Université de Paris I
UFR de Philosophie
L'utilité chez Hegel et
Heidegger
Christophe PREMAT
Mémoire de maîtrise
Monsieur Bernard BOURGEOIS
12 juin 1998
Présentation
Il nous a semblé préférable, avant
d'entamer notre propos, d'esquisser un bref parcours philosophique des deux
auteurs. En effet, on ne peut pas voir Hegel et Heidegger d'une manière
uniforme quant au développement de leur pensée, la pensée
étant cette différenciation qui se ménage au fil du temps
et qui lui confère une véritable identité. La
pensée ne constitue pas une fixation dans le temps mais une
évolution. Par conséquent, on ne peut identifier le Hegel de
1801-1805 à celui de 1807 et celui de 1821 que si on n'a
déterminé au préalable des différences ; de
même, le Heidegger de l'après-guerre demeure très
différent du Heidegger de 1927.
En ce qui concerne Hegel, nous nous sommes attardés
à trois étapes de l'évolution de sa pensée par
rapport à notre sujet mais il en existe bien d'autres en
réalité. Le Hegel de 1803, celui d'Iéna et de la
Première philosophie de l'Esprit nous a intéressé
et puis c'est bien sûr le grand ouvrage de 1807, la
Phénoménologie de l'Esprit, qui nous retrace le
développement du concept de l'utilité dans un combat particulier,
celui de la foi et de la pure intellection à l'époque des
Lumières. Enfin, les Principes de la philosophie du droit a mis
en évidence le rôle déterminant de l'utilité dans la
société moderne naissante. J'ai fait évidemment
référence à d'autres ouvrages de cet auteur, mais
l'évolution entre ces trois ouvrages est importante et je voulais la
signaler au début de cette étude. En 1803, Hegel a
dépassé cette période de balbutiements dialectiques mais
il n'a pas encore pensé jusqu'au bout la spécificité de
cette dialectique : le moyen-terme (Mitte) n'est pas encore devenu
médiation (Vermittlung) ; il faudra pour cela attendre 1807.
D'une certaine manière, l'évolution est plus
radicale chez Heidegger entre 1927 et la fin de sa vie. Dans cette
étude, nous avons clairement deux Heidegger : le Heidegger
d'Être et Temps qui réfléchit sur la relation de
l'ustensilité, l'utilité et de l'homme, tout cela sur le fond de
la constitution de la mondanéité du monde c'est-à-dire ce
qui fait que ce monde est notre monde puis nous avons le Heidegger
d'après guerre qui mobilise toute son énergie à effectuer
une critique radicale et efficace de la technique. La question de la technique
est devenue une obsession chez celui-ci, quelque chose de très
préoccupant et l'utilité se trouve alors interrogée dans
un nouveau contexte. J'aimerais attirer l'attention du lecteur sur cette
évolution radicale pour éviter qu'il n'y ait d'amalgames entre
ces deux périodes. En revanche, cela ne signifie pas qu'il faille
opérer une scission dans cette évolution mais il suffit de
repérer ses caractéristiques fondamentales.
Avertissement au lecteur
Pour la présente étude comparative, je signale
que j'ai travaillé principalement sur la traduction de la
Phénoménologie de l'Esprit faite par Jean Hippolyte en
1941 et sur la traduction d'Être et Temps effectuée par
Rudolf Boehm et Alphonse De Waehlens. Je n'ai cependant pas
hésité à consulter le texte original et à
confronter certaines traductions : ces comparaisons seront explicitement
indiquées au fil de l'étude. Par ailleurs, je me suis
efforcé de ne citer et de ne commenter que des textes et des ouvrages de
Hegel et de Heidegger. Mais j'ai travaillé également sur des
critiques et la liste détaillée de ces ouvrages se situe à
la fin de l'étude, dans une bibliographie classée. De plus, ayant
étudié certains textes allemands dans les oeuvres
complètes des deux auteurs, le lecteur pourra consulter avec profit un
glossaire établi à la fin de ce mémoire.
Index des abréviations
Pour les notes de bas de page, j'ai utilisé des
abréviations pour certains ouvrages qui étaient souvent
cités ou des ouvrages dont le titre était assez long. Voici les
titres originaux de ceux-ci. Je n'ai pas abusé de ces
abréviations pour ne pas troubler le confort intellectuel du lecteur.
G.W.F HEGEL, Première philosophie de l'Esprit
(Prem. phil. de l'Esprit), Trad. Franç. Guy PLANTY-BONJOUR,
éditions PUF, coll. Épiméthée, Paris, 1969.
G.W.F HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit
(Phéno.), Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions
Aubier, Paris, 1939-1941.
G.W.F HEGEL, Leçons sur l'histoire de la
philosophie (Leç. sur l'Hist. de la philo.), Trad. Franç.
Pierre GARNIRON, éditions VRIN, Paris, 1985.
Martin HEIDEGGER, Être et Temps (SuZ), Trad.
Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard,
Paris, 1964.
Martin HEIDEGGER, Essais et conférences (Ess. et
Conf.), Trad. Franç. André PRÉAU, éditions
Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958.
Introduction
Il n'est pas sans difficultés d'aborder un sujet
à la fois aussi large et aussi précis que celui de
l'utilité. En effet, l'homme se trouve, dans son existence,
d'emblée confronté à son monde environnant et aux choses.
Son premier souci est d'user de ces choses, de les utiliser en vue de son
propre intérêt. Cet usage n'est pas forcément lié
à un instinct de survie et de conservation, il se manifeste plutôt
comme le rapport fondamental de l'homme au monde. On pourrait définir
simplement l'utilité de la manière suivante : celle-ci
désigne tout usage qui est ou peut être avantageux à
quelqu'un ou à une société donnée ; elle a donc un
rapport à la satisfaction d'un besoin mais tout le problème est
de savoir si l'utilité ne constitue que l'écho de ce besoin.
C'est à travers deux philosophes allemands très
différents que nous pouvons arriver à développer un
certain nombre d'aspects sur ce concept éminemment problématique.
Hegel, grand philosophe allemand de la fin du XVIIIe siècle
et du début du XIXe siècle, choisit de la
considérer sous un aspect strictement conceptuel : l'utilité est
un concept déterminé qui intervient à une époque
précise et qui participe du développement concret de l'Esprit qui
veut se poser comme Esprit. Elle possède donc une place et une fonction
particulières dans le système hégélien et c'est de
cette dernière qu'il faut partir si nous voulons tirer quelque profit de
ce concept. En revanche, le philosophe allemand du XXe
siècle, Martin Heidegger, adopte plusieurs angles pour
appréhender l'utilité : d'abord, il la saisit de manière
transversale à travers le concept d'ustensilité qui régit
ontologiquement le rapport de l'homme à l'utilité. Ainsi,
l'utilité jouerait un rôle précis dans un complexe
référentiel institué par l'ustensilité ; il faudra
évidemment définir avec précision ce rapport ainsi que le
concept de l'ustensilité. L'autre angle d'attaque demeure celui de la
technique où l'utilité joue un rôle central et
spécifique. Heidegger opère une critique radicale de l'ampleur du
développement technique au XXe siècle. L'homme se
soumet de plus en plus à un règne abstrait de l'utilité
qui gère tous les rapports sociaux et le contact avec la nature.
L'utilité technique a tendance à trahir le projet ontologique de
l'ustensilité, elle implique la systématisation d'une utilisation
et transforme l'usage en une usure indéfinie. La société
de l'utilité est alors l'institution d'une généralisation
du mode de l'utiliser. Les conséquences en sont une dégradation
et un appauvrissement de l'essence humaine. Il est donc nécessaire
d'étudier ces deux aspects pour comprendre l'origine de la notion
d'utilité chez Heidegger.
L'utilité s'avère un concept complexe, aux
multiples facettes, et qui touche à la fois la vie de l'homme et son
existence d'où on ne peut le réduire à la satisfaction
d'un simple besoin. Tout notre travail consiste à définir chez
Hegel et Heidegger l'utilité dans toutes ses manifestations
phénoménales et à comprendre ce qu'elle implique
philosophiquement. Nous tenterons de cerner ses origines et son essence pour
déterminer clairement sa provenance et son enracinement. Il existe
peut-être un décalage entre l'essence de l'utilité et
l'utilité elle-même et c'est ce décalage que la philosophie
tend à dénoncer. L'utilitarisme désignerait une forme de
l'utilité qui exploiterait ce décalage : il se formerait sur un
fond d'humanisme qui risque de se retourner contre l'essence humaine et c'est
pourquoi la philosophie doit résolument se constituer en un
antiutilitarisme.
En étudiant précisément ses
caractéristiques et ses diverses figures phénoménales,
nous pouvons prendre conscience de l'ambivalence de ce concept ou de cette
notion puisqu'il s'agit d'une notion chez Heidegger. Alors que pour ce dernier,
l'utilité dans sa configuration technique, semble être
rivée aux besoins vitaux, Hegel, grâce à une
réflexion économique sur le travail qui n'est pas présente
chez Heidegger, a montré que l'utilité cultivait les besoins de
l'homme en transformant leur immédiateté en une véritable
médiation. Hegel a beaucoup réfléchi sur les conditions
d'apparition de notre société moderne et il tente de saisir
l'essence de la société civile fondée sur l'utilité
; dans ce type de société, l'utilité crée de
nouveaux besoins et permet d'articuler entre eux ces besoins. Elle
développe et complique indéfiniment le rapport entre l'Universel
et le singulier ce qui explique aussi sa fragilité. Ce concept est alors
saisi de manière positive même si Hegel ne manque pas d'indiquer
ses limites : l'utilité motive la série des rapports sociaux et
des rapports de l'homme à la nature. L'homme vit cette utilité
plutôt qu'il ne la saisit effectivement et le rôle de la
philosophie est de restituer les médiations concrètes qui
façonnent la société humaine. Mais ceci ne demeure qu'un
aspect de l'utilité car celle-ci se présente comme un Janus
c'est-à-dire une figure double qui ne peut jamais être
saisissable en tant que telle. Elle peut même devenir une illusion : je
crois utiliser une chose ou quelqu'un alors que je suis utilisé par elle
ou par lui. C'est certainement dans ce renversement des rapports qu'on peut
mieux appréhender ce concept ou cette notion suivant que l'on adopte une
optique hégélienne ou heideggérienne. Hegel et Heidegger
décrivent à leur manière ce renversement des rapports,
l'un étant dialectique et l'autre ontologique c'est-à-dire
concernant les rapports de l'homme à l'Être.
En fin de compte, on ne peut pas en rester au niveau de
l'utilité et il faut pour cela absolument envisager les modalités
d'un dépassement d'une utilité qui a tendance à
s'égarer dans le piège utilitaire. Si la philosophie veut lutter
contre le développement de cet aspect négatif de l'utilité
qu'est l'utilité utilitaire, il faut qu'elle redéfinisse
l'utilité elle-même et montrer que celle-ci ne s'achève pas
forcément dans un utilitarisme qui comprimerait et supprimerait toute
différence. Or, c'est ici que divergent sensiblement Hegel et Heidegger
: alors que la pharmacie de l'utilité réside dans la philosophie
pour Hegel, Heidegger la suspecte d'être contaminée par
l'utilité utilitaire du fait même que l'utilité est un
concept qui s'enracine dans la métaphysique occidentale. Pour lui, toute
philosophie aboutit à une philosophie de l'utilité tandis que
Hegel envisage plutôt une véritable utilité, celle de la
philosophie qui permettrait d'éviter ces dérives utilitaires.
Cette véritable utilité qu'est l'utilité de la philosophie
répond à un besoin de l'existence humaine. Nous pouvons
déjà indiquer une réponse à la question
posée au début de cette introduction : l'utilité n'est pas
simplement un écho au besoin, elle est une réponse à
l'appel de l'existence et de l'existant qu'est l'homme. Il faudra
définir précisément ce besoin et le différencier
des autres. Hegel redéfinit l'utilité qu'il opposerait à
un utilitarisme plat et ravageur. Heidegger semble en accord avec cette
idée mais il envisage ce dépassement hors de la philosophie ; il
faudrait se doter d'une nouvelle pensée qui comble les lacunes de la
philosophie. C'est bien au coeur de l'époque utilitaire que le besoin de
la pensée, qu'elle soit philosophique ou non, se fait plus pressant.
L'intérêt de cette réflexion réside surtout dans le
fait qu'elle mettra en lumière, sur un point précis, toutes les
différences d'approche entre Hegel et Heidegger, l'un
persévérant dans un optimisme philosophique et l'autre
délaissant ce domaine et ouvrant un chemin à une
méditation dont on ne sait pas la destination.
Première partie : à propos des origines
controversées de l'utilité
Cette partie a pour objectif de dégager avec le plus de
précision possible l'essence de l'utilité. Or, il semblerait
qu'il y ait une différence nette quant à l'interprétation
de cette essence chez Hegel et Heidegger qui est souvent prétexte
à un différend.
Chapitre I : Un concept clairement
déterminé face à une notion encore hésitante
Rappelons brièvement la différence fondamentale
entre un concept et une notion. Un concept est une idée
générale, résultat d'une opération par laquelle
l'esprit construit un ensemble explicatif et stable de caractères
cohérents entre eux tandis qu'une notion est empirique et moins
construite. Elle reste plus ouverte et peut englober plusieurs concepts. C'est
dans le chapitre VI de la Phénoménologie de l'Esprit que
Hegel conceptualise l'utilité tandis que Heidegger l'appréhende
à travers le concept d'ustensilité et le problème devient
alors le rapport de l'ustensilité à l'utilité. Il n'existe
aucune définition de l'utilité stricto sensu dans les
écrits de Heidegger mais plutôt des approximations à
travers d'autres concepts. Si la ligne adoptée par Hegel est
rigoureusement conceptuelle, celle de Heidegger reste asymptotique.
l'utilité comme concept fondamental de
l'Aufklärung chez Hegel
L'utilité est un concept qui prend sens dans la
philosophie de l'Esprit hégélienne, à savoir dans le
parcours nécessaire de l'Esprit qui tente de se saisir comme tel. La
Phénoménologie de l'Esprit retrace le passage de la
conscience à la conscience de soi de l'Esprit et développe les
différentes étapes de cette évolution. C'est au milieu du
chapitre VI de cet ouvrage, consacré au monde de la culture et à
ses prolongements que le concept d'utilité intervient. En effet,
l'utilité (Die Nützlichkeit) est une expression de la
pure intellection c'est-à-dire sa
représentation ou son objet, la pure intellection étant
elle-même l'achèvement de la culture, le moment où le Soi
universel, la conscience, saisit le concept. L'utilité est alors la
réalisation effective de la pure intellection qui est la
réalisation effective de la culture : elle est donc l'extrême
achèvement du processus de la culture. C'est comme s'il y avait un zoom
dans l'effectivité : l'utile serait l'effectif de l'effectif ou ce qu'il
y a de plus effectif. L'utilité est un résultat et ce
résultat se recueille dans la figure de la pure intellection
c'est-à-dire dans les Lumières : elle est le
concept fondamental de l'Aufklärung au sens où elle est au coeur de
cette pensée. Elle a un usage essentiellement polémique avant
d'être un contenu doctrinal positif c'est-à-dire qu'elle
intervient dans le combat entre le monde de la foi et la pure intellection.
