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La pluralité comme condition de l'action et du pouvoir politique chez Hannah Arendt

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par André-Joël MAKWA
Université Pontificale Grégirienne/ Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius-Kinshasa - Graduat en Philosophie 2006
  

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CONCLUSION GENERALE

Au terme de ce périple à travers la conception arendtienne de la pluralité comme condition de l'agir politique, il s'avère nécessaire de reconnaître le mérite de la réflexion anthropologique que mène Hannah Arendt dans la Condition de l'homme moderne. Hannah Arendt, dans son analyse, prend pour objet la vita activa (par opposition à la vita contemplativa) sous trois modalités différentes : travail (work), oeuvre (labor) et action (action). C'est sur ces trois activités humaines que s'est basée notre analyse. En choisissant la vita activa pour penser la condition humaine, Hannah Arendt va en guerre contre cette modernité qui, en favorisant une société de masse, a abouti à de nouvelles formes de systèmes dits totalitaires qui étouffent la condition humaine dans son essence, dans ce qu'elle a de plus fondamental. Son oeuvre se veut donc une ouverture vers un univers non totalitaire. Car, le totalitarisme s'appuyait sur la société de masse, où les gens n'ont pas accès à un vrai dialogue politique et où la condition humaine de la pluralité n'existe pas.

Nous avons voulu présenter la phénoménologie de deux modalités de la vita activa, à savoir le travail et l'oeuvre. Mais, nous avons, de prime abord, souligné la sphère du public et celle du privé qui sont deux modalités différentes mais dans une certaine mesure complémentaires. Car l'on ne peut penser le privé sans le public et vice-versa. Toutefois, nous nous sommes demandé avec Hannah Arendt si l'homme était un animal social ou un animal politique. Puisqu'en allant puiser dans l'héritage philosophique grec, nous découvrons que Aristote définit l'homme comme zôon polikon (animal politique) dont la tâche principale est de s'insérer dans un monde de sens, le monde commun. Mais avec le temps, cette conception a été rejetée au profit de l'animal socialis du monde romain, qui a donné lieu à la substitution du social au politique.

L'espace public, c'est le monde que nous avons en commun et que nous partageons avec les différentes générations. L'espace privé renvoie à la privation et perd ce caractère privatif quand il s'agit de la propriété privée. Le travail, se situant dans le processus biologique de besoins et de consommation, se trouve dans le domaine privé. Il ne produit que du périssable. L'oeuvre par contre, produit des objets tangibles et durables. L'oeuvre peut ainsi accéder à un domaine public non politique. La question du dualisme privé-public étant soulevée, le social tend à s'identifier au public et à faire disparaître le privé.

Nous avons aussi consacré un chapitre à l'agir politique dans une société plurielle. Les hommes habitent la terre en tant qu'ils sont "pluriels". Cette pluralité est caractéristique de l'espèce humaine et est condition nécessaire pour toute activité politique. Elle renvoie à un sens double : égalité et distinction. Nous sommes pareils en tant qu'humains tout en étant chacun unique dans ce monde. L'égalité n'a rien avoir avec l'uniformité qui signifierait un nivellement. En plus, la parole et l'action révèlent l'individualité humaine. Les deux réalités, à savoir l'action et la parole, sont intrinsèquement liées. C'est dans l'action qu'il y a possibilité de dialogue, dialogue avec ses égaux. Le dialogue doit être une nécessité politique.

