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Islam, démocratie et droits de l'homme

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par BOUGUERRA Faycel et BELLOUBET Nicole
Université Sciences Sociales Toulouse I - Master 2 Recherche Droit Public Comparé des Pays Francophones 2007
  

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SECTION II : DES PRÉ - RÉFORMISTES AUX NOUVEAUX PENSEURS

Il est aujourd'hui fréquent d'entendre parler du « réveil (nahda) de l'Islam » dans le monde (B), pourtant, cet Islam n'a jamais cessé de vivre et de se développer.

Des mouvements de réveil l'ont traversé continuellement depuis plusieurs siècles, et la renaissance islamique que l'on observe partout aujourd'hui à la surface du globe est, en fait, l'héritière de toute une succession de mouvements de tajdîd, à savoir renouveau (rénovation) et de islâh' (réforme) qui ont jalonné son histoire (A).

A / LES PRÉ - RÉFORMISTES ou/et les réformateurs modernes

« Pourquoi les musulmans ont-ils pris du retard et pourquoi les autres les ont-ils devancés ? ». C'est ainsi que Shakîb Arslân97(*) a résumé tout le monologue qui hantait tout musulman après le commencement du mouvement colonial qui a atteint le monde musulman dès l'aube du 19e siècle.

Durant plusieurs siècles, l'Islam a été en avance sur l'Occident (du 8e au 14e siècle). C'est la civilisation musulmane arabo-persane, en effet, qui a rendu à l'Occident les auteurs antiques grecs que celui-ci avait oubliés mais les traductions syriaques avaient conservés. L'Islam a ainsi préparé et favorisé la Renaissance occidentale.

Mais, cette Renaissance occidentale a, paradoxalement, accéléré la décadence de la civilisation musulmane, avec, au plan politique, la Reconquête chrétienne98(*) et, aux plans scientifique et culturel, une succession d'avancées, de découvertes, d'innovations, de libérations qui ont assuré, depuis, une large domination de l'Occident sur le reste du monde.

L'occident a connu une révolution qui a libéré les énergies humaines, le progressif détachement des domaines intellectuels, scientifiques, politiques par rapport aux pouvoirs religieux, et surtout par rapport aux diktats de l'Église et de la théologie. C'est ce qu'on appelle la « sécularisation », qui a évolué plus tard, en France, avec le concept particulier de « laïcité », et qui a permis très vite le triomphe de l'humanisme moderne.

L'autonomie de la pensée par rapport aux diktats du religieux s'est montrée la clé du fulgurant développement de l'Occident depuis plus de cinq siècles.

L'Empire Ottoman va, au demeurant, s'affaiblir progressivement, se laisser miner de l'intérieur par des conflits internes, mais il va être atteint aussi par des agressions externes, et à la fin du 19e siècle on parlera de l'« homme malade de l'Europe ».

Le déclin progressif de la civilisation musulmane avait des racines plus anciennes encore.

Il est ainsi flagrant de constater que la brillante civilisation arabo-persane s'est arrêtée de penser à partir du 13e siècle, quand les pouvoirs politiques et religieux ont fait cesser la réflexion philosophique indépendante de la doctrine religieuse99(*).

À partir du 13e siècle, les portes de l'ijtihâd ont été déclarées fermées par les pouvoirs politiques et religieux, à l'exception de l'ijtihâd juridique, laissé aux canonistes, et de l'ijtihâd dit ijmâ' (consensus), confié aux savants traditionnels, lesquels ne se sont guère risqués à proposer des solutions innovantes.

Partant, à partir du 18e siècle ont surgi, à l'intérieur du monde musulman, des mouvements qui ont voulu réagir à cette désintégration politique et à ce déclin culturel, social et moral. Ces mouvements sont nés dans l'intention de régénérer le monde musulman.

Ils affirmaient que c'était parce que les musulmans avaient cessé d'être de « purs musulmans » que la décadence était venue. Ce mouvement réformiste puritain a donc prôné un retour à la pure religion, aux grands penseurs religieux d'autrefois, et au premier Islam, celui des origines.

Deux grandes figures se sont imposées à cette période, qui conservent une réelle influence. Ce sont ceux qu'il est coutumier d'appeler les « pré-réformistes », car ils ont mis en avant des questions qui seront développées un peu plus tard par ceux que l'on désigne comme les « réformistes » (Al-musli'hînn) et, parfois, les « modernistes » (Al-mu'hdithînn).

