Islam, démocratie et droits de l'homme( Télécharger le fichier original )par BOUGUERRA Faycel et BELLOUBET Nicole Université Sciences Sociales Toulouse I - Master 2 Recherche Droit Public Comparé des Pays Francophones 2007 |
B / CONTRADICTION CIVILISATIO - CULTURELLEParmi les problèmes épineux qui caractérisent le droit musulman, il est de la condition de la femme. En effet, la femme musulmane subit des inégalités injustifiées de point de vue du droit positif, toutefois justifiées selon leurs tenants par la logique qui traverse le texte révélé. Ces inégalités tournent autour de cinq points qu'on va étudier successivement : Pour ce qui est du premier bastion de l'inégalité, il est de la tutelle des hommes sur les femmes. Elle est justifiée au nom de ce Verset : « Les hommes ont autorité sur les femmes du fait qu'Allah a préféré certains d'entre vous à certains d'autres, et du fait que [les hommes] font dépense, sur leurs biens [, en faveur de leurs femmes]... »31(*). Qutb, que ne contredisent ni Qaradhâwî32(*) ni les théologiens ou juristes33(*) attachés à la mise sous tutelle perpétuelle des femmes, précise à ce sujet : « La raison (...) en est la capacité [naturelle] et l'expérience en ce qui concerne la charge de tutelle. L'homme, en raison de sa disponibilité du point de vue des responsabilités maternelles, a plus de temps pour affronter les problèmes sociaux ... La tutelle est donc un droit d'obligation qui revient, en vérité, à une égalité de droits et d'obligations »34(*). Ce droit de tutelle s'accompagne, dans cette conception, de l'obligation d'obéissance mise sur la tête de la femme vis-à-vis son tuteur, et du droit de correction qui revient à l'homme à l'encontre de la femme jugée rebelle35(*). En droit musulman, elle est considérée dans une situation de Nushûz (rébellion)36(*), à savoir elle est Nâshez (rebelle). La répudiation de la femme par son mari est conçue comme étant le remède ultime à ce Nushûz. C'est une pratique arbitraire considérée comme un droit exclusif du mari et qui veut rupture du lien conjugal sur simple prononciation par le mari, en adressant la parole à la femme, des mots « Tu es divorcée » !37(*) Ceux qui revendiquent ce « droit des l'homme » sur son épouse s'appuient sur un Verset coranique « érigé en règle intangible qui n'admet aucune forme de relativisation, aucune possibilité de contextualisation »38(*). Ce Verset stipule : « Celles dont vous craignez l'indocilité, admonestez-les ! Si elles vous obéissent, ne cherchez plus contre elles de voie [de contrainte] ! Allah est auguste est grand »39(*). Le deuxième rempart d'inégalité concerne l'héritage et le témoignage. Là encore, le même type d'argumentation est mobilisé pour justifier l'équivalence entre le témoignage d'un homme et celui de deux femmes, sur la base de la même lecture d'un Verset coranique stipulant : « Requérez témoignage de deux témoins [pris] parmi vos hommes ! S'il ne se trouve point deux hommes, [prenez] un homme et deux femmes parmi ceux que vous agréerez comme témoins : si l'une de celles-ci est dans l'erreur, l'autre la fera se rappeler »40(*). Le même sort est réservé à la matière de l'héritage41(*) où la discrimination est érigée en règle intangible. La base coranique cette fois-ci est qui suit : « Au mâle, l'équivalent de ce qui revient [en héritage] à deux femelles »42(*). La quatrième forteresse du clivage des droits entre homme et femme est le mariage. D'abord, l'on a la discrimination entre l'homme et la femme, en ce qui concerne le mariage avec un(e) non-musulman(e). Les recommandations coraniques à ce sujet ne font pas de différence entre les sexes. Il est dit dans le Livre saint : « N'épousez point les Associatrices43(*) avant qu'elles ne croient ! Certes, une esclave croyante est meilleure qu'une Associatrice, même si celle-ci vous plaît. Ne donnez point [vos filles] en mariage aux Associateurs avant qu'ils ne croient ! Certes, un esclave croyant est meilleur qu'un Associateur, même si celui-ci vous plaît »44(*). Les conservateurs et les