B. La parole en question
Le média radiophonique demeure par essence le
média de l'oralité et de la parole. Les professionnels de la
radio, des speakers aux journalistes, ont longtemps accaparé les ondes,
laissant peu de place aux auditeurs. Aujourd'hui, ce phénomène a
tendance à s'inverser, de plus en plus de programmes se basant sur le
don de la parole au public. Avant d'apporter une présentation des
locuteurs, nous souhaitons nous interroger sur la parole elle-même.
En français, « parole » est une contraction du
mot «parabole» apparue aux alentours
e
du XVIsiècle. Une parabole est d'abord un propos que
l'on ne peut pas tenir directement, un détour du langage que nous sommes
obligés de faire, par l'utilisation courante d'analogies. Mais pour
Breton, la parabole est surtout une parole qui a un but, appelant au
changement. Elle n'est pas là que pour platement informer son auditoire.
«Elle est comme un détour qui permet d'aller vers l'autre, dans
toutes les situations sociales que nous connaissons, pour lui proposer un
changement. La parole est un appel. »91 Ainsi la parole
permet d'entrer en communication avec autrui, c'est ce qui peut nous (re)lier
aux autres. Dans ce sens, la radio peut être considéré
comme l'outil permettant d'amplifier cette parole, tant en terme de distance,
qu'en terme de nombre de récepteurs. En effet, les émissions
interactives assurent cette mission auprès de leurs auditeurs en les
faisant intervenir sur les ondes. Dans le cadre des émissions service,
les auditeurs viennent exposer au grand jour leurs problèmes. Le contenu
de leurs propos est valorisé, légitimant leurs problèmes
de par leur passage à l'antenne. Les auditeurs écoutant sont les
té moins de l'aide ou du soutien apportés par la radio; mais ces
derniers peuvent aussi contribuer à la résolution du
problème, en contactant à leur tour la radio. Il faut toutefois
préciser que la radio adopte ici une position particulière dans
la communication établie, tout en imposant à l'auditeur appelant,
cloisonné dans un rôle défini, des conditions d'expression.
Pour Bourdieu, les rapports de communication que sont les échanges
linguistiques, sont aussi des rapports de pouvoir symbolique, actualisant les
rapports de force entre les locuteurs. Tout acte de parole est
considéré comme une rencontre de séries causales
indépendantes: d'un côté «les dispositions,
socialement façonnées de l'habitus linguistique» ;
c'est-à-dire une compétence à la fois technique (la
capacité de parler)
91 BRETON Philippe, Eloge de la parole,
Paris, La découverte, 2003, p 19
et sociale (la capacité de parler d'une certaine
manière, socialement marquée); et de l'autre «les
structures du marché linguistique qui s'imposent comme un système
de sanctions et de
92
censures spécifiques », contribuant
à ori enter par avance la production linguistique.L'acte de parole en
société ou sur les ondes n'est ainsi pas anodin, ni sans
conséquences. La radio, faisant intervenir des non professionnels,
laisse place à une parole brute, illustrant l'appropriation et l'usage
d'une langue. Dans ce sens, Malandain affirme que « les
témoignages recueillis sont des échantillons
représentatifs du français parlé que le linguiste ou le
professeur de français (en France ou à l'étranger) peuvent
légitimement considérer comme une base de travail
indispensable.»93 Les propos tenus à l'antenne
peuvent aussi être utilisés dans le cadre de notre recherche en
Sciences de l'Information de la Communication. Dans ce sens, nous allons nous
interroger sur la nature du don de la parole au sein des émissions
interactives radiophoniques.
Au préalable, nous allons nous focaliser sur le statut
des appelants et la place qui leur est consentie. Les émissions
interactives donnent à entendre la parole d'hommes et de femmes inconnus
dans la sphère publique, communément appelés Monsieur et
Madame tout le monde. Michel de Certeau parle d'un «homme ordinaire.
Héros commun. Personnage disséminé. Marcheur innombrable.
(É) Ce héros anonyme vient de très loin. C'est le murmure
des sociétés... »94.
Ce statut d'anonyme est la plupart du temps imposé par
le média, lors de son arrivée à l'antenne. Seul le
prénom de l'auditeur est annoncé, pouvant éventuellement
être complété par l'âge ou le lieu de
résidence. Cet anonymat est renforcé par le média
radiophonique, qui ne dévoile pas physiquement la personne, à
l'inverse de la télévision ou de la presse écrite. Les
vertus de l'anonymat dans ce type de dispositif communicationnel ne sont pas
négligeables. Elles peuvent faciliter l'acte de parole. Sachant qu'il ne
sera pas reconnu à
92BOURDIEU Pierre, Ce que parler veut dire.