Etudions d'abord la préoccupation négative de ce concept avant de
voir qu'il synthétise la philosophie théorique et pratique des
Lumières.
l'utilité comme production de la pure
intellection pour combattre la foi : concrétisation de ce concept
pendant les Lumières
L'utilité est un concept produit ou plutôt
fabriqué par la pure intellection à des fins stratégiques
: "Dans cette occupation négative, la pure intellection se
réalise en même temps elle-même et produit son objet propre-
l'essence absolue inconnaissable et l'utile. »1(*)
« L'essence absolue inconnaissable », la
pure intellection la récuse par «l'utile ». C'est en la
niant abstraitement que nécessairement elle l'affirme et la fait exister
car toute négation restaure une affirmation encore plus forte.
"L'utile », c'est le résultat produit par l'actualisation de
la pure intellection, actualisation qui est d'abord négative puisque la
pure intellection, pour exister, a besoin d'attaquer le monde de la
foi. Elle veut saisir le Soi comme Soi et ainsi le
réduire au concept et refuse une prétendue essence du Soi qui
serait dans un au--delà tel que l'affirme la foi. Quand Hegel
évoque «l'objet propre », cela est à entendre au
sens fort : l'objet propre, c'est ce qui est uniquement propre à la pure
intellection, ce qui permet de la caractériser comme une puissance
d'objectivité. L'essence de l'utilité est la pure intellection en
tant qu'elle est la rationalité en soi et pour soi et l'utile est cet
«objet propre "qui doit porter la réalisation de la pure
intellection. La foi se présente comme la pure essence, comme
l'intériorisation ou l'intuition immédiate de l'essence absolue :
elle manifeste une confiance aveugle en cette «essence
inconnaissable ». La pure intellection ne supporte pas cette
inconnaissabilité de droit et c'est ainsi qu'elle devient un «pur
disparaître du contenu », elle devient forme. L'utilité
désigne le sursaut de l'entendement formel face à l'intuition
d'un contenu indépendant et séparé. La pure intellection
ne peut pas comprendre cette séparation du contenu et de la forme : pour
elle, la forme assume le contenu, donc le contenu est forme ; il est
saisissable par l'entendement. Le monde de la foi, c'est le monde de
l'irrationnel car l'inconnaissable est l'irrationnel de fait, la position d'un
contenu autre, donc la position d'une altérité radicale et
irréductible. Elle refuse cette différenciation essentielle car
elle est du côté d'une identification relative des opposés
: toute différenciation doit être relative, maîtrisable
rationnellement. L'utilité est la lutte pour l'absorption de cette
altérité, absorption qui est une résorption et qui passe
par une annulation de celle-ci. La pure intellection est une rébellion
contre les principes de la foi qu'elle juge inadaptés à la
société humaine. Elle ne peut concevoir l'altérité
qu'en tant qu'elle est relative à l'identité : l'autre est autre
parce qu'il peut m'apporter quelque chose. Il est intéressant de
repérer le lexique employé par Hegel à propos de
l'état d'esprit de cette pure intellection : cette dernière
qualifie de «fou », d '«insensé», d
`"inadapté" et d '"injuste" le monde de la foi. Cela montre les limites
d'une rationalisation de la pure intellection qui n'arrive pas à
accepter une relation transcendante et un fonctionnement viable de cette
relation. Ce qui est «inadapté» prouve une inutilité et
du point de vue de la pure intellection, la foi est inutile car elle ne fait
qu'enfoncer et obscurcir le contenu de l'essence. Or, la lumière du
concept doit réveiller le contenu de l'essence, elle doit se
l'approprier pour qu'il ne soit plus en soi mais pour nous.
L'utilité est une affirmation valorisée
du pour-soi
C'est essentiellement dans l'affirmation de ce "pour nous "que
le contenu positif des Lumières s'incarne. Alors que la pure
intellection était d'abord l'être-pour-soi négatif, on peut
dire qu'elle acquiert ainsi un contenu positif à travers cette
négativité. En effet, la pure intellection n'avait en
elle-même aucun contenu puisque la foi le monopolisait. La foi est la
pensée comme contenu seul, l'intellection est la pensée
négative seule ; c'est en s'opposant à la foi que l'intellection
se donne un véritable contenu. Tout ce qui est obscur est inutile pour
nous et nous plonge dans une aliénation c'est-à-dire dans une
dépendance de l'irrationnel. L'aliénation (Entfremdung)
est ici à comprendre de manière très péjorative,
elle est à distinguer de l'Entäusserung qu'Hippolyte
traduit par extranéation et qui est souvent traduit par
aliénation. La doctrine des Lumières établit comme valeur
suprême l'utilité universelle, qui réconcilie en elle
l'idéalité (finalité, providentialité) du monde de
la foi et la réalité (l'intérêt, la jouissance) du
monde de la culture. Pour les Lumières, il n'y a qu'un monde, c'est le
monde d'ici-bas, le monde effectif de la culture du Soi. Tout ce qui est utile
contribue à l'effort général et permet un
progrès.