C'est grâce aux efforts de Mohammad Ibn `Abd Al-wahab (1703-1792)100(*) dans la péninsule arabique et Shah Wali Allah Al-dihlawi (1703-1762) en Inde que le pré-réformisme a su dessiné son visage.

S'inspirant largement du penseur des 13e-14e siècles, le Syrien Ibn Taymiaa (1263-1328), et s'inscrivant clairement dans l'école juridique sunnite rigoriste de l'Imam Ahmad Ibn `Hanbal (780-855), `Abd Al-wahab affirme que l'Islam n'est pas statique mais dynamique et qu'il contient en lui-même les forces nécessaires pour que les musulmans parviennent à un même niveau de connaissances scientifiques et techniques que les nations dominantes du monde.

Refusant les penseurs musulmans du Moyen âge qui avaient pu être tentés par l'autonomie de la raison par rapport à la foi, il préconise un retour aux enseignements originaux de l'Islam contenus dans le Coran et dans les Hadiths. Il en appelle à un retour au monothéisme le plus strict, condamne les innovations blâmables (Bid'a) et, bien entendu, le soufisme, le culte des saints et les prières près des tombeaux.

Par sa volonté de revenir au message authentique du Prophète, par son insistance sur le retour aux sources, par sa reconnaissance du droit à l'ijtihâd (réflexion personnelle), par son invitation à ne pas se laisser enfermer dans une imitation servile des jurisconsultes et des théologiens qui se sont succédé, `Abd Al-wahab a insufflé un vrai mouvement de réforme dans l'Islam arabe décadent, et tous les grands mouvements de revivalisme islamique qui sont apparus depuis ont fait plus au moins référence à sa pensée, y compris Jamal Ad-din Al-afghani (1838-1897) et Muhammad Abduh (1849-1905).

Cependant, cette pensée est marquée par un radicalisme profondément intolérant, qui a longtemps limité son audience. S'étant déterminé très fortement contre toute une partie des musulmans d'Arabie, il a élaboré un système d'exclusivisme clos sur lui-même que l'on retrouve dans l'Islam saoudien contemporain. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui « le fondamentalisme ou l'intégrisme islamiste ».

Avec `Abd Al-wahab, Shah Wali Allah Al-dihlawi a de nombreux points communs : le retour aux sources du Coran et du `Hadith par-delà les élaborations des juristes et des théologiens, le refus de l'imitation aveugle des injonctions des canonistes, le droit à l'ijtihâd.

Mais, le contexte de l'Inde101(*) n'était pas bien entendu, celui de l'Arabie. Deux grandes tendances se partageaient depuis très longtemps (et se partagent aujourd'hui encore) l'Islam indien.

D'une part, une tendance de stricte observance de la transcendance et de la Loi de Dieu102(*) et une tendance de l'ouverture de l'Islam aux valeurs de l'hindouisme, marquée par la pensée de spéculation métaphysique d'Ibn Arabi103(*).

Dans ce contexte, Shah Wali Allah a eu le double souci de retrouver le véritable Islam, notamment par la connaissance des Hadiths authentiques, mais aussi de réconcilier les tendances musulmanes, y compris de réconcilier les sunnites et les chiites.

Il a eu la préoccupation de réconcilier la raison et la tradition, car, pour lui, la raison était la justification et la preuve de la tradition. L'Islam de Shah Wali Allah se veut dynamique, libéral jusqu'à être parfois composite, tolérant et réconciliateur104(*).

Muhammad Iqbal105(*) a dit de lui qu'il avait été « le premier penseur musulman qui tenta de reconstruire la pensée religieuse en Islam ».

Comme on l'a déjà souligné, les croisades ainsi que le mouvement colonial ont secoué la torpeur du monde musulman.

Ainsi, ces deux facteurs, entre autres, ont suscité chez le monde musulman ce qu'on appelle la nahda ou le réveil106(*). Bien entendu, la résistance au nouveau-venu a pris maintes formes. De la lutte armée jusqu'au rejet total des idées nouvelles qui ont corrélés l'arrivée de l'Occident dans ces terres musulmanes.