islamistes, pour interdire ce droit aux femmes, invoque ce Verset tout en oubliant qu'il concerne les Associateurs et non les gens du Livres, ainsi qu'il concerne, indifféremment et sans distinction aucune, les hommes et les femmes. Or, pour justifier le mariage du musulman avec la non-musulmane, parmi les gens du Livre (les détenteurs de l'Écriture ou Ahl Al-kitab), l'on invoque, tout en l'isolant de son contexte historique et textuel, ce Verset donné en réponse à une question posée au Prophète par ses Compagnons : « Aujourd'hui45(*), licites sont pour vous les excellentes [nourritures]. La nourriture de ceux à qui a été donnée l'Écriture est licite pour vous et votre nourriture est licite pour eux ; [Licites sont pour vous] les mu'hassana [du nombre] des croyantes et les mu'hassana [du nombre] de ceux à qui l'Écriture a été donnée avant vous, quand vous aurez donnée leurs douaires [à ces mu'hassana], en hommes concluant mariage avec une mu'hassana, non en fornicateurs ni en preneurs de courtisanes »46(*). Partant, ces conceptions xénophobes, qui véhiculent une injustice flagrante, stigmatisent l'Islam en le réduisant aux aspects les plus négatifs47(*). En rapport avec cette question du mariage, faut-il faire un point d'orgue sur la question de la polygamie qui constitue aujourd'hui le noyau dur des batailles, voire le champ de bataille en lui-même entre les conservateurs et des réformateurs. Ce « droit de l'homme », d'après eux, ne saurait être aboli car il serait reconnu comme un droit intangible par le Coran. Ils invoquent à ce sujet un fragment de Verset stipulant : « Épousez, donc celles des femmes qui vous seront plaisantes, par deux, par trois, par quatre, ... »48(*). Ils omettent, sciemment si l'on peut l'avouer, de prendre en considération la suite du Verset qui précise : « [mais], si vous craignez de n'être pas équitable, [prenez-en] une seule ou des concubines ! C'est le plus proche [moyen] de n'être pas partiaux ». De plus, le Coran d'ajoute « Vous ne pourrait être équitables entre vos femmes même si vous le désirez ! »49(*). « Si, dans la famille, le statut de la femme est marqué de toutes ces discriminations, comment peut-il en être autrement dans la société, conçue, dans le cadre de cette vision, comme une famille patriarcale élargie ? »50(*). Faute de Versets coraniques traitant de cet aspect, les adeptes de la discrimination hermétique entre hommes et femmes mobilisent les hadîths et un certains nombre de traditions consacrées pour les besoins des intérêts d'une société machiste voire misogyne. Ainsi, l'argument ne manque pas, on avance le hadîth selon lequel « Un peuple qui délègue la gestion de ses affaires à une femme ne peut pas réussir ». Ainsi, argument en main, ce hadîth est mobilisé contre la participation de la femme à la vie politique et à l'exercice de fonctions publiques. Ils avancent aussi des indices ou arguments qui procèdent de la logique comme dire Dieu a réservé à l'homme la tutelle sur tous les membres de son foyer, la prophétie, le Califat, l'Imâmat, le Jihâd, l'appel à la prière, le prêche, ... etc. En revanche, on ne peut accepter que Dieu sera taxé de partialité voire même d'injustice. Partant, l'on peut dire que c'est la même technique toujours employée par les adeptes de cette discrimination, à savoir ce qu'on va appeler, si l'on peut, la décontextualisation et la fragmentation des hadîths et du Coran. Pour les autres arguments, il procède aussi de la logique qu'il est illogique d'ôter les faits de leur historicité au risque de nous faire vivre un monde statique, ce qui contredit l'essence même de toute religion, à savoir son but cardinal, faire le bonheur du croyant. Un autre champ de bataille est encore à conquérir, à savoir la non-mixité et le voile. Les arguments en faveur de cette conception vont du danger que la mixité présente pour les « bonnes moeurs » et l'ordre moral traditionnel à la nécessité de préserver la dignité de la femme. Société oblige, là où la mixité est acceptée, elle est souvent assortie de l'obligation pour la femme de porter ce qu'on appelle aujourd'hui une « tenue islamique » (Zayy islâmî). Cela va d'un simple fichu sur la tête à un voile ample et noire qui ne laisse rien apparaître du corps de la femme, en passant par des combinaisons intermédiaires de couleurs, de longueurs, d'ampleurs, et de formes. Cela dépend de ce qu'on considère dans le corps de la femme, mais aussi de l'homme, comme `Awra, c'est-à-dire ce qui ne doit pas être vu (parfois même entendu) parce que susceptible de tenter l'autre et de l'amener à transgresser les normes relatives aux relations sexuelles51(*). En général, c'est les parties intimes du corps humain, et ça ne se limite pas aux seuls organes sexuels. En effet, cette notion est tributaire des fantasmes commandant les interprétations, dans tous les azimuts soient-elles, des Versets coraniques, très équivoques, qui ont toujours servi de références à ce sujet, à savoir : « Ô Prophète !, dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des Croyants de serrer sur elles leurs voiles ! Cela sera le plus simple moyen qu'elles soient reconnues et qu'elles ne soient point offensées. Allah est absoluteur et miséricordieux »52(*). Ou encore, « Dis aux Croyants qu'ils baissent leurs regards et soient chastes. Ce sera plus décent pour eux. Allah est bien informé de ce qu'ils font ». « Dis aux Croyantes de baisser leurs regards, d'êtres chastes, de ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît. Qu'elles rabattent leurs voiles sur leurs gorges ! [Échancrures de leurs habits : le mot utilisé est juyûb qui veut dire poche ou ouvertures des habits échancrés] Qu'elles montrent leurs atours [parures] à leurs époux, ou à leurs pères, ou aux pères de leurs époux, (...). Que [les Croyantes] ne frappent point [le sol] de leurs pieds pour montrer les atours qu'elles cachent [Qu'elles ne marchent pas de façon à attirer l'attention sur leurs atours] ! »53(*). Outres ces recommandations que les lecteurs intégristes cherchent à ériger en règles juridiques intangibles, les plus zélés ajoutent des hadîths étendant la notion d'adultère à la femme qui se parfume et passe à côté d'une assemblée d'hommes54(*), ou interdisant à un sexe de s'habiller comme l'autre, etc. Certains étendent les recommandations coraniques relatives à la conduite des épouses du Prophète à toutes les femmes avec le même esprit de rigorisme juridique, nourri par les fantasmes sexuels communs à toutes les sociétés fondées sur la séparation des sexes55(*). Pour tout résumer, est-il opportun de rappeler les propos d'un philosophe versé dans la théologie, à savoir Al-Ghazâlî qui soutenait que : « Quant à ce que demandent aujourd'hui (entre 1058 et 1111 A.D.) les femmes comme transformation de ces principes islamiques, ce n'est que de l'arrogance qu'il faut châtier sans pitié »56(*). Entendre cela d'un grand philosophe n'est pas étonnant si l'on garde toujours en vue l'idée que le Coran est venu avec des Sourates qui sont de véritables textes juridiques contraignants surtout en matière des droits de la femme, de la succession, etc. Toutefois, cela ne fait qu'accélérer et augmenter sa léthargie envers toute codification humaine des lois sous forme de droit positif. Or, l'instauration de l'État (Communauté) exige l'établissement de règles de droit ainsi qu'un traçage de la politique à suivre. Selon la conception islamique de la vie politique, c'est au Coran qu'il serait assigné de jouer ce rôle. * 31 Le Coran, Sourate 4, Les femmes, Verset 38/34, Traduction Régis Blachère, Éditions Maisonneuve et Larose, Paris, 1999, p. 110. * 32 Ce Mufti de la Mosquée d'Al-azhar en Égypte, trop suivi dans ses fatawa en monde musulman, résume les justifications traditionnelles de ce postulat en précisant que : «L'homme est le seigneur de la maison et le maître de la famille d'après sa constitution, ses prédispositions naturelles, sa position dans la vie, la dot qu'il a versée à son épouse et l'entretien de la famille qui est à sa charge » : Qaradhâwî (Youssef), Le licite et l'illicite en Islam, 3e éd., Al-Qalam, Paris, 1995, p. 207. * 33 Le "moderniste" Abbâs Mahmûd Al-`aqqâd défend le même point de vue en invoquant les mêmes références religieuses et les mêmes arguments quant aux différences naturelles entre l'homme et la femme : Mahmûd Al-`aqqâd (Abbâs), Al-mar-a fî-il-qurân (La femme dans le Coran), Al-maktaba al-`açriyya, Beyrouth ; Hassan Al-Banna ne disait pas autres chose en affirmant que : « La différence entre l'homme et la femme dans les droits est la conséquence des différences naturelles des rôles attribués à chacun des deux sexes ; elle est nécessaire pour protéger leurs droits respectifs » : Al-Banna (Hassan), Al-mar-â al-muslima (La femme musulmane), Dâr Al-jîl, Beyrouth, 1971, p.7. * 34 Qutb (Sayed), Al-`adala al-ijtima'iyya fi al-Islam (La justice sociale en Islam), Dâr Al-shurûq, Beyrouth, 1983, p. 48. * 35 Qaradhâwî dit à ce propos : « La femme ne doit pas désobéir à son mari, ni se rebeller contre son autorité, provoquant ainsi la détérioration de leur association, l'agitation dans leur maison ou son naufrage du moment qu'elle n'a plus de capitaine » : Qaradhâwî (Youssef), op. cit., p. 207. * 36 Voir la définition des cas du Nushûz : Rabîh' (Warda), in revue Al-ma'rifa, n° 10, 1er octobre 1978, p. 25. * 37 Cependant, le mari peut retrouver sa femme après deux répudiations, autrement dit, il peut revenir sur sa décision. Toutefois, la troisième répudiation vaut rupture absolue voire éternelle du lien conjugal. * 38 Ferjani (Mohamed - Chérif), Le politique et le religieux dans le champ islamique, Fayard, Paris, 2005, p. 278. * 39 Le Coran, Sourate 4, Les femmes, Verset 38/34, op. cit., p. 111. * 40 Le Coran, Sourate 2, La génisse, Verset 282, op. cit., p. 73. * 41 La matière successorale en droit tunisien est considérée comme le dernier bastion non encore atteint par la vague de laïcisation qui a commencé dans les textes officiels depuis 1956, mais trop avant dans les esprits des réformistes tunisiens ainsi que dans la pratique populaire. Le droit successoral relève donc toujours de la Shari'a islamique. Il est régi par ces quelques Versets coraniques. En effet, la Tunisie récapitule et met un terme à cette pratique sous les menaces de l'Iran et des autres pays du Golfe de l'exclure de la Conférence islamique vu qu'elle risque de perdre les conditions de son admission comme membre dans cette organisation régionale. Selon eux, l'État Tunisien n'est plus régie par l'Islam et risque de dégénérer en un État athée, pour ne pas dire laïque. * 42 Le Coran, Sourate 4, Les femmes, Verset 175/176, op. cit., p. 130. * 43 Associateur ou Associatrice (Mushriq ou Mushriqa, pluriel Mushriqinn) veut dire, dans le sens du Coran, celle ou celui qui associe à Dieu une autre divinité. Autrement dit, il est entendu parler en l'occurrence des polythéistes. * 44 Le Coran, Sourate 2, La génisse, Verset 220/221, op. cit., p. 61. * 45 Qaradhâwî n'est pas le seul à oublier cette précision contextuelle. Il ne s'empêche pas d'affirmer de façon catégorique, sans l'ombre d'aucune preuve, qu'il s'agit là d'une interdiction formelle adressée à la femme, et ce en ces termes : « Il est interdit à la musulmane d'épouser un non-musulman, qu'il soit ou non des gens du Livre » : Qaradhâwî (Youssef), Op. cit., p. 189. * 46 Le Coran, Sourate 5, La table servie, Verset 7/5, op. cit., p. 133. * 47 Ferjani (Mohamed - Chérif), Op. cit., p. 282. * 48 Le Coran, Sourate 4, Les femmes, Verset 3, op. cit., p. 104. * 49 Ibid, Verset 128/129, p. 124. * 50 Ferjani (Mohamed - Chérif), Op. cit., p. 286. * 51 Voir l'analyse que fait de cette notion, A. Bouhdiba dans La sexualité en Islam, 2e éd., PUF, Paris, 1979, p. 52. * 52 Le Coran, Sourate 33, Les factions, Verset 59, op. cit., p. 453. * 53 Le Coran, Ibid, Versets 30 et 31, p. 379. * 54 Appelé par eux Zinâ Berra-i-`ha, à savoir adultère par l'odeur. * 55 Ferjani (Mohamed - Chérif), Op. cit., p. 290. * 56 Al-Ghazâlî (Mohamed), Kifâhou Dîn (Un combat d'une religion), 3e éd., Dâr at-ta'lîf, Le Caire, 1965, p. 209. |
|