L'époque des Lumières est cette époque
d'une croyance en un "pour-nous "c'est-à-dire en une
réciprocité raisonnable entre les hommes : son apport se mesure
par l'introduction du concept de l'utilité. Celui-ci permet en effet de
penser l'être fini en tant qu'il lui est attribué une valeur
absolue et en tant qu'il est ordonné à une essence qui lui est
supérieure. C'est à l'homme de changer et de conquérir le
monde pour qu'il devienne véritablement son monde. Celui-ci ne conteste
pas l'idée d'une essence absolue mais plutôt l'idée d'une
essence inconnaissable par la raison. La raison devient l'instrument universel
qui permet aux hommes de vivre dans une société
d'échanges. Cet utilitarisme se retrouve dans toutes les philosophies du
XVIIIe siècle, chez les encyclopédistes
français par exemple : l'homme est un être de nature, il n'est pas
un être religieux comme l'affirmait la pure foi. Il faut
réinscrire l'homme dans une philosophie de la nature pour comprendre qui
il est. De plus, ce qui est utile pour un homme doit être utile pour tous
les hommes : comme le dit Hegel, le travail de l'un devient "l'opération
de tous », c'est-à-dire que le résultat produit
à travers l'individualité, produit en même temps la
jouissance de la communauté. Ce moment était déjà
préparé au début des Temps Modernes mais il n'y avait pas
encore la conscience de cette utilité réciproque. : " Dans la
jouissance, l'individualité devient bien pour soi, ou comme
individualité singulière, mais cette jouissance même est le
résultat de l'opération universelle, tandis qu'à son tour
elle fait naître le travail et la jouissance de tous. »2(*) Chaque entité croit
à l'intérieur de ce moment agir en vue de son
intérêt égoïste mais elle ne se rend pas encore compte
que dans sa jouissance, chacun donne à jouir à tous, et que dans
son travail, chacun travaille aussi bien pour tous que pour soi. Elle a
conscience de son être-pour-soi, mais elle n'a pas conscience du fait que
son être-pour-soi est d'abord être-pour-un-autre. L'époque
des Lumières développe la pleine conscience de ceci et
systématise la réciprocité entre les hommes alors que
l'utilité au début des Temps Modernes reste conçue comme
une ruse, ruse de l'universel qui s'accomplit à travers les
intérêts égoïstes et individuels. Quand Hegel
écrit que "l'individualité devient bien pour-soi », on
sent bien que cette individualité ne se considère en aucun cas
comme une particularité mais comme une singularité exclusive et
opposée à l'universel. La force des Lumières est de
transformer l'entité singulière en une entité
particulière : le statut de l'individualité a ainsi
complètement changé. Ce qui est utile, c'est ce qui sert à
autrui en même temps qu'à moi : il y a ainsi une
simultanéité dans l'utilité, simultanéité
qui est une simultanéité de l'utilisation et qui
caractérise la "réciprocité d'utilité ».
J'utilise autrui en même temps qu'il m'utilise. Ce contenu positif des
Lumières réside dans l'affirmation d'un règne de
l'utilité qui n'est pas seulement un règne destructeur des
préjugés de la foi puisqu'il se dote de valeurs, d'une morale et
accepte la religion dans une certaine limite c'est-à-dire les limites de
la raison.
La morale peut en effet être considérée
comme la science des règles selon lesquelles nous utilisons les autres
ou sommes utilisés par eux. En d'autres termes, cette morale de
l'utilité qui est une morale sociale, permet de réguler les
relations entre les hommes, que ces relations soient économiques,
politiques ou même culturelles. La religion peut elle-même
être considérée comme le rapport m'unissant à
l'essence absolue, elle devient une religion de l'utilité en ce sens
qu'elle est naturelle à l'homme. Le rapport à l'essence absolue
ne doit pas être un rapport d'un en-soi et d'un pour-soi
séparés mais le rapport à un en-soi en tant qu'il est pour
nous : l'époque des Lumières est cette joyeuse conquête
d'un pour-soi , un pour-soi qui n'est pas ravageur mais constructif des
rapports sociaux.
Les Lumières ne sont pas l'affirmation d'un pour-soi
négatif mais aussi une réflexion sur la conception de ce
pour-soi :c'est ce qu'on appelle le "monde de l'utilité ": la
pensée des Lumières dépasse son abstraction, elle
aperçoit les moments et son concept comme des différences
étalées devant elles, d'où elle conçoit alors le
monde spirituel sous la forme de l'utilité. La relation de
l'utilité est l'expression du rapport de la conscience de soi à
son objet. Elle fonde une possibilité d'utilisation et d'être
utilisé : " Comme tout est utile à l'homme, l'homme est
également utile à l'homme. »3(*) Ce chiasme exprime bien la
platitude de la relation entre les membres d'une communauté, relation
qui est non gratuite mais fondée sur le partage d'un
intérêt. J'accepte d'utiliser quelque chose à condition
d'être utilisé : on établit ainsi un contrat mutuel, une
relation presque dialectique entre les hommes. La destination de l'homme est
"de faire de lui-même un membre de la troupe utile à la
communauté, et universellement serviable. »4(*) L'essence de l'homme s'identifie
à ce service universel et dans l'expression "troupe utile à la
communauté », c'est l'exclamation et le chant des
Lumières qu'il faut y entendre. Le mot "troupe »est d'ailleurs
très significatif : ce monde vidé de sa spiritualité est
le monde du "troupeau humain "qui ne subsiste plus comme troupeau ou comme
société que parce que l'homme est jugé utile à
l'homme. Dans la phrase "Comme tout est utile à l'homme, l'homme est
également utile à l'homme "; l'adverbe "également "a son
importance : cette relation d'égalité, normative de l'essence est
une relation encore abstraite, plate et pauvre. La conscience veut fixer un
rapport, elle veut se fixer dans un être-égal-avec, dans un
Mitsein abstrait, même s'il est réfléchi. Si
l'utilité est une médiation (Vermittlung), elle n'en est
pas pour autant une véritable médiation : c'est une
médiation élémentaire c'est-à-dire une
médiation immédiate , une médiation qui n'appelle pas
d'autres médiations, elle n'est donc pas une médiation
constitutive. Les hommes se considèrent comme des moyens et des
fins , la médiation restant un simple moyen (Mitte).
Ce monde de l'utilité ne connaît pas la
gratuité, le pour-soi n'est pas donné librement ; parce qu'il
apparaît à travers l'être-pour-un-autre, il ne peut pas s'en
différencier et échapper à cette plate
égalité. Ce monde ne connaît pas le don qui est cette
offrande faite à l'universel et qui ne nécessite aucun retour :
" Elle trouve encore injuste de s'interdire un repas et de donner du beurre
et des oeufs sans avoir de l'argent, ou de l'argent sans avoir du beurre et des
oeufs, mais de donner sans contrepartie. »5(*) Le monde de l'utilité est
la vérité de l'Aufklärung et se révèle comme
la «platitude même », à savoir la fixation d'une
égalité abstraite et calculée. Le monde de
l'utilité, c'est le monde de l'échange d'intérêts et
de services, c'est déjà le monde d'une utilité
économique au sens étymologique, c'est-à-dire la loi de la
maison. La loi de la maison est régie uniformément.
L'utilité est bien une valorisation du pour-soi en ce sens qu'elle est
un non retour en-soi. Elle ne détruit pas l'idée d'un en-soi,
mais refuse une obscurité de la position de cet en-soi. Les moments
développés par la pure intellection dans le monde de
l'utilité sont l'être-en-soi, l'être-pour-un-autre et
l'être-pour-soi et ces trois moments ne sont pas unifiés.
"Toute chose est aussi bien en-soi qu'elle est pour-un-autre, ou toute
chose est utile. »6(*) L'en-soi est en-soi parce qu'il est pour-un-autre et
parce qu'il est pour-un-autre, il est pour-soi : la caractéristique du
concept de l'utilité est la circulation de ces trois moments et la
circulation de ces trois moments produit en fait une valorisation du pour-soi.
Être-pour-soi et être-pour-un-autre coïncident à
l'époque des Lumières, on ne peut pas penser l'un sans l'autre.
Ce qui est fixé, c'est cette circularité non unifiée entre
les trois moments mais l'être-pour-soi reste "un moment
abstrait »7(*) "le moment de l'être-pour-soi est bien dans
l'utile, mais pas en sorte qu'il envahisse les autres
moments »8(*)
On n'a pas de valorisation dévastatrice du pour-soi, mais une
valorisation qui reste raisonnable, une valorisation qui est destinée
à établir un équilibre mais cet équilibre est
abstrait et parce qu'abstrait, très fragile. L'être-pour-soi
affirmé par l'utilité est en fait
"l'être-retourné en soi-même »9(*) Les autres moments disparaissent
et ainsi l'utilité se caractérise par un retournement. Le concept
se retourne et ainsi le pour-soi est changeant et permanent. C'est cette
animation due à ce changement perpétuel qui caractérise
aussi l'époque des Lumières. Si l'utilité est clairement
conceptualisée et délimitée chez Hegel, qu'en est-il au
juste chez Heidegger ?
La notion d'utilité reste prise dans un ricochet
entre le plan ontique et le plan ontologique chez Heidegger
C'est grâce à des tâtonnements
phénoménologiques qu'Heidegger arrive à nous
éclairer sur le phénomène de l'utilité.