Mais, certains secteurs de l'intelligentsia se sont trouvés influencés par ces idées. Parmi les penseurs religieux de cette époque, une figure se distingue : le cheikh Rifa A-rafi Al-tahtawi (1801-1873). Issu de la vénérable Université d'Al-azhar, venu se former en France, il se nourrit de la pensée philosophique française (Voltaire, Rousseau, Montesquieu, ...) et s'enthousiasme pour le Code civil français. De retour dans son pays, il n'a pas de cesse de faire partager et adopter ses découvertes, proposant notamment de réformer la Chari'a sur le modèle des Codes européens.

En Égypte, un courant européanisant se développe de la sorte et va durer jusqu'aux années nassériennes voire, jusqu'à la guerre du canal de Suez.

Ce courant a trouvé son sommet et son symbole avec l'écrivain aveugle Taha Hussein (1889-1973), qui revendiquait l'appartenance de l'Egypte au monde méditerranéen et au monde occidental. Taha Hussein, diplômé du Sorbonne et dont l'épouse était française, fut un des premiers, également, à désirer approfondir une critique littéraire du Coran, notamment à travers les liens entre Coran et poésie antéislamique.

Deux autres pays ont été également touchés par la séduction de l'Occident, et cela se retrouve dans l'actualité : la Tunisie et la Turquie ottomane.

Pour ce qui est de la Tunisie, une grande figure moderniste va marquer son histoire : le général et ministre Khayr Al-din Bacha (1822-1890), qui a instauré des institutions de type démocratique dans son pays et a voulu rénover l'État musulman en s'inspirant de l'Occident.

En Turquie, sous le Sultan Abdulmagid (1839-1861), des réformes (appelées Tanzimat) sont tentées, mais vite étouffées par l'autoritarisme du Sultan suivant. Après la chute de l'Empire ottoman en 1922, il était temps des réformes de Mustapha Kemal Atatürk (1880-1938) qui « laïcisera », violemment voire manu militari si l'on peut dire, la Turquie sur le modèle de la laïcité française.

Tout ce qui précède a fait tapis rouge à l'avènement des réformistes modernes. Quatre, au moins, sont restés dans les mémoires comme les pères fondateurs du réformisme moderne.

Ils sont considérés comme les promoteurs et les chefs de file de la nahda : le Persan Jamal Al-din Al-afghani (1838-1897), le cheikh égyptien Muhammad Abduh (1849-1905), le Syrien Mohammed Rashid Ridha (1865-1935) et l'indien Sayyid Ahmad Khan (1817-1889).

Persan, chiite duodécimain, né en Iran et originaire de Kaboul en Afghanistan, Jamal Al-din Al-afghani a mené une longue quête religieuse et politique qui l'a conduit des villes saintes chiites d'Irak (où il s'est en particulier initié à la philosophie d'Avicienne), en Inde (où il a mené de sérieuses études de théologie), en Afghanistan, à Istanbul, à Paris, à Londres, en Russie et, finalement, en Egypte.

Taisant très vite son origine chiite pour mieux se faire entendre des musulmans sunnites majoritaires, il eut une activité de prédicateurs religieux aux idées anticolonialistes et réformistes, voulant susciter l'unité de tout le monde musulman face aux actions colonisatrices et impérialistes des puissances européennes.

Son but était double : le premier politique, et le deuxième civilisatio-culturel et social.

D'abord, sur le plan politique, il invitait à établir une « ligue » de tous les pays musulmans107(*), et faire élire un seul Calife qui étendrait son pouvoir sur tout le monde musulman. Il ne considérait pas le Calife turc comme le chef légitime de l'Islam.

Pour ce qui est de ses moyens, il est partisan de la révolution. Tout chef ou responsable qui entraverait la réalisation de cette ligue en vue de l'élection d'un chef unique suprême de l'Islam, devait être exterminé108(*).

Son second but consistait à débarrasser l'Islam des excroissances superstitieuses qui lui avaient « poussé » au cours des siècles. Ainsi épurée, la religion retrouverait son premier état, tel que la pratiquaient les salaf, à savoir les premiers croyants, ce qui explique le nom salafiyya (Salafiste) donné à ce mouvement.

« L'Islam, bien compris, dit Al-afghani, s'adapte tout à fait à la civilisation et favorise le progrès en général ; il n'est pas pour figer les esprits dans des cadres rigides »109(*).

Il écrivait dans son livre « Contre les athées » : « Il faut débarrasser les esprits des illusions et des chimères. Les croyances d'un peuple doivent reposer sur des pensées solides et des arguments vrais. L'Islam s'adresse à la raison ; c'est donc la religion par excellence. L'Islam diffère du Christianisme qui défend le dogme de l'Incarnation et de la Rédemption ; or, ces dogmes dépassent les limites de la raison humaine. L'Islam se distingue du Brahmanisme qui classe les hommes en catégories, assignant un but particulier à chacune d'elles. Il se distingue enfin du Judaïsme qui ne s'adresse qu'au seul peuple d'Israël, considéré comme le peuple élu de Dieu »110(*).

Al-afghani défendait ainsi, sous le couvert de la religion, un humanisme et un rationalisme rappelant, par ce fait, l'attitude des Mu'tazila qui l'avaient devancé en ce domaine, au 9e siècle, mais qui furent taxés d'hétérodoxie111(*), justement pour leur rationalisme exagéré.

Ce fut aussi la sentence portée contre Al-afghani par les dévots, tant en Égypte qu'en Turquie112(*).

Le double plan tracé par Al-afghani trouvera un défenseur chez son fidèle disciple, Muhammad Abdou (1849-1905), un Égyptien, déçu dans sa jeunesse par la méthode d'enseignement à Al-azhar, la plus grande Université du monde musulman.

Dirigé vers la mystique par un oncle maternel, Shaykh Muhammad Abdou ne tarda pas à changer de voie sous l'influence d'Al-afghani et de la lecture d'un ouvrage à tendance mu'tazilite d'Al-nasafi (mort en 1142). En revanche, il est moins catégorique que son maître, il croyait plus à l'évolution qu'à la révolution113(*).

En ce qui concerne la religion et ses rapports avec la raison, ce réformateur était en faveur d'une foi éclairée et épurée de toutes les superstitions ; une foi que la raison puisse comprendre et admettre. Il prend nettement position en faveur de la raison dans son livre « Al-Islam wal Nusraniyya » (L'Islam et le Christianisme), où il écrit : « la religion doit être admissible pour la raison. Si la religion apporte à la raison certaines vérités pour l'aider à faire le bonheur de l'homme et des peuples, cela ne signifie pas qu'il faille priver la raison de toute autorité. Car en cas de conflit apparent entre les deux (religion et raison), l'on doit nécessairement recourir à la raison pour comprendre et interpréter le religion ». Il rejoint ainsi les falasifa tels qu'Al-farabi, Ibn Sina, Ibn Rochd et surtout les Mu'tazila rationalistes.

En ce qui concerne le progrès scientifique, il soutenait dans l'Introduction de sa « Risalatt Al-taw'hid » (Traité de monothéisme) : « Point de conflit entre la religion et la science, car toutes les deux reposent sur la raison, bien que chacune d'elles assigne un but particulier à l'homme ». C'est dans cet esprit imbu de rationalisme que Shaykh Muhammad Abdou révise les principaux dogmes de l'Islam dans cet ouvrage.

Toutefois, il ne garda pas une attitude dogmatique, il passa à l'action. Nommé Qadhi shar'i (juge aux tribunaux religieux), puis Mufti (chef religieux) d'Égypte, il rendit des sentences et des fatwas libéraux (consultations ou avis religieux sur des questions juridiques) où il appliqua son enseignement et ses principes114(*).

Il demande qu'on accorde à la femme les mêmes droits qu'à l'homme. Dans sa célèbre campagne contre la polygamie, il rappelle que la loi religieuse accorde aux différentes femmes d'un homme (jusqu'à quatre) une seule part de l'héritage ; ce qui signifie qu'elles comptent toutes pour une seule femme. Donc, conclut-il, la loi religieuse n'approuve pas la polygamie, elle la tolère.

Il était aussi pour donner aux filles la même éducation et la même instruction qu'on donne aux garçons. Il a défendu cette idée dans la revue Al-manar. Il prêchait l'égalité des droits entre l'homme et la femme. Quant aux statues et images (l'art en général), `Abdou soutenait qu'au début de l'Islam on était encore proche de l'époque de la Jahilya (ignorance) et de l'idolâtrie, c'est pourquoi on a prohibé l'érection des statues et la confection des images. Cependant, avec la civilisation moderne, il ne faut plus les prohiber tant qu'il n'a pas un danger pour la religion, car «nous sommes loin de l'époque de l'idolâtrie. Sculpter des statues et peindre des images sont des manifestations artistiques et une preuve de civilisation en même temps qu'elles servent à commémorer les grands hommes et les grands faits historique »115(*) .

Au sujet des Prophètes, il admet que « nous n'avons pas besoin de prophète pour croire à l'existence de Dieu, ceci peut être atteint par la raison. Les Prophètes nous font connaître les attributs de Dieu »116(*). Du coup, ils ne nous sont d'aucun secours pour la vie d'aujourd'hui.

Au sujet du Califat, il exprima une opinion assez nuancée. Il écrivait tout d'abord dans le journal Al-`orwa Alwothqa auquel il collaborait avec Al-afghani : « Je ne prétends pas qu'une seule personne ait autorité sur tous les musulmans ; ceci serait peut-être très difficile ; mais que leur chef à tous soit le Coran, que la religion soit le trait d'union entre eux tous, que chaque chef garde son autorité sur sujet ». Or, il ne tarda pas de rejoindre les idées de son maître. Ainsi, dans le même journal, il écrivait : « Si une nation est soumise à un chef arbitraire, dont la volonté fait loi, causant ainsi le malheur de cette nation, le peuple a le droit, dans ce cas, de se libérer de son joug pour qu'ainsi l'exemple de ce tyran ne soit pas suivi par d'autres maîtres ».

Son sort fut malheureux, et on ne peut trouver de mieux pour en parler que ce qu'a dit Lord Cromer, le Haut-commissaire britannique en Égypte. Il disait alors d'Abdou et de ses partisans : « On les a tellement taxés d'infidélité qu'ils n'ont pas pu gagner à leur cause les Conservateurs. Ce qu'ils avaient acquis de la civilisation européenne n'était pas suffisant pour qu'ils gagnent à leur cause ceux qui imitent cette civilisation. Et ainsi, Abdou n'a pas pu satisfaire ni les uns ni les autres des deux camps antagonistes ».

Son disciple Muhammad Rashid Ridha continua la lutte de son maître surtout sur le plan des réformes sociales et culturelles. En revanche, peu après la mort de son maître, il s'est engagé dans une tendance beaucoup plus traditionaliste et de rupture avec l'Occident.

Propagandiste d'un Islam de plus en plus rigoriste, il s'est lié aux Wahhabites et à la monarchie saoudienne. Il se démena fortement pour la restauration du Califat mais sous une forme de nécessité, c'est-à-dire non point sur le Coran mais sur la Sunna et le consensus.

Le calife, pour lui, doit être de descendance Qorayshite ayant toutes les qualités techniques et morales exigées du Qadi. Il proposa aussi, pour les États musulmans, le modèle de la Chûra117(*), conçue comme assemblée des Oulémas, en guise d'alternative musulmane à la démocratie parlementaire. Sa littérature est surtout marquée par une apologétique polémique et passéiste118(*).

Pour ce qui est de Sayyid Ahmad Khan, il a choisi d'interpréter métaphoriquement les passages du Coran qui, pris littéralement, contrediraient la raison et la science, et ce pour démontrer que Islam et raison ne se contredisent point.

Il est considéré comme un pionnier de l'ouverture aux autres religions, ce qui est quasi unique chez les savants musulmans.

Ces réformistes, somme toute, à l'exception d'Ahmad Khan, ont davantage été dans une attitude de réaction à des réalités socio-historiques plutôt qu'ils n'ont élaboré de véritables systèmes de pensée qui soient capables de permettre à chaque musulman de vivre l'indépendance de sa volonté et de son intelligence. Ils ont trop idéalisé les premières générations musulmanes qu'ils sont demeurés prisonniers de cet « idéal indépassable » à leurs yeux.

Avant de passer aux nouveaux penseurs musulmans, il n'est pas sans rappeler les efforts d'autres réformistes qui, eux, ont pris de d'autres voies pour réformer.

D'une part, le courant qui se rattache à la pensée de `Hassan Al-banna ou à celle du journaliste pakistanais Abu `Ala Mawdudi (1903-1979), fondateur du Jama'at-i islami (Le rassemblement de l'Islam), courant que l'on peut qualifier d'islamiste car il veut toujours plus d'Islam, à commencer dans l'organisation politique des sociétés et des États.

D'autres part le courant que l'on peut appeler celui de l'Islam critique, et dont les premières grandes figures de proue sont le poète et philosophe indien Muhammad Iqbal (1877-1938) et l'Égyptien `Ali `Abderraziq (1888-1966).

Al-banna, fondateur des Frères musulmans, n'était pas d'abord un théoricien, et il faudra attendre l'intellectuel Sayyed Qutb119(*) pour que les Frères musulmans (Al-ikhwan Al-muslimîn) bénéficient d'un réel corps de doctrine qui nourrit toujours une grande partie des mouvements activistes musulmans de par le monde. Son ouvrage « À l'ombre du Coran », où il procède à un commentaire du Livre sacré, en fait un intellectuel, contestable certes, mais de grande envergure.

L'Indien Mawdudi, quant à lui, étudia la doctrine du jihâd et composa sa première oeuvre « Le Combat sacré dans l'Islam », après quoi, il s'engagea dans une lutte politique contre la domination britannique et dans une critique virulente de l'Occident et de ses idées de démocratie, de laïcité et des droits de l'Homme.

Il prône l'instauration d'un État complètement islamique. L'originalité de sa pensée réside probablement dans le fait que, pour lui, l'Islam constitue une idéologie, et que cette idéologie doit pouvoir constituer une alternative aux autres idéologies qui ont été produites par le monde moderne. Ainsi, selon ce courant d'idées, démocratie, droits de l'Homme, individualisme, liberté, droits de la femme, etc. sont à puiser dans la Chari'a et non plus chez l'Occident. Du coup, ils croient à la complétude et à l'auto-suffisance du Coran. Cela revient à croire, selon nous, à la non-évolution du message révélé.

En parallèle à tout ce courant islamiste qui continue de se réclamer le panislamisme d'Afghani, de `Abduh et de Ridha, il y a une autre mouvance dont les premières figures sont incarnées par le philosophe et poète indien Muhammad Iqbal et le savant religieux égyptien `Ali `Abderraziq qui ont marqué la naissance de l'Islam critique contemporain.

Iqbal, diplômé en philosophie et en droit à Cambridge et Munich, a posé cette question dans un essai post-mortem qui réunit plusieurs conférences qu'il avait données, à savoir, « Reconstruire la pensée religieuse en Islam : Comment peut-on repenser et revivre l'Islam aujourd'hui ? ».

Sa réponse refuse une quelconque dichotomie Orient / Occident, au bénéfice d'un mouvement dialectique à instaurer entre connaissance moderne et spiritualité vécue.

Il a ainsi rompu avec la théologie traditionnelle. Du coup, il propose un Islam évidemment ouvert qui prend compte de son historicité.

`Abderraziq, quant à lui, publie en 1925, son oeuvre «Al Islam Wa Usûl Al'hoqm » (L'Islam et les fondements du pouvoir) après l'abolition du Califat.

Face à ceux qui réclament la restauration de cette antique institution qui remonte à la mort du Prophète, et surtout d'en faire un Califat arabe, voilà que `Abderraziq remet en question l'opportunité et, surtout, la légitimité du Califat.

Avec vigueur et méthode, il pose les questions de la relation du profane et du sacré, du politique et du religieux, de l'histoire et de la foi.

Il ne méconnait pas, évidemment, le fait que le Prophète avait exercé des fonctions politiques à la tête de la Cité-État de Médine. Mais, considérant que la Révélation confère aux prophètes des pouvoirs plus importants qu'à d'autres mortels, il estime que le pouvoir exercé par le Prophète a été totalement différent de celui que peut exercer un autre successeur politique. Ainsi, il refuse l'idée selon laquelle il y aurait un modèle islamique du pouvoir fondé sur les données de la Révélation.

Se penchant sur la pensée du sociologue tunisien Ibn Kholdoun (1332-1395), il débusque la grande illusion d'une institution infaillible qui a privé les musulmans de chercher par eux-mêmes des solutions efficaces à leurs problématiques politiques.

Dès les années 1920, il affirmait que rien n'interdisait aux musulmans de se donner les types de gouvernement leur paraissant les mieux appropriés, à moins de faire du despotisme arabe un régime politique120(*). Les sciences sociales et politiques121(*), pour lui, ont le droit d'être autonomes par rapport aux prescriptions religieuses.

L'oeuvre de 'Ali `Abderraziq représente la principale réfutation de tous les courants musulmans qui veulent associer religion et politique.

