FACULTE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
DEPARTEMENT DE LANGUE ET LITTERATURE
FRANÇAISES
OPTION : CRITIQUE ET CREATION
LITTERAIRE
DE LA TRADITION A LA MODERNITE : ETUDE DU
MANICHEISME DISCURSIF DANS NOCES SACREES DE SEYDOU BADIAN. ESSAI
D'ANALYSE SOCIOCRITIQUE.
Mémoire présenté en vue de l'obtention du
grade de Licencié (Bachelor's Degree) en Langue et Littérature
Françaises.
Par : M. Sylvère
DUSABIMANA
Directeur : M. J-Paul KWIZERA
Butare, novembre 2007
DEDICACE
A L'Eternel Dieu, mon secours;
A ma chère épouse
Christine, ma destinée;
A nos chers parents, nos êtres
chers;
A nos bien-aimés Elisée et
Rémy, nos bénédictions;
A toutes nos familles, nos conseillers et
collaborateurs ;
A vous tous, pour qui nous gardons une dette
morale ;
Ce mémoire est dédié.
REMERCIEMENTS
Nous exprimons notre profonde gratitude à toute
personne qui, de près ou de loin, a contribué à la
réalisation de ce travail.
Nos remerciements s'adressent plus particulièrement
à Mr Jean-Paul KWIZERA qui a bien accepté de diriger ce
mémoire. Ses remarques, ses précieux conseils et ses corrections
nous ont été d'une grande utilité. Et, nous lui savons
franchement gré pour ses permanents contacts. Nous lui disons
« Merci ».
Nous aimerions témoigner notre gratitude aux
professeurs et enseignants de la Faculté des Lettres et Sciences
Humaines qui ont assuré notre formation universitaire pour les conseils
prodigués depuis la première année académique, sans
lesquels ce travail n'aurait pas abouti à sa fin. Non seulement ils nous
ont prodigué de suggestions fort utiles, mais ils nous ont aussi
indiqué quelques ouvrages qui nous ont indispensablement servi.
Nous exprimons toute notre admiration à notre
épouse Christine MUTUYIMANA et à nos deux fils Elysée et
Rémy. Ils ont supporté toute notre absence et leur patience
mérite un hommage reconnaissant. Sont à remercier
également toutes mes soeurs, mon frère, mes cousins et cousines,
oncle et tantes pour leur contribution matérielle et morale durant tout
le parcours de mes études.
Nos remerciements s'adressent également à tous
ceux qui nous ont soutenu tant moralement que matériellement notamment
MUNYANGERI NGANGO Innocent, MUNYANEZA Sarto et tout le personnel du Tribunal de
Grande Instance de Huye; puissent-ils être assurés que chacun de
leur nom est présent dans mon esprit.
Que les camarades de classe trouvent eux aussi nos
remerciements les plus distingués pour leur assistance et
fraternité au cours de notre formation universitaire.
Sylvère DUSABIMANA
SIGLES ET ABREVIATIONS
N.S. : Noces Sacrées
P.U.F. : Presses Universitaires de France
NEA : Nouvelles Editions Africaines
Al : alii : autres
TABLE DES MATIERES
DEDICACE
I
REMERCIEMENTS
II
SIGLES ET ABREVIATIONS
III
TABLE DES MATIERES
IV
INTRODUCTION GENERALE
1
0. PROBLEMATIQUE
1
0.1 Etat de la question
1
0.2. Choix du sujet
3
0.3 Bio-bibliographie de Seydou Badian
3
0.4. Justification du corpus
4
0.5. Méthodologie
5
0.6. Hypothèses et objectifs de
travail
5
0.7. Répartition du travail
6
CHAPITRE I. LA SOCIOCRITIQUE COMME OUTIL
D'ANALYSE LITTERAIRE : APPROCHE METHODOLOGIQUE
7
1.1. INTRODUCTION
7
1.2. DÉFINITION DE LA SOCIOCRITIQUE
7
1.2.1. La sociologie de la
littérature
9
1.3. LES SOUBASSEMENTS DE LA THÉORIE
SOCIOCRITIQUE
10
1.3.1 Georges Lukács
10
1.3.2 Lucien Goldmann
11
1.3.3 René Girard
14
1.3.4 Pierre Zima
15
1.3.5 Marc Angenot
16
1.3.6 L'influence de Marx et de Durkheim
17
1.3.7 Autres théoriciens
18
1.4 DE LA CARNAVALISATION DISCURSIVE À LA
PEINTURE SOCIALE
20
1.5 CONCLUSION PARTIELLE
22
CHAPITRE II. ANALYSE LITTERAIRE DE
NOCES SACREES
23
2.1 LE CORPUS
23
2.1.1 Le titre du récit et la
littérature orale traditionnelle en Afrique
23
2.2 RÉSUMÉ DE NOCES
SACRÉES
24
2.3 DYNAMIQUE DES PERSONNAGES
26
2.3.1 Le parcours narratif de N'tomo
26
2.3.2 Autres personnages
26
2.3.3 Représentation des personnages sur
le modèle actantiel de Greimas
29
2.4. STRUCTURE DU RÉCIT
30
2.4.1. L'étude du temps et de
l'espace
30
2.4.1.1. L'Afrique et l'Europe
30
2.4.2. Le temps romanesque
33
2.5. LES THÈMES
34
2.5.1. Le sacré
34
2.5.2. La permanence de la tradition
36
2.5.3. L'errance
39
2.5.4. La pénitence et la
problématique du pardon
40
2.6. CONCLUSION PARTIELLE
41
CHAPITRE III. DE LA TRADITION A LA
MODERNITE : LES SCHEMAS MANICHEENS DANS NOCES
SACREES
42
3.1 INTRODUCTION
42
3.2. DIACHRONIE DU MANICHÉISME
43
3.2.1. Le manichéisme romanesque
43
3.3. LE TRAGIQUE PASSAGE DE LA TRADITION A LA
MODERNITÉ
44
3.4. LA NÉGATION DU SACRÉ
46
3.4.1. Les concrétions discursives
46
3.4.2. Le discours antagonique : Le bien
et le mal
48
3.5. L'INTENSITÉ DU TRAGIQUE DANS NOCES
SACRÉES
49
3.5.1. La perte du non-être
49
3.5.2. La colère des dieux et des
déesses
50
3.6. LA RECHERCHE DU PARADIS PERDU
50
3.7. CONCLUSION PARTIELLE
52
CONCLUSION GENERALE
54
BIBLIOGRAPHIE
56
INTRODUCTION GENERALE
0.
PROBLEMATIQUE
0.1
Etat de la question
Depuis que nous avons abordé les études de
littérature, nous avons pris contact avec les analyses des romans sous
différents angles. Des méthodes et des techniques grouillent
pour analyser telle ou telle oeuvre romanesque. Et comme le stipule Josias
Semujanga, « aucune méthode n'est vraie ou fausse, elle est
plus ou moins pertinente ». C'est pourquoi tout chercheur soucieux
de faire une recherche en littérature doit choisir une méthode ou
l'angle d'analyse selon que celui-ci s'avérera pertinent sur le corpus
donné.
C'est cette même idée qui nous a poussé
à choisir, parmi toutes les oeuvres que nous avons lues, l'oeuvre de
Seydou Badian Noces sacrées pour arriver à
nos attentes. Sa lecture nous a amené à appliquer sur elle la
méthode sociocritique que nous expliquerons dans la suite.
Comme le dit Lucien Goldmann dans son célèbre
ouvrage critique Pour une sociologie du roman :
« Le roman est l'histoire d'une recherche dégradée (que
Lukács appelle démoniaque), recherche des valeurs authentiques
dans un monde dégradé».
Cette recherche amorce un mal ontologique ou essentialiste
plus ou moins avancé. Comme il se devait, toute recherche doit
résoudre un problème donné et ainsi apporter du nouveau au
monde et à la communauté scientifique en particulier. C'est
pourquoi notre étude a comme noyau l'étude du passage de la
tradition à la modernité mais, cela, dans un cadre purement
manichéen, c'est-à-dire opposant le bien et le mal comme deux
forces en perpétuelle opposition.
Le sujet a été choisi pour plusieurs raisons
mais la plus importante est que la tradition africaine est actuellement la
cible d'oblitération par la modernité. Dans Noces
sacrées, elle est aux prises avec les valeurs occidentales
difficilement mariables avec celles de l'Afrique, longtemps magnifiée
par les poètes et les griots.
Le masque N'tomo qu'offense Besnier cause des maux
insurmontables. Les lieux occidentaux que fréquente le héros
enlevé ne sont pas un paradis retrouvé.
« En Angleterre, mon programme ne me laissait pas le
temps de souffler [...]. Cependant, malgré cet emploi du temps
éprouvant, je n'arrivais pas à me défaire de
l'Afrique » (N.S. :31).
Ça c'est l'une des traces de la tradition
négligée consciemment qui tourmente Besnier. A la même
page, il dit : « La volonté de me libérer de
l'emprise de mes souvenirs se développait en moi, du moins
c'était mon sentiment.» (N.S. : 31).
Le récit nous montre également que l'offense
fait à N'tomo aura des conséquences fâcheuses où
« celui qui a arraché N'tomo à sa demeure a perdu tout
ce qu'il croyait être les voies d'un « plus
être ». Il n'a plus rien. Les dieux l'ont
perturbé » (N.S. : 127).
Cette illustration veut tout simplement montrer une seule
chose qui constitue le noeud de notre problématique : le refus
social contre l'invasion de la modernité. Le schème
manichéen Europe / Afrique, est le symbole du bien et du mal qui se
retrouve dans plusieurs romans africains comme l'Aventure ambiguë
de Sheikh Amidou Kane où le héros Samba Diallo est tué par
un fou, quand il refuse de prier sur la tombe du maître Thierno. La
méthode sociocritique que nous allons appliquer aux Noces
sacrées consistera à expliquer les relations qui existent
entre le texte et son contexte d'élaboration dans la
société. Ainsi, pensons-nous que, dans l'ensemble, nous avons
circonscrit le problème qui sera résolu dans cette recherche.
0.2. Choix du sujet
Ayant voulu faire un travail qui explique la
société compte tenu des textes qui circulent sur la
société, nous avons depuis longtemps constitué un corpus
sur lequel nous devrions appliquer la méthode sociocritique (ceci pour
impliquer l'absence du hasard dans le choix de notre sujet). Il s'agit en fait
d'une réflexion qui date de longtemps au cours de nos études en
littérature. C'est pourquoi nous avons choisi Noces
sacrées de Seydou Badian, un auteur connu dans la
littérature aussi bien africaine que mondiale. Et enfin, nous avons
voulu appliquer la méthode sociocritique (pour assouvir notre
appétit de connaissance et de contribuer à la
compréhension idéale de la société et des textes
qui s'y rapportent). La sociologie de la littérature nous aidera
à mener cette recherche.
0.3
Bio-bibliographie de Seydou Badian
De son vrai nom Seydou Badian Kouyaté, né
à Bamako au Mali le 10 avril 1928, a fait ses études secondaires
en France, obtenant ensuite son doctorat en médecine à
l'université de Montpellier en 1955. De retour au Mali en 1956 il est
nommé médecin de circonscription avant de devenir, en 1962,
ministre de l'Economie rurale, puis en 1965-1966, ministre du Plan. Il
démissionne en 1966 et reprend son métier de médecin
généraliste. A la chute du régime de Modibo Kéita,
en novembre 1968, il est emprisonné et ne sera libéré que
le 2 juin 1975 pour raisons de santé. Après s'être
soigné en France, Seydou Badian vécut en exil à Dakar.
Le premier roman de Seydou Badian, Sous l'orage, a
été publié en 1957 (Ed. les Presses Universelles). Il sera
suivi, dix ans plus tard, de deux romans : Le Sang des Masques
(R. Laffont, 1976) et Noces Sacrées (Présence
Africaine, 1977).
Seydou Badian a également écrit une pièce
de théâtre, La Mort de Chaka (Présence Africaine,
1963) et un essai, Les Dirigeants africains face à leur peuple
(Maspero, 1964).
Médecin du corps, Seydou Badian entreprend de soigner
l'âme et cherche à résoudre le problème, pour lui
fondamental ; de l'intégration au modernisme sans se renier. Dans
ses propos de citoyen libre, l'auteur de l'hymne national du Mali, n'a pas
dérogé aux qualités qui font sa réputation :
le franc-parler et le respect de l'autre : « Je suis comme l'homme de
la rue : un patriote malien. Un des héritiers de ce pays qui a
résisté aux colons et au colonialisme... Quels que soient les
risques personnels, je ne peux pas me taire... Je parlerai toujours quand ce
fabuleux héritage que nous ont laissé nos héros sera
menacé dans son unité, dans ses valeurs suprêmes
»1(*).
0.4. Justification du corpus
Beaucoup d'études ont été faites sur
l'oeuvre de Seydou Badian, mais Noces sacrées semble
être mise à l'écart parce que les mémoires qui ont
porté sur cette oeuvre sont encore peu nombreux. Et si certaines
études l'ont abordée, elles n'ont pas privilégié
les études qui mettent en conjonction l'oeuvre Noces
sacrées avec son contexte social. C'est-à-dire l'analyse
sociocritique.
Bien plus, dans un univers littéraire ou celui des
« belles lettres », nous sommes souvent contraints de nous
confronter avec les ouvrages quelquefois déconcertants. Ceci rejoint
les théories du « plaisir romanesque ». Mais, cela
n'est pas notre objectif en tant que critique. Ce qui nous préoccupe
ici, c'est le choix méticuleux d'un corpus qui va permettre
l'accessibilité du texte dans le cadre de la recherche appuyée
par la méthode sociocritique. Voilà les conditions justificatives
qui ont dicté le choix de notre sujet.
0.5. Méthodologie
Nous avons opté pour la méthode sociocritique
pour plusieurs raisons dont nous mentionnons les plus importantes :
La première raison est que Noces
sacrées parle de l'histoire d'un peuple fictif qui rappelle un
peuple réel. Ici, il faut dire que ceci est vraisemblable, car on ne
peut comprendre un texte littéraire sans le replacer dans son contexte
socio-historique, c'est-à-dire dans la société qui lui a
donné naissance. C'est la retouche novatrice de la théorie de
l'immanence qui préconisait l'auto-référentialité
du texte sans tenir compte du contexte social, des éléments
transhistoriques, transtextuels et transculturels qui jalonnent le texte.
La deuxième raison est que la sociocritique est la
méthode la plus commode pour analyser une oeuvre littéraire
africaine qui s'apprête à une transculturalité
énorme et qui fait la peinture d'un univers anomique.
La troisième raison consiste à insinuer la
célébrité de la méthode et à faire
connaître aux étudiants et aux autres intéressés
l'oeuvre Noces sacrées.
Etant donné que derrière chaque
énoncé du texte se cache un sens ésotérique ou
obscur, l'analyse de l'ironie et de l'humour qu'on rencontre dans les
théories de Lukács et de René Girard auront une part
importante dans l'application de la méthode sociocritique. Ce sens
ésotérique peut comporter une signification
idéologique.
0.6. Hypothèses et
objectifs de travail
La première hypothèse est que le personnage
N'tomo représente les humains dans leur quête pour le respect de
leurs valeurs traditionnelles, en parlant de l'Afrique. Il est comme un
individu qui incarne une vision et une conscience collectives dans la
société du roman.
La deuxième hypothèse est que l'homme
« idéal » s'intéresse toujours à la
dégradation des valeurs d'une société qui tendrait pour
« juste ». C'est pourquoi cette hypothèse veut
montrer le manichéisme concernant les valeurs propres à la
société occidentale et à la société
africaine dont les personnages éprouvent toujours de la
névrose.
La troisième hypothèse est de montrer comment,
à travers beaucoup de romans, les valeurs changent constamment. C'est
ce que les sociologues, dont Emile Durkheim, appellent
« anomie ».
L'objectif est de montrer qu'il existe actuellement un combat
acharné entre les valeurs anciennes et les apports de la
modernité occidentale, tout ceci se faisant par le biais des
intellectuels africains voulant garder leur
« africanité ».
0.7. Répartition du
travail
Ce travail est réparti en trois chapitres
complémentaires :
Le premier chapitre consiste à étudier la
méthode sociocritique dans sa diachronie comme outil d'analyse
littéraire. Il a comme titre : « La sociocritique comme
outil d'analyse littéraire ». Ce chapitre donne un parcours
de cette méthode et son efficacité sur le corpus Noces
sacrées.
Le second chapitre concerne l'analyse du corpus et porte comme
titre : « Analyse littéraire de Noces
sacrées ».
Le troisième chapitre qui est réellement le
coeur du travail, étudie les schémas discursifs manichéens
dans Noces sacrées. Il est intitulé :
« De la tradition à la modernité : Les
schémas manichéens dans Noces sacrées.
C'est ce cartilage qui soutient le corps de notre travail.
CHAPITRE I. LA SOCIOCRITIQUE COMME OUTIL D'ANALYSE
LITTERAIRE : APPROCHE METHODOLOGIQUE
1.1.
Introduction
Il y a beaucoup de méthodes d'analyse
littéraire, mais il arrive que la pertinence de telle ou telle
méthode soit beaucoup plus en vue sur un corpus donné et sur un
sujet déterminé. La sociocritique comme outil d'analyse
littéraire s'est avérée la bienvenue pour l'analyse de
notre corpus, raison pour laquelle nous voulons d'abord parcourir cette
méthode avant de l'appliquer.
Cette démarche est due à de multiples raisons.
La première en est que l'auteur s'est fortement inspiré de la
société et de ses péripéties parfois bizarres
projetées dans la peinture de la société de fiction, une
société où, par exemple les masques comme N'tomo
gouvernent en souverain le bonheur des hommes.
En deuxième lieu, n'étant pas dans l'angle
manifestement comparatif nous avons trouvé qu'il serait éloquent
d'utiliser la méthode sociocritique car les heurts du mariage
Occident-Afrique dans Noces sacrées retombent sur un
échantillon de gens faisant partie de la société.
D'où toute la société en est sensible. De ce fait, nous
jugeons mieux de commencer par la définition des concepts
clés.
1.2.
Définition de la sociocritique
La sociocritique est une approche du
fait
littéraire qui s'attarde sur l'univers social présent dans le
texte. Pour ce faire, elle
s'inspire tant et si bien de disciplines semblables comme la
sociologie
de la littérature qu'on a tendance à les confondre. "La
sociocritique", mot créé par Claude Duchet en 1971, propose une
lecture socio-historique du texte.
En fait la sociocritique ne s'intéresse pas à ce
que le texte signifie, mais à ce qu'il transcrit, c'est-à-dire
à ses modalités d'incorporation de l'histoire, non pas seulement
au niveau des contenus, mais aussi au niveau des formes.
Beaucoup d'auteurs ont étudié la méthode
sociocritique comme outil d'analyse littéraire. Nous nous bornerons sur
les auteurs que nous jugeons les plus connus.
Joëlle Gardes-Tamine et Marie-Claude Hubert voient la
sociocritique comme une « Méthode de critique
littéraire née au cours des années soixante, issue de la
sociologie. Elle apparaît comme une tentative pour expliquer la
production, la structure et le fonctionnement du texte littéraire par le
contexte politico-social » (2002 : 198).
S'étant enraciné dans la société,
Taine dans sa Philosophie de l'art (1865) a centré ses travaux
sur l'émetteur dans une oeuvre, et a montré comment le milieu
social de l'auteur conditionne l'oeuvre, et Lanson le critique du début
du XXème siècle a centré ses travaux sur le
récepteur et a insisté sur le rôle du lecteur dans
l'évolution de la littérature.
Le concept de sociocritique, difficile à
définir, recourt à des approches théoriques disparates,
selon que les critiques se situent dans la mouvance des philosophes marxistes,
comme Marx, Engels ou Durkheim, de Hegel ou de sociologues comme Marx Weber.
Selon Daniel Bergez et al (1999 : 123) :
« Sociocritique sera employé par
commodité, bien que le terme désigne depuis de nombreuses
années une [...] démarche [...], la simple interprétation
« historique » et « sociale » des
textes comme ensembles aussi bien que comme productions
particulières ».
Ceci pour impliquer que la sociologie du littéraire
concerne l'amont (conditions de production de l'écrit) et que la
sociologie de la réception et de la consommation concerne l'aval
(lectures, diffusion, interprétations, destin culturel et scolaire ou
autre).
Selon Claude Duchet, la sociocritique vise « le
texte lui-même comme lieu où se joue et s'effectue une certaine
socialité » (cité par Bergez et al, 1999 :
123).
Dans la lignée marxiste, se situent des
théoriciens comme TH.W. Adorno et Pierre Macherery. Leur
originalité est de souligner la dimension critique de la
littérature qui n'est pas nécessairement en adéquation
avec les discours idéologiques.
Robert Escarpit, quant à lui, dit que les structures
culturelles ne sont pas seulement autonomes mais peuvent agir sur les
structures sociales et économiques. Il s'apparente ainsi à Max
Weber qui affirme qu' « Il faut séparer les jugements de
valeurs des jugements du fait. » (Cité par Joëlle
Gardes-Tamine et Marie-Claude Hubert, (2002 : 198)).
Lukács et Goldmann, excellents théoriciens sur
la sociocritique, se réclament de Hegel à qui ils empruntent la
théorie de la totalité. Dans un phénomène
particulier se concrétise la problématique d'une époque.
Goldmann cherche à dégager une structure qui rende compte de la
totalité de l'oeuvre, et qui soit elle-même explicable par rapport
à une structure englobante : la vision du monde d'un groupe social.
1.2.1.
La sociologie de la littérature
La différence entre la sociocritique et la sociologie
de la littérature n'est pas claire, mais les deux vocables sont
différents. La sociocritique étudie le texte particulier et son
contenu tandis que la sociologie de la littérature étudie des
textes en général.
La sociologie de la littérature est donc
« une socio-sémiotique car elle utilise des concepts issus
à la fois de la sociologie et de la sémiotique. Cette
méthode utilisée notamment par Julia Kristeva cherche à
transposer les problèmes sociaux au niveau linguistique, s'attachant
à la situation sociolinguistique dans laquelle un texte est produit, car
cette situation porte l'empreinte des contradictions historiques et des
conflits sociaux.
1.3.
Les soubassements de la théorie sociocritique
Pour que notre méthode fût solidifié et
pût être appliquée sur notre corpus, il y eut le concours de
beaucoup de théoriciens dont nous allons voir dans la ligne de l'analyse
littéraire. Nous citons quelques oeuvres à ce propos :
Le Dieu caché (1965) et Pour une sociologie du roman
(1964), de Lucien Goldmann et Théorie du roman (1963) de
Georges Lukács qui nous semblent pertinents dans le liminaire de ce
parcours.
1.3.1
Georges
Lukács
Dans l'analyse du roman, nous avons beaucoup de
théories de Georges Lukács. Selon Lucien Goldmann,
« La forme du roman qu'étudie Lukács est celle que
caractérise l'existence d'un héros romanesque qu'il a très
heureusement défini sous le terme de héros
problématique » (1964 : 23).
Pour cela, les analyses de Lukács permettent
d'entreprendre une étude sociologique sérieuse de la forme
romanesque. En tous cas pour Georges Lukács, le roman reste une
histoire d'une recherche « dégradée » et
Lukács appelle ça une « histoire
démoniaque » car il y a en cela, la recherche de valeurs
authentiques dans un monde dégradé lui aussi mais à un
niveau autrement avancé et sur un monde différent.
Ainsi, tout lecteur devrait être capable de
repérer la présence de ce héros (démoniaque) dans
un roman. Mais la sociologie du littéraire comme celle de la
réception au sens strict du terme se révèlent
partiellement étrangères à l'essentiel de ce qui a lieu
dans le texte. Ainsi, la sociocritique chez Lukács semble pouvoir les
intégrer. Entre les déterminations et les conséquences,
le texte est important pour les attirer dans sa lecture.
Dans les romans réalistes, Lukács insiste sur
les concepts de totalité et de type où il
construit un contraste manichéen entre le roman réaliste et le
roman naturaliste.
Bergez et al, nous expliquent que dans cette entité
typique et totale du roman,
« On n'oubliera pas que le projet sociocritique fut
un projet précis et daté, mais aussi, par définition, un
projet ouvert et qu'il le demeure, alors que la sociologie de
« l'amont » comme celle de « l'aval »
sont constamment guettées par le réductionnisme.»
(1999 : 123).
Pour Georges Lukács, la situation problématique
dans laquelle se trouve le héros est exhumée sous forme de ce
qu'il appelle « ironie » dans une oeuvre romanesque.
Lukács lui-même se montre le plus cohérent en ses
propos :
« Une fois apparue la société de
classes, la grande poésie épique ne peut plus tirer sa grandeur
épique que de la profondeur typique des oppositions de classes dans leur
totalité mouvante. Pour la nouvelle figuration épique, ces
oppositions s'incarnent en tant que lutte entre des individus dans la
société soulignée dans le texte ». (Le roman, in
Ecrit de Moscou, cité par Bergez et al 1999 : 136).
Les personnages problématiques font donc irruption dans
la société écrasée par l'intense production pour le
marché, faisant naître des classes bien dessinées :
les prolétaires et les producteurs. C'est pourquoi il fustige aussi un
réalisme régressif dans son Roman historique (1964).
Il n'est donc pas étonnant que Georges Lukács a
été le grand théoricien de la théorie
sociocritique. Ses théories sont bien importantes parce qu'il fait
(Lukács) ressortir du roman, ce qui nuit à la
société moderne en provoquant l'essoufflement des valeurs
traditionnelles.
1.3.2
Lucien Goldmann
Parler de la sociocritique sans parler de Lucien Goldmann
serait une déroute. Lorsqu'il s'est agi de faire une analyse embrassant
l'oeuvre en tant que produit de la société, Lucien Goldmann qui
est le disciple de Lukács n'a pas cessé de retravailler la
théorie sociocritique pour l'enrichir.
C'est pourquoi, en apportant sa quote-part sien sur les
analyses de Georges Lukács, il en vint à parler du héros
« démoniaque » de Lukács comme héros
« problématique ». Dans un monde
dégradé, un héros de roman comme Pierre Landu de Entre
les eaux de Valentin Yves Mudimbé ne peut manquer
d'être problématique parce que sa quête ne sera jamais
réalisée.
Nous avons montré le principe de l'Ironie dans les
analyses de Lukács. Michel Laronde se montre tout cohérent en
prenant les deux auteurs comme des gémellités :
« L'ironie est présente [...] puisqu'elle est prise dans un
sens large, la base rhétorique fondamentale [...].» (1996 :
13).
Lucien Goldmann, est convaincu que plus l'écriture
s'attache à la forme, plus l'ironie se glisse subtilement dans les
failles du canon de la langue par laquelle passe la culture.
Nous avons rappelé plus haut l'importance du marxisme
pour éclipser les heurts causés par la société de
production entraînée pour le marché. Ce n'est que dans
cette société où les valeurs disparaissent.
Bergez lui-même abondera dans le sens de
Goldmann :
« La sociocritique a de plus l'avantage de faire
bouger cette avancée du marxisme en un domaine sensible et
particulier : Le marxisme est en effet aujourd'hui la
référence constante et obligée ; en même temps
qu'en ses textes fondateurs et en ses pratiques il lui faut bien
reconnaître que quelque chose se passe et s'est passé qu'à
son stade canonique il n'avait pas conçu » (1999 :
123).
Parlant du héros problématique, Lucien Goldmann
semblait déjà opposer ces deux idéologies dans l'univers
romanesque.
Bergez ajoute : « Sociocritique
désignera donc la lecture de l'historique, du social, de
l'idéologique, du culturel dans cette configuration étrange
qu'est le texte. » (1999 : 123).
L'explication de la littérature par les rapports
sociaux et les luttes de classes est donc inévitable et
programmée pour une théorie du superstructurel. Pour Goldmann,
comme le droit, la politique, comme les idées et l'idéologie, la
littérature et la culture devaient être repensées comme
effets et comme moyens d'une dernière instance économique et
sociale. L'héritage culturel devait donc être relu à la
lumière de « la dialectique historique ». Le
nouveau matérialisme faisant étrangement irruption dans le roman,
Lucien Goldmann après Lukács allait analyser cette situation.
Goldmann se voit parmi les gens chosifiés et
s'identifie à tout lecteur non encore conscient de cette
« machinerie » où le monde romanesque est
plongé. Ainsi pour Bergez et al « Tout lecteur est un moi,
venu de relations parentales et symboliques qui, elles aussi, le
déterminent et lui ouvrent des espaces de recherche et
l'interprétation » (1999 : 144).
Dans l'exposition des idées sociocritiques de
Goldmann, son oeuvre Pour une sociologie du roman (1964)
reste la plus célèbre. Pour Lukács, « le
héros démoniaque du roman est un fou ou un criminel, en tout cas
[...], un personnage problématique » (1964 : 24).
Tant que l'échange reste vraiment sporadique et vif,
parce qu'il porte surtout sur les excédents ou qu'il a le
caractère d'un échange de valeurs d'usage que des individus ou
des groupes ne sauraient produire à l'intérieur d'une
économie essentiellement naturelle, la structure mentale de la
médiation n'apparaît pas secondaire. La transformation
fondamentale dans le développement de la réification dans le
monde romanesque résulterait de l'avènement de la production pour
le marché.
Et Goldmann se résume ainsi : « La forme
romanesque nous paraît être [...] la transposition sur le plan
littéraire de la vie quotidienne dans la société
individualiste née de la production pour le marché »
(1964 : 36). Dans son Dieu caché, Goldmann insiste sur le
caractère transindividuel d'une oeuvre dans la société.
Dans le corpus Noces sacrées que
nous traitons, il est remarquable que le masque - dieu N'tomo devient l'objet
du commerce, ce qui rend son vendeur éminemment problématique.
D'où le mariage est adéquat entre la théorie Goldmannienne
et le roman Noces sacrées. Pour lui, il faut
« confesser le bien et la vérité en face d'un monde
radicalement mauvais » (1955 : 158).
1.3.3
René Girard
Nous ne dirons pas tant de choses sur la méthode
« sociocritique » dans l'oeuvre de René Girard.
Seulement, il évolue dans la même voie que Lukács et
Goldmann. Il centre aussi ses idées sur la dégradation du monde
des moeurs traditionnelles.
La seule différence qu'il y a entre la peinture du
héros démoniaque et sa situation de dégradation, c'est
Goldmann qui le stipule en ces termes :
« Essayons [...] de préciser un point
essentiel sur lequel Lukács et Girard sont en désaccord
fondamental [...]. La situation de l'écrivain par rapport à
l'univers qu'il a créé est, dans le roman différente de sa
situation par rapport à l'univers de toutes les autres formes
littéraires. Cette situation particulière Girard
l'appelle humour ; Lukács ironie (1964 : 30).
L'ironie étant le procédé discursif par
excellence pour peindre la société, Girard dépasse la
conscience de ses héros et ce dépassement (humour ou ironie) est
esthétiquement constitutif de la création romanesque.
Au lieu de privilégier l'humour girardienne, la
critique a privilégié l'ironie lukácsienne. Pour Girard,
le romancier a quitté, au moment où il écrit son oeuvre,
le monde de la dégradation pour retrouver l'authenticité, la
transcendance verticale. Pour lui, la plupart des grands romans finissent par
une conversion du héros à cette transcendance verticale et le
caractère abstrait de certaines fins. Ceci se remarque dans Don
Quichotte de Cervantès et dans Le Rouge et le Noir de
Stendhal.
Goldmann parle encore de Girard : « Le roman
analysé par [...] Girard ne semble plus être la transposition
imaginaire des structures conscientes de tel ou tel groupe particulier ;
[...] de la société » (1964 : 43).
1.3.4
Pierre Zima
Pierre Zima est célèbre par son Manuel
de sociocritique. La sociocritique chez Zima est la plus
élaborée par rapport à d'autres auteurs
précités. Avant d'abonder dans la littérature, Zima
plonge d'abord dans la sociologie. Pour lui, il existe « une
scission historique indéniable, [...] de nombreux représentants
des sciences sociales (et naturelles) qui considèrent comme
indispensable la réflexion philosophique » (1985 :
14).
Zima trace d'abord les voies d'une rupture
épistémologique à partir du socle principal qu'est la
philosophie. De là, on a abouti à la sociocritique.
La dégradation apportée dans les théories
de Girard et de Lukács peut aussi se remarquer par la démarcation
entre la ville et la campagne et les héros veulent rétablir un
monde équitable. Ainsi donc Zima dira : « Un autre
élément important de cette recherche est l'opposition entre la
ville et la campagne ». (1985 : 15).
C'est dans la suite que Zima se prononce sur le
littéraire. Il préconise en fait que la sociocritique trouve ses
soubassements dans les socles de la philosophie, de la sociologie puis de la
sociologie de la littérature. Ainsi,
« Pour la sociologie du texte
préconisé ici, il s'agit de devenir une science à la fois
empirique et critique, capable de tenir compte des structures textuelles et du
contexte social dont elles sont issues» (1985 : 16).
L'idéologie tient une importance capitale dans les
théories de Zima. Elle est en fait vécue par la plupart des
individus (les non scientifiques) comme naturelle, comme faisant partie de leur
environnement social quotidien. Il tend à considérer les valeurs
idéologiques qui déterminent leurs actions comme étant
données, humaines et universellement valables.
Dans l'idée de totalité de Zima, l'on stipule
que les jugements de valeur idéologiques et l'idéologie comme
totalité plus ou moins cohérente permettent aux individus d'agir
en tant que sujets.
Dans la société selon Zima, les individus
s'identifient inconsciemment à certaines valeurs et normes qui font
d'eux des sujets responsables de certaines actions. C'est dans ce contexte
qu'il convient de lire la célèbre phrase d'Althusser citée
par Zima (1985 : 23) « L'idéologie interpelle les
individus en sujets».
1.3.5
Marc Angenot
Pour Zima, l'intérêt porté aux textes
littéraires est mis en relation avec le contexte social. Selon Angenot,
il s'agit de fonder une théorie du discours social qu'il définit
comme « tout ce qui se dit et s'écrit dans un état de
société, tout ce qui s'imprime, tout ce qui se parle publiquement
ou se présente aujourd'hui dans les médias
électroniques » (Angenot cité par Nsengiyumva,
2006 : 24).
En fait, les discours sont des faits qui fonctionnent
indépendamment des usages que chaque individu leur attribue, qui
existent en dehors des consciences individuelles.
Dans son esprit de refléter la société,
la littérature devient une institution sociale. Angenot n'a pas, dans
ses théories, ignoré des procédés
littéraires traditionnels comme la symbolisation,...Ainsi, Austin Warren
et René Wellek (1971 : 129) vont dire que « la
littérature représente `' la vie `' et la
`' vie `' est, dans une très large mesure, une
réalité sociale, même si le monde de la nature et le monde
[...] subjectif (interne) ont également fait objet
d' `'imitation `' littéraire ».
Pour l'analyse du discours, les énoncés sont
considérés comme les chaînes dialogiques. Ils ne suffisent
pas à eux-mêmes et ils sont les reflets les uns des autres. Ils
reflètent les échos et les rappels que pénètrent
les visions des époques déterminées.
Dans les romans à caractère réaliste, le
portrait physique des personnages se montre comme s'il était
élaboré non pas à partir de l'observation des personnages
réels, c'est-à-dire :
« Par la mise en oeuvre des traits bruts, mais
à partir d'un système acquis, de caractéristiques
fonctionnalisées, devenues les indices ou s'associent la notation
physique et la connotation psychosociologique » (Henri Mitterand,
1980 : 49).
Mais pour Marc Angenot « tout s'analyse comme signe,
langage et discours est idéologique » (Angenot,
1989 :19). Il s'agit donc pour un critique d'analyser une oeuvre tout en
décelant le discours hégémonique qu'il recèle.
Dans ce sens, Angenot rompt aussi avec le monologisme des
formalistes russes pour abonder dans le contexte social ; ceci dans la
voie de Mikhaël Bakhtine pour qui le texte est un dialogue d'autres
textes.
Citant Louis Althusser, Marc Angenot stipule que
« la société fonctionne au discours comme les
automobiles fonctionnent à l'essence » (1989 : 199).
Le discours social joue donc un rôle majeur dans la
société. C'est pour ça que la sociocritique qui va nous
servir dans notre analyse, tire son origine des méthodes sociologiques
et surtout, comme nous l'avons dit, dans l'évolution de la sociologie de
la littérature.
1.3.6 L'influence de Marx et de
Durkheim
Parallèlement aux
marxistes il
s'établit vers les années 30 une école fondée sur
la sociologie de
Durkheim et menée
par
Jan
Mukarovsky qui considère la littérature par le concept de
conscience
collective. Ce dernier l'applique à l'
interprétation
des textes par les sociétés, prétendant qu'elle se fera
principalement en fonction d'une
culture particulière,
donnant ainsi une valeur polysémique à la
lecture.
Jean Duvignaud
appliquera le même
concept mais cette fois-ci
en tentant d'expliquer le
phénomène
de la création en réactions aux contextes sociaux tels que
présentés dans des ouvrages comme
Ombres
collectives. Sociologie du théâtre (1965). Une fusion
entre ces deux grands genres, le
marxisme et le
durkheimisme,
se produisit plus tard chez des auteurs mettant en relation les idées
des grands penseurs dont ils se réclament. Par exemple,
Köhler utilisa la
sociologie systématique inspirée par Durkheim au genre
littéraire en y introduisant la notion de lutte des classes propre
à
Marx. Il résulte de
ces différentes approches une sociocritique beaucoup plus
méthodique et conceptuelle qu'auparavant et qui s'applique surtout aux
phénomènes de la création et de l'interprétation
littéraire.
1.3.7
Autres théoriciens
A côté de ceux dont nous venons de parler, nous
ne pouvons pas ignorer Théodore W. Adorno et sa théorie sur la
négativité ; Macherery et son absence de la conscience
idéologique ; Duvignaud et la dramatique de l'anomie ;
Léo Lowenthal ou le non conformisme ; ainsi que Walter Benjamin
avec son aura et choc.
En commençant par Adorno, il convient de dire qu'il
s'oppose à l'idée de la totalité vantée par
Lukács et Goldmann. Sa négativité se hisse contre
l'idéologie, la philosophie, et la pensée conceptuelle.
Zima, parlant de lui, parle de l'esthétisme comme point
de départ de la production artistique (Zima, 1985 : pp. 38-39).
L'objet littéraire dans les théories d'Adorno, ne serait pas
confondu à l'instrument d'aliénation et d'exploitation de l'homme
par l'homme. Cette exploitation fait comprendre la révolution des
prolétaires qui trouvent refuge dans l'art comme le montre Zima
(1985 : 81).
Et puis, vient Macherery et son absence de la conscience
idéologique. Se hissant un peu contre d'autres théoriciens
évoqués précédemment, Marcherery nie le
caractère homogène du texte littéraire comme expression
d'une vision du monde ou d'une idéologie. Pour Zima (1985 : 42),
l'auteur peut exprimer la vérité sans le savoir. C'est ainsi que
les propos de Zima fondent la conception de Macherery pour qui
« l'idéologie se trouve dans l'inconscient».