L'utilité est un processus de réduction phénoménale
en ce sens que le phénomène est réduit à une
immédiateté sensible : je regarde la chose non pas en tant que
chose mais parce qu'elle est utile pour moi ; or, jamais je ne m'interroge sur
l'essence de cette utilité.
analyse de la structure ontologique de
l'utilité : l'ustensilité
Heidegger, dans son ouvrage Être et Temps, se
propose de réinterroger l'être, non plus à partir de
l'étant mais à partir de l'être lui-même. Or
l'être-là est une des possibilités de l'être, et
comme l'être est ses possibilités, étudier la constitution
existentiale permettrait de nous éclairer un pan de l'être, ou
plutôt un lambris d'être. La pensée de Heidegger est une
pensée qui découvre le sens des choses, le recouvre
légèrement, y revient et l'éclaire sous un nouvel angle :
c'est une pensée qui travaille de très près le
phénomène. Pour étudier cet être-là, il faut
d'abord voir comment il se donne dans l'expérience. Cet
être-là qui est un être particulier, Heidegger le nomme
Dasein, être-là dans le monde, le là ayant non
seulement une valeur spatiale mais surtout ontologique : cet
être-là est la manière humaine et concrète
d'exister. Il faut s'intéresser aux préoccupations
(Besorgen) immédiates du Dasein car la
préoccupation montre comment l'homme est en premier lieu : il est
pratique avant d'être spéculatif. Cette vie pratique consiste dans
l'usage des choses, et cet usage est d'abord utilitaire. L'existant le plus
proche de nous (das zunächste Zuhandene) est le Zeug,
l'outil, l'ustensile, l'instrument. La chose n'apparaît à
l'être-là qu'à travers l'ustensile dont elle est un mode
dégradé. Notre compréhension de l'ustensile ne le
dévoile que dans l'usage : l'outil est l'étant que rencontre ma
préoccupation. Ainsi se dégagent progressivement divers modes
d'être, divers types d'existants : celui de l'existant-chose
(Vorhandensein), celui de l'existant-outil (Zuhandensein), celui
de l'homme (Dasein). La référence anthropologique est
essentielle. En effet, l'étant devant-la-main (Das Vorhandene)
est conforme à son sens puisqu'il devient devant la main (Vor
die Hand ), ce pourquoi il était un étant maniable : il est
référé à un être-là ayant des mains,
l'homme. Tous les ustensiles que l'homme rencontre ou peut rencontrer,
peuvent se déterminer à partir d'une structure universelle :
l'ustensilité (die Zeughaftigkeit) ou
l'outilité suivant les traductions. L'ustensilité est l'analyse
de la constitution de «l'outil de l'outil ».10(*) L'utilité est pour
Heidegger le premier mode dérivé de cette ustensilité,
elle est ce qui caractérise le «bon-pour », elle a donc
une finalité ou plutôt elle est cette finalité. Elle est
l'être de tous les étants ustensiles dérivés de
l'ustensilité, elle appartient au plan ontique(le plan des
étants) mais elle reste enracinée dans l'ustensilité ou
plutôt elle se résorbe dans celle-ci.
On assiste à un va-et-vient entre le plan
ontologique(le plan de l'être) et le plan ontique et l'utilité, de
par son lien à l'ustensilité, semble naviguer entre les deux.
Elle ne se réduit pas à un pur utiliser ni à une
utilisation, elle n'est pas un étant vulgaire. Elle est une
première voie qui peut nous voiler l'accès aux choses comme nous
le révéler : " l'étant
phénoménologiquement préthématique, qui est donc
ici la chose dont on use ou qui se trouve en fabrication, devient accessible en
se plaçant dans cette préoccupation. ».11(*) L'utilité se
présente à nous de manière préthématique et
donc encore athématique puisque c'est la réflexion
phénoménologique qui va révéler ce premier rapport
immédiat. Le premier usage d'une chose est utilitaire et s'enracine dans
l'ustensilité c'est-à-dire le mode d'être de
l'être-là. Il faut analyser les structures de notre rapport au
monde et dans ce rapport au monde, le rapport aux choses du monde, aux
pragmata. Ces pragmata sont les choses qui focalisent notre
préoccupation mondaine immédiate. Si Heidegger évoque les
pragmata, ce n'est pas pour effectuer un retour gratuit aux Grecs,
mais c'est pour définir plus précisément l'être de
l'outil. Les pragmata sont les choses en tant qu'elles ont un lien
fondamental à une praxis, en tant qu'elles sont susceptibles
d'intervenir dans l'action.
b) la révélation d'un monde
déjà-là dont l'utilité est un maillon
constitutif
L'utilité parce qu'elle est un contact avec la chose,
révèle un monde dans lequel la chose s'insère. Le concept
de monde est fondamental chez Heidegger puisqu'il est la condition pour que les
choses individuelles apparaissent. Dans un sens non temporel, le monde comme
totalité d'instruments vient avant les choses et les instruments
individuels. La totalité des instruments ne se donne que dans la mesure
où il existe quelqu'un qui les utilise ou peut les utiliser comme tels,
dans la mesure où existe l'être-là pour lequel les
instruments ont leur sens, leur utilité. Pour les choses, "être"
ne signifie donc pas d'abord être simplement présentes mais
appartenir à cette totalité instrumentale qu'est le monde : les
choses «quotidiennes », les choses de tous les jours, avant
d'être des simples présences, des réalités pourvues
d'existence objective, sont pour nous des instruments, des objets de notre
expérience. On a une coprésence, une coexistence des
différents types d'existants, l'être-là, le monde et la
chose. Le monde révélé par l'utilité qui en est un
maillon, est un monde déjà-là en tant que structure.
L'être-là est d'abord et avant tout un être-au-monde et cet
être-au-monde se manifeste par un être-dans-le-monde
(In-sein). L'utilité est une des possibles ouvertures de
l'être-là au monde : elle est un regard sur la
réalité des étants mais on sait que cette ouverture aux
étants est la condition ou plus exactement la présupposition
d'une ouverture à l'Être lui-même. L'homme est dans le
monde, par ses travaux, ses préoccupations et ses dispositions. En
effet, le Dasein existe de telle sorte qu'il se comprend
lui-même à partir de ce qui n'est pas lui c'est-à-dire
qu'il existe en référence à une extériorité
qui est le monde : L'être-là est essentiellement pro-jet
(Entwurf) dans le monde, en tant qu'il jette son "là "dans
celui-ci. Le projet révèle le monde en même temps qu'il
contribue à le former : il y a un échange actif entre
l'être-là et le monde, échange qui n'est pas dialectique
mais herméneutique. L'être-là déchiffre son monde en
même temps que le monde lui révèle sa structure. Le projet,
guidé par un souci d'être-au-monde et d'exister montre que ses
préoccupations se caractérisent précisément par un
auprès-de. L'être-préoccupé est
l'être-auprès (Sein-bei), auprès et au milieu de
ce qui lui est connu et avec qui il entretient un commerce familier
(Umgang). L'être-là se projette dans cette
familiarité. Ainsi, c'est dans la mondanéité
du monde (Die Weltlichkeit der Welt) qu'on aperçoit
avec le plus de précision la structure de l'être-là. La
mondanéité du monde est une occasion de saisir la structure
ontologique du monde. "Ontiquement aussi bien qu'ontologiquement, la
primauté revient à l'être-au-monde en tant que
préoccupation. »12(*) L'être-au-monde est un fil directeur qui nous
permet d'aller dans la bonne direction pour questionner l'être et en
particulier l'être-là comme modalité de
"l'être-à ». Il faut essayer de déchiffrer ces
correspondances ontico-ontologiques : on s'aperçoit que chez Heidegger,
le caractère ontique propre à l'être-là tient
à ce qu'il est ontologique. La recomposition de son sens
nécessite un perpétuel va-et-vient entre ces deux plans. Le monde
déjà-là qui est révélé est ce
qu'Heidegger appelle le «monde ambiant "(Umwelt)
c'est-à-dire le monde des préoccupations de la
quotidienneté (Alltäglichkeit) : c'est le monde de toutes
nos habitudes, le monde commun.
Chapitre II : l'utilité se
caractérise-t-elle par une affirmation ou un refus de la
métaphysique ?
l'utilité est un concept antimétaphysique destiné
à refuser un au-delà de l'essence : caractère
désontologique de ce concept chez Hegel
Pour la pure intellection, il n'existe de monde que si
celui-ci est réel. Le Soi s'est formé une universalité
(c'était le processus de la culture) et sait réduire tout contenu
qui lui paraissait étranger à lui-même. Pour surmonter son
aliénation (Entfremdung), il lui faut achever un combat contre
la foi, relier l'essence absolue affirmée par la foi au pour-soi de
l'utilité. Il est clair que l'utilité vise à nier toute
métaphysique de la foi, c'est-à-dire toute prétention de
celle-ci à affirmer un contenu absolu qui échapperait à la
réalité. L'utilité est l'affirmation d'une
réalité en tant que celle-ci est une, totale et effective : son
but est comme le dit Henri Niel dans son ouvrage De la Médiation
dans la Philosophie de Hegel, d'effectuer la "ruine du monde de
l'en-soi »13(*), monde qui a été patiemment construit
par le monde de la foi. Cette foi est une foi déjà
intellectualisée, qui est l'affirmation de l'en-soi, une "fuite "de la
réalité effective et une élévation de cette
dernière dans le domaine de l'universalité abstraite. Du point de
vue de la pure intellection, l'essence n'est pas "au-delà "de ce monde
mais elle fait partie de celui-ci. La foi incarne le monde de l'en-soi, la pure
intellection et le monde de l'utilité incarnent le monde du pour-soi ;
ils sont nécessairement dans une relation exclusive et dogmatique :
l'utilité, en tant que catégorie de la pure intellection, est un
refus catégorique d'une métaphysique, d'un au-delà de la
physique et de la nature. De plus, c'est une opposition qui surgit au sein de
l'Esprit puisque la conscience effective s'illustrant à travers le
concept de l'utilité, s'oppose à la conscience de l'essence de
l'Esprit ; le monde de l'utilité est le monde de l'en-deçà
opposé au monde de l'au-delà ou plutôt opposé
à ce monde indépendant de l'au-delà. À la limite,
on pourrait dire que le monde de l'utilité pourrait accepter le monde de
l'au-delà à condition qu'il soit le pur reflet de
l'en-deçà. Le royaume de l'utilité est le royaume de
l'effectