III-3-3-d Lait et/ou viande ? Les perspectives
d'avenir
Cette analyse de la diversité des élevages
bovins confirme l'extrême
hétérogénéité des choix et des pratiques des
éleveurs et devrait inciter les pouvoirs publics, les organisations
professionnelles d'élevage et les transformateurs de produits animaux
à la prise en compte de cette variabilité pour l'instauration de
programmes d'encadrement des éleveurs adaptés à leurs
multiples attentes.
La typologie établie confirme la multiplicité
des rôles du cheptel bovin et la diversité des systèmes
d'élevage en vigueur dans le périmètre du Gharb. Il se
dégage aussi que l'élevage bovin est avant tout entre les mains
de petites exploitations tant par la taille que par le degré de
capitalisation [AURIOL, 1989]. Par ailleurs, la spécialisation en
élevage laitier, tant prônée par les concepteurs du
« Plan laitier », est loin de s'être imposée
et les niveaux moyens de production demeurent très en deçà
des potentialités génétiques des vaches et des atouts de
la région (irrigation, disponibilité des nombreux sous-produits
agricoles...).
Tableau 20. Caractéristiques des cas - types
d'élevages bovins du périmètre irrigué du Gharb.
TYPES
|
Eleveurs laitiers spécialisés
|
Eleveurs en systèmes
polyculture-élevage
|
Troupeaux extensifs sur parcours
|
Grandes étables (GL)
|
Petit effectif (PL)
|
Laitier permanent (PLP)
|
Lait de saison (PLS)
|
Riz/bersim Lait saison
(RBLS)
|
Elevage allaitant (GA)
|
Sans terre (ST)
|
SAU (ha)
|
20
|
3
|
45
|
3,5
|
5
|
10
|
0,5
|
Vaches
|
74
|
10
|
20
|
3
|
4
|
50
|
4
|
Type de bovins
|
Pie noire
|
Pie noire
|
Pie Noire
|
Croisé
|
Croisé
|
Brune d'Atlas
|
Brune d'Atlas
|
F/SAU* %
|
100
|
100
|
22
|
14
|
25
|
100
|
0
|
Concentrés
|
Continus
|
Continus
|
Continus
|
5 mois
|
6 mois
|
1 mois
|
Rares
|
Concentrés / charges (%)
|
75
|
72
|
62
|
73
|
39
|
22
|
13
|
Lait / produits (%)
|
75
|
72
|
54
|
37
|
34
|
7
|
3
|
Bénéfice par vache (DH)
|
4 228
|
3 630
|
3 844
|
2 075
|
2 055
|
896
|
1 644
|
* F/SAU : fourrages par rapport à la SAU
En fait, comme le fait remarquer BOUSLIKHANE [1998, dans la
plaine du Gharb, une grande majorité d'étables n'a pas de
véritable ambition de spécialisation laitière, notamment
en l'absence du savoir-faire technique. Seuls les deux premiers types
répondent aux attentes des décideurs en obtenant des
résultats tant techniques qu'économiques assez proches de ce qui
a été relevé dans d'autres régions du pays
[LAKHDISSI et al., 1985 ; SRAÏRI et KESSAB, 1998 ;
SRAÏRI et EL KHATTABI, 2001]. En revanche, pour les autres types, la
production de viande s'impose comme une activité concomitante, parfois
même dominante, le lait devant même parfois être
considéré comme un sous-produit. Les responsables des usines
laitières sont donc en droit de se poser la question de la
durabilité et des perspectives de la production laitière.
Le premier phénomène à considérer
avec attention est lié au fait que, en dehors des élevages
laitiers spécialisés (GL et PL), le troupeau bovin des autres
systèmes est typiquement polyfonctionnel, c'est-à-dire (i)
très complémentaire des activités proprement agricoles
(utilisation des fourrages et sous produits, producteur de fumier notamment
pour les parcelles en maraîchage intensif) (ii) assurant les besoins
laitiers familiaux (lait, petit lait fermenté ou l'ben,
beurre), (iii) valorisant la main d'oeuvre familiale sous employée,
(iv) assurant les à-coups de la trésorerie (vente de lait, des
veaux), et (v) appuyant les investissements lourds par la vente des vaches,
taurillons ou génisses au moment opportun.
L'autre problème d'importance concerne la mise en
marché du lait et le recul général de la collecte
industrielle de lait dans le périmètre du Gharb, exacerbé
par l'amplification du phénomène de colportage. Les centres de
collecte coopératifs, qui ont joué un rôle clef dans
l'émergence de la filière lait, marquent en effet le pas.
N'étant que peu éligibles aux crédits bancaires, ces
coopératives ne disposent que de capitaux limités pour
développer d'autres activités au profit de leurs adhérents
et peu réussissent à s'affranchir de l'administration. Un autre
dysfonctionnement concerne la régularité des apports et le
degré de fidélité des éleveurs vis-à-vis de
ces coopératives, à l'image de ce qui a été
relevé dans la région limitrophe de Tiflet [SRAÏRI et
MEDKOURI, 1999]. Les usines laitières insuffisamment
équipées en matériel de stockage et de transformation
(poudre de lait notamment) gèrent difficilement les excédents
laitiers du printemps et ont pour habitude de refouler sans préavis les
apports en provenance des centres de collecte qui bloquent à leur tour
les livraisons des producteurs...contraints de passer par les colporteurs. De
nombreux éleveurs, face à ces incertitudes, manifestent leurs
réticences à produire davantage de lait s'ils sont si mal
récompensés de leurs efforts : pas de prime à la
qualité, pénalités d'origine douteuse et prix n'ayant pas
évolué depuis plus de 10 ans [SRAÏRI et ILHAM, 2000].
Certains en viennent à créer leur propre mini-laiterie pour
garantir un débouché fiable et rémunérateur. Depuis
une dizaine d'années, on voit ainsi monter en puissance des circuits
parallèles dits « informels » dans certaines
régions, mais en vérité fort bien équipés
(camionnettes, bacs réfrigérateurs, boutiques pour la vente en
direct de produits transformés...) et organisés pour la collecte
directement auprès des producteurs. Incapables de faire face à
cette concurrence, certains centres de collecte ont fermé et la
principale usine laitière du Gharb (coopérative Colait-Extralait)
s'en est trouvée fortement fragilisée, outre ses problèmes
de gestion interne. La ville de Kénitra est à présent
approvisionnée à hauteur de 25 % par des colporteurs
organisés, efficaces et, pour une partie d'entre eux, respectueux de
l'hygiène.
Lait et viande peuvent donc être en situation de
concurrence et ce n'est pas le moindre paradoxe de voir ces éleveurs,
dotés en troupeaux de races laitières spécialisées,
accorder de plus en plus d'intérêt à la production de
viande. On a vu que dans la plupart des troupeaux (hors GL), les veaux sont
tous conservés. Toutefois, seuls les mâles sont engraissés,
selon un même modèle (5 mois en stabulation, paille et
concentrés) pour dégager une marge brute d'environ 500
DH/taurillon. D'un type à l'autre on note des stratégies un peu
différentes : les jeunes promoteurs (PL) n'engraissent au mieux
qu'un à deux mâles par an, les systèmes
agriculture-élevage (types PLP) gardent toutes leurs génisses et
vendent quelques mâles maigres pour assurer l'engraissement des autres
sans trop prélever dans le disponible fourrager, tout en
préservant le potentiel laitier de leur unité...ce que les
élevages PLS et RBLS (riz - bersim) ne font plus, en
privilégiant la viande. En système allaitant, le choix se porte
évidemment sans concurrence possible vers la production de viande.
La mise sur pied d'un programme d'appui technique aux
éleveurs doit donc nécessairement tenir compte de ces
différences entre types. Compte tenu de la priorité
affichée par les services techniques pour une production laitière
destinée à l'industrie, il est clair que les types GL et PL sont
les plus susceptibles de s'accaparer l'aide technique. Celle-ci devrait se
concrétiser par l'affectation d'agents sur le terrain en phase avec les
éleveurs, car pour l'heure ces derniers sont rares à signaler des
visites de techniciens du développement. Cet encadrement
rapproché doit s'intéresser en premier lieu à la conduite
alimentaire des vaches laitières, puisqu'à l'instar de ce qui est
rapporté dans d'autres régions du pays, les périodes de
soudure et la méconnaissance des méthodes de rationnement et de
conservation des fourrages continuent de générer des manques
à gagner importants [GUESSOUS, 1991]. A cet égard, le Gharb
étant un important pôle de production agroalimentaire (sucreries,
conserveries...), une valorisation plus importante des sous-produits
industriels devrait être favorisée.
En revanche, il faut que ces mêmes services techniques
chargés de la vulgarisation agricole reconnaissent à la
production de viande une totale légitimité. Les
périmètres irrigués de cette zone ont permis
l'émergence d'un système d'élevage bovin de type mixte et
non pas « laitier intensif » qui, dans un certain nombre de
systèmes, profite de la complémentarité entre agriculture
et élevage. Les élevages concernés, les plus nombreux
comme on l'a vu, réclament donc une aide et des conseils
spécifiques pour gérer au mieux cet équilibre lait/viande
qui est véritablement la marque de ces systèmes qui pour survivre
doivent être d'une grande adaptabilité. Rien ne s'oppose en
vérité à ce que les élevages laitiers intensifs
spécialisés et les élevages mixtes associés
à l'agriculture se partagent harmonieusement l'espace agraire...et les
aides.
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