V - 1 Conclusion générale
Au tout début de ce travail de doctorat, nous nous
étions assignés pour objectifs de clarifier les termes de la
production bovine laitière au Maroc, sur les plans des performances
techniques et de la rentabilité et d'en identifier des voies de
développement. A l'issue de cette série d'investigations sur le
fonctionnement d'étables bovines laitières, nous avons pu trouver
plusieurs tendances communes. Ceci a été réalisé
malgré le grand nombre de situations étudiées et quoique
la constellation des cadres d'action et des contextes joue de façon
individuelle. En dépit d'un environnement général flou,
marqué par l'absence du contrôle de performances des vaches et la
rareté des données chiffrées à propos de la
rentabilité des élevages, nos travaux attestent de la
présence de types et de comportements de production en élevage
bovin laitier très nets, au Maroc.
Tout d'abord, la caractérisation de la grande
diversité des situations de production de lait a
révélé l'existence de groupes stables et homogènes
sans lien avec la localisation géographique. Ainsi, que ce soit en
périmètre irrigué ou à l'abord des villes, une
gradation dans la spécialisation laitière est remarquée.
Elle s'étend de situations d'élevage où la conduite des
troupeaux est beaucoup plus portée sur la production de viande et
où le lait est plutôt un co-produit, avec des rendements moyens
par vache n'atteignant pas les 2 000 kg, à de rares situations de
spécialisation laitière où les vaches dépassent les
5 000 kg de moyenne économique. Deux autres types peuvent
être qualifiés d'intermédiaires et ils se distinguent soit
par une production extensive de lait (moins de 3 500 kg par vache)
beaucoup plus basée sur les fourrages ou alors par une mauvaise
maîtrise de l'alimentation des vaches qui résulte en un gaspillage
des concentrés et le plus souvent en des résultats
économiques négatifs.
En mettant l'accent sur les différences
régionales, il apparaît que les modes d'élevage dans le
pourtour suburbain sont bien plus intensifiés en lait que dans le
périmètre irrigué. Sont en cause, aussi bien les
disponibilités financières qui permettent de recourir plus
massivement aux achats de concentrés, puisque de nombreux
éleveurs en zone suburbaine sont le plus souvent fonctionnaires ou
commerçants, que les différences de prix du lait, vendu plus cher
à l'abord des villes. En revanche, dans le périmètre
irrigué, les éleveurs sont le plus souvent des agriculteurs
exclusifs, sans autres sources de revenus et sont contraints d'écouler
leur lait à travers les centres de collecte coopératifs. La
conséquence de ces observations et qui transparaît de
manière indubitable à travers les analyses statistiques, est de
retrouver plus de situations d'élevage bovin laitier extensif,
basé sur les seuls fourrages, en périmètre irrigué
qu'en zone suburbaine. Ce résultat est fort singulier, voire même
paradoxal, et mérite d'être considéré à sa
juste valeur dans les prochaines réflexions sur l'avenir de
l'élevage laitier au Maroc. En effet, il ne suffit pas de mettre
à disposition des agriculteurs de l'eau d'irrigation pour penser
à l'introduction immédiate et à grande échelle du
bétail laitier spécialisé. L'expérience, le
savoir-faire et les disponibilités en capitaux semblent être aussi
des pré-requis tout aussi indispensables, ce qui pour l'instant a
été occulté par rapport au saut quantitatif de production
escompté par l'option de races bovines plus productives.
L'ensemble de ces constats intime de prendre en compte la
diversité de ces élevages afin de concevoir un appui technique,
ciblé pour chaque type d'éleveurs, principalement basé sur
le rationnement équilibré selon les objectifs affichés. Il
y va de l'efficience de valorisation des subsides encore disponibles pour le
développement de l'élevage. Ce sera aussi crucial pour
l'efficience de transformation des ressources fourragères
aléatoires que produisent les exploitations du monde rural.
