ANNEXE 12 : Le procès de K.
Par Driss Ksikes
K. a eu l'outrecuidance de publier au Maroc des blagues,
salées, salaces, et d'autres perçues comme subversives. Il a
été poursuivi pour atteinte à la religion, aux bonnes
manoeuvres et pour manquement au respect dû à la personne du roi.
A l'arrivée, il a été condamné à 3 ans de
prison avec sursis. Le jugement frôlait-il l'inquisition ou le
ridicule ? Jugez par vous-mêmes. En voici les minutes. Une
pièce de théâtre, sans décorum.
Le Juge Comme ça, vous avez
décidé de publier des blagues qui mettent en scène Dieu et
le roi. Ne considérez-vous pas cela comme un sacrilège ?
K. Non. Nous sommes dans le domaine du
rire. Et la blague ne se prend jamais au sérieux. Rire du sacré
fait partie des moyens qu'ont inventé les sociétés pour
survivre.
Le Juge Vous reconnaissez donc que le
discours contenu dans ces blagues est grave, par essence, mais vous l'acceptez
au nom de la blague. Cela ne vous disculpe pas.
Le fait de traiter la blague comme si c'était un
discours politique construit ou une opinion répréhensible, est
tout simplement absurde.
Le Juge Il ne s'agit pas de n'importe
quelles blagues. Celles-ci sont particulièrement osées.
Le choix est tendancieux.
K. Le tri s'est fait grâce à des
gens qui apprennent les blagues par coeur au sein de la société.
Le Juge Et qui vous dit qu'ils
ne sont pas mal intentionnés ou hostiles à notre
culture ?
K. Tout ce que je sais, c'est
qu'ils ont le coeur léger et le rire facile.
Le Juge Mais qui sont ces
personnes ? Ce sont bien « vos sources », comme on dit
en journalisme. Alors, parlez nous d'eux ?
K. M. le président, soyons
sérieux. La blague n'a ni source ni origine. Elle naît orpheline
et se fraie un chemin au milieu de la société.
Le Juge Ceux qui racontent des blagues
aussi irrespectueuses de « nos valeurs » ne peuvent pas
être représentatifs de la société. Ils ne peuvent
provenir que de la marge. Qui sont-ils ?
K. Il serait absurde de faire le
procès des transmetteurs d'une tradition orale, telle que la blague.
Celle-ci existe grâce à eux et indépendamment de leur
origine ou de leur obédience.
Le Juge Raison de plus pour qu'on sache
qui ils sont, musulmans, juifs, athées, républicains, dignes de
foi ou suspects ...
K. Vous savez, M. le
président, même certains hadiths du prophète Mohammed,
également transmis oralement, se sont avérés être
des faux. De là à juger la crédibilité des
transmetteurs de blagues, je trouve cela ridicule.
Le Juge Avec les hadiths, au moins, nous
connaissons l'identité des transmetteurs. Chaque texte est
précédé par la mention « d'après Untel,
d'après Untel ... ». Vos blagues sont d'après
qui ?
K. Comparaison n'est pas
raison M. le président. Qui oserait mettre hadith et blagues sur un
pied d'égalité ? (Rires)
.................................
Le Juge Venons-en au contenu. L'une des
blagues met en scène Dieu et le prophète. Ignorez- vous que nous
sommes dans un Etat islamique ?
K. Et ignorez-vous M. le juge, que
notre société est encline à rire de tout, même des
divinités les plus sacrées.
Le juge Pas toute la société.
Il y a des gens pieux et d'autres qui n'aiment pas le rire.
K. Ils ne font pas partie de
nos lecteurs. Personnellement, je sais que les marocains, même
pieux, se racontent des blagues sans en faire un drame. Mieux, la tradition
nous apprend qu'à Fès, les oulémas les plus savants se
racontent des blagues très osées entre deux prières. Ils
ne mélangent pas les registres.
Le juge Ne dévions pas la
discussion. Reconnaissez-vous que ces blagues, sur le roi montant au ciel et
celle-ci sur Dieu et le prophète, peuvent mettre à mal la
société marocaine ?
K. Je refuse de prendre des blagues, qui sont du
domaine du rire, pour des obus. Et puis, je ne pense pas que la
société soit un bloc unique, monolithique.
Le Juge Et celle-ci qui met en scène
une vieille dame les jambes en l'air priant pour son fils qui a fait
découvert au vieux le Viagra ?
K. Une bonne blague, ni plus ni moins. Le but
derrière la manoeuvre était de décoder la mentalité
des marocains à travers ces blagues que n'atteignait jamais
(jusqu'à ce procès) l'auto censure.
Le Juge N'attaquez pas la justice.
N'oubliez pas que vous êtes poursuivis par le ministère public, au
nom de la société.
K. Je dirais au nom de l'Etat.
La société ne peut être réduite à un
jugement. Ces blagues aussi proviennent de la société.
Le Juge D'une certaine
société. Reconnaissez-vous avoir été très
sélectif ?
K. Non. Ce sont les conteurs de blagues qui ont
déterminé nos choix, et ils ne provenaient ni du même
milieu social, ni de la même classe d'âge, ni même de la
même ville.
..................................
Le Juge Le hic est que ces blagues circulent
oralement. Le fait de décider de les transcrire et les publier leur
donne tout de suite une autre dimension. Vous êtes aujourd'hui
responsable de leur diffusion à une large échelle.
K. Quel mal y a-t-il à écrire
des blagues ? Oubliez-vous que la blague, chez les arabes et les
marocains, est d'abord un genre
littéraire ? Et puis qui a dit
qu'une blague à l'écrit était plus subversive qu'à
l'oral ?
Le juge Le scandale de cette affaire le
prouve.
K. Je vous contredirai, encore une
fois, M. le président. Une blague, à l'oral, circule au sein de
milliers de cellules fermées de cinq à six personnes, dans les
familles, entre amis, dans les cafés, et j'en passe. Une fois à
l'écrit, la blague est lue individuellement par celui qui décide
d'acheter le support et de lire les blagues en question.
Le Juge Il n'empêche, le passage de
l'oral à l'écrit a eu un effet boule de neige ...
K. Seuls sont responsables de ce
scandale les islamistes qui ont sorti les blagues de leur contexte initial et
les ont fait circuler sur un site nous excommuniant. De la sorte, ils ont
orienté la lecture et le jugement que pouvait en faire des lecteurs
incidents, qui ne font même pas partie de notre lectorat habituel.
Le Juge Vu ces complications, ne regrettez
vous pas d'avoir publié ces blagues ?
K. Aucunement. Je regrette
l'hypocrisie ambiante. N'oubliez pas que ces blagues à l'oral touchent
même les analphabètes et qu'en les transcrivant, nous les mettons
uniquement à la disposition des lettrés. Que faut-il en
déduire ? Que la lutte contre l'analphabétisme est un vain
mot ?
Le Juge Les gens rient de ces sujets (le
sexe, la religion et la politique) en privé, alors que vous en avez fait
une affaire publique. C'est cela qu'on vous reproche.
K. Initialement, ce sont les islamistes qui me le reprochaient.
Cela se comprend. Ils n'ont pas le sens de l'humour. Mais l'Etat sait
très bien que nous sommes un peuple épris de mots d'esprit. Et la
blague ne se raconte pas dans des boudoirs ou des alcôves, mais aussi
dans les terrasses de café, les réunions de politiciens, etc. Les
blagues sont donc initialement dans l'espace public. Nous avons invité
les lecteurs à y voir de plus près. C'est un appel à
l'intelligence. Ce n'est pas de notre faute si on nous fait ce procès au
nom de l'ignorance.
.......................................
Le Juge Faire d'Allah un personnage de
blague, cela ne vous choque-t-il pas ?
K. Non. La
pratique est monnaie courante au Maroc.
Le Juge Quel Maroc ? La
société se sent offensée.
K. Quelle société,
celle orthodoxe, qui ne rit pas ? Elle ne peut pas se
substituer à toutes les autres franges. Les marocains que je connais et
que les autres journalistes côtoient ne se sentent pas touchés
dans leur foi suite à la publication d'une blague.
Le Juge Et les blagues sur le roi ?
La politique se résume-t-elle à la monarchie ?
K. Vous ne croyez pas si bien
dire. Un sociologue explique que les marocains ne rient que des personnages qui
comptent à leurs yeux. Ni le Premier ministre, ni aucun membre du
gouvernement, encore moins les parlementaires, trouvent grâce à
leurs yeux. Excepté l'ancien ministre de l'intérieur, omnipotent,
personne n'a droit de cité dans les blagues.
Le Juge Le roi actuel peut être
offensé par des blagues qui s'attaquent méchamment à son
père défunt. N'en êtes vous pas conscient ?
K. L'objet de l'étude était
la mentalité de la société. Cela prouve que les marocains
n'ont pas oublié le roi défunt. Qu'ils soient durs avec lui est
révélateur en soi.
Le Juge Et la sacralité du
monarque, qu'en faites vous ?
K. Il n'est pas question
là de ce que je pense ni d'un article d'opinion, mais de ce que pense la
société, à travers un discours quasi inconscient,
formulé à travers des blagues.
Le Juge Pensez-vous que tout ce qui se
dit mérite publication ?
K. Tout dépend de
l'objectif recherché. Le but dans cette affaire était
sociologique. Et puis, vous voyez, M. le président, les blagues ont
été isolées du texte, sciemment. La maquette d'un
magazine, c'est un peu comme le code de la route du lecteur. La signalisation
permet à chacun de faire ses choix, individuellement et de les assumer.
Lire ces blagues est un choix non une obligation.
Le Juge Et si
c'était à refaire, l'auriez-vous refait ?
K. Oui. D'autant que le rire est
le propre de l'homme ... marocain.
Ce texte inédit paraîtra en 2008 à la fin du
récit « Quand le rire fait peur ».
Driss Ksikes est écrivain, dramaturge et journaliste.
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