B. Sphère privée /sphère publique : la
rupture médiatique
Les émissions interactives, de par leur dispositif qui
intégre la parole d'anonymes dans leur contenu, ont fait entrer la
sphère privée au sein de l'espace public. Ce glissement
impulsé par la radio, et repris à la télévision, a
été à l'origine de nombreuses polémiques.
Dès l'arrivée de Menie Grégoire sur les
ondes de RTL, les premières critiques se font entendre. En 1968,
l'émission de Menie Grégoire et celle de Françoise Dolto
sur Europe 1 furent attaquées par l'Ordre des médecins dans
Le Figaro dans un article les qualifiants de «radios
strip-tease ». La direction de RTL a subi des pressions afin que
soient interdites les «consultations radiophoniques ». Ce sont les
auditeurs qui vinrent au secours de l'émission en répondant
massivement par courrier à l'appel à mobilisation d'un
médecin favorable à l'animatrice. Mais les hostilités ne
s'arrêtèrent pas là, comme le raconte Cardon: « en
décembre 1976, ensuite, Menie Grégoire fut violemment prise
à partie lors d'une émission de télévision,
«L'homme en question », que FR3 [devenu France 3] lui avait
consacrée à une heure de grande écoute. Soumise à
un long interrogatoire, l'animatrice ne put contenir ses larmes devant son
public et ses accusateurs (le journaliste du « Nouvel Observateur »,
Guy Sitbon, et la psychanalyste, Ginette Michaud). Dans un climat de tension
peu fréquent dans un débat télévisé,
l'animatrice fut tour à tour sommée de s'expliquer sur: 1) son
appartenance à la «bourgeoisie », qui rendait suspect le
«maternage » du « public populaire », · 2) son
statut de « vedette », qui lui interdisait de partager
l'expérience des personnes ordinaires qu'elle convoquait dans son
émission , · 3) l'imposture du recours à la
référence psychanalytique (interventionnisme directif,
caractère incontrôlé de ses «analyses expresses
», etc.), · 4) l'inconséquence thérapeutique de sa
médiation, qui risquait de produire des effets
névrotiques, · 5) enfin, le fait que le type de relation qu'elle
entretenait avec les auditeurs contribuait tacitement à la dissimulation
des rapports sociaux et à leur
»127
reproduction. Ce récit nous montre bien
l'indignation de certaines hautes sphères de la
société face à un nouveau
phénomène. Plébiscitée par un public qui a grand
besoin de sortir du silence, Menie Grégoire fut le bouc émissaire
de tous les maux potentiels que pouvaient engendrer la rupture entre la
sphère privée et la sphère publique.
127CARDON Dominique, op. cit.
Aujourd'hui, même si certaines critiques persistent,
nous pouvons constater que ce phénomène s'est affirmé et
continue d'évoluer dans la société contemporaine. Les
médias (principalement la télévision, la radio)
intègrent à leurs programmes de nombreuses émissions
s'immisçant dans la vie privée des anonymes. En effet, la
banalisation de l'intrusion des médias dans la sphère
privée est partie intégrante d'un mode radiophonique en pleine
expansion. Peu à peu les émissions interactives grignotent les
moindres recoins du domaine privé. Les émissions service, par
l'ampleur des thématiques abordées, en sont l'illustration.
Les émissions service souhaitent aider les anonymes
dans tous les domaines de leur vie quotidienne. La radio apparaît a insi
comme l'interlocuteur privilégié des individus, en se
positionnant de manière valorisante. «Ça peut vous
arriver» sur RTL utilise à outrance ce dispositif, se mettant au
service des auditeurs vivant des situations sinon complexes du moins
spectaculaires. La mise en scène dans cette émission est un
élément primordial. L'animateur, figure centrale du dispositif,
s'introduit dans la vie privée d'un individu victime d'un abus. Plus
qu'un médiateur, il devient acteur du quotidien d'un auditeur, prenant
la parole à sa place tout en lui dictant la marche à suivre. La
proximité établie entre les deux parties n'est qu'illusion. En
effet, l'échange engagé à l'antenne entre l'animateur et
l'auditeur est convivial, décontracté voire amical. Mais une fois
les micros coupés, l'auditeur retourne dans la solitude de son
quotidien. La radio, loin de vouloir établir une relation durable,
s'insère dans la vie privée pour créer un contenu
médiatique mettant en scène la réalité. Le cas d'un
auditeur devient une histoire à suspense, où la victime prend le
rôle de héros de sa propre vie. Le nombre élevé
d'appelants est la preuve que ce dispositif est très convoité par
le public.
Les auditeurs sont en effet très nombreux à
vouloir participer à ces émissions, leurs motivations ne pouvant
se résumer au seul besoin d'assistance. Dans ce sens, les individus sont
animés par un besoin de sortir de leur statut d'homme ou de femme
ordinaire pour être propulsé au sein de l'espace public. Pour
Ehrenberg, prendre la parole au sein d'un média à titre
privé est un moyen pour l'anonyme d'accéder à une
dignité humaine via une marque de reconnaissance incarnée par le
passage à l'antenne. Dans ce sens, «le manque de retenue ou
l'impudeur en sont peut-être la conséquence, mais non la cause,
parce qu'une dose minimale de narcissisme est la condition de l'action
individuelle et que cette dose implique elle-même
un minimum de reconnaissance de soi par un autre
»128 , pouvant être dans notre cas, la
globalité des auditeurs d'une station. Le «spectacle de la
réalité », tel que le nomme cet auteur, joue sur une
sensibilité collective. L'accès à l'antenne certifie
l'authenticité du problème de l'auditeur, tout en amplifiant la
crédibilité de ce dernier.
L'émission qui incite l'auditeur à
dévoiler les aspects les plus intimes de sa personne est celle de
Brigitte Lahaie sur RMC-Info. «Lahaie, l'amour et vous », de part son
champ d'action: l'amour, la sexualité, et l'intime,
pénètre dans l'intimité des relations amoureuses, brisant
les tabous qui peuvent encore exister aujourd'hui. Les témoignages
proposent un large panel de pratiques sexuelles, sous les conseils
avisés de l'animatrice. En effet, même si cette dernière
est à l'écoute des auditeurs, sa place dans le dispositif est
bien celle qui émet un point de vue, qui donne un conseil, voire qui
dispense un savoir. Pour cela, l'auditeur est tenu de se mettre
«radiophoniquement» à nu. Nous pouvons nous interroger sur ce
qui incite l'auditeur à franchir la frontière menant à la
confession publique? Meh l, qui a analysé les émissions divans
à la télévision expose les différentes motivations
des individus à participer à ce type de programmes. Dans un
premier temps, il vient rechercher une aide pour résoudre un
problème, ou une délivrance cathartique. Puis il peut vouloir
adresser un message à un proche, en se protégeant derrière
un intermédiaire, incarné ici par le média. Il peut aussi
à l'inverse vouloir toucher un plus large public afin de défendre
une cause personnelle. Enfin, il peut espérer une certaine
reconnaissance sociale, une intégration en dépit dÕun
problème.129 L'intervenant espère ainsi tirer
bénéfice de son passage à l'antenne. Il sacrifie sa vie
privée à un dessein plus cher à ses yeux.
Nous souhaiterions conclure en mettant en avant le danger de
ce type de raisonnement. En effet, les intervenants se donnent tout entier aux
médias, qui spectacularise leur récit personnel. L'homme
ordinaire peut avoir l'impression, parfois à juste titre, que ses
souhaits ont été exaucés, même si ce n'est pas
systématiquement le cas. Dans ce sens, la relation médiatique
pose un problème de responsabilité au niveau sociétal. Le
recours dÕun individu à un média, afin que ce dernier,
à un degré d'implication plus ou moins élevé
résolve son
128 EHRNBERG Alain, L'individu incertain, Paris, Calman
Lévy, 1995, p 190
129MEHL Dominique, La télévision de
l'intimité, Paris, Le Seuil, 1996 cite in DELEU Christophe,
op. cit.
problème, ne peut pas être
considéré comme un remède universel. Brigitte Lahaie ne
pourra jamais remplacer une consultation suivie auprès d'un psychologue
ou d'un sexologue ; Julien Courbet ne pourra dispenser le recours aux services
d'un avocat, d'un huissier ou d'un Médiateur de la République. Il
reste difficile de délimiter dans quelles proportions les médias
sont les révélateurs et les témoins de certaines pratiques
sociales ou s'ils sont acteurs, voire prescripteurs, de remèdes
sociétaux. La poursuite des recherches dans ce sens, afin de comprendre
la portée du média dans la société, offrirait une
continuité dans la réflexion engagée.
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