En détaillant les pratiques d'élevage dans des
fermes bovines plus spécialisées en lait, il est apparu que les
étables de type étatique appartenant à la
Société du Développement Agricole (SODEA) constituaient un
mode de production laitière très distinct du reste. Le recours
massif aux concentrés et des performances laitières intensives,
dépassant les 6 000 kg par vache et par an, sont certes les
caractéristiques les plus saillantes de cette entreprise. Mais à
y voir de plus près, la rentabilité est affectée par des
carrières écourtées et des taux de mortalité de
vaches issus justement de cette intensification forcée. De même,
les génisses de remplacement qui constituent la voie de
perpétuation de ce système sont loin d'afficher la
précocité qui devrait caractériser un élevage
laitier intensif. Aussi, l'expérience de la SODEA peut-elle servir de
référence pour l'éleveur qui ne domine aucun des aspects
techniques de l'élevage bovin intensif, notamment la confection de
rations équilibrées avec des apports importants en
concentrés, mais elle ne peut être qualifiée de
modèle.
L'analyse des performances d'une étable laitière
spécialisée en zone d'agriculture pluviale sans
possibilité d'irrigation d'appoint a prouvé l'extrême
vulnérabilité de ce genre d'élevages par rapport à
la variabilité climatique. Le fait que le bénéfice par
vache soit réduit de plus de 50 % après un épisode de
sécheresse et que la dépendance vis-à-vis des aliments
concentrés soit totale montrent bien que l'élevage laitier
intensif ne sied pas à ce genre d'environnement. Aussi, en zone
d'agriculture totalement pluviale, les efforts de promotion du secteur bovin
auraient ainsi bien plus d'opportunités à investir le champ de
l'élevage mixte ou carrément allaitant, avec ce que cela comporte
comme mise en oeuvre de choix de races et de vulgarisation de méthodes
de conduite.
Par ailleurs, un suivi de longue durée
d'élevages laitiers suburbains a montré la variabilité de
leurs résultats de production. La seule certitude à l'issue des
nombreux contrôles de performances est la corrélation frappante
entre la consommation en aliments concentrés et le rendement en lait par
vache. Ce constat atteste de la conduite des vaches « à coups
de concentrés » et pèse de tout son poids sur leur
rentabilité. Cette dernière ne retrouve des valeurs positives
dans bien des cas que grâce aux ventes d'animaux. Par conséquent,
l'appellation d'étables laitières doit être plus que
nuancée, l'élevage de bovins, même exclusivement de type
Holstein étant le plus souvent à finalité mixte :
lait et viande.
Enfin, le suivi de la qualité globale du lait dans cinq
exploitations suburbaines a montré que les pratiques d'élevage et
leurs variations temporelles avaient des incidences marquées sur les
taux butyreux et protéique du lait. Il a aussi
révélé que dans deux des cinq étables, le taux
butyreux moyen était en deçà de la valeur minimale
acceptable de 35 g/kg, affecté par les abus de concentrés, les
erreurs de rationnement (concentrés dominés par les
céréales, distribution massive en une seule fois quotidienne) et
l'effet « dilution » (lorsque la moyenne de production par
vache est supérieure à 25 kg par jour). En revanche, le taux
protéique était, sans aucune exception, supérieur à
la valeur normale de 30 g/kg, témoignant justement de la
régularité des apports en concentrés le long de
l'année.
Sur un autre registre, tous les échantillons de lait
collectés étaient de qualité très mauvaise d'un
point de vue hygiénique avec des comptages moyens supérieurs
à 106 UFC par ml. Ceci est symptomatique d'une
hygiène générale à la traite et dans les
bâtiments fort délétère qui est loin de correspondre
aux normes en vigueur pour un élevage bovin laitier
spécialisé. Une conséquence logique à ces
dépassements en matière d'hygiène est le recours aux
traitements aux antibiotiques, puisque 25 % des échantillons
contrôlés se sont avérés positifs. Dans
l'étable étatique de la SODEA, cette proportion se montait
même à plus de 40 %, révélant que le pic
d'intensification de la production laitière qui y est en vigueur est
avant tout lié à la création d'un milieu d'élevage
artificiel basé sur l'utilisation de concentrés et de traitements
vétérinaires.
