v Le clan, facteur de regroupement et d'ancrage
territorial
L'accroissement rapide de la communauté ne s'explique
pas exclusivement par le contexte économique. Il faut chercher un autre
facteur explicatif. Pour cela, observons l'ordre d'arrivée dans la
commune des 22 familles recensées en 1987 (tableau n°4).
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TCHA/CHA/CHIENG
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XIONG
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YANG
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VANG
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VU
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1978
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X
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X
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X
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1979
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X
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X
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X
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1980
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X
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1981
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X
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X
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X
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X
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1986
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X
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X
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1987
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X
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Tableau n°4 :
Répartition des clans familiaux par dates d'arrivée
On peut constater la dominante très marquée des
familles TCHA/CHA/CHIENG appartenant au même clan dont, chaque
année, une ou plusieurs nouvelles familles arrivent. Les YANG et les
VANG se placent en deuxième position. Les XIONG et VU constituent
apparemment des groupes isolés. L'arrivée de la première
famille du clan CHIENG/TCHA semble avoir eu un effet « boule de
neige ». Selon quel mode de communication ? A la question de
savoir pourquoi d'autres familles sont arrivées, Teng CHIENG
déclare :
...parce que quand j'étais au Laos, je suis un
monsieur que tout le monde connaît bien, parce que au Laos j'ai fait la
guerre, partout tout le monde me connaît bien, et même on arrive
à la Thaïlande je suis le président du camp de
réfugiés aussi, et tout le monde il me connaît bien aussi.
Et quand je suis arrivé en France celui qui vient derrière, il
connaît je suis en France, et quand il arrive tous les foyers d'accueil
de réfugiés en France, même n'importe où, même
à Marseille, même à Perpignan, à Lyon ou à
Toulouse, à Lille il me connaît, c'est ça... et eux ils
déménageaient pour me suivre... ils sont venus tous, ils sont
venus d'ailleurs...
La venue de nouvelles familles est à attribuer, selon
Teng CHIENG, à la notoriété qu'il avait acquise
déjà au Laos, liée à son statut de militaire, puis
renforcée dans le camp de Ban Nam Yao où il devient
« président du camp des
réfugiés ». Ceux qui arrivent en France
après lui (« celui qui vient
derrière ») lui reconnaissent une autorité
suffisante pour le rejoindre à Montreuil-Bellay. Il faut ajouter qu'il
est déjà dans la place et sert d'intermédiaire dans
l'obtention d'un emploi dans l'usine UCP : « Il m'a
téléphoné que je travaille pour eux ». La
commune exerce une attractivité en raison des emplois qu'elle offre mais
surtout du fait de la présence d'un individu, capable à lui seul
de polariser un vaste espace. Il n'a toutefois pas été possible
de vérifier, en dehors de Perpignan non loin du camp de Port-Leucate, si
toutes les origines qu'il énumère dans son propos sont exactes.
Il veut avant tout montrer qu'il est reconnu comme
« chef » au même titre qu'il aurait
été chef de village au Laos. Cette autorité est encore
effective car, en cas de problèmes qui normalement auraient dû
être traités par le centre social de la ville, il semble qu'il y
ait eu des difficultés à pénétrer dans les
familles, le représentant du clan préférant régler
les problèmes à l'interne. Il faut cependant signaler que cette
« autorité » est aujourd'hui quelque peu remise en
question par certains membres de la communauté hmong qui estiment qu'en
France il n'est plus besoin d'un « chef », le maire de la
ville pouvant exercer cette fonction.