Parlant du drame de l'anomie chez Duvignaud, il est bien de
commencer par la définition de l'anomie selon Larousse (2001 :
69) : « un état de désorganisation, de destruction
d'un groupe, d'une société due à la disparition partielle
ou totale des normes et des valeurs communes à ses
membres ».
Ainsi donc, Duvignaud adopte la théorie de Durkheim sur
la division du travail. Pour lui, le drame rend compte de la situation
anomique dans laquelle se trouve la population qui s'en trouve
aliénée. Mais Zima critique Duvignaud à ce propos (1985)
car selon Zima, celui-là (Duvignaud) ignore l'évolution du
littéraire. Il nie en quelque sorte l'union intime entre le texte et la
société.
En ce qui est de Leo Löwenthal, il refuse le conformisme
et prône le non-conformisme. Il voit que le texte littéraire est
réduit à un document historique. En ce sens que, si le roman
décrit les moeurs et les coutumes d'une société, il est
comme le dit Semujanga, « une fresque historique et un document
ethnologique » (1999 : 38).
Löwenthal essaie donc de confronter dans les ouvrages des
lettres les rapports entre la vie privée d'une personne et ses propres
intérêts, puis les rapports entre sa vie publique et les
intérêts étatiques. Pour Zima, l'image de l'homme comme
celle de la littérature sont polymorphes donc instables. La
littérature est pour cela réduite à une dimension
dénotative.
Terminons ce parcours par Walter Benjamin qui parle des
fluctuations du monde du roman à cause de la production intense pour le
marché qui rend l'homme une sorte de
« matériel ». L'homme est réifié.
L'art et la littérature reçoivent ainsi leur
« aura » dans la transformation de la
société. Zima, s'intéressant aux Fleurs du
mal de Beaudelaire en vint à dire que « le travail
de la sociologie littéraire [...] cherche à la
déconstruction de l'aura [...] en tant que processus
linguistique » (Zima, 1985 : 74).
1.4 De
la carnavalisation discursive à la peinture sociale
Parlant de la carnavalisation, il est nécessaire de
rappeler que l'angle de travail est toujours le roman. Il ne faut pas aussi
ignorer la place de l'humour de Girard et de l'ironie de Lukács
déjà traité dans ce chapitre.
Selon Semujanga (2006), la carnavalisation reste le
renversement des valeurs dans une oeuvre littéraire. La subversion des
valeurs dans le Moyen-Âge a été un exemple type de la
carnavalisation.
Dans le cadre du roman que nous allons analyser, Semujanga
stipule : « L'histoire y semble moins conçue comme un
moyen d'expliquer le présent que comme un signifiant mythique. Elle
tient lieu de culte des ancêtres et de tradition sacrée dans un
monde en perpétuel changement ». (1999 : 48).
Dans la carnavalisation romanesque l'histoire semble
être étouffée pour décrire avec un renversement des
valeurs « un monde en perpétuel changement »
(1999 : 48). Il est nécessaire qu'on parle de la perspective de
Bakhtine dans le carnaval, car il s'inscrit dans le cadre du dialogisme
conçu comme dialogue des textes, des discours d'où la
transtextualité et la transdiscurisivité.
Chez Bakhtine, ce n'est pas le décalage entre la
conscience et le monde, entre le sujet et l'objet qui constitue le point de
départ de la théorie du roman. Le carnaval est défini par
Zima (1985 : 106) comme « un événement populaire
critique dirigé contre le sérieux de la culture officielle
(féodale). Les traits caractéristiques de
l'événement carnavalesque sont : l'ambivalence, la
polyphonie et le rire».
Dans le carnavalesque, la morale et les normes dominantes sont
remises en question. Celles-ci sont présentées dans un contexte
hétéronome caricatural et rendues ridicules.
Le rire carnavalesque comme force critique et destructrice
s'oppose à quatre éléments importants dans la culture
féodale, entre le Moyen-Âge et la Renaissance : Il nie
d'abord la tradition en privilégiant la continuité et
l'avenir : la transformation perpétuelle de ce qui est.
En deuxième lieu, il y a l'ascétisme spirituel
de la religion médiévale. Le carnaval oppose la vie et
le corps, en mettant l'accent sur les fonctions sexuelles et
fécales de ce dernier.
La dernière opposition est celle entre la vie et la
mort. Le carnaval qu'on rencontre dans les oeuvres africaines comme Une
vie et demie de Sony Labou Tansi et même Noces
sacrées de Seydou Badian ne reconnaît pas l'eschatologie de
la théologie officielle : elle est niée et
dépassée dans l'association de la mort à la naissance.
Comme le résume Isaac Bazié :
« Le fait de ne pas lire le roman ressemble désormais à
une sorte de délit de non assistance à la personne en
danger (2003 : 90)»2(*).
Par ailleurs, on a su gré à Badian de rendre
lisible un sujet aussi grave et réellement insupportable :
l'horreur vécue par la culture africaine en impasse depuis la
destruction des sanctuaires par les chemins de fer.
Pour Badian, la colonisation et surtout l'arrivée des
Blancs est considérée comme un élément butoir de la
richesse traditionnelle de l'Afrique. Noces sacrées est donc un
témoignage fictif mais émouvant conçu pour dénoncer
l'inadmissible sinon l'innommable désacralisation de l'Afrique.
1.5
Conclusion partielle
En guise de conclusion à ce chapitre théorique,
nous avons tenté de donner un panorama de la théorie et de la
méthode sociocritique comme l'un des outils excellents de l'analyse
littéraire. Nous disons que c'est la méthode la plus en vue en
critique littéraire, car elle est dans le plein ancrage de la
société qui donne naissance au roman.
De prime abord, nous avons tenté de définir les
termes clés pour éclairer le lecteur de ce travail. Au
départ, nous avons levé la confusion qui pouvait s'établir
entre la sociocritique et la sociologie de la littérature. Le plus
important encore était de montrer les idées des grands
théoriciens de la sociocritique.
Le point final a été posé par
l'explication du carnavalesque comme l'un des procédés auxquels
recourent les écrivains à côté de l' ''ironie
'' (G. Lukács) ou de l' ''humour'' (René Girard), la
dérision...
Par là, nous venons d'expliquer la méthode qui
va appuyer notre analyse.
CHAPITRE II. ANALYSE LITTERAIRE DE NOCES SACREES
2.1 Le
corpus
Noces sacrées est un roman, parmi d'autres
romans de Seydou Badian, pour lequel nous allons insister dans la suite. Au
niveau du vécu, Badian y a mis beaucoup de lui-même. Ce
vécu est celui de l'enracinement de la longue mémoire, il
signifie un retour à ce qui, en deçà des remous de
l'histoire, manifeste la pérennité de l'être au
sacré africain, lieu de permanence d'un savoir et de pratiques
ancestraux.
En ce lieu réside le peuple noir entendu en sa masse
immense, mais gardien légitime, loin du bruit, de la fureur et de la
frivolité, de sa parole et de ses pouvoirs. Ce corpus, en exhibant les
schèmes manichéens montre tout d'abord le drame de la violation
du sacré africain en plein milieu initiatique, un monde
protégé par les dieux - masques, habitant les lieux que nul
humain non initié ne peut atteindre. Ainsi, du rapt de N'tomo et de son
absence, naît le drame.
2.1.1
Le titre du récit et la littérature orale traditionnelle en
Afrique
En pleine ère coloniale, Noces
sacrées recrée brillamment l'univers du
sacré, l'univers allégorique et dramatique où la
sous-estimation de la tradition africaine n'est plus autorisée. Sous
une forme la plus détournée, Badian regrette la disparition de la
tradition et déplore les dommages qui s'en sont suivis. Jacques Chevrier
le dit aussi en ces termes :
« Si l'occident exerce sur l'Afrique une
séduction dont les effets sont partout visibles, l'univers traditionnel
reste encore néanmoins très présent dans l'oeuvre de la
plupart des écrivains africains contemporains, qui paraissent
hésiter entre le rejet brutal et la conciliation prudente à
l'égard de l'héritage du passé. » (1990 :
255).
Avec Noces sacrées, dont la publication
date de 1977, Badian apporte à ce débat un témoignage qui
ne manquera pas de surprendre ou d'irriter.
En effet, le héros N'tomo construit par l'auteur refuse
une trop facile antinomie entre l'Afrique et l'Occident. Noces
sacrées s'apparente par là au Piège sans fin
(1979) d'Olympe Bhêly-Quenum où : « L'Afrique est
victime de tout un ensemble de croyances archaïques et pratiques occultes
au moyen desquelles d'habiles imposteurs ont su établir leur empire sur
les âmes faibles » (Chevrier 1990 : 255).
En guise de conclusion, Noces sacrées
veut raviver la tradition africaine déjà en graduelle
démolition. Comme l'a souligné Jacques Chevrier (1981 : 6),
« Noces sacrées [...], s'attache à
revaloriser des attitudes et des modes de pensées hérités
du passé ».
L'on ne peut pas passer sous silence le fait que la tradition
est contestée dans d'autres oeuvres, surtout l'aspect en rapport avec la
réification de la femme. Ramatoulaye héros
révolutionnaire le témoigne dans Une si longue lettre
(1979) de Mariama Bâ.
2.2
Résumé de Noces sacrées
Noces sacrées parle du Masque
appelé N'tomo qui vivait dans une chambre inaccessible chez Monsieur
Soret, un instituteur qui prie chaque jour devant le masque. Monsieur Besnier,
un Blanc, pense que N'tomo est du plus haut rang dans la hiérarchie des
dieux. Il arriva un jour chez Soret et remarqua ce masque splendide qu'il prit
pour cible afin de l'acheter. Il choisit Monsieur Jules pour aller voler N'tomo
et le lui apporter. Le masque N'tomo volé par un Européen qui
fait un trafic des objets d'art, échoit à Besnier qui perd,
dès ce jour, la tranquillité, le masque le traquant sans
répit. Dès que Jules lui a vendu ce masque, il
« portera dans son esprit une poignée de fourmis et de
termites » (N.S. : 97).
Les conséquences sont immédiates. Jules se
retrouve dans une solitude oppressante. Il ne sait pas non plus où se
trouve le sanctuaire de N'tomo pour le remettre.
Les maux ne s'abattent pas seulement sur Jules. Besnier n'est
pas aussi épargné. Les éclaires, ...tous les monstres du
monde accablaient sa chambre. Il décide de retourner à Marseille
pour retrouver la paix. Mais là aussi sa vie dès sa
première nuit là-bas est désagréable. Les
hallucinations sont intenses. Ses rêves le poussent à abandonner
le sommeil. Les déesses entourant N'tomo comme Faro, Onenemba attaquent
Besnier de tous les coins. N'tomo, le dieu qui ne tue pas va tourmenter
Besnier jusqu'au bout.
Dans ces tourments interminables, Besnier est envoyé
à Londres où les tourments le poursuivent. Là, il
n'arrive pas à se défaire de l'Afrique et du dieu offensé.
Le dieu des jeunes tourmente le jeune Besnier. S'il ne le rend pas à
ses fidèles, d'autres phénomènes plus sérieux
interviendront et nul ne sait jusqu'où cela arrivera.
C'est Fotigui, qui parle aux esprits, qui résoudra le
problème. Cependant, les déesses comme Faro sont toutes
furieuses qu' « En Afrique, on ne pouvait rien cacher aux
Africains ». Même les pères blancs comme Dufrane le
savaient. Dans la suite Besnier devint sourd.
Retaud écrit à Besnier que Jules s'est
suicidé à cause du rapt de N'tomo par le gardien du campement
Nantouma. Les premières cérémonies d'initiation à
ces dieux sont appelées « noces sacrées » (p.
143). Après la remise de N'tomo par le biais de Fotigui, Besnier se voit
libéré. C'est ici qu'il découvre véritablement la
part de la tradition.
2.3
Dynamique des personnages
« Qu'est ce qu'un personnage sinon la
détermination de l'action ? Qu'est ce que l'action sinon
l'illustration du personnage ». (Todorov, 1978 : 32).
L'histoire de Noces sacrées se lit à
travers les personnages construits avec intelligence par l'auteur. Ce qui est
spécial dans Noces sacrées, c'est que l'action
principale est réalisée par un héros exceptionnel, N'tomo
qui est enlevé et qui cause des tourments insaisissables.
En tout cas, si nous sommes du même avis que Claude
Lévi-Strauss, le héros du roman c'est le roman lui-même.
Ainsi donc, il occupe une place non négligeable avec d'autres
personnages.
2.3.1
Le parcours narratif de N'tomo
N'tomo est le personnage le plus en vue. L'hermétisme
de son caractère le différencie de tant d'autres personnages. Il
est décrit sous forme d'un dieu avec une tête exceptionnelle avec
des cornes. Il est le « plus haut dans l'hiérarchie des
dieux » (N.S. : 13).
Dans l'univers romanesque, il est présenté
d'abord comme un dieu inaccessible et sa désacralisation entraîne
des tourments, causés par le dieu lui-même. L'un de ses
caractères les plus connus, c'est que N'tomo ne tue pas :
« Il n'est ni Dieu de haine, ni Dieu de sang ». Par
certains côtés, il rappelle Dionysos » (N.S. : 27)
et « Il tourmente » (N.S. : 27). Il est un dieu de la
jeunesse.