Tous ces résultats considérés dans leur
intégralité montrent qu'au Maroc, les pratiques les plus usuelles
adoptées par les éleveurs, notamment en matière
d'alimentation du cheptel et d'hygiène générale des
bâtiments et à la traite, sont loin de correspondre aux exigences
de races laitières spécialisées. Aussi bien les
résultats économiques que les performances de production et
parfois de reproduction laissent à désirer et sont très
variables, témoignant d'accumulation d'erreurs de conduite, dont les
plus flagrantes sont d'ordre alimentaire. Car, dans la totalité des
situations suivies, il est un caractère incontournable :
l'éleveur gère la parcimonie fourragère, sur laquelle se
greffent les difficultés de trésorerie. Ces conditions, issues
d'une tradition d'élevage beaucoup plus allaitante que laitière,
font que les vaches n'extériorisent pleinement leur potentiel que lors
des rares moments d'abondance alimentaire, c'est-à-dire durant les mois
où les fourrages ne sont pas trop lignifiés (de janvier à
mars). En outre, ceci ne se vérifie qu'en cas d'année climatique
favorable où le couvert végétal est suffisant pour
satisfaire les besoins quantitatifs du cheptel. Et même à ce
moment, les logiques de production, issues de siècles de savoir-faire,
demeurent façonnées par le concept « d'élevage
loterie » : l'éleveur « considère qu'il
doit avoir en permanence sous la main le nombre de têtes de bétail
nécessaire à utiliser à plein les pâturages
pléthoriques des années exceptionnelles » [COULEAU,
1968]. Avec pareil schéma de pensée, le bétail laitier
importé n'a aucune faculté d'adaptation aux disettes, et ne sied
pas au « risque du manque à gagner », si d'aventure,
en cas de mauvaise année, l'herbe venait à manquer, comme le
mentionne ce même auteur.
Par ailleurs, même les éventuels stocks
d'excédents de fourrages qui pourraient se constituer en cas
d'année faste, et dont l'usage allègerait le poids des
périodes sèches, demeurent fort aléatoires. En effet, au
delà de l'inconnue climatique et de ses répercussions sur les
disponibilités de céréales vivrières,
l'éleveur en est encore à considérer que le bétail,
quel qu'il soit, est tout juste relégué à être un
élément de valorisation des terrains incultes ou encore des
résidus de culture, car la surface agricole utile est en priorité
dévolue aux besoins alimentaires du groupe familial [SRAÏRI, 2002].
C'est dire que le rôle des cultures fourragères est loin
d'être considéré à sa juste valeur, quand elles ne
sont pas reléguées à de la simple figuration, comme en
témoigne leurs parts dérisoires dans l'assolement, même
dans des exploitations à larges surfaces agricoles.
Et même le savoir-faire technique et la maîtrise
des façons culturales à appliquer aux fourrages demeurent
sommaires, ce qui explique leur rendement en matière sèche
à l'ha réduit et encore plus leur exploitation à des
stades qui ne correspondent pas aux besoins d'un cheptel exigeant comme des
vaches laitières. Ces dysfonctionnements d'utilisation des fourrages se
trouvent malheureusement amplifiés par un climat
caractérisé par des coups de chaleur au moment de la croissance
maximale des cultures (au printemps), qui les lignifient rapidement et en
altèrent les rendements en nutriments à l'ha. De plus, le manque
de sélection de variétés fourragères
adaptées aux nombreux écosystèmes de production animale
qui existent au Maroc, retarde les progrès de la production de
fourrages, qui demeure, d'ailleurs même dans le discours officiel,
appréhendée uniquement à travers l'évolution des
superficies emblavées.
Aussi, ce que les zootechniciens nomment le plus souvent avec
euphémisme « entretien », mais qui dans la logique
des éleveurs consiste tout simplement à maintenir la survie des
animaux jusqu'à une éventuelle abondance du couvert herbager au
Maroc, est-il en total porte-à-faux avec la régularité des
apports alimentaires et des rythmes d'élevage que supposent le recours
aux races bovines spécialisées en lait.
Ce large tour d'horizon des pratiques les plus usitées
par les éleveurs de bovins laitiers au Maroc et de leurs
répercussions sur le fonctionnement des troupeaux prouvent donc la
consistance des écrits actuels qui considèrent que les races en
élevage ne sont pas seulement des ensembles d'animaux de la même
espèce avec des caractéristiques phénotypiques communes.
Ce sont bien plus les reflets d'ensembles homogènes intégrant
gestion du terroir, produits animaux typés et références
culturelles du groupe humain en charge d'un espace. L'introduction massive de
races allochtones, par croisements avec les animaux d'origine locale et surtout
par importation de contingents entiers d'individus étrangers, doit donc
au préalable donner lieu à l'étude de la mise en place de
ces facteurs. Malheureusement, jusqu'ici, ce qui a prévalu dans nombre
d'expériences en pays en développement, comme le Maroc, ce sont
la rapidité et les facilités octroyées par les croisements
avec des races bien plus performantes issues des pays tempérés,
encouragées il est vrai par les subventions et autres appuis des lobbies
exportateurs. Et la Holsteinisation en est bien le symbole globalisant le plus
représentatif. Ont été tues dans pareil schéma de
pensée toutes les réflexions sur l'assimilation par les
éleveurs des bagages techniques et culturels nécessaires à
l'exploitation de pareilles races. Même l'indispensable confrontation
entre les connaissances théoriques des techniciens d'élevage
censés encadrer les fermes laitières et les pratiques
quotidiennes des agriculteurs n'a jamais lieu. C'est ce qui pousse, de
manière globale, certains chercheurs à se pencher sur la question
de l'adéquation des technologies ou du matériel
génétique supposés améliorer les productions
agricoles par rapport aux réalités des paysans du Tiers-Monde.
POPP [1984], formule ce souci par la simple question :
« technologies modernes pour des sociétés
traditionnelles ? »
A cet égard, nos résultats convergent pleinement
vers les observations de PLUVINAGE [2002 relevées en Algérie au
cours de la décennie des année nonante, qui rapportent qu'il a pu
« constater l'émergence d'une production de lait en
élevage bovin, en zone sèche, à condition que l'on puisse
stocker des fourrages sur plusieurs années (au minimum deux) et que l'on
s'en tienne à des races bovines mixtes, pour tenir compte des fortes
valorisations des animaux vendus pour la viande, et à des
quantités et durées de lactation calées sur les
périodes de relative abondance fourragère ». Et cet
auteur de conclure que « c'est une toute autre perspective de
production laitière tentée par la planification socialiste, avec
des animaux très performants (de race Holstein), des fourrages
irrigués et des concentrés ».
Cet ensemble de recherches ne peut toutefois s'achever sur ces
simples constats de difficultés d'adaptation des bovins laitiers
à la réalité du milieu physique et humain au Maroc. Tout
observateur attentif du paysage rural ne peut qu'être marqué par
la généralisation des bovins de type pie noire et pie rouge.
Peut-être, est-ce là une raison de tempérer les conclusions
précédentes, notamment si la voie s'ouvre pour des mesures de
développement adaptées à chacune des situations
distinguées. Et à y voir de plus près, la présence
des vaches de type laitier étant devenue pérenne, tant les
effectifs importés ont été massifs, leurs rôles
dépassent de loin leur simple rentabilité et productivité.
A l'échelle macro-économique il faut y voir aussi un palliatif
aux inévitables importations de poudre de lait subventionné.
C'est pourquoi, les opérations d'appui technique prennent toute leur
importance : mettre à disposition de groupes d'élevages
ayant des caractéristiques de fonctionnement similaires un paquet
technologique adapté et accessible. Aussi, pour finir et en reprenant
les idées de VISSAC [2002], relatives à l'instauration d'une
nouvelle approche de recherche en sciences animales, qu'il qualifie de
citoyenne, « la voie est tracée pour nous permettre de relever
ce défi à la fois nécessaire et raisonnable de la gestion
de l'espace rural qui alimente les rapports entre la Recherche et la
Société. Mais il reste des étapes à franchir :
intégrer toutes ces typologies de fonctionnement et les mettre à
l'épreuve des projets de développement ».
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