b. Le cimetière, un
lieu de mémoire
Dans le cimetière de Montreuil-Bellay, ont
été inhumés 7 membres de la communauté hmong. Sans
être regroupées dans un secteur spécifique, les tombes sont
situées dans la partie la plus récente du cimetière,
agrandi au fur et à mesure des besoins. Une seule est située dans
la section réservée aux enfants. C'est une plaque anonyme sous
laquelle a été inhumé un enfant
décédé accidentellement à l'âge de 5 ans peu
après l'arrivée de ses parents dans la commune.
Noms, prénoms
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Naissance
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Décès
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TCHA Cha-Yi
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1909
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2003
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XIONG Djoua-Ja
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1931
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2002
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TCHA Tou
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15-02-1916
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12-08-1997
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TCHA May née XIONG
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1909
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1996
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TCHA Vaneng
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16-03-1921
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25-10-1992
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YANG Song-Xeu
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1926
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1989
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Tableau n°7 :
Membres de la communauté inhumés au cimetière de
Montreuil-Bellay
Les personnes décédées sont toutes
arrivées dans les premières années d'installation des
familles dans la commune (avant 1981) et avaient suivi leur fils dans la
migration depuis le Laos. On retrouve ici la marque de la responsabilité
des garçons à l'égard de leurs parents, qu'ils prennent en
charge à partir du moment où, trop âgés, ils ne
peuvent plus exercer une activité professionnelle. Ils sont alors objet
de respect et de soins de la part de toute le famille.
Les parents de ma mère sont morts pendant la
guerre. Mon grand-père [paternel] avait une maladie, tu sais,
tu perds tes doigts... la lèpre ? oui, c'est ça...
il est mort comme ça...Ma grand-mère [paternelle] est
venue en France. Elle est morte en 1996. Je me rappelle que tous les jours je
lui apportais du riz dans sa chambre. Moi, j'étais toujours avec elle...
Quand elle est morte j'ai invoqué les esprits pour qu'ils viennent la
chercher... (Phong-Yu)
Les dates de naissance inscrites sur les tombes sont à
prendre avec précaution, car bien souvent, en l'absence d'état
civil au Laos, elles ont été attribuées de manière
arbitraire lors de l'arrivée en France. Le plus âgé est
mort à 94 ans, le plus jeune à 63. Sur chacune figure, en
médaillon, une photo du défunt déjà
âgé. L'un porte un béret basque : il avait
adopté cette coiffure car il se plaignait toujours d'avoir froid. Sur
une tombe, on découvre le visage sérieux d'un homme vêtu du
costume traditionnel de fête et portant au cou un large collier,
gravé à l'identique dans le marbre de la pierre tombale. Il est
décédé aux Etats-Unis à l'occasion d'un voyage chez
ses enfants, son corps a ensuite été rapatrié à
Montreuil-Bellay.
Photo n°35 :
Tombe de Djoua-Ja XIONG - cimetière de Montreuil-Bellay
Sur une autre tombe, figure le dessin du khen,
l'instrument traditionnel utilisé lors des fêtes et des
cérémonies funéraires. Quand il était jeune, Tou
TCHA était un joueur renommé de cet instrument et ce souvenir
perdure dans le marbre.
Photo n°36 :
Détail de la tombe de Tou TCHA, cimetière
Montreuil-Bellay
Par ces détails iconographiques, la tombe sert à
rappeler aux vivants le visage et les qualités du défunt, qui lui
conféraient une place reconnue dans la communauté locale. Ces
tombes sont peu fleuries, parfois surmontées de plaques votives dont une
est rédigée en hmong. Pourtant, là encore, la
communauté a dû adapter les cérémonies
funéraires au contexte local.
Traditionnellement, la géomancie sert à
déterminer le lieu d'inhumation : le choix de l'emplacement peut
avoir des conséquences sur la descendance du défunt, sa
réussite sociale ou au contraire ses difficultés. C'est pourquoi
de nombreux paramètres interviennent dans la désignation du lieu.
Dans le contexte français, il n'a pas été possible de
maintenir cette tradition et ils ont dû se plier aux contraintes des
règles administrative. En revanche, la partie privée des
cérémonies est conservée intégralement. Nous
résumerons les différentes étapes en nous appuyant sur les
témoignages recueillis au cours des entretiens, complétés
par les travaux de J. LEMOINE exposés dans l'article intitulé
L'initiation du mort chez les Hmong publié dans la
revue L'Homme en 1972. Les cérémonies funéraires
se déroulent en trois temps : le corps est conservé 3 jours
au domicile du défunt puis inhumé, 13 jours plus tard
« l'âme vitale » de la personne
décédée rend visite à sa famille. Dans
l'année qui suit a lieu le « relâchement de
l'âme », suivi du « sacrifice aux mannes du
défunt ». Au cours des 3 premiers jours qui suivent le
décès, après la toilette funéraire, a lieu le
Kr'oua Ké, c'est-à-dire « montrer, enseigner
le chemin », au cours duquel le joueur de khen joue un
rôle capital. C'est lui qui, « chantant à mi-voix,
sans aucun autre auditoire que le mort, l'instruit du chemin qu'il aura
à parcourir dans l'Au-delà pour rejoindre ses Ancêtres et
se réincarner » (LEMOINE, 1972a : 108). Il s'agit
d'une véritable initiation car « en temps
ordinaire, on ne peut chanter le Kr'oua Ké sans attirer la mort sur soi
et sur sa maison » (id., ibid.). On peut s'étonner de ce
chant alors qu'il s'agit d'une musique instrumentale : en fait,
les notes émises par le khen correspondent à des paroles
- la langue hmong a 7 tons -, et cette musique descriptive tient compagnie au
mort, l'accompagnant et le guidant dans son périple pendant toute la
durée des rites. Pendant ce temps, comme nous l'avons vu pour les
mariages, les femmes préparent en abondance la nourriture
destinée à la fois au défunt et aux membres de la
communauté qui vont assister aux funérailles. Des animaux sont
abattus : ils servent à la fois d'offrande et de nourriture.
Traditionnellement, il s'agissait d'un buffle ou d'une vache. A
Montreuil-Bellay, ce sont des cochons et des poulets. Compte tenu du nombre
toujours très important des personnes présentes, chacun participe
financièrement aux frais. Ce n'est qu'au terme de ces 3 journées
que le corps est enfin inhumé. Au retour du cimetière, comme nous
l'avons déjà précisé, un feu rituel est
allumé sur le seuil de la maison du défunt et tous les
participants aux funérailles doivent l'enjamber.
Les rites funéraires sont « le support
d'une mémoire collective et d'une ethnicité
diasporique » et on peut les considérer comme
« une force cohésive anti-assimilatrice »
(HOVANESSIAN, 1998b : 311). Ils associent à la fois des lieux de
l'enceinte domestique - la chambre du défunt, le seuil de la porte
d'entrée -, de l'espace public - le cimetière - mais surtout de
l'espace symbolique du récit mythologique que parcourt le défunt
en quête de ses ancêtres, guidé par la mélodie du
khen. La communauté hmong animiste conserve ainsi son
unité culturelle et perpétue dans la société
d'accueil, tout en s'adaptant à certaines contraintes, un
héritage ancestral qui permet de résister au
« morcellement culturel » (CAMILLERI, 1999 :
88).
Conclusion : l'espace culturel d'une diaspora
toujours active
La communauté hmong de Montreuil-Bellay conserve avec
les autres membres du clan dispersées en France et à
l'étranger des liens forts qui se concrétisent par des
déplacements fréquents à l'occasion des fêtes
traditionnelles et des rituels. Ces réunions assurent la maintien et la
transmission des valeurs culturelles et l'association joue un rôle
capital dans le contexte de la diaspora : elle garantit chaque famille
d'un soutien permanent et permet de lutter contre l'isolement et
l'acculturation. L'ensemble des relations tissées entre ces
différents pôles prend appui sur de multiples réseaux, tant
économiques que culturels, et c'est cette
« interpolarité des relations » (MA MUNG,
1995 :164) qui donne à la diaspora toute son originalité par
rapport à une migration classique. Les liens communautaires nationaux et
transnationaux volontairement créés et entretenus contribuent
à renforcer une solidarité non seulement avec le lieu d'origine
mais aussi entre les différents lieux d'installation, comparables
à « un territoire en archipel », à
savoir « un espace discontinu, éclaté, où
les relations intercommunautaires [...] passeraient par un espace
étranger et en quelque sorte neutralisé » (TAPIA,
2005 : 290), indépendamment des frontières politiques. Ainsi
les échanges matériels, symboliques ou même imaginaires
alimentent la fidélité au passé et à une culture
partagée dans une identité ethnoculturelle qui exprime toute sa
force lors des grands événements familiaux, comme les mariages ou
les décès, et qui constitue « le creuset de
ressources symboliques... susceptibles de modeler un sentiment d'appartenance,
de nouer des identifications plus ou moins liées à l'idée
d'une « origine » commune » (HOVANESSIAN,
1998b : 310). Pourtant cette identité pourra-t-elle résister
à l'épreuve du temps si elle n'est pas alimentée par un
désir profond, « une conscience et une
volonté » (SCHNAPPER, 2001) ?
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