2.3.2
Autres personnages
L'univers de Noces sacrées est dominé
par des êtres fantastiques, des fétiches, des sorciers. Le reste
du monde profane ou initié doit suivre les ordres en place
imposés par l'autorité des ancêtres qui ont N'tomo comme
descendant.
· Monsieur Soret :
Il est conservateur de la tradition car c'est dans sa maison
que le fantastique N'tomo a été trouvé. Il qualifie
Besnier d'idolâtre car il saccageait « avec plaisir tous les
sanctuaires » (N.S. : 12). Pour lui, quand on approche un
sanctuaire on le regrette toute sa vie. En effet, Soret a pris connaissance du
mythe africain qu'il tend à assimiler.
· Docteur Besnier
Il travaille dans les contrées où habite Soret.
Il a acheté le masque N'tomo des mains de Jules qui, lui aussi l'avait
commandé à un autre pour le lui amener. Sa fiancée
Mademoiselle Baune le regrettera aussi.
«Les yeux du commandant passaient de Mademoiselle Baune
au docteur à la grande surprise de ce dernier »
(N.S. : 70). Son fiancé (de Baune), n'avait pas tardé
à remarquer la situation dans laquelle croupissait sa bien
aimée : « Pauvre Mademoiselle Baune, [...] ceux qui vous
entourent croient certainement plus que vous à ce savoir africain dont
vous voulez seulement leur faire l'existence » (N.S. :
74).
· Monsieur Jules
Il a arraché N'tomo à ses propriétaires
et voilà que le prix c'est la mort :
« Jules s'est suicidé. Un coup de pistolet
en pleine tempe. Il a pensé ainsi résoudre ses
problèmes. Naturellement, il était fait. Rien à dire.
Mais de là à se supprimer. » (N.S. : 138).
Monsieur Jules est le premier anti-héros qui appuie les Blancs dans
leur désir de désacralisation.
· Fotigui
C'est le sorcier. Il parle aux esprits. C'est lui qui
devient l'intermédiaire entre Besnier et les dieux :
« Fotigui règne également dans la ville.»
(N.S. : 125). Sur ce point, on a longtemps signalé la
médiation entre les dieux et les hommes.
· Nantouma
Il est le gardien de nuit. C'est lui qui a enlevé
N'tomo pour le donner à Jules afin que celui-ci pût le vendre
à Besnier. Il était « le domestique du
campement » (N.S. : 93).
· Faro
C'est l'une des déesses qui n'ont pas été
contentes du rapt de N'tomo. Elle vit dans les nuées (N.S. : 85).
Il appartient au « panthéon » où N'tomo est
le dieu des jeunes.
· Gnenemba
La déesse rebelle qui devait être gagnée
par la panthère dans les nuées. Il doit ramener « son
pagne de fibres d'étoiles pour la remise à neuf de l'habitat qui
devra assurer sang et racines aux rêves des hommes ».
(N.S. : 23). Elle appartient aussi au
« panthéon »3(*) précité.
· Mornet
Il travaille avec Besnier. Il le met en garde pour ne pas
transgresser les dieux africains car cela « a coûté la
vie à un homme, un vieux fonctionnaire colonial qui s'était pris
de passion pour l'univers secret des Bambara » (N.S. : 21).
Les personnages de Badian dans Noces
sacrées sont un mélange étrange d'humains, de
dieux et de déesses. Ils cohabitent par les intermédiaires. En
tous cas comme le stipulerait Djibril Tamsir Niane : « Toute
science secrète doit être un secret.»
Quand les Européens essayent de pénétrer
l'univers secret des Africains, ils tombent en échec. C'est le
même heurt qu'éprouve Clarence dans Le regard du roi
de Camara Laye. Ce héros se retrouve perplexe dans un monde
dominé par les dieux et les fétiches : « Lorsque
Clarence atteignit l'esplanade, il se heurta à une foule si nombreuse
qu'il désespéra d'abord d'y frayer passage. » (Le
regard du roi, p. 11).
2.3.3
Représentation des personnages sur le modèle actantiel de
Greimas
Destinateur
Destinataire
Objet
Adjuvants
Opposants
Sujet
- La tradition et ses tenants
-Respect du sacré africain (Sa conservation)
- L'Europe
- Les Blancs
- Fotigui
- Mornet
- Les dieux
- Les déesses
- Soret
- N'tomo
- Jules
- Nantouma
- Docteur Besnier
- Baune
A voir ce schéma, on remarque que le héros est
au milieu de ses adjuvants et ses opposants. Après avoir causé
des tourments à Jules et à Besnier, N'tomo retrouve son
« respect » et continue à régner. Il n'est
jamais « problématique » car dans sa
spécificité, son objet de quête est atteint. Ce parti pris
de bâtir un héros-fétiche court dans tout le texte et cache
une dérision de la religion occidentale. Selon Denise Coussy
(2000 : 44), il est décrit comme « le refuge souriant et
patient de toutes ces enfances irradiées par leur présence
constante et leur autorité [...] ».
2.4. Structure du récit
Ce point sera consacré à l'étude du temps
et de l'espace dans Noces sacrées. Dominique M'Fouillou abonde
dans le sens où se trouve le roman de Badian que nous
étudions : « c'est le lieu des amours, sinon interdites,
du moins cachées » (cité par Coussy, 2000 : 13).
Mais Coussy est bien précise avec la situation où se trouve
Besnier après le rapt du dieu-fétiche : « c'est
là où des amoureux s'enfuient pour échapper aux diktats
des dieux qui ont décrété leur mort »
(2000 : 13).
Ça c'est pour l'espace où les tourments
débutent en Afrique pour se transférer sur l'Occident (Marseille
puis Londres) accompagnés par la mort de Jules qui s'est
suicidé.
2.4.1. L'étude du temps et
de l'espace
2.4.1.1. L'Afrique et l'Europe
2.4.1.1.1. L'Afrique des
connaissances cachées
L'Afrique est restée un continent des connaissances
cachées depuis les temps dont on ne saurait pas capable de dater avec
aisance. Maints écrivains ont dépeint cela dans les romans ou
dans les oeuvres critiques. Le roman Noces
sacrées montre avec hermétisme ce monde caché et
ses valeurs traditionnelles.
Djibril Tamsir Niane dans Soundjata ou
l'épopée mandingue en parlant des griots dit que
« toute science véritable doit être un
secret ». Ainsi l'arrivée de Besnier dans le monde noir n'est
qu'une « descente aux enfers » métaphore
utilisée par les écrivains et les critiques pour désigner
la quête de l'artiste noir à la recherche de son identité
problématique.
En face de mythe, Sartre a donné son titre à
l'un des textes les plus importants de
l'après-guerre : Orphée noir en
guise de préface à l'Anthologie de la nouvelle poésie
nègre et malgache de langue française (1948) par L.S.
Senghor.
Dans ce texte capital, Sartre se fait le porte-parole et le
héraut des hommes du monde noir. C'est aussi ce surgissement du lyrisme
et la profondeur de la parole noire qui se remarque dans cette oeuvre. Besnier
se retrouve dans ce monde où les masques-dieux sont érigés
en puissance.
Comme l'a dit Coussy (2000 : 11)
« Au sein de toutes ces inquiétudes, de tous
ces questionnements, les points de repère qui structuraient la
société africaine en viennent à s'estomper et même
à disparaître et la littérature reflète cette anomie
tout en essayant de la dépasser ».
Devant cette situation anomique, Badian essaie de raviver ce
monde en disparition. Les féticheurs, les dieux et les déesses
trônant dans les nuées abondent dans l'univers du roman. Et en
parlant de ce monde des connaissances cachées le roman nous en
éclaire suffisamment : « Tu porteras dans ton esprit une
poignée de termites. J'éclatai de rire à
nouveau » (N.S. : pp. 14-15).
Besnier, ayant démystifié le sacré
africain, prenait tout à la légère. Il pensait tout en
science matérielle oubliant la science secrète des Africains. Il
ne connaissait pas « L'Afrique des vieux chasseurs
hiératiques, hérissés d'amulettes, le bonnet couleur de
terre avec ses franges de cuir ; ses cauris... » (N.S. :
29).
De la science exacte les écrivains dont Badian passent
à la science secrète. La science de Besnier est très
critiquée, car elle n'arrivera pas à le défaire des
tribulations imposées par l'affabulation à l'égard du
sacré africain : « A mon avis, dit Mornet, la
« science » n'est pas tout ; ou si vous aimez mieux,
il n'existe pas qu'une science, la nôtre .» (N.S. :
41).
Dans Les yeux du volcan (1980), Sony Labou Tansi
détourne cette situation de façon originale :
« Toutes nos histoires et nos racontars tentent de nous sortir de la
géométrie tracée par cette réalité moribonde
où nous enferment le dénuement matériel de la
déverginalisation de notre conscience. » (1980 : 143).
2.4.1.1.2. L'Europe et le mythe du noir
Il ne fait pas de doute que l'Afrique a fait l'objet du mythe
du noir qui lui a trop coûté à travers les siècles.
Il s'agit du passé qui est à la fois douloureux et honteux. La
propagande colonialiste et esclavagiste l'a beaucoup montré. Le
roman Noces sacrées contient les empreintes de ce
mythe déjà ancien dans l'esprit de l'homme blanc (occidental).
Comme l'exprime de façon lumineuse Tzvetan Todorov,
« A peine une aventure est-elle achevée que son héros
rencontre quelque ermite qui lui déclare que ce qu'il a vécu
n'est pas une simple aventure, mais le signe d'autre chose»
(1978 : 61).
Il est bien de voir comment se montre ce mythe dans Noces
sacrées avec une certaine ridiculisation : « Je
saccagerai avec plaisir tous les sanctuaires et j'emporterai les têtes
des dieux pour mes petits copains en Europe. » (N.S. : 12).
Ceci montre que l'irréligion est mise en exergue dans
Noces sacrées. Mais la suite avertit l'homme
téméraire : « Approches un seul sanctuaire...tu le
regretteras toute ta vie » (N.S. : 12).
Ceci ne cessa de faire des victimes : « Mais en
dépit des mises en garde, il n'a pu résister à la
tentation de vouloir révéler ce qu'il avait appris. Il a
péri » (N.S. : 21). Pour Besnier, la religion dont il
est question n'est que « le fruit de l'obscurantisme, de la
superstition, cause du retard de l'Afrique » (N.S. : 80).
Dans tout cela, le roman de Seydou Badian raconte ce que le
Noir a subi dans l'univers romanesque, dans la conscience du Blanc. Ainsi
Zéraffa le précise en ces termes : « Le Roman
c'est la vie, mais la vie écrite » (1971 : 55).
Dans la ligne de la tradition orale, Besnier s'érige en
négateur de ces richesses traditionnelles faisant partie de la
civilisation. Josias Semujanga, quant à lui, se montre de plus en plus
affirmatif : « [...] le roman africain convoque nombre de motifs
littéraires [...] ou des formes de la tradition orale »
(1999 : 25). C'est pourquoi les adjuvants de N'tomo sont
protégés par les connaissances ésotériques entre
autres la mystique, la géomancie et une météorite qu'on
rencontre fréquemment dans Noces sacrées.
2.4.2.
Le temps romanesque
« Les romans sont toujours des machines à
explorer le temps » (Georges Jean, 1971 : 49). Les raisons qui
ont milité pour l'étude du temps romanesque à
côté de la spatialité sont nombreuses, mais la principale
est que tout roman se construit autour d'une narration soit ultérieure,
soit postérieure. Dans ce sens, la narration dans Noces
sacrées concerne souvent le retour dans le passé
d'où la narration analeptique ou ultérieure, et « les
histoires enchâssées servent comme arguments.» (Todorov,
1978 : 37).
Dans tout cela, tout personnage, comme le dit Georges Bataille
dans Le Bleu du ciel (1976 : 11), « est
suspendu aux récits, aux romans, qui lui révèlent la
vérité multiple de sa vie ».
« J'avais mis la main sur le secret de Soret.
Il était membre d'une secte secrète » (N.S. :
11). Cette forme de narration est analeptique et les exemples ne manquent pas
dans le roman : « j'étais furieux parce qu'il ne m'avait
rien dit de ces choses. » (N.S. :11).
Concernant la narration proleptique, les exemples sont aussi
nombreux : « André, tu sera plus jamais l'homme
que tu a été » (N.S. : 14). « Approche
un seul sanctuaire...tu le regretteras toute ta vie.» (N.S. : 12).
Nous disons sans grand risque de nous tromper que tout roman
obéit à ces principes narratifs. Selon Gérard Genette,
dans Figure II (1969), il peut s'agir de la narration
ultérieure, antérieure [...]. D'où le temps s'appuie sur
ces deux sortes de narration déjà mentionnées. Pour
Todorov, « les aspects apparemment chaotiques et contradictoires
[...] trouvent leur cohésion » (1978 : 156).
2.5.
Les thèmes
L'essor des études de thèmes, il faut le
reconnaître, s'est déployé parfois dans une certaine
confusion des concepts et des définitions. Ils sont
étudiés par une discipline spécialisée
appelée thématologie.
Paul Van Tieghem écrit à propos des
enquêtes thématologiques :
« De pareilles études sont ou paraissent
faciles et intéressantes, et nous comprendrons pourquoi l'on compte par
centaines les dissertations de doctorat étrangères, les articles,
où [...] un thème est étudié méthodiquement
dans deux, dans plusieurs, dans la totalité des formes qu'il a
reçues, de manière à amuser l'esprit [...] mais sans
grande utilité pour l'histoire de la littérature »
(1931 : pp. 87-88).
Ce point se donne comme objectif d'étudier les
thèmes majeurs dans Noces sacrées. Selon Raymond
Trousson un thème est « l'expression particulière d'un
motif, son individualisation ou, si l'on veut, le passage du
général au particulier » (1981 : 22).
2.5.1.
Le sacré
Le sacré, opposé au
profane, est une notion
permettant à un groupe ou une société humaine de
créer une séparation spirituelle et/ou morale entre
différents éléments qui la composent, la
définissent ou la représentent (objets, actes, idées,
valeurs...). La dichotomie sacré / profane ne repose sur aucun fondement
étymologique.
Sacré signifie étymologiquement un objet de
culte qui peut être mythologique ou théologique
c'est-à-dire religieux ou idéologique.
Est profane ce qui est situé hors du temple.
Sacré et profane ont au moins en commun le fait d'être non
religieux. À l'origine, le terme est utilisé dans les groupes
humains basés sur l'initiation ou la révélation pour en
décrire les éléments constitutifs et fondateurs, ainsi que
tout ce qui leur est relié (manifestations, organisations, etc.). Par
exemple, dans la plupart des religions le sacré désigne tout ce
qui a trait au divin, à ses manifestations sur terre et au
clergé qui
organise son culte. Dans le
christianisme,
l'expression le sacré désigne spécialement l'
Eucharistie.
Cette notion est aujourd'hui utilisée de façon
plus générale dans d'autres contextes : une nation peut
définir comme sacrés ses principes fondateurs ; une
société peut définir comme sacrées certaines de ses
valeurs ; etc. Les
anthropologues
contemporains disent d'ailleurs que la notion de sacré est trop floue
pour pouvoir être utilisée dans l'étude des
religions.
Les éléments du sacré sont
généralement considérés comme intouchables :
leur manipulation, même en pensée, doit obéir à
certains rituels bien définis. Ne pas respecter ces règles, voire
agir à leur encontre, est généralement
considéré comme un
péché
ou un crime, réel ou symbolique : c'est ce qu'on nomme un
sacrilège.
La notion du sacré tel que le conçoit Mircea
Eliade (écrivain et historien roumain) ne va pas être approfondi
car le caractère de ce travail ne nous le permettrait pas. Plutôt
nous allons déceler les éléments relatifs au sacré
africain que recèle Noces sacrées comme son titre
l'indique.
Mircea Eliade étant spécialiste de l'histoire
des religions et de l'étude des mythes nous intéresse, en ce sens
qu'il étudie le sacré et le mythe dans son acception
générale. Le sacré est le thème principal dans ce
roman.
Quels sont les éléments du sacré
rencontrés dans Noces sacrées ? Nous allons
relever quelques uns à titre d'illustrations : « Chaque
fois que je rencontrais Soret dans une de ces cases sacrées [...], il
priait face au même masque, un masque humain surmonté de cornes,
c'était N'tomo » (N.S. : 13).
Dans la pensée de Besnier vint une idée mais
perplexe : « Je crus qu'il s'agissait du plus haut dans la
hiérarchie des dieux. Je le choisis pour cible » (N.S. :
13).
Nous avons également évoqué que N'tomo
vivait dans un sanctuaire et à ses côtés vivaient des dieux
et des déesses. En interdiscurisivité avec la mythodologie
gréco-romaine, c'est Badian qui dit : « Celui auquel vous
vous êtes attaqué, N'tomo, appartient à la jeunesse. Il est
ni dieu de haine, ni dieu de sang. Par certains côtés, il
rappelle Dionysos » (N.S. : 27).
Souvent Besnier est près pour un blasphémateur
car dans le coeur des gens, le tumulte disait : « on a
violé notre sanctuaire » (N.S. : 86). Le sanctuaire
étant dans ce contexte, la demeure des ancêtres, logis des dieux
et des déesses. Les cibles étaient ici Besnier et sa
fiancée Baune.
Sans trop nous étendre, nous disons que le thème
du sacré court dans tout le roman. En quelque sorte, l'ironie de
l'écrivain montre les similarités des religions (Soret qui prie
devant un masque) prouvant ainsi le caractère religieux du monde
romanesque peint par Badian.
2.5.2.
La permanence de la tradition
« Celui qui n'entend plus la voix de ses dieux se
fait surprendre par le malheur » (Bernard Dadié,
Béatrice du Congo).
Cette citation de Bernard Dadié va dans le sens de ce
que nous allons montrer dans ce point. En effet, Badian dans Noces
sacrées montre des traits dans lesquels se manifeste la
fidélité à une tradition qui, en dépit des
vicissitudes de l'histoire, continue d'inspirer beaucoup d'écrivains
dont le plus important est ici Seydou Badian.
Jacques Chevrier parle de Noces sacrées en ces
mots pour expliquer cette permanence : « Les hommes ont su
garder intacte la foi ancestrale qui leur permet d'exorciser, le moment venu,
les démons de la démesure et de restaurer dans l'union
sacrée l'équilibre menacée du clan »
(1981 : 6).
Les différents genres qu'on trouve dans Noces
sacrées appuient la mise en récit de cette permanence
de la tradition. Dans Dynamique des genres dans le Roman africain
(1999), Semujanga parle des genres comme faisant l'esthétique de
l'oeuvre à analyser. Il stipule : « De cette aptitude au
détour des genres constitués [...] se construit la dimension
esthétique du roman » (1999 : 64).
Le roman Noces sacrées n'a pas
manqué à faire mention de cette permanence de la tradition
où on retrouve les devins, les sorciers, le culte des ancêtres,
survivants par des forces extraordinaires, ...C'est pourquoi N'tomo dont on
parle beaucoup dans ce roman est « un masque humain surmonté
de cornes » (N.S. : 13). Le dieu de la jeunesse, à la
fois masque humain témoigne de l'union entre les hommes et les dieux.
Quand on violait l'interdit en Afrique traditionnelle, les conséquences
pouvaient être immédiates. Besnier est le point de
cristallisation des tourments causés par N'tomo : « Je
revins dans la chambre, le même phénomène :
l'éclair dans ma chambre, N'tomo en face de moi. J'en conclus que
j'étais intoxiqué » (N.S. : 17).
Senghor dans Chants d'ombre, (1945), a chanté
l'Afrique traditionnelle et cette magnification a accouché d'un
poème célèbre Prière aux
masques qui fait l'éloge des masques comme
dans Noces sacrées à cause de la valeur
intrinsèquement hermétique qu'ils tenaient dans sa
société : « Masques [...], vous gardez ce lieu
forclos à tout rire de femme, à tout sourire qui se fane vous
distillez cet air d'éternité où je respire l'air de mes
Pères » (1945 : 28).
Dans le monde des dieux, Besnier ne pouvait pas retrouver sa
joie manquée. Fotigui intercédera pour lui, malgré qu'il
est européen :
« Prépares-toi à faire des offrandes
aux âmes que tu as offensées par tes attitudes de suffisance,
trouve-moi un taureau, un bouc et un coq rouge, je vais tenter
d'intercéder en ta faveur » (N.S. : 81).
Besnier est même considéré comme un
vaurien : « Tu sais à présent que tu n'es pas
grand-chose devant nos dieux, toi qui croyais détenir par ton savoir
européen la clé de tous les mystères »
(N.S. : 81).
Les aspects montrant la permanence de la tradition sont
très nombreux. Pour en finir, donnons à titre d'illustration cet
extrait qui montre les hommes les plus puissants, intermédiaires entre
les humains et les dieux : « Dounamba [...], pour sauver les
hommes, a dû, sur le dos d'un animal, s'élever jusqu'aux
nuées pour séduire Faro » (N.S. : 85).
La critique de l'époque coloniale s'avère
très méticuleuse à l'égard des
Européens : « Mais à l'ère
européenne, tout est possible. On ne respecte rien. Il faut restituer
aux gens leurs biens » (N.S. : 85).
Ces énoncés sont plus parlants, car les
Européens ont en tous cas, selon le roman, négligé tout le
sacré africain. Les exemples ont été donnés. Le
fait qu'ils ne respectent rien attire immanquablement les
conséquences.
Seydou Badian veut raviver la tradition dont la
négligence dans l'ère coloniale ruinera la société
romanesque et par là, la société réelle dans
laquelle il vit. Ainsi, les événements survenus en Afrique depuis
la conquête coloniale et les discours qui les prennent en charge sont
naturellement très nombreux. Au christianisme, Badian oppose la magie,
tout aussi puissante à son avis.
2.5.3.
L'errance
Le thème de l'errance se trouve le plus dans la
mythologie grecque où un personnage ayant désobéi aux
dieux est puni à errer infiniment dans la nature. C'est le
châtiment qui se classe parmi les plus terribles que les dieux pouvaient
donner. Nous avons aussi évoqué par analogie le Dionysos grec.
Raymond Trousson nous explique ainsi : « [...] les thèmes
sont bien autre chose que de simples sujets malléables et transformables
à merci » (1981 : 79).
Il n'est pas alors étonnant qu'on retrouve ce
thème dans la littérature africaine. Autant qu'Ulysse errait pour
regagner son île d'Ithaque, autant Besnier errait de Marseille à
Londres pour s'échapper de N'tomo mais en vain. Voyons d'autres exemples
dans le roman :
« Ils jouaient leur dernière chance.
Après elle le néant. Le Docteur était hanté par ce
néant, ce qui rendait indifférent à ce déploiement
de couleurs auquel la nature jouait sous leurs yeux. » (N.S. :
117).
Alors que tout devient « néant »,
Besnier erre de façon très sporadique pour retrouver la paix. Le
voici en France :
« Il s'agit d'un masque sacré qu'il avait
ramené d'Afrique, un dieu : N'tomo. Depuis, Besnier a connu
certains phénomènes étranges. Il s'en est ouvert à
moi le lendemain de son arrivée à Marseille »
(N.S. : 36).
Dans son errance, les tourments venant de N'tomo le
poursuivent. Besnier trouve en face de lui des visages d'hommes et de femmes
qui lui parlent :
« Rictus, sourires amers, grimaces de douleur et de
dérision, rires cruels. Je me sentis pris dans un univers, au milieu
d'une foule, qui criait, parlait, riait, pleurait, et chaque mot, chaque cri,
résonnait en moi, retentissait autour de moi avec une sonorité
d'angoisse» (N.S. : 32).
Les tourments de N'tomo transportèrent Besnier,
l'anti-héros, à Londres. Dans cette littérature
mythique l'auteur développe un cosmos où l'on nomme par
l'humain le naturel et le surnaturel qui se livrent à une vaste et
minutieuse partie d'échanges et de métamorphoses.
Michel Zéraffa le dit en ces mots :
« La pensée mythique n'oppose pas les dieux
aux hommes. Elle divinise l'humain et humanise le divin. Elle fait d'une
divinité le double supérieur de l'homme et symétriquement
de l'animal ou du végétal les doubles inférieurs de
l'humain » (1971 : 91).
C'est dans cet univers que Badian conçoit ses
personnages. L'errance de l'anti-héros, Besnier, rappelle en
évidence la mythologie grecque.
2.5.4.
La pénitence et la problématique du pardon
Ce thème traverse toutes les mythologies qu'on lit en
Littérature. Quand Prométhée était
enchaîné, il restait le pardon des dieux offensés desquels
il avait pris du feu. Mais son coeur se régénérait. C'est
aussi l'exemple du mythe juif où Ahasvérus est puni à
errer indéfiniment.
Ailleurs en Afrique occidentale, certaines
cérémonies pouvaient amener à la repentance le
condamné. L'on citera en exemple la libation qui se pratiquait au
Sénégal.
Besnier finit par reconnaître sa faute et se repent
devant les dieux offensés tout en remettant N'tomo à ses
fidèles. Ceci, se faisant par l'intermédiaire des hommes
doués de la puissance d'intercéder pour d'autres hommes
auprès des divinités.
Fotigui occupe la première place :
« Deux hommes seulement sont au sixième sommet, un seul au
septième : Fotigui.» (N.S. : 145).
Après l'intercession, Doumbia dit au Docteur
blanc : « Votre ami Besnier est libéré, mais son
monde ne le reverra plus » (N.S. : 146).
Le pardon est accordé, mais la condition est qu'il ne
reverra plus les siens. Il est [Besnier] seulement exempté des
tourments de N'tomo. Comme les dieux grecs, les dieux africains ne punissent
pas pour punir ; ils amènent les gens à la repentance, le
purgatoire, par quelque châtiment. Ainsi, le thème reste-t-il
« un élément sémantique qui se
répète à travers un texte ou ensemble de textes.»
(Delcroix et Hallyn : 1987 : 96). Le thème est, dans son
acception la plus générale, appuyée par le motif qui est
au fond de tout thème.
2.6.
Conclusion partielle
L'analyse littéraire de l'oeuvre de
Badian Noces sacrées n'est pas l'une des plus
aisées à faire, car le héros est un dieu, un masque :
N'tomo. Le parcours narratif de N'tomo entouré des actants, (des
adjuvants) et des opposants montre que l'objet de valeur est le
« respect » du sacré africain.
Dans tout le roman, N'tomo enlevé ne parle que par des
miracles et des tourments imposés à son offenseur. Avec une
ironie aiguë, Badian montre que les dieux africains sont aussi puissants.
Par là, le mythe sur le Noir vient d'être détruit par cette
histoire romanesque.
Mais à propos des thèmes du roman Noces
sacrées, nous n'en avons relevé que les plus importants, par
analogie, qui nous transportent dans le monde entier et surtout dans la
mythologie grecque. Le sacré, la tradition, l'errance (mythique) et la
pénitence sont autant de thèmes majeurs de Noces
sacrées. C'est Zéraffa qui nous renseigne que :
« Lire un roman, c'est toujours aller ailleurs, voyager. Voyage qui
est exploration et conquête du monde » (1971 : 51).
A remarquer aussi que le roman Noces
sacrées puise beaucoup dans les mythes, devons-nous le
dire ; car du début à la fin, le roman devient tributaire
des mythes africains et grecs.
« L'histoire y semble moins conçu comme un
moyen d'expliquer le présent que comme un signifiant mythique. Elle
tient lieu de culte des ancêtres et de tradition sacrée dans un
monde en perpétuel changement » (Semujanga, 1999 : 48).
Ce sont ces mots de Semujanga qui expliquent le mieux la
thématique du roman Noces sacrées.
CHAPITRE III. DE LA TRADITION A LA MODERNITE : LES
SCHEMAS MANICHEENS DANS NOCES SACREES
3.1
Introduction
La tradition est définie comme transmission par la
parole des faits historiques, de coutumes, de légendes de
génération en génération. La notion de tradition
renvoie d'abord à l'idée d'une position et d'un mouvement dans le
temps. La tradition serait donc un fait de permanence du passé dans le
présent, tandis que la modernité est avant tout le projet
d'imposer la
raison comme norme
transcendantale à la société.
La modernité est un mode de reproduction de la
société basée sur la dimension politique et
institutionnelle de ses mécanismes de régulation par opposition
à la tradition dont le mode de reproduction d'ensemble et le sens des
actions qui y sont accomplies est régulé par des dimensions
culturelles et symboliques particulières. La modernité est un
changement ontologique du mode de régulation de la reproduction sociale
basée sur une transformation du sens temporel de la
légitimité. L'avenir dans la modernité remplace le
passé et rationalise le jugement de l'action associée aux hommes.
La modernité est la possibilité politique réflexive de
changer les règles du jeu de la vie sociale.
En construisant son roman sur les schémas discursifs
manichéens, Badian s'est servi du monde magique pour parler du
« mal » qui est venu évincer le
« bien » africain. Le merveilleux, l'onirique, les animaux
magiques courent dans tout le roman.
Comme l'a dit José Wane Badika dans Sectes,
Cultures et Sociétés (1994) : « Les africains
sont des "indociles'' dans la mesure où ils demeurent fidèles,
voire trop fidèles à l'égard de leur tradition
spirituelle » (1994 : 557). Cette phrase montre combien les
Africains demeurent conservateurs de leur tradition spirituelle.
C'est de prime abord Josias Semujanga qui a peint la situation
manichéenne dans le roman de Sembène comme étant
« une écriture qui raconte l'histoire vraie en opposant le
bien au mal et le héros à l'antihéros »
(2006 : 33). Ceci a été fait mention lors du chapitre
concernant l'analyse. Comment alors se présente ce manichéisme
dans Noces sacrées ? C'est le dessein dans lequel
s'inscrit ce mémoire.
3.2.
Diachronie du manichéisme
En parlant de cette diachronie, il est bon de dire en bref que
le manichéisme est une religion de Mani fondée sur un strict
dualisme opposant les principes du bien et du mal. Le manichéisme fut
une religion missionnaire rivale du christianisme jusqu'au Moyen-Âge et
son influence se fit sentir chez les bogomiles et les cathares.
La doctrine fondamentale du manichéisme est sa division
dualiste de l'Univers, divisé en royaumes du bien et du mal : le
royaume de lumière (esprit), où règne Dieu, et le royaume
des ténèbres (matière), où règne Satan.
Ainsi, le manichéisme a été
considéré comme une conception qui divise toute chose en deux
parties, dont l'une est considérée toute entière avec
faveur et l'autre rejetée sans nuance.
C'est d'ici que partit le manichéisme romanesque
à partir de cette philosophie répandue en Perse. Le narrateur
continue en déconstruisant sur le plan narratif le savoir
européen qui se méfie du savoir africain.
3.2.1.
Le manichéisme romanesque
Après cette conception purement religieuse, la critique
s'est emparée du vocable de manichéisme pour l'appliquer au
roman. Depuis lors, beaucoup de romans africains dont Noces
sacrées peuvent porter ce sceau en ce qu'il dénonce
« le mal» importé par l'Occident et « le
bien » à magnifier, le passé africain et sa
richesse.
Maurice Bruézière, parlant de ces deux forces
contradictoires mais unies en manichéismes discursif, dit :
« Il vit dans notre coeur. Il vit dans le ciel...
Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse
recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires : Le bien et le
mal. Il brille au Paradis. Il brûle à l'enfer. Il est douceur et
torture». (1976 :337).
3.3.
Le tragique passage de la tradition a la modernité
« Il s'en suit une littérature à la
fois tragique et comique où les motifs du monde qui s'effondre [...] ou
du pleurer-rire [...] s'interpellent, en de multitudes variantes, d'un bout
à l'autre du continent » (Denise Coussy).
Comme Denise Coussy que nous venons de citer l'a
expliqué dans son paratexte sur La littérature africaine
moderne au sud du Sahara (2000), la littérature jaillit par une
certaine célébration et une dérision où les lieux
et les gens tentent de fonctionner en symbiose entre sacré et
profane.
On remarque alors le passage tragique de la tradition à
la modernité dans Noces sacrées. Cette dualité
affecte évidement le verbe et on voit de plus en plus le classicisme
bien tempéré des premières oeuvres s'imprégner de
la vivacité de l'expression populaire moderne mais aussi des
complexités du discours littéraire actuel.
Selon Coussy, il existe des « jeux de miroir (qui)
autorisent l'Afrique à donner enfin d'elle même l'image complexe
mais cohérente qui lui a été si longtemps
dénié» (2000 : 21).
Badian a, dans son roman Noces
sacrées, fait subtilement un retour sur le passé pour
tenter de comprendre les causes de l'anomie actuelle qui se fait remarquer dans
sa société.
Dans les temps reculés, la forêt était le
lieu sacré par excellence, celui de l'initiation, des noces
sacrées chères à Seydou Badian. Dans tout le roman, on
remarque que c'est dans la forêt que les jeunes apprennent à
survivre et c'est là qu'on leur transmet les règles et les
interdits de la chasse mais aussi les mystères des plantes et des
herbes.
Le tragique se trouve à ce niveau, car après la
perte de ces lieux chers, le drame est grandissant. C'est pourquoi on lit
dans Noces sacrées : « On a violé
notre sanctuaire ? [...] Manque de sérieux, manque de vigilance peu
soucieux des traditions » (NS : 86).
Plus l'ère coloniale affiche un mépris pour la
tradition, plus les conséquences sont nombreuses. Dans la nature
désacralisée, les animaux miraculeux sont aussi nombreux :
« Mademoiselle Baune souleva un sac sous le lavabo et
découvrit un gros serpent noir avec des reflets
métalliques». (NS : 108).
Baune s'écria « c'est
étrange » (NS, 108). Souvent le malheur se prédisait
par les animaux de la nature. Besnier fut aussi la
cible: « Perdreaux, tourterelles et engoulevents s'envolaient
devant eux pour se poser plus loin, toujours sur le chemin »
(NS : 116). En fait, le lieu sacré est violé dans le
roman Noces sacrées.
Sans toutefois expliquer et citer tous les extraits, où
les animaux prennent place dans le roman, nous pouvons dire que les tourments
de Besnier sont représentés par les animaux qui saccagent tous
les lieux que fréquente l'anti-héros après avoir commis un
sacrilège contre les dieux en enlevant N'tomo.
C'est dans cette ligne que Jacques Chevrier écrit
à propos des romans de Seydou Badian :
« Il n'en va malheureusement pas de même dans
la ville, contrepoint de la brousse, où les personnages de Seydou Badian
[...] découvrent avec stupéfaction un monde dans lequel le
mensonge, la tricherie [...] semblent avoir définitivement
supplanté les vertus traditionnelles» (1981 :6).
Où se situe alors le drame dans tout cela ? Le
drame est que, avec la désacralisation du sacré, et la violation
des interdits, les Africains sont arrivés à des drames dus aux
interdits violés. Ceci c'est évidement dans le cadre de
l'analogie avec d'autres oeuvres qui complètent cette
désacralisation. Le tabou déjà violé, les guerres
fratricides, tribales et interétatiques étaient possibles. C'est
ce qu'ont décrit beaucoup de romans africains comme Ville
cruelle de Mongo Beti, Un poème dans la poche, un fusil dans
main de Emmanuel Dongala, ...
D'une part, il y a des romans qui parlent des heurts et des
drames de la vie coloniale, d'une autre, les révoltes se dressent contre
les régimes dictatoriaux qui ont tété sur le sein des
Blancs et qui n'avaient plus le sens du sacré. C'est à ce niveau
que le passage de la tradition à la modernité a été
tragique. Ainsi, la violation du sacré a été une base pour
le tragique peint dans beaucoup de romans africains. Et dans Noces
sacrées, Jules a subi les coups de ce drame: «Jules s'est
suicidé» (N.S.:138).
3.4.
La négation du sacré
Après avoir étudié comment la
négation du sacré africain a conduit au drame, il convient de
voir les concrétions discursives dans ce domaine qu'on trouve dans le
roman. Dans la peinture de ce sacré, Badian, veut faire office de
remparts contre la dérive sociale dans cette « anomie
rampante qui affecte le monde africain» (Coussy 2000 :37).
3.4.1.
Les concrétions discursives
Pour mettre le travail dans le bain de la sociocritique tout
au long de son avancement, il nous est important de déceler les segments
discursifs énonçant un lieu commun isolable du tissu narratif
pour montrer la négation du sacré dans Noces
sacrées.
Delcroix et Hallyn l'expliquent comme suit :
« C'est ici le lieu d'affirmer que la lecture
sociocritique, si elle veut revendiquer le droit à la proposition,
à la proposition généralisatrice, doit acquitter le prix
de cette ambition, par une attention minutieuse portée au
détail » (1987 :297).
Beaucoup de détails discursifs font,
dans Noces sacrées, objet de dénaturation du
sacré africain. Les personnages européens l'expriment mieux.
Besnier ne se dérangeait pas devant la puissance des dieux :
« je décidai que mon boy ou, quelque autre garnement me
faisant une force. Je me mis au lit. Infernal bruit de vaisselle. Je ne me
dérangeai pas ». (N.S. : 18).
Aux « Zeus » ou «Jupiter»
africains, « N'tomo » au sommet de la hiérarchie des
dieux », (N.S. : 27), Besnier substitue ses chefs
européens : « Mais finie l'Afrique noire ! [...].
Mes patrons étaient puissants». (N.S.: 20).
La banalisation s'en suit : « Il n'a pu
résister à la tentation de vouloir révéler ce qu'il
avait appris. Il a péri. Comment? De la manière la plus
banale» (N.S.: 21).
S'étant mis à l'écart par rapport aux
lieux d'initiation, que possède l'Afrique, Besnier s'approche de la
ville, lieu de vie européenne, mais la négation du sacré
africain le poursuit :
« A Paris, mon séjour fut bref cette
année là. Six mois pendant lesquels j'organisai mon travail, me
familiarisai avec les milieux qui m'intéressaient : banques,
bureaux d'études [...] on voulait peut être me faire
oublier » (N.S. : pp. 27-28).
Sur ce point, Noces sacrées veut
décoloniser l'esprit africain harcelé par rapport à
l'européen en matière de déculturation avec tout ce
qu'elle comporte de mal.
3.4.2.
Le discours antagonique : Le bien et le mal
Les récits construits sur un schéma
manichéen renferment ce discours dit antagonique. La
société est la source de ce qui est écrit dans une oeuvre
romanesque.
C'est en fait Droga-Bada qui le dit
mieux : « [...] Personne ne met en doute aujourd'hui, que
l'oeuvre d'art plonge ses racines dans la société ambiante».
(1977, p.84).
L'ambiance du roman montre le mal qui a été
introduit par Besnier avec la violation de ce qui fait réellement
l'être profond de la société romanesque : le
sacré. En fait, Besnier n'a pas seulement provoqué la
colère des hommes, mais aussi celle des dieux.
Il y a donc l'antagonisme discursif entre deux mondes
culturellement opposés. Au moment où les autres respectent leur
sacré, Besnier « rien ne le surprenait [...]. Plusieurs
générations étaient nécessaires pour vaincre cette
mentalité». (NS : 72). Du côté de la
société locale, « Le vieux [...] s'en prenait
plutôt à l'école européenne qu'il accusait de
dénaturer les enfants» (N.S. : 80).
Dans l'ironie aiguë, l'auteur
écrit : « Mais à l'ère
européenne, tout est possible. On ne respecte rien. Il faut restituer
aux gens leur bien» (NS : 85).
Ainsi, Badian, en ôtant le voile de honte jeté
sur l'Afrique traditionnelle par l'Occident, se place « dans le
sillon de la réhabilitation des nos valeurs ancestrales »
(Dailly, 1970 :179).
Malheureusement, l'anti-héros Besnier parmi d'autres
actants « s'était bien gardé d'afficher le moindre
optimisme » (NS : 87). Pour lui, avec le respect de la tradition
africaine, tout irait mal, si nous restons optimistes.
3.5.
L'intensité du tragique dans Noces sacrées
3.5.1.
La perte du non-être
Outre son élasticité sémantique, qui lui
permet de coiffer des segments discursifs disparates, le roman Noces
sacrées souligne la dimension psychique de l'anti-héros
(Besnier) que la narration fait découvrir derrière les gestes
habituels et les clichés qu'elle inventorie.
Ariès cité par Delcroix et Hallyn (1987 :
254) l'exprime comme ceci :
« Les grandes dérives qui entraînent
les mentalités [...] dépendent de moteurs [...] secrets [...]
enfouis à la limite du biologique et du culturel,
c'est-à-dire de l'inconscient collectif. Il anime des forces psychiques
élémentaires qui sont conscience de soi, désir
d'être plus, ou au contraire sens du destin collectif,
sociabilité, etc. ».
« La colère le gagnait, puis l'indignation.
Son esprit errait de Mademoiselle Baune au commandant, de Besnier à
N'tomo ». (NS : 96). Il s'agit ici des tribulations
étranges. Pour Besnier il s'agissait de « Marcher hier et
ramper aujourd'hui » (N.S. : 104), signe de dégradation
vitale.
L'extrait suivant nous met dans la voie psychique que traverse
Besnier : « Celui qui a arraché N'tomo de sa demeure
a perdu tout ce qu'il croyait être les voies d'un plus-être. Il n'a
plus rien [...] Bientôt il périra et la malédiction suivra
sa famille » (N.S. : 127).
A travers ce point, l'on remarque que les gens de
la société fictionnelle de Noces sacrées ont un
manque à combler par un sourire porté sur le sérieux de
son existence, des dieux,.... D'où, comme en Grèce, les dieux
punissent gravement ses offenseurs.
L'écriture de Noces sacrées
opère par un recyclage de toutes les informations pour créer sa
propre iconographie du personnage multiforme qui est N'tomo à des
qualités supra-humaines. Par là, se lit le paradigme de son
penchant surnaturel à abonder dans le sens traditionnel de l'Afrique.
C'est le seul pari pour l'armement mystique en Afrique. Mais on y voit le
décryptage de l'allusion au réel qui a son socle dans le
surnaturel africain.
3.5.2.
La colère des dieux et des déesses
Noces sacrées oppose sur un schéma
manichéen deux mondes radicalement opposés. Le sanctuaire des
dieux et le monde urbain. Nous parlons du sanctuaire des dieux parce que, dans
toute l'Afrique traditionnelle, les dieux vivaient en symbiose avec les humains
et les cultes secrets les rapprochaient perpétuellement des
ancêtres du monde abyssal4(*).
Le malaise touche aussi les dieux et les déesses car
« les dieux morts sont puissants, un dieu ne vit ni ne
meurt » (NS : 135). Et « Dounamba (du Kouroulami)
[...] pour sauver les hommes, a dû, sur le dos d'un animal,
s'élever jusqu'aux nuées pour séduire Faro, la
déesse en colère » (N.S. : 85).
Noces sacrées peint donc le malaise de
l'Africain face à la vie moderne. Il explore la vie africaine, dans sa
société où la juxtaposition des cultures est de rigueur,
dans toute son extrême complexité : « L'imaginaire
flotte au réel ». Les traditions de l'Afrique naissent du
conflit qui oppose la vieille Afrique à la nouvelle » (Dailly,
1977 : 33).
A la lumière de cette assertion de Dailly, il
s'avère indispensable de reconnaître que les écrivains
modernes n'ont pas entièrement rompu avec nos traditions ancestrales.
3.6.
La recherche du paradis perdu
Dans la saison d'anomie, Besnier est dans le chancre de la
dégradation spirituelle, ce qui l'amène à la recherche du
paradis perdu. La punition est éternelle. Comme Orphée qui a
voulu pénétrer la vie des enfers et le secret de son amante
Eurydice aux enfers, Besnier lui aussi tombe dans cette ambiance du mythe de la
connaissance. Ayant échoué, il est à la recherche du
paradis perdu, alors que les dieux ne lui en donneront jamais la garantie.
Ce titre de Marcel Proust que nous avons même reproduit,
évoque cet emblème mythique qui ne se retrouve jamais. C'est
maintenant que Besnier se rend compte de son tort, de son mal. En face des
Africains, il commit un tort grave en ignorant que les dieux sont le patrimoine
culturel marqué pour un Africain. C'est cette réification dans le
commun, qui a causé des fléaux encore présents en
Afrique.
Comment est-ce que Besnier recherche son paradis perdu ?
Lui-même le stipule : « je souffrais, réduit
à mes dimensions. Je n'étais plus libre. J'étais en
quarantaine parmi mes collègues » (N.S. : 30).
Besnier devient aussi comme un Africain. Les malheurs qui
l'accablent l'obligent à « consulter quelques grands
Maîtres dont Fotigui » (N.S. : 140). Pour retrouver son
paradis perdu, Fotigui lui conseille : « Retourne N'tomo,
apaise les dieux et quitte le pays. Si N'tomo ne revient pas malheur à
toi, tu perdras l'esprit » (N.S. : 140).
L'extrait suivant résume la complication de la vie de
Besnier qui sert de leçon aux destinataires
européens : « Malheur à toi [...], tu perdras
d'abord les esprits, la vie ensuite » (N.S. : 140). Besnier a
compris qu'il n'est pas possible de tromper les dieux en détournant le
malheur sur les autres : « D'ailleurs comme il y avait
toujours quelqu'un dans la case où se trouvait N'tomo, votre ami Besnier
ou sa fiancée, Monsieur Jules comprit qu'il pouvait réussir ce
qu'il voulait » (N.S. : 141).
Il conçut alors, en dépit des mises en garde,
l'idée d'éliminer Besnier. Il a cherché à agir par
personnes interposées : « [...] le gardien Nantouma, le
commandant ou les domestiques. Il croyait ainsi détourner la
malédiction vers un de ceux- là. Malheureusement pour lui, on ne
peut pas tromper les dieux » (N.S. : 141).
Une note de pessimisme pour Besnier marque sa recherche
problématique du paradis perdu :
« Chacun y vient par ses propres voies, j'allais
dire par ses propres moyens. Votre ami Besnier [colonial] y est venu en jouant
...Je serai heureux [...] de vous revoir lorsqu'ils vous enseigneront les lieux
qui existent entre le destin de l'homme et les jours» (N.S. :
143).
Bref, Besnier est victime avec Jules, d'un monde qu'ils ont
rendu eux-mêmes problématique. C'est dans cette même
perspective du manichéisme narratif adopté par Badian
(consciemment ou inconsciemment) que Delcroix et Hallyn, disent en opposant le
moderne et le traditionnel magnifié : « Nous
risquerions plus d'une fois d'antidater le monde moderne ; le prix des
textes est de nous faire assister de très près à sa
genèse » (1987 : 265).
Dans tout ceci, c'est l'observation attentive et
méthodique de ce que l'on peut appeler « société
du texte » qui nous sert à déceler les
éléments prouvant la recherche du temps perdu. La
société du texte où vit Besnier nous aide également
à faire une investigation psychocritique des protagonistes.
3.7. Conclusion partielle
Deux aspects majeurs résument ce chapitre qui est le
plus important de notre travail. Le roman Noces sacrées
veut d'abord restaurer les valeurs traditionnelles anéanties par
l'ère coloniale dont les vices sont multiples.
Ensuite, il montre l'instauration d'une esthétique du
refus contre les valeurs occidentales, tout cela autour d'un schéma
manichéen opposant le bien (africain) et le mal (européen). Les
concrétions discursives ont montré que la négation du
sacré africain a conduit au drame à tous les niveaux :
psychologique, psychique, physique...Ainsi, se fait voir le discours
antagonique qui montre le combat acharné entre les valeurs occidentales
et les valeurs africaines. Noces sacrées par un
détournement subtil, veut endiguer cette invasion et montre le drame
qui s'abat sur l'anti-héros. Il fait ainsi revivre le monde
traditionnel avec ses dieux et déesses qui interviennent dans cette
lutte axiologique.
La biographie non officielle entérine aussi dans
Noces sacrées l'hypothèse de la misère du monde
moderne et évoque sa précarité et même son
incertitude vis-à-vis du monde heureux auquel aspire le héros et
les autres protagonistes. Seydou Badian procède aussi par
l'échafaudage de tout le mythe du sacré traditionnel qui reste le
prototype (N'tomo) de la fétichisation en Afrique.
CONCLUSION GENERALE
Il serait une présomption de dire que cette
étude a touché tous les coins nécessaires que l'analyse
critique de cette oeuvre Noces sacrées peut permettre. La
raison est que notre sujet était essentiellement limité à
l'étude du manichéisme discursif en passant par les avatars du
passage souvent dramatique de la tradition à la modernité.
Pour y arriver, nous avons d'abord procédé
à l'explication de la méthode sociocritique comme outil d'analyse
littéraire. Ce premier chapitre nous a aidé à montrer que
toute oeuvre littéraire est ancrée dans la société
qui lui a donné naissance. C'est pourquoi avec Delcroix et
Hallyn « la socialité du littéraire s'est de plus
en plus mesurée d'après un matériau déjà
textualisé, de caractère symbolique ou
sémantique » (1987 : 294). Par différents
théoriciens de la sociocritique, nous avons montré qu'une
connaissance de la formation sociale impliquée par les oeuvres est le
préalable à toute démarche explicative.
Ensuite, nous avons passé à l'analyse
littéraire de Noces sacrées comme une oeuvre faisant
partie du thésaurus des textes de la littérature mondiale. Le
parcours narratif de N'tomo a montré qu'il est un héros
exceptionnel, « un héros fétiche » qui
conduit souverainement toutes les principales actions du roman. Il impose des
tourments à son offenseur et le châtiment devient tout
éternel.
L'étude de temps est de l'espace a été
plus importante, car elle a montré que l'inscription des
références aux éléments esthétiques de
l'oralité et leur mise en narration romanesque constitue des
éléments constitutifs de la conservation de la tradition
africaine.
Au niveau des thèmes, la trans-culture montre que
Badian puise dans le mythe grec pour écrire son roman. Les thèmes
du sacré et la permanence de la tradition en général
restent les plus importants.
Avec cette analyse, il a été aussi montré
que «toute science véritable doit être un
secret » comme le dit Djibril Tamsir Niane dans son Epopée
mandingue. Tout cela constituait le propos du deuxième chapitre.
Le troisième chapitre a été le plus
important, car toutes les analyses précédentes devaient
déboucher à l'analyse du manichéisme discursif dans
Noces sacrées. Nous avons d'abord montré que la
notion de manichéisme a été d'abord du domaine religieux
surtout chez les Perses et était une philosophie qui opposait le bien et
le mal comme deux forces régissant le monde. C'est par après que
la critique littéraire s'est emparée du terme. Dans une ironie
aiguë, nous avons montrée avec les concrétions discursives,
que les discours antagoniques courent dans tout le roman.
Toute la société du roman est composée
des êtres différents : les dieux, les déesses, les
humains, les ancêtres qui font fantastiquement irruption dans la vie
courante et veulent tout faire pour que le patrimoine culturel soit
retrouvé. Noces sacrées est donc construit autour d'un
schéma manichéen qui oppose, de façon directe ou
détournée sous l'ironie et l'humour, l'Europe et l'Afrique, la
tradition et la modernité, le bien (africain) et le mal (colonial).
Par ici, nous avons atteint notre objectif et
vérifié nos hypothèses avec ce point final du
manichéisme discursif ancré dans la narration soit
ultérieure, soit postérieure dans la pleine culture africaine
menacée par la culture occidentale.
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http://www.mmsh.univ_aix.fr/iea/clio/numero/13/partie2.html
consulté le 09/10/2007
* 1
http://fr.allafrica.com.stories/200710051042.html
consulté le 09/10/2007
* 2 Isaac Bazié,
« Ecritures de violence et contraintes de la
réception : Allah n'est pas obligé dans les
critiques journalistiques françaises et
québécoises » n° 61, 2003, p. 90.
* 3 Nous le faisons par
allusion à la mythologie grecque.
* 4 Monde des morts.
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