D'autres liens inter familiaux, générés
par le biais des unions matrimoniales, permettent de mieux appréhender
ce facteur de cohésion clanique. Chez les Hmong, le mariage ne peut se
conclure que dans le cadre rigoureux de l'exogamie clanique : les gens portant
le même nom se considèrent comme parents proches et ne peuvent pas
se marier entre eux. Ce principe est vérifiable dans chaque foyer. En
revanche, si l'on étudie le foyer de Ka-Gé TCHA, on constate une
liaison directe avec le clan YANG dont sont issues les deux épouses. Les
YANG eux-mêmes sont liés par le mariage aux XIONG et aux VANG, eux
mêmes liés aux TCHA... On peut dès lors parler d'une vaste
famille « élargie » dont les liens parentaux sont
parfois éloignés mais toujours affichés, et qui trouvent
un raccourci dans le nom « cousin ». Tel un arbre
dans une forêt, le clan a une racine principale et, à sa cime, des
rameaux en contact avec ceux de l'arbre voisin (BRUNET, 1993).
Le regroupement de ces familles dans une petite commune a
été facilité par l'activation de 2 types de
réseaux, celui de la parenté dont la structure est en partie
héritée du passé, considéré comme allant de
soi, évident, quasi « naturel », par les migrants,
et celui entre co-ethniques plus construit, consciemment entretenu et
négocié dans la transplantation. Il est interprété
et valorisé comme un réseau de parenté fictive, de
parenté élargie au sens fréquemment usité de
« cousins ». Ainsi, au terme de plusieurs années
d'errance de camp en camp, un premier « ancrage » semble
désormais envisageable, rendu possible par l'obtention d'un emploi et
d'un logement dans une commune qui jusque là n'avait pas connu de vague
d'immigration quantitativement aussi massive.
Conclusion : d'une mobilité forcée,
puis contrôlée, à une mobilité
choisie
Si, à l'origine, les Hmong ont eu une pratique de la
mobilité dans des lieux géographiques fluctuants où
prévalait la « logique du lignage » et que,
n'étant pas propriétaires d'un lieu géographique, ils en
disposaient tant qu'il répondait aux besoins du groupe, ils se sont
progressivement stabilisés avant que leur organisation soit, elle
même, bouleversée par les guerres d'Indochine. Perdant brutalement
leurs racines, ils vont connaître, au cours de l'exil, une
mobilité sous contrôle, avec le temps de l'attente dans les camps
du pays de premier asile, où s'effectuent des regroupement claniques
temporaires suivis d'une dispersion au niveau mondial. Arrivés en
France, ils sont ballottés de camp en camp qui constituent autant de sas
d'entrée dans le pays d'accueil et leur permettent, à chaque
fois, de franchir une nouvelle étape dans le processus
d'intégration. Ils acquièrent, en premier lieu, la reconnaissance
juridique en bénéficiant du statut de réfugiés,
puis des compétences linguistiques et professionnelle permettant
l'accès à un emploi, qui marque une nouvelle phase
d'intégration. Autant l'ancrage leur a été temporairement
impossible, autant il est désormais autorisé. En se regroupant
dans une même commune et, qui plus est, dans un même quartier, ces
familles vont gagner bien sûr en visibilité - avec en contre
partie, les réactions parfois xénophobes de la
municipalité et du voisinage - mais vont surtout construire, dans le
quartier de la Herse, un territoire. Ce quartier est avant tout le lieu
résidentiel, celui de la scolarité pour les plus jeunes
fréquentant l'école et le collège voisins, le lieu des
loisirs avec les parties de football et de toupie dans les espaces verts, le
lieu des achats quotidiens dans le super marché tout proche... C'est
avant tout le territoire où s'exerce la solidarité familiale et
clanique, forme de solidarité « mécanique »
dans laquelle la conscience collective est forte et homogène et
où c'est l'identité entre les individus qui est source de
solidarité (DURKHEIM, 1933). Celle-ci se manifeste de manière
forte dès l'arrivée d'un nouvel élément : les
repérages géographiques indispensables dans le quartier et dans
la ville, les repas pris en commun, l'hébergement temporaire en
attendant l'attribution d'un logement sont autant de liens qui renforcent le
groupe et confortent l'existence de la « communauté ethnique
locale ».
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