L'économie des échanges linguistiques , Paris, Fayard, 1982,
p14
93 MALANDAIN Jean-Louis, « Le statut de la parole
donnée » in Audiences, publics et pratiques
radiophoniques, sous la direction de Jean-Jacques Cheval, Pessac, Maison
des Sciences de l'Homme d'Aquitaine, 2003, p 31
94 DE CERTEAU, L'invention du quotidien. 1. Arts
de faire , Paris, Gallimard, Folios Essais, 1990, p 11
l'antenne, l'auditeur se livre plus facilement, il se permet de
donner son avis, alors qu'il ne l'aurait pas forcément fait
publiquement.
A l'inverse du porte-parole, dont le pouvoir des paroles ne
réside que dans le pouvoir
95
qui lui est délégué , l'anonyme parle en
son nom propre. Il n'est investi d'aucun rôle, d'aucune
responsabilité. Ce statut ne permet pas à l'auditeur d'imposer
son originalité ou de légitimer ses propos en fonction de ses
connaissances potentielles. Il peut être un professionnel, un fin
connaisseur ou un simple amateur : peu importe, toutes les interventions
étant placées au même niveau. L'anonymat peut induire une
certaine infantilisation de l'auditeur, et par ce biais
décrédibiliser ses propos. L'auditeur est assimilé
à « Madame Michu ». Mythe professionnel des
journalistes, «Madame Michu» n'existe pas. C'est une figure
inventée à laquelle les journalistes se réfèrent
dans leur travail, incarnant l'auditeur peu cultivé,
influençable, réagissant de façon émotive, le
«bon sens » populaire sans aucun argumentaire semble lui
suffire.96 Or l'auditeur peut être une personne ayant des
connaissances et un savoir à transmettre. Dans ce sens, il est
légitime de se demander si l'anonymat est au service de l'auditeur ou
s'il ne le désavantage pas.
Malgré son statut d'anonyme, l'auditeur intervenant
dans une émission interactive peut avoir deux types de statuts
différents. L'anonyme citoyen, dont on attend «une "parole de
témoignage» sur des problèmes de citoyenneté [ou
celui de] Monsieur / madame Tout le monde, autre anonyme, dont on attend
également une «parole de témoignage», mais cette fois
par rapport au rôle (victime, bénéficiaire, accusateur,
etc.) qu'il / elle a été amené à tenir du fait de
ce qu'il / elle a vécu et de ce pourquoi on lÕa
convoqué(e) .»97 Dans une même
émission, ces statuts peuvent être co-présents. Mais leur
distinction reste importante, car c'est le contenu de l'émission, voire
l'impact des propos qui vont être modifiés. Au sein des
émissions service, l'auditeur adopte la plupart du temps une parole de
témoignage venant illustrer les propos tenus à l'antenne; ou pour
solliciter une aide extérieure, et contribuer à alimenter le
contenu de l'émission.
95BOURDIEU Pierre, op. cit. p 105
96 LE BOHEC Jacques, Les mythes professionnels des
journalistes, Paris, L'harmattan, 2000, p 210 - 211
97CHARAUDEAU Patrick, GHIGLIONE Rodolphe, op. cit. p48
Les émissions interactives donnent la parole à
leurs auditeurs, qui constituent une communauté. En effet, c'est en
faisant intervenir un auditeur lambda, celui qui dans ses idées englobe
les opinions d'une partie des écoutants, ou celui qui permettra aux
auditeurs de s'identifier à lui par sa situation spécifique, que
la radio réunit ses auditeurs. En effet, les émissions
interactives jouent sur cette idée que la réponse qu'elles
apportent à un auditeur en particulier peut aider d'autres auditeurs
vivant une expérience similaire. Même si l'écoutant n'a pas
lui-même évoqué la question sur les ondes, il suffit que
quelqu'un d'autre le fasse à sa place pour le contenter. Ceci fait
référence au principe de la «main invisible»
d'Adam Smith qui considère que dès qu'un individu vise la
satisfaction d'un intérêt personnel, cela favorise
l'intérêt général. Pour Meyer, il s'agit d'une
«loi qui s'adapte de fait aux émissions interactives en ce sens
qu'un auditeur appelant par intérêt personnel oeuvre largement,
pour ne pas dire à tous les coups, en faveur de l'intérêt
général. Ainsi, en répondant aux attentes d'un seul
auditeur, une émission interactive apporte une réponse
générale à la multitude. »98 En ce sens
l'anonymat permet de généraliser le statut de la personne qui
parle, et l'auditeur écoutant peut s'identifier à l'auditeur dans
anonymat. 99
intervenant car il lui ressemble son
Pour Becqueret l'émission interactive «est non
