrages/concentrés de 50/50, alors il faudrait pour une vache
laitière à 5 000 kg de lait environ, 2 500 UFL provenant du
bersim : 50 % d'un besoin total annuel de 5 000 UFL, comprenant aussi bien
les besoins d'entretien, de production, de gestation de la vache à
proprement parler et les besoins inhérents à sa suite, à
savoir les veaux mâles et femelles et génisses. Ceci
équivaudrait à un minimum de 0,65 ha de bersim bien conduit par
vache. Or, nos chiffres (0,5 ha/vache) montrent bien que ce ratio est bien loin
d'être respecté, tout comme ne sont pas respectés les
stades optimaux d'exploitation du bersim et encore moins les itinéraires
techniques pour un rendement maximal d'UFL à l'ha. C'est ce qui explique
tous les manques à gagner que nous avons identifiés, tant sur le
plan de la production laitière que sur le croît des veaux et des
génisses.
Pareils calculs devraient bien entendu tenir compte des
références régionales existantes et pourraient être
enrichis des résultats de la recherche agronomique dans le domaine de
l'amélioration des productions de fourrages.
Se pose bien sûr avec acuité à ce stade,
le problème du financement des salaires et prestations de ces
ingénieurs et autres techniciens du secteur des productions animales, et
du cadre statutaire de leur emploi, surtout que l'Etat marocain est en plein
processus de désengagement de toute activité d'encadrement de la
production. La seule voie qui se profile et qui devrait inciter à former
puis à évaluer les cadres de l'élevage, est celle de la
récupération des manques à gagner dans le domaine
agricole, en l'occurrence l'élevage laitier. Par exemple, un saut de la
productivité par vache de 3 000 à 5 000 kg de lait par an
dans une ferme 40 vaches Holstein, équivaudrait à un surplus de
revenus de plus de 240 000 DH (environ 21 500 Euros), ce qui permettrait de
financer les prestations d'un ingénieur, à temps partiel, sans
difficulté, en sus des intrants supplémentaires (aliments). Mais
pour ce faire, il faut que des associations privées d'éleveurs
ambitieux, clairvoyants se constituent, en l'absence de l'Etat. Elles devraient
être prêtes à consentir l'effort de se concentrer sur des
objectifs de production, et de se donner les moyens matériels et surtout
humains d'y parvenir. Ceci semble tarder à se concrétiser,
notamment à cause d'enjeux autres que productivistes qui sont du ressort
du secteur de l'élevage et des associations qui s'y investissent.
Sur la question de la couverture sanitaire du cheptel laitier,
il est plus que flagrant que la privatisation rapide de la médecine
vétérinaire au Maroc, a entraîné un déclin
des prestations dans les étables. En effet, sur le seul registre du
dépistage des maladies réputées légalement
contagieuses, telle que la brucellose ou la tuberculose, le mandat sanitaire
délivré aux vétérinaires privés ne prend pas
en compte ces zoonoses. Or, les techniciens de l'Etat, faute de moyens,
n'effectuent plus ces opérations annuellement. Au delà de ces
répercussions inconnues sur la santé humaine, cet arrêt de
la tuberculination et du dépistage de la brucellose constitue une
énigme sur l'état de santé du cheptel. Il peut aussi
être en partie incriminé dans les contre-performances de
production laitière qui ont été observées au cours
de ce travail. Aussi, pour s'assurer que les améliorations de
performances escomptées de la participation des zootechniciens au choix
de la race ou à la confection de rations équilibrés, se
concrétisent, il faut impérativement un cheptel bovin indemne de
toute maladie. Pour cela, le rôle de l'Etat est encore plus que
crucial.
Finalement, un dernier volet d'action qui a un poids
indéniable sur le secteur de l'élevage bovin, et qui va prendre
davantage d'importance dans les années à venir est lié
à la politique des prix et à la qualité des produits. En
effet, nos résultats démontrent sans ambiguïté que le
prix du lait payé à l'éleveur est un facteur primordial
pour sa compétitivité. Les 15 % en plus par kg de lait expliquent
l'émergence de filières laitières plus intensives à
l'abord des villes en comparaison aux zones rurales, même
irriguées. Car, il est actuellement une constatation forte,
qu'illustrent nos travaux, dans le secteur de la production bovine
laitière au Maroc : les bénéfices sont tellement
ténus que la moindre augmentation du prix du lait pour les
éleveurs leur est vitale.
Il n'est pas dans nos propos de proposer une augmentation du
prix du kg de lait payé à l'éleveur, prix qui n'a plus
évolué depuis 1995. Mais, ce qu'il est possible de remarquer dans
les faits, est justement une défection de nombre d'éleveurs
vis-à-vis de toute tentative d'intensification, arguant que le prix
actuel du lait ne couvre plus les charges nécessaires à la
production. Nos résultats de terrain convergent vers cette observation
puisque, pour de nombreuses fermes, l'équilibre économique ne se
concrétise que grâce à d'irrémédiables ventes
de bovins. En revanche, ce qu'il est possible de suggérer est la
nécessaire mise à niveau du prix du lait au départ de la
ferme en fonction de sa qualité. Ceci permettrait alors de rehausser les
revenus des éleveurs qui s'investissent dans ce créneau et de
pénaliser carrément tous les fraudeurs et autres ignorants des
principes de base pour un lait sain et contenant assez de matière utile,
et non pas de l'eau.
Mais encore une fois, comme pour les essais de races, la
vulgarisation de fourrages, ou encore l'assistance pour le dimensionnement de
projets d'élevage par rapport à leurs besoins en nutriments, une
grande inconnue entoure la nature des organismes chargés d'appliquer ces
mesures. Dans un contexte dominé par l'extrême rareté du
contrôle laitier, il est difficile d'imaginer une mise en chantier rapide
et généralisée des contrôles de la qualité du
lait, pour un paiement sur laquelle le prix serait indicé. En fait,
seule la constitution d'une interprofession laitière compétente,
juste, défendant les intérêts de tous (des milliers
d'éleveurs aux consommateurs en passant par les industriels du lait),
disposant de moyens conséquents (des prélèvements par kg
de lait pour financer ses activités, par exemple) peut faire l'affaire.
Mais encore une fois, il y a au préalable la nécessité
d'une volonté politique générale, notamment de l'Etat
marocain, pour que ces recommandations puissent être testées sur
le terrain. Or, actuellement, la tonalité qui émane de l'Etat et
de ses politiques d'élevage plus exactement, semble être à
l'opposé de ce schéma global. La cessation récente
(janvier 2004) des activités de la SODEA, dont celles de son pôle
« vaches laitières », en conformité à
la politique de désengagement, confirme bien que l'Etat est en phase de
démissionner de toute responsabilité de production dans le
domaine de l'élevage. En plus de la dispersion du legs technique de la
SODEA (savoir-faire des ouvriers et techniciens) et du noyau
génétique qu'elle détenait, cela témoigne encore
plus de l'arrêt définitif de l'expérience étatique
dans le domaine de la production laitière. S'y ajoute la suspension des
campagnes systématiques et annuelles de tuberculination du cheptel bovin
et de dépistage de la brucellose, depuis le début des
années nonante et l'aspect sporadique des campagnes de vaccination
contre la fièvre aphteuse. Tout cet abandon sur le terrain, que souligne
aussi la chute palpable du nombre des étables soumises au contrôle
laitier officiel ces dix dernières années (de 398 en 1994
à 167 en 2002, selon MADR [2003]), ne peut que laisser sceptique tout
observateur du secteur de l'élevage sur les possibilités de sa
reprise en main. Car, si l'Etat marocain ne semble pas prêt à s'y
investir pour en assurer la continuité et pour en réguler le
fonctionnement, il est illusoire de penser que des associations privées
y parviendront seules. Surtout qu'elles souffrent par essence de la
multiplicité des intérêts de leurs acteurs et encore plus
de la faiblesse de leurs moyens financiers et humains.
Car finalement, l'élevage laitier et son
développement au Maroc sont bien plus importants que la simple
considération du type génétique ou de la conduite
alimentaire des vaches. Son devenir est dépendant des choix de politique
générale qui seront effectués, notamment sur la question
sensible du sort de milliers d'exploitations agricoles, certes aux moyens de
production dérisoires, mais qui continuent d'employer tant bien que mal
plus de 50 % de la population du Maroc. Si on s'achemine vers un
scénario visant le maintien de ces structures, il est alors
évident que des moyens et des efforts importants doivent être
mobilisés en leur faveur, en termes de transferts de technologies (cf.
les propositions par rapport aux races, aux fourrages, aux rations
équilibrées, à la guidance sanitaire...). Car, pour
l'instant elles continuent pour la plupart à naviguer à vue, sans
véritable objectif de production ni de durabilité
économique. Et surtout elles ne bénéficient d'aucune
expertise technique ni de conseil de vulgarisation. Sinon, si une option de
reconversion de ces exploitations vers d'autres types d'activités extra
agricoles (scénario à « l'européenne »
où les campagnes marocaines seraient dépeuplées) est
retenue, il faudrait alors songer dès à présent aux
mesures nécessaires pour y arriver (reconversion des paysans, structures
d'accueil dans d'autres secteurs d'activités...).
Dans les deux cas, il ne fait pas de doute que
l'élevage bovin au Maroc est à une sorte de phase cruciale de son
évolution : ou bien il se structure, devient performant,
crée des emplois, des produits de qualité et il assure sa
pérennité, finançant de lui -même, par la
récupération de ses manques à gagner, les salaires et
rémunérations des personnes qui veillent sur son bon
fonctionnement. L'autre éventualité, est celle où, sous la
pression des contraintes endogènes (sécheresse, manque de
capitaux, savoir-faire négligés, énergies
dilapidées...) et exogènes (ouverture totale des
frontières aux produits importés), l'élevage bovin laitier
n'arrive plus à être compétitif. Dans ce cas, il n'est pas
exclu que les mouvements d'extensification de la production, tels
qu'observés même en périmètre irrigué
(allaitant avec aucune charge) se renforcent, tandis que le marché
marocain du lait serait alors quasi exclusivement dominé par des
importations de produits lactés. Ce genre d'éventualité
sonnerait alors le glas de l'expérience initiée par le Plan
laitier pour assurer l'approvisionnement du marché local en produit
frais, sans être à la merci des fluctuations mondiales des prix.
Bien entendu, ce cas extrême peut être évité. En
mobilisant les expertises, en formant les éleveurs, et en
édictant des normes de travail rationnelles qui s'éloignent de la
simple logique de marché (achats d'animaux importés, transactions
sur les concentrés importés, marges sur le lait entre
l'éleveur et le consommateur...) pour accompagner la paysannerie
marocaine et tout le monde rural dans la recherche de mieux-être
économique. Faute de quoi, c'est à un exode rural massif, avec
pour corollaire l'insécurité et aussi l'immigration clandestine,
qu'il faudra faire face.
Références Bibliographiques
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