Primus inter pares. Le leadership politique et pluralité dans la Condition de l'homme moderne de Hannah Arendt( Télécharger le fichier original )par Raphaël RDAS MBOMBO MWENDELA bupela bwa Nzambi Faculté de philosophie Saint Pierre Canisius - Bachélier en philosophie 2006 |
III. 2. 2. Primus inter pares : un guide parmi les guidesEu égard à ce qui précède, il y a lieu à présent de déterminer `qui' est véritablement `guide' ou `meneur' en politique. Chez Hannah Arendt, le leader politique est celui qui est supposé entreprendre le premier, mais sans rester maître absolu de l'initiative ni refuser l'aide des autres pour la mener à bon port. La maîtrise isolée de l'ordre du `fabriquer' n'est pas de mise dans le leadership arendtien. Car les citoyens, pour autant qu'ils sont membres de l'espace public, issu d'une volonté commune, et en vertu de leur droit de politeuesthai, de s'occuper des diverses activités qui auraient lieu dans la polis, sont appelés à participer, à collaborer à l'entreprise du leader de leur propre gré, pour leurs raisons et leurs fins personnelles conformément à la législation canalisant toute action politique. Le guide n'est pas celui qui doit mettre en mouvement les citoyens à la manière des esclaves contraints d'exécuter son initiative qui prend d'office force de loi ou de l'ordre. La raison en est que le guide, pour autant qu'il initie, est censé se laisser entraîner dans l'action entreprise. Par conséquent, `entreprendre', ou initier, comme archein et `agir' comme prattein ne peuvent guère devenir deux activités absolument différentes : le leader n'est pas le chef, dans le sens de archôn, qui n'a qu'à gouverner ceux qui doivent seulement exécuter, main un citoyen, pareil à tout autre, accepté à la tête de la communauté politique pour entreprendre et agir de concert avec les autres.114(*) Il appert que celui qui commence, entreprend et initie l'action comme une seule personne, et l'insère dans l'achèvement auquel plusieurs peuvent participer en la portant, en allant jusqu'au bout, et partant, en la terminant, joue le rôle de novateur et de guide. De ce fait, Hannah Arendt le nomme: un primus inter pares, c'est-à-dire un premier entre ses pairs ; un roi parmi les rois comme le dirait si bien Homère.115(*) Il va sans dire qu'un tel leadership n'est pas celle basée sur une exigence de gouvernement s'appuyant sur des expériences de relations humaines tirées de la vie familiale grecque, où un chef de famille gouvernait presqu'en despote, avec un pouvoir absolu, incontesté sur les membres de sa famille et les esclaves de sa maison : le despote, dominus, à la différence du roi qui avait été le meneur des chefs de famille et, comme primus inter pares, était par définition investi d'un pouvoir coercitif qui était incompatible non seulement avec la liberté des autres, mais également avec sa propre liberté. C'est pourquoi partout où le despote tenait la tête de la communauté politique, il gouvernait, en vertu d'une telle relation, celle du maître et ses esclaves.116(*) Le vrai guide doit rester dans l'interdépendance originelle de l'action : il dépend de la collaboration des autres, ses pairs, qui dépendent de lui pour avoir l'occasion d'agir eux-mêmes. Cependant, il y a un élément d'isolement dans la notion du guide, mais un isolement nécessaire à l'initiative avant de trouver des compagnons qui vont la porter et l'achever. Ainsi, la valeur du guide ne se manifeste que dans l'initiative et le risque et non pas d'abord dans le succès à obtenir.117(*) Et parmi ses pairs, le guide vit dans une mémoire organisée qui lui promet, en tant qu'acteur mortel, que son existence passagère et sa grandeur fugace ne manqueront jamais de la réalité que donne le fait d'être vu et entendu et de paraître devant le public de ses semblables qui, hors la polis, ne peuvent assister qu'à la brève durée de leurs initiatives.118(*) Par ailleurs, bien que Hannah Arendt emprunte l'expression `primus inter pares' de Homère, elle la renouvelle par le fondement qui se cristallise dans sa propre intuition de l'agir politique. `Primus inter pares' se justifie par l'évidence que celui qui est considéré et accepté à la tête de la polis, n'a pas à gouverner comme un maître décidant du sort des oeuvres de ses mains. Il faut admettre que s'entourer de ses pairs, et non des esclaves, en politique, vient de la faiblesse fondamentale des hommes qui ne peuvent garantir aujourd'hui qui ils seront demain, et de l'impossibilité de prédire les conséquences d'un acte ou d'une initiative dans une communauté d'égaux où tout le monde a la même faculté d'agir : si l'homme est incapable de compter sur soi ou d'avoir foi en lui-même [...], c'est pour les humains le prix de la liberté, et l'impossibilité de rester les seuls maîtres de ce qu'ils font, d'en connaître les conséquences et de compter sur l'avenir, c'est le prix qu'ils paient pour la pluralité et pour le réel, pour la joie d'habiter ensemble un monde dont la réalité est garanti à chacun par la présence de tous.119(*) * 114 Idem, p. 250. * 115 Ibidem. Ce leadership se présente donc par la formule grecque de `primus inter pares', du `premier entre ses pairs'. D'origine homérique, cette formule désignait un système de gouvernance d'un roi élu parmi les chefs des familles grecs. C'est dans ce sens que le roi avait un pouvoir limité par ses pairs, chefs des familles, qui l'ont élu. Arendt actualise cette formule en montrant que le guide politique est d'abord `pareil' à tout autre citoyen de la république, bien qu'il a été voulu à la tête de l'Etat. Les `pairs' ne représentent pas ici les chefs des familles, mais les citoyens dans leur ensemble. * 116 Hannah Arendt, La crise de la culture, p. 139. * 117 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 213. * 118 Idem., p. 222. * 119 Idem, p. 274. |
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