seulement le miroir de la société mais aussi le miroir de son
public. »100 Ce rôle de miroir constitue un
élément fondamental pour la communauté. En effet, si
l'être social parvient à se reconnaître dans les
représentations de la collectivité (comportements, valeurs), il
prend conscience de son « soi collectif». Ces mêmes
représentations aident à la structuration du champ social dans
l'espace public.101
En règle générale, les appelants sont des
auditeurs, parfois réguliers, de cette même radio. Par
conséquent, avant même d'intervenir, l'auditeur a conscience de ce
que doit être son intervention à l'antenne, il connaît les
normes imposées par la radio. La personne sait si elle peut donner ou
non son opinion, si elle ne doit poser qu'une question, si elle a la
possibilité d'intervenir après la réponse qui lui a
été formulée, etc. Il existe donc un contrat de
98 MEYER Michel, op. cit. p 190
99CHARAUDEAU Patrick, GHIGLIONE Rodolphe, op. cit.
p 86
100BECQUERET Nicolas, «Les émissions
interactives à la radio: la parole par téléphone »,
Les cahiers du CREDAM, Paris, 2002, p 85 - 91
101 CHARAUDEAU Patrick, GHIGLIONE Rodolphe, op. cit. p
32
communication implicite dans ce type d'émission, auquel
l'auditeur doit préalablement adhérer. Ainsi «dans les
émissions interactives la représentation préexiste, et
concourt au futur bon déroulement de l'interaction. (...) Il faut
connaître et partager (plus ou moins) les idées, le langage choisi
et mis en avant par l'instance médiatique et les autres
»102
intervenants. Dans ce sens, les émissions
interactives ne sont pas ouvertes à tous, mais
bel et bien à une certaine catégorie de
personnes qui partagent des représentations mentales et collectives
communes. On peut donc constater une certaine restriction quant aux personnes
intervenant dans ces émissions. La notion de communauté, voire de
tribu est ici fondamentale. En effet, le public d'une émission
interactive peut être considéré comme un microgroupe : les
personnes écoutent la même émission et ont des
connaissances communes. Maffesoli (1988) qui a travaillé sur le
tribalisme à l'époque post -moderne note que «la
métaphore de la tribu [...] permet de rendre compte du processus de
désindividualisation, de la saturation de la fonction qui lui est
inhérente, de l'accentuation du rôle que chaque personne (persona)
est
»103
appelée à jouer en son sein. Le rôle
des auditeurs est ici d'appeler la radio pour participer
à l'émission. Sans eux, l'émission ne
peut pas exister. Les auditeurs agissent et réagissent aussi les uns par
rapport aux autres, à travers le répondeur de l'émission,
ou en direct, lorsqu'une émission fait se confronter deux personnes qui
ont des opinions divergentes.
Ainsi, tout le monde n'intervient pas dans les
émissions interactives. Il faut faire attention à ne pas trop
généraliser le public qui y participe. Même si
l'émission semble ouverte à tous, dans la réalité
ce n'est pas toujours le cas; une grande partie des auditeurs n'intervient
jamais à l'antenne que ce soit par choix ou par dépit.
Tout d'abord, certains ne souhaitent pas s'exprimer à
l'antenne: la majorité silencieuse. Ils ne font pas la démarche
d'appeler la radio pour différentes raisons. Ils ne ressentent pas le
besoin de s'exprimer à l'antenne, donner leur opinion ou poser une
question ne les intéresse pas. Ils préfèrent
écouter ce qui se dit, plutôt que de faire partager leur point de
vue. D'autres pensent qu'ils n'ont rien à apporter au débat, ils
ne voient pas l'intérêt de leur parole. D'autres encore n'osent
pas intervenir. Les raisons peuvent être multiples:
102CHARAUDEAU Patrick, GHIGLIONE Rodolphe, op.
cit. p 32
103 MAFFESOLI Michel, Le temps des tribus, Paris, La table ronde,
2000, 3°ed, p 18 - 19
timidité, peur d'être reconnu par d'autres,
mauvaise élocution, etc. Ainsi la majorité silencieuse tend
à s'exprimer peu ou pas dans les médias. L'auditeur ne souhaite
pas devenir énonciateur, et profiter de la possibilité
d'intervenir à l'antenne. L'existence même d'une majorité
silencieuse ne permet pas à l'émission d'être
représentative de tous ses auditeurs. Pour Meyer: «il serait
illusoire de penser que le nombre des appels téléphoniques
est
»104
proportionnel au niveau d'écoute d'une radio.
Selon lui, seuls des inactifs ou des
auditeurs pressés de poser une question ou de donner
leur avis prennent le temps de téléphoner aux radios. Il affirme
que les lignes sont tellement saturées, que seulement 2 % des appels
arrivent jusqu'aux équipes des standards.
Toutefois, ce genre de programmes est de plus en plus courant.
La parole des anonymes tend à se banaliser. A l'antenne, certains
anonymes revendiquent la nouveauté de cette démarche,
n'étant jamais intervenu auparavant. Qu'est-ce qui est à
l'origine de ce basculement? Quel est le déclencheur de cette
initiative? L'omniprésence de la parole des auditeurs à l'antenne
doit contribuer à faciliter, voire encourager, la prise de parole des
individus au sein d'un média. Apparaissant accessible à tous, les
programmes interactifs stimulent le public à intervenir, le nombre
d'appelants étant de plus en plus nombreux. De ce fait, la
majorité silencieuse ne se fait-elle pas de plus en plus entendre?
Englobe-t-elle toujours une majorité des auditeurs? Prenons garde
toutefois: même si l'ouverture des médias aux interventions du
public s'accompagne d'une augmentation des personnes souhaitant s'exprimer,
cela ne signifie pas que l'accès à l'antenne sera
facilité. En effet, les sollicitations étant plus nombreuses, la
sélection opérée par le média se trouve plus
conséquente. Quelles sont les chances pour un auditeur d'intervenir
à l'antenne, compte tenu de l'existence d'une concurrence
importante?
Il existe ainsi un certain nombre de personnes qui souhaitent
intervenir à l'antenne mais qui ne sont pas sélectionnées
au standard. La sélection est opérée afin de
contrôler le contenu de l'émission, assurant la cohérence
de celle-ci. Ceci fait ainsi émerger l'existence d'un dispositif de don
de la parole. Il est ainsi légitime de se questionner sur la place qui
est consentie à l'auditeur dans les émissions service. Notre
étude de terrain souhaite contribuer à
104MEYER Michel, op.cit. p 191
éclaircir cette question. Toutefois il nous faudrait
envisager de poursuivre notre démarche au sein des émissions
elles-mêmes afin de comprendre quelle est la sélection qui
s'opère en amont de l'antenne. Ces questionnements sont
légitimés par le fait que certains auditeurs détournent
volontairement le dispositif afin d'intervenir à l'antenne. Dans ce type
de situations, l'appelant propose un thème d'intervention fictif au
standard pour être sélectionné; puis une fois à
l'antenne, il s'exprime sur un tout autre sujet. Ces transgressions ont
longtemps été une des plus grandes craintes des animateurs et
journalistes aux commandes d'une émission interactive. Toutefois, ces
derniers adoptent aujourd'hui une attitude plus confiante dans ce
cas-là. En 1995, Stéphane Paoli, présentateur de la
tranche matinale de France Inter, déclarait: «Depuis six ans
que je fais le 7-9, je n 'ai connu que quatre ou cinq incidents. Le plus
important c'est le contrat de confiance entre les auditeurs et l'antenne. Celui
qui rompt, qui pose une autre question que celle qu'il s'était
engagé à poser, je le mets
»105
devant sa responsabilité. Une telle assurance est
le résultat de deux facteurs
interdépendants: les animateurs, au fil des
années, ont acquis une certaine expérience, leur permettant de
réagir de manière plus raisonnée ; mais les programmes
ainsi que les filtres mis en place ont aussi évolué, permettant
de repérer de manière plus précise les «imposteurs
». Les subterfuges mis à l'Ïuvre par certains appelants nous
font nous questionner sur la nature de leurs motivations. Leur démarche
est-elle militante? Sont-ils animés par le simple désir de
transgresser des règles? Ou sont-ils convaincus qu'il s'agit de l'unique
moyen pour que leur appel soit sélectionné? Existe -t-il de
« bonnes » interventions qui assureront à l'auditeur
d'être choisi ? De même, existe -t-il des thématiques qui
excluront d'office l'auditeur? Toutefois, l'existence même de
stratégies de contournement, voire de transgression, induit que les
émissions interactives répondent à un certain
dispositif.
Ce dispositif, plus ou moins rigide selon les émissions,
contribue à éviter les dérapages
106
trop importants, ou comme le dit Deleu pour échapper
à « une parole qui fait peur ».Celle - ci se
décline en deux pans: le journaliste ou l'animateur d'une
émission interactive peut être attaqué sur
l'émission ou sur son contenu. Ceci justifie que certains adoptent dans
le dispositif, une position d'intermédiaire entre les auditeurs et les
invités, pour se protéger des attaques le visant. Il ne souhaite
pas être pris en otage par un auditeur. Craignant les critiques,
105 Télérama n 2882, 6 avril 2005
106DELEU Christophe, op. cit. p 76 - 88
il a peur d'être perçu comme un ignorant ou
d'être décrédibilisé par les propos dÕun
auditeur. Dans ce sens, son statut d'intermédiaire le protège,
n'étant pas là pour prendre position. Il s'assure seulement du
bon déroulement de l'émission. Le deuxième pan de la
«parole qui fait peur », et non des moindres, réside
dans les dérapages des auditeurs à l'antenne. L'émission
se déroulant en direct, le média n'est pas à l'abri de
propos racistes, antisémites, négationnistes, discriminants,
injurieux, etc. Ce type de dérapages est condamnable (car interdit par
la loi) par le CSA, qui a la possibilité d'utiliser différents
degrés de sanctions, du simple avertissement, à la cessation
temporaire ou définitive de l'autorisation d'émettre. Des
dérapages, moins graves, (surtout de type langagier) peuvent avoir lieu,
choquant une partie de l'auditoire. Ce genre de propos reste assez difficile
à traiter pour le journaliste ou l'animateur, le degré
d'acceptation de l'auditoire variant avec l'évolution des moeurs. Pour
éviter ce type de dérives, certains talk shows
américains ont adopté un dispositif de léger
différé, permettant de contrôler en amont les propos du
public, comme l'explique Phil Boyce, directeur de programmes de 77 WABC,
à New York: «Pour tous nos talk shows nous utilisons un
système qui décale la diffusion de sept secondes, le temps
d'intervenir si des propos sont jugés choquants
».107 Toutefois ce type de système reste
difficilement envisageable en France, le public français étant
très attaché à la notion de direct pour ses
qualités d'authenticité et de spontanéité.
Les auditeurs livrent à l'antenne des émissions
interactives un témoignage. Celui-ci a la vertu d'être
considéré comme authentique, dans la mesure où il est le
récit d'une expérience vécue. Pour Charaudeau et Ghiglione
(1997) les sociétés occidentales ont attribué à la
parole «le pouvoir de dire la vérité
»108 . Pour eux, même si la parole se distingue de
la vérité, elle constitue la condition pour l'atteindre. Dans nos
sociétés, la parole a donc une très grande valeur
symbolique. Lorsqu'une personne livre un témoignage, il est
considéré comme un exemple, comme une illustration, une preuve,
la véracité de ses propos est rarement remise en doute. Pour
Charaudeau, le témoignage dans les médias «instaure
l'imaginaire de la vérité vraie ».109 Il
faut toutefois préciser que, dans la pensée de Charaudeau et de
Ghiglione
(1997), une parole individuelle, c'est-à-dire celle
directement attachée à une personne, est considérée
comme suspecte car trop subjective. Il est donc nécessaire que cette
parole soit confrontée à
107 Télérama n 2882, 6 avril 2005
108CHARAUDEAU Patrick, GHIGLIONE Rodolphe, op.
cit. p 28 109 Cite in BECQUERET Nicolas, op. cit.
d'autres paroles pour être dégagée de
toute intentionnalité. En faisant intervenir différents
auditeurs, eux-mêmes face à la parole du journaliste ou de
l'invité, les émissions interactives résolvent le dilemme
de la parole suspecte, par l'apparition d'une parole autre.110
De plus, les émissions interactives sont la plupart du
temps des émissions quotidiennes (du lundi au vendredi), et à
heure fixe. La régularité de ce rendez-vous renforce
l'idée de familiarité. Ceci a pour conséquence de
créer une certaine proximité, anesthésiant notre sens
critique.
La parole des anonymes dans les émissions interactives
n'est pas le simple fruit du hasard. L'auditeur doit tenir compte des
conditions spécifiques dans lesquelles sa parole va s'insérer. En
effet, le contrat de communication varie en fonction du genre de
l'émission interactive. Dans les émissions concernant
l'actualité, le contrat de communication est informatif, le but
étant de réagir
à chaud sur l'information. L'auditeur formule la
plupart du temps des questions simples à un journaliste ou à un
expert. Pour Becqueret, «il s'agit de la confirmation de l'existence
de ce dont on parle dans l'émission, par la narration d'une
»111
expérience personnelle corroborant les dires.
Dans les émissions traitant de faits de
société, nous sommes dans le cadre d'un contrat.
L'auditeur livre un témoignage ou une expérience à un
expert qui va tenter de lui apporter une réponse. L'auditeur est
poussé à témoigner afin de mieux échanger avec lui.
Le dernier type de contrat auquel l'auditeur peut être confronté
au sein d'une émission interactive est celui d'assistance. Sa
visée actionnelle permet au média de venir en aide à
l'auditeur et l'assister dans la résolution de son problème
112
qu'il ne parvient pas à régler seul.
Dans ce sens, l'auditeur endosse plus ou moins consciemment un
rôle en fonction du contrat de communication qui lui est imposé
par le média. Pour Becqueret, l'auditeur bénéficie
toutefois d'une certaine liberté; il peut décider de mettre en
avant ou non son statut,
110CHARAUDEAU Patrick, GHIGLIONE Rodolphe, op.
cit. p28 - 29
111 BECQUERET Nicolas, «Le témoignage des auditeurs
à la radio », Les actes du colloque des journées
d'études de l 'Ecole Doctorale ASSIC, Paris, 2004, p 66 - 69
112 Ibid.
il ou moins l'interaction. 113
décide plus sa
de place dans Mais ce rôle le contraint à adopter
un
certain type de discours. L'appelant, dans la mesure où
il appartient à la communauté d'auditeurs, sait
préalablement ce que doit être son intervention. Dans ce sens, la
parole n'est pas totalement libre. Un auditeur modifiera sa mise en forme
discursive en fonction de l'émission dans laquelle il intervient pour
s'adapter au contrat de communication préexistant.
Compte tenu de tous ces éléments, il
paraît légitime de s'interroger sur la liberté de parole de
l'auditeur. Pour Charaudeau et Ghiglione (1997) « dire que la parole
est libre c'est dire que les citoyens ordinaires [É] ont tout pouvoir de
subvertir le pouvoir de l'animateur par leur parole et par conséquent de
laisser celle-ci aller son cours, fut-ce au prix de la confusion
»1 14 Dans l'émission interactive, l'anonyme, l
'animateur et le journaliste ne sont pas sur un pied d'égalité.
La libre parole dans ces émissions n'est qu'un leurre, elle est
encadrée. L'auditeur doit respecter les règles du jeu
évoquées précédemment. La place de l'animateur ou
du journaliste est ici centrale, car c'est lui qui, par différentes
stratégies, contrôle les propos tenus à l'antenne. Le
contrat de communication tel qu'il est perçu à l'antenne est
celui de la liberté de parole pour tous. Mais ce dernier n'est
qu'apparence, car une parole libre nécessite que les partenaires de
l'échange co-construisent les univers référentiels qui
structurent le débat. Ainsi chacun pourrait prendre la parole à
tout moment, sans autorisation préalable 115 . Mais ce n'est pas le cas:
dans les émissions radiophoniques, la parole de l'anonyme dépend
en grande partie de l'espace que lui accorde le journaliste ou l'animateur. Il
faut donc prendre garde à l'apparente liberté de parole des
émissions interactives.
Pour conclure, nous souhaitons préciser, en
continuité avec la pensée de Bourdieu, que chaque entité
participe à la construction de l'émission interactive, la parole
engageant chacun des protagonistes. Appelants et animateurs, comme simples
écoutants, tous jouent un rôle dans la construction du contenu
interactif. «Ce qui circule sur le marché linguistique, ce
n'est pas «la langue Ó, mais des discours stylistiquement
caractérisés, à la fois du côté de la
production, dans la mesure où chaque locuteur se fait un idiolecte avec
la langue commune,
113BECQUERET Nicolas, op. cit.
114CHARAUDEAU Patrick, GHIGLIONE Rodolphe, op.
cit. p 102 115Ibid. p 120
et du côté de la réception, dans la
mesure où chaque récepteur contribue à produire
le message qu'il perçoit et apprécie en y important tout ce
qui fait son expérience singulière et
»1 16
collective.
116 BOURDIEU Pierre, op.cit. p 16
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