Elle sera reprise, par le Haut magistrat égyptien Muhammad Saïd Al-`Ashmawy et son livre « L'Islamisme contre l'Islam » où il rappelle que « Dieu voulait que l'Islam fût une religion, mais les hommes ont voulu en faire une politique ».

Or, le problème de `Abderraziq, c'est qu'en plaident pour un pouvoir non religieux, sans utiliser le mot « laïcité », il nous enjoint de sortir du moyen âge intellectuel, mais ne nous fait guère entrer dans les Temps Modernes122(*).

En février 1950, un autre shaykh d'Al-azhar, Khalid Muhammad Khalid, lançait son premier ouvrage retentissant « Min Hina Nabda » (D'ici nous commençons), dans lequel il reprend l'essentiel des thèses de `Abderraziq. Il y prêche la séparation de la religion et de l'État, donnant l'exemple du Christianisme dans les pays européens.

Le rôle de l'Église, dit-il, est l'apostolat, l'éducation et la direction morale. Par contre, le but du gouvernement est de poursuivre l'intérêt social de la nation, c'est pourquoi il peut prendre différentes formes pourvu qu'elles conviennent au peuple intéressé123(*).

Il n'est enfin sans rappeler les efforts de Taher Haddad en Tunisie, qui est le premier à libérer ou émanciper la femme, ainsi que les apports de Qasim Amin en Égypte qui a aussi appeler à affranchir la femme, le mouvement nationaliste en Égypte avec Mustapha Kamil Pacha (1874-1909), `Orabi pacha, Sa'ad Zaghloul, `Abdallah Al-nadim et Adib Is'hâq, ainsi que le révolté `Abdul Rahman Al-kawakibi (1854-1902).

Tous ces pré-réformistes et réformistes modernes ont essayé de concilier religion et raison et on essayé de trouver dans la religion le synonyme des idées nouvelles apportées par la modernité.

Cependant, d'autres, ont eu l'audace d'essayer de confronter l'Islam aux réalités nouvelles et de laisser la modernité secouer les dogmes religieux.

* 97 Nationaliste et réformiste syrien (1869-1946).

* 98 Les musulmans sont chassés d'Espagne en 1492, après huit siècles de présence sans oublier les huit expéditions, sous le nom des Croisades, entreprises du XIe au XIIIe siècle par l'Europe chrétienne contre les Musulmans dits Sarrasins.

* 99 Ainsi, Ibn Sîna (Avicienne 980-1037), Ibn Rushd (Averroès 1105-1186) ont été rejetés puis oubliés, malgré leurs apports à la philosophie mondiale, parce que leur pensée libre pouvait semer le doute et affaiblir les pouvoirs politiques et religieux établis.

On ne connaît presque plus de pensée indépendante de la théologie en Islam à partir de cette époque, à l'exception du monde perso-iranien qui, lui, avec le chiisme, a connu un développement différent, acceptant la spéculation métaphysique.

* 100 `Abd Al-wahab se lie avec la famille des Sa'ûd qui dirige la principauté de Dar'iyya, conseillant celle-ci pour un gouvernement fondé sur les règles de l'Islam. Mais, ce ne sera qu'au 20e siècle, en 1902, que `Abd Al-`aziz Ibn Sa'ûd, soutenu par les Anglais, s'emparera de la Mecque, de Médine et de Ryad, créant l'Arabie saoudite, le terrain d'élection ou le foyer par excellence du mouvement Wahabiste. Ainsi, le pétrodollar va participer de la propagande du Wahabisme.

* 101 Les dynasties musulmanes qui ont dirigé l'Inde depuis le 8e siècle ont connu des périodes de magnificence et d'autres de décadence, et le bilan de leur présence est mitigé.

* 102 Représentée particulièrement par la grande confrérie indienne des Naqshbandi.

* 103 Représentée par la confrérie des Chistis.

* 104 Benzine (Rachid), Les nouveaux penseurs de l'Islam, Éditions Albin Michel, Paris, 2004, p. 39.

* 105 Muhammad Iqbal (1875-1938), poète et philosophe surnommé le « père spirituel » du Pakistan.

* 106 Cependant, Nahdha (réveil) et Islah' (la réforme) sont à distinguer du mouvement de Tah'dith (la modernisation) qui, quant à elle, procède à la réforme à force d'argent. Cela se vérifie chez les pays du pétro-dollar qui essayent de rattraper la `Hadatha (la modernité) seulement, tout en gardant le Chari'a comme la seule Loi possible, par la construction des infrastructures et par le garantit aux citoyens d'un niveau de vie satisfaisant. On va voir ci-après que les facteurs économiques participent aussi de l'instauration de la démocratie, sauf qu'à eux seuls, ils ne suffisent pas.

* 107 Or, on sait déjà, depuis Locke, que l'un des piliers de la modernité est l'avènement de l'individu et son émancipation de "la Communauté" ainsi que de toute conception holiste (auliste) de la vie en société.

* 108 Ainsi, le Shah d'Iran fut assassiné en 1896 par un fidèle adepte d'Al-afghani, et en Égypte, la révolution d'Orabi Pacha contre le khédive était inspirée par ses idées.

* 109 C'est la thèse qu'il défendait en 1883, en français, dans le journal Les Débats au cours d'une passionnante polémique avec Ernest Renan.

* 110 Cité par : Nader (Albert), Courants d'idées en Islam : Du sixième au vingtième siècle, Médiaspaul, Canada, 2003, p. 123.

* 111 Notamment par Al-ghazali (M.), au 11e siècle, en Orient, et Ibn Kholdoun, au 14e siècle en Occident. Depuis, la philosophie et les falasifa ont été discrédités en Islam.

* 112 Malgré considéré comme l'initiateur de la nahda et reçu des musulmans le titre de « Haqim Al-sharq », le « Sage de l'Orient », ses idées politiques lui valurent de vivre souvent traqué en exil, et il mourut à Istanbul alors que le trône iranien demandait son extradition pour pouvoir le juger. Orateur impressionnant, il a laissé peu d'écrits.

* 113 Il disait : « L'indépendance s'acquiert par l'éducation et l'instruction du peuple et par une plus grande justice sociale », il disait aussi à `Orabi Pacha, qui se révoltait contre le khédive d'Égypte : « Du calme et de la patience et je vous garantirai dans quelques années plus que vous ne réclamez maintenant par la force » : cité par Nader (Albert), op. cit., p. 124.

* 114 Ainsi, la fatwa qui permet aux musulmans de manger le bétail égorgé par les « gens des Livres » (Al-kitabiyyun) : chrétiens et juifs ; celle qui permet aux musulmans de déposer de l'argent à la caisse d'épargne et d'en toucher les intérêts qu'il considère comme une juste participation aux bénéfices ; celle qui permet aux musulmans de s'habiller à l'européenne : « En effet, dit-il, le Coran ne mentionne aucune façon spéciale de s'habiller ». Il reconnaît aussi la légalité des juridictions civiles, commerciales et pénales non basées sur la Chari'a dans les conflits entre musulmans et non musulmans en Égypte.

* 115 Târikh Al-sahafa, Tome II, p. 444 ; Journal Al-manar, Tome IV, p. 56.

* 116 Abdou (Muhammad), Risalat Al-taw'hid, (Traité de monothéisme), p. 156.

* 117 C'est dans le cadre d'un mouvement général d'islamisation de la modernité politique que Tahtawi, par exemple en Égypte après son séjour à Paris à la fin du 19e siècle, dans « L'Or de Paris », traduit le terme "Constitution" par "Chari'a" et qualifie le Parlement de Conseil de la consultation (Dîwân al-chûra) ; Kheireddine Pacha en Tunisie, lors de la même période, définit la démocratie comme le régime qui confie les affaires à la masse (Al'amma) dont l'équivalent serait la consultation, l'un des fondement du pouvoir en Islam : Voir Redissi (Hamadi), Les politiques en Islam (Le Prophète, le Roi et le Savant), L'Harmattan, 1998, p. 154 et svt.

* 118 Benzine (Rachid), Les nouveaux penseurs de l'Islam, Éditions Albin Michel, Paris, 2004, p. 46.

* 119 Né en 1906, pendu en 1966 sur ordre de Jamal `Abd Nasser alors Président de l'Égypte.

* 120 Redissi (Hamadi), Les politiques en Islam (Le Prophète, le Roi et le Savant), L'Harmattan, 1998, p. 111et svt.

* 121 Ibid, p. 75 et svt.

* 122 Ibid, p. 109.

* 123 Les `Uléma d'Al-azhar seront déboutés, devant le Tribunal de première instance du Caire, dans leur requête en vue d'obtenir la confiscation du livre. Cette fois, l'idée de liberté et l'évolution sociale triomphèrent.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon