L'assistance médicale au décès en Suisse( Télécharger le fichier original )par Garin Gbedegbegnon Université de Fribourg - MA Politique sociale, analyse du social 2006 |
2.3. Les modalités de la transaction médicaleAprès avoir situé théoriquement notre propos et posé les enjeux du projet thanatologique, il est temps de considérer comment le médecin mène ses transactions. Au vu des chapitres précédents de la seconde partie, le constat suivant peut être posé : la conduite médicale du projet thanatologique ne peut se faire sans qu'il ne soit tenu compte de la définition intersubjective de son orientation symbolique, de l'implication de sa propre personne dans la relation au patient, des conditions subjectives, intersubjectives, objectives de la prise en charge du mourant, en somme sans que les enjeux de la transaction ne soit clarifiés. Au-delà de ce postulat subsiste cependant une question essentielle. La légitimité de l'acte envisagé peut-elle ou non constituer un enjeu de la transaction ? Oui, pour autant qu'il soit admis qu'un acte lorsqu'il est illégitime, voire surtout illégal, puisse faire l'objet d'une entente minimale, autrement dit implicite ou tacite. Sans cela, en effet, le médecin est fortement exposé à la dénonciation et à la poursuite pénale, et ainsi le projet thanatologique ne pourrait aboutir dans certains cas. Cette première intuition se fonde sur les propos d'un médecin qui commente les réactions d'autres médecins quant à ses prises de position favorables à la pratique de l'euthanasie active et de l'assistance au suicide, depuis les débats liés à l'initiative du Professeur Franco Cavalli149(*). « Il n'y a jamais eu de discussion directe, comme cela non. Maintenant un peu. Ce qui me surprend, il y a des gens qui disent ah mais on l'a toujours été d'accord mais il y avait pas besoin de 150(*) ». L'obtention par le médecin d'une certaine reconnaissance, à défaut d'une légitimité formelle et complète, suppose donc qu'il mène ses transactions de façon différenciée, selon la forme d'assistance au décès projetée, pour que l'entreprise communément décidée avec le mourant puisse parvenir à son terme. La difficulté réside ici dans le fait de pouvoir rendre compte de cette différenciation et de proposer une typologie qui permette d'appréhender les nuances observées sur le terrain. La seconde intuition est que le degré de formalisation des rapports qu'établissent les acteurs définit aussi le degré d'objectivité du contexte de l'assistance au décès. Ce qui veut dire que le contexte n'échappe pas totalement à l'influence des acteurs. Christian Maroy ouvre une piste théorique intéressante en abordant la question du latent et de l'implicite dans la transaction. Il la différencie de la négociation formelle et explicite, telle qu'en parle notamment Anselm Strauss, qui mène à la régulation des échanges entre les acteurs, à l'établissement d'un « ordre négocié151(*) », tout en affirmant que la négociation peut être une forme de transaction152(*). Dans un souci de clarté et de compréhension, le choix sera ici de considérer la transaction comme une forme généralisée de production de la légitimité sociale et en tant qu'espace interactif de justification plus ou moins formalisé. La négociation n'en sera donc qu'une forme particulière. La différenciation entre les différentes modalités de transactions se basera donc sur le degré d'explicitation du sens préalablement défini, sur le degré de formalisation du rapport établi entre les acteurs, sur la façon dont ces derniers participent à l'élaboration et à la conduite du projet. Cette dernière idée repose en partie sur le propos de Marc Mormont. Ce dernier tente de différencier les types de transactions en fonction de l'accord153(*). Selon que l'accord constitue l'objet de l'interaction à construire, la condition préalable minimale à toute interaction ou finalement selon qu'il s'agisse simplement d'en modifier les principes, donc de procéder à une « mise à l'épreuve154(*) », en d'autres mots de renouveler les supports symboliques d'un accord. Ainsi, c'est le niveau de formalisation de l'échange qui sert de point de repère à cette différenciation. Si cette idée est séduisante, au vu de notre thématique, il est nécessaire de préciser la perspective adoptée dans ce travail. Le propos de ce travail diverge de celui de Marc Mormont sur le point suivant. L'individu peut par lui-même définir le degré de formalisation recherchée au cours de la transaction. Il peut en effet de façon stratégique choisir s'il entend dévoiler le sens initial du projet thanatologique, (selon lequel il mène la transaction), mais aussi déterminer le degré de formalisation auquel est faite la transaction (pour obtenir un arrangement interpersonnel ou une autorisation officielle), dans le souci de générer le moins d'opposition possible à la réalisation du dit projet. Si l'acte envisagé est illégal, si la pratique n'est pas légitime, il n'a en effet pas forcément intérêt à ce que les échanges soient trop formalisés, mais simplement à obtenir une entente minimale, un consensus qui lui permette de faire aboutir l'idée de l'assistance au décès. La légitimité ainsi obtenue n'est en quelque sorte que partielle, ne recouvrant que la partie visible de l'acte. Il s'agit donc bien de structurer un espace du jeu social, mais tout en y introduisant une marge de manoeuvre assez grande pour la gestion des situations limites. Prenant position sur la nécessité d'un accord tacite et implicite des autres médecins pour rendre possible la gestion de l'euthanasie en milieu hospitalier, un médecin n'hésite pas à confirmer que « cela permet un certain nombre de choses, cela permet à la pointe de l'iceberg d'émerger. Mais il y a bien d'autres choses derrière que l'on ne voit pas et qui ne doivent pas sortir par cette mini soupape, il faut donc clairement poser les problèmes et dire les choses et de voir en fonction de l'évolution de la société, ce que la société juge acceptable ou non.155(*) » Cependant il souligne en même temps l'intérêt d'une négociation ouverte afin de permettre une régulation réelle de la situation, où chacun des acteurs peut se déterminer en connaissance de cause. L'image de l'iceberg utilisée par le médecin n'est pas une représentation quantitative de la situation, mais plutôt qualitative. Il s'en sert pour illustrer le fait qu'une majeure partie des actes qui peuvent être assimilés à une pratique euthanasique et susciter un débat, restent couverts par le silence tacite des praticiens. Aux différentes formes d'assistance au décès correspond une modalité bien précise de transaction, en fonction du degré d'acceptabilité dont elle dispose au sein du champ médical et de la société civile. Dans le cadre de la recherche menée, quatre formes de transactions médicales ont été identifiées : l'intercession, la traduction, la médiation et la négociation. Ces modalités d'interaction se différencient en fonction de la façon dont le médecin noue ses relations avec les autres acteurs, en fonction de son implication et de sa contribution à la signification du projet thanatologique, selon le degré d'explicitation du sens initial et de formalisation de la relation thanatologique, ainsi que du degré de légitimité recherché. 2.3.1. L'intercession« Ce qui se passe quand il y a ces euthanasies clandestines, la déclaration de décès est une fausse déclaration, selon laquelle le patient est mort des suites de son cancer, point. (...) C'est moi qui fait le constat de décès, parce que l'on m'a annoncé qu'il est mort dans la nuit. C'est donc moi qui viens le faire: il est mort des suites de sa maladie, sachant que je lui ai donné un peu plus. Personne ne dit rien, pourquoi le voudriez-vous ? Le patient est dans une situation catastrophique, et bien il est mort. Le médecin a fait le constat de décès, je le signe, j'officialise les choses et puis voilà. Par contre l'utilisation d'un curarisant permet à une infirmière de dire que le médecin est sorti de la chambre et le patient était mort, qu'est-ce qu'il y a eu ?156(*) » Le témoignage de ce médecin quant à la façon dont il « officialise » l'acte d'euthanasie active montre que son souci premier n'est pas d'obtenir l'accord des autres acteurs, de légitimer l'acte euthanasique, mais bien de veiller à ce que le projet d'assistance au suicide ne soulève pas plus de questions qu'il n'en faut, afin que se maintienne le bénéfice du doute face au personnel soignant et au collège de médecins. Mû par la commune vision du monde construite avec le mourant, son souci est la réussite de l'acte euthanasique et la minimisation des risques pénaux pour lui-même. Ayant développé une relation singulière avec le patient, il importe peu pour lui que les autres acteurs donnent leur accord. Par contre son engagement personnel vis-à-vis du mourant de poser l'acte létal lorsque ce dernier en manifestera le souhait ou ne sera plus en mesure de vivre dans des conditions définies comme dignes, se maintient. En fonction de cela, il est à une dette vis-à-vis de son patient, car il se voit obligé de tenir sa parole d'agir au nom du patient, au nom de la liberté de ce dernier. L'intercession consiste donc en une transaction où le médecin intervient pour que le mourant puisse accéder à la dignité subjectivement définie. Le premier garantit au second que l'assistance au décès se déroulera en fonction des souhaits émis avant la perte de conscience ou de la capacité de discernement. Il s'agira dans l'intercession non pas d'obtenir un accord ou un compromis impliquant les différents mondes, mais simplement de présenter le décès, de lui donner l'allure d'une mort qui soit explicable selon les principes propres au monde des différents acteurs en présence. A l'hôpital, le patient meurt des suites de sa maladie, de façon logique compte tenu de sa pathologie. Ainsi, le médecin attend le dernier moment avant d'intervenir et procède aux injections de façon à ce qu'un rapport direct entre l'acte et le décès ne puisse être établi. A domicile, le médecin procède aux injections de telle façon que le patient meure de façon paisible et pour éviter que son acte soit découvert. Le mourant aura au préalable pris la précaution d'interdire toute autopsie pour des raisons confessionnelles, afin d'entraver toute investigation approfondie. La famille endeuillée ne retient finalement que l'aspect paisible du mourant, qui s'est endormi au cours de son sommeil. Dans un établissement médico-social, le médecin peut par exemple demander au chef-infirmier de poser les injections après son départ, toujours dans le même souci que durant la procédure le voile ne soit pas levé sur le but réel de l'acte. La complicité du chef-infirmier semble nécessaire pour ne pas éveiller les soupçons de l'équipe infirmière. L'intercession suppose du médecin qu'il agisse sur deux fronts, le premier est la présentation de l'acte face au tiers, le second est d'offrir au mourant la garantie que tout se déroulera comme prévu. « Officialiser » consiste donc à donner au décès provoqué de façon illégale tous les aspects d'une mort légitime et acceptable, quels que soient les mondes en présence par l'intermédiaire des différents acteurs impliqués. Un autre aspect de l'intercession mérite une certaine attention. En effet, par le fait que seul le médecin survive au projet d'euthanasie active, qu'il soit celui qui pose l'acte mortel en lieu et place du mourant, le met en position particulière face au patient. Il devient en quelque sorte non seulement le seul dépositaire des souhaits du patient mais aussi le seul vecteur de son accessibilité à la liberté de disposer de lui-même. Ce qui de l'extérieur semble être un plein pouvoir, est en réalité une dette contractée dans le cadre de la communauté d'expérience avec le mourant et dont il n'est pas facile de s'acquitter. « C'était assez clair pour moi qu'au cas où une demande m'était adressée par un patient dans le cadre d'une relation médecin-malade de qualité, je devrais y répondre. Parce que ne pas y répondre, c'était tout simplement se défiler et je pensais que c'était pas au moment peut-être le plus grave de la vie du patient, c'est-à-dire sa mort, que le médecin devait s'en aller157(*). » Contrairement à la relation thérapeutique classique où le médecin, par la confiance, s'assure que la conduite du patient soit conforme aux objectifs du traitement préconisé, dans la relation singulière, c'est le mourant qui s'assure par l'intermédiaire de la confidence et de la communauté d'expérience que le médecin agira selon les buts communément définis. L'intercession implique donc une forme de relation selon les principes du don et de la dette. Le fait que le patient s'en remette au médecin quant à la réalisation de sa dignité, de sa liberté de disposer de lui-même, met ce dernier dans une situation où, le moment venu, il devra s'acquitter de son engagement, sous la forme d'un don aux yeux du mourant, l'injection létale. C'est ce rapport de pouvoir inversé que redoutent certains médecins. Ils dénoncent cette forme d'assistance au décès qui « oblige » en quelque sorte le médecin vis-à-vis de son patient et l'expose seul face aux risques de l'échec, de la dénonciation pénale. En parlant de l'euthanasie active, ils parlent d'une fausse liberté de disposer de soi, dans la mesure où elle implique l'intervention d'un tiers (une « Fremdselbstbestimmung » en allemand) en l'occurrence le médecin. Ce rapport entre le médecin et le patient est inacceptable selon ceux qui décrient l'euthanasie active, dans la mesure où les risques ne sont pas partagés. La réciprocité n'est donc pas effective selon eux. Toutefois, comme l'a bien montré la réflexion menée jusqu'ici, la communauté d'expérience, la construction d'une vision commune du monde repose sur la confidence, et exclut tout tiers, tout intermédiaire. La réciprocité y est d'un autre ordre et ne semble pas devoir impliquer une équivalence directe158(*). En effet, pour que la réciprocité fonctionne en matière d'euthanasie active, en quelque sorte pour qu'un médecin puisse accéder au service qu'il a lui-même offert, il faut un système où la réciprocité n'est plus liée à la dyade médecin-patient, mais se généralise et s'étende au champ médical. * 149 CAVALLI F., Initiative parlementaire 00.441 déposé auprès du Conseil National, 27 septembre 2000. * 150 P3 192573 (677 : 680) * 151 Anselm L. Strauss développe une théorie intéressante sur l'apport des négociations à structuration des espaces en organisation et au processus de légitimation. Le renouvellement des organisations et leur reproduction impliquent selon lui que des négociations sont constamment menées, afin que l'action concertée puisse perdurer. L'intérêt de son travail est donc de poser les bases d'une conception interactive de l'ordre social, de la genèse des institutions et des relations formelles. Son approche permet d'appréhender les changements sociaux du point de vue de l'action concertée des individus et non plus seulement comme une réaction à des individus à l'anomie sociale. Cf. STRAUSS A., op. cit., p. 249. * 152 MAROY C., « Projet institutionnel et transaction parmi les membres d'une organisation ». Le cas de crèches et d'hôpitaux chrétiens », in BLANC M. et alii, op. cit., p. 155-179. * 153 MORMONT M., « Pour une typologie de la transaction sociale », in BLANC M., Pour une sociologie de la transaction sociale, Paris, Editions L'Harmattan, 1992, p. 112-136. * 154 Pour Luc Boltanski et Laurent Thévenot, la mise à l'épreuve consiste à remettre en question le lien préexistant entre un objet et les univers symboliques qui servent à sa définition. Ainsi, remettre en question les principes d'un accord revient à interroger son fondement symbolique. * 155 P3 192573 (662 : 666) * 156 P3 192573 (311 : 333) * 157 P4 249192 (160 : 165) * 158 Pour approfondir cette piste de réflexion quant à la nature de la dette du médecin vis-à-vis de son patient, l'ouvrage de Jacques Godbout peut être utile. Cf. GODBOUT J. T., Le don, la dette et l'identité. Homo donator et homo economicus, Paris, Editions La Découverte/MAUSS, 2000. |
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