Ajoutons qu'Hannah Arendt a une conception du pouvoir politique tout à fait autre que celle des auteurs classiques. Sa conception opère même un tournant décisif dans la philosophie politique. Car le pouvoir politique, loin d'être un mécanisme ou un organe individuel ou celui de domination, devient une initiative commune. Le pouvoir appartient dès lors au groupe et non à la personne « qui est au pouvoir ». Cette personne agit au nom du groupe qu'elle représente, et qui est d'ailleurs le vrai détenteur du pouvoir. Celui-ci est irréductible à la violence, il est aussi différent de la force et de la puissance. Chez notre philosophe « c'est le peuple qui donne au pouvoir politique sa légitimité et sa solidité. »117(*)

Dans ce sens, nos dirigeants, et ceux qui aspirent à s'occuper de la chose publique doivent comprendre que le pouvoir, loin d'être une possession privée et personnelle, ou encore une affaire familiale ou tribale, doit plutôt être un pouvoir-en-commun. C'est-à-dire celui qui tient compte des aspirations, des opinions du peuple car il émane de ce dernier. C'est donc la communauté qui met sa confiance en un homme qu'elle juge capable de mener les affaires publiques quand bien même parfois, son jugement n'est pas mûr.

Le pouvoir étant une action concertée, le bon gouvernant est celui qui sait aussi intégrer, mieux, créer des occasions où tous prennent part à la parole et à l'agir de façon efficace pour débattre de la destinée de nos pays en vue d'une paix et d'un développement durable. Car la loi de la violence, de la force et de l'exclusion ne mène nulle part. Un seul individu ne peut résoudre tous les problèmes de la société. Et le pouvoir n'est pas l'apanage d'une seule personne qui ferait sa propre volonté et agirait suivant ses caprices. Aussi, le pouvoir ne se s'acquiert pas par des coups d'Etat militaires ou constitutionnels mais par les voies des urnes.

Cependant, l'époque moderne a entraîné des bouleversements au sein de la vita activa, changeant ainsi la vision du monde. L'agir politique a été relégué au second plan pour laisser place, d'abord à l'oeuvre. Ce faisant, le pouvoir a été réduit à «un métier ». En outre, cet agir a été dominé par le travail. La valorisation du travail, déclare notre auteur, a non seulement plébiscité le travail mais elle l'a doté d'une prédominance au sein de la vita activa. Le travail, l'activité la plus privée, est devenue publique, reléguant ainsi le politique aussi bien dans le social que dans l'économique. La politique est devenue une science ancillaire de l'économique consistant à assurer le gagne-pain.

De tout ce qui précède, nous sommes ainsi parvenus à une société exagérément économique, une société aliénée par le travail, une société de consommation. C'est pourquoi, il faut repenser la société moderne pour lui épargner toute dérive totalitaire.

Il faut cependant reconnaître certaines limites dans la pensée de notre philosophe. En effet, dans son analyse de la vita activa, il nous semble que la hiérarchisation de trois modalités conduit de facto à celle de la division de la société en classes où les uns doivent être servis par les autres qui peineront à leur place. N'est-ce pas là une légitimation de l'esclavage dans le monde moderne ? Or chacun doit jouir d'une liberté « rationnelle » en tant qu'être humain, et toute forme d'esclavage doit être prohibée. Que dire par ailleurs des Etats où les peuples cherchent à travailler, ne serait-ce que pour la subsistance minimale ?

De plus, il y a une tendance chez l'auteur de Condition de l'homme moderne à distinguer le monde de la vie du monde humain. Cette distinction est présente dans son affirmation : « Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considère pas comme humain. »118(*) Une telle analyse nous amène à nous demander si le monde peut se détacher de la vie. Car à notre avis, cette dépréciation de la vie est en réalité celle du corps qui porte cette vie, ce qui serait contraire à une anthropologie philosophique saine.

Par ailleurs, le modèle démocratique grec est-il encore efficace, dans la mesure où nous vivons au sein d'entités plus grandes que les petites cités grecques ? Ne faudrait-il peut-être pas se servir de ce modèle en l'inculturant pour l'insérer dans une politique représentative du type américain qui nous paraît plus solide ?

* 117 F. WARIN, « Hannah Arendt. Le système totalitaire », in R. DUMAS, Le Pouvoir. Voies d'accès, Paris, Marketing, 1994, p. 78.

* 118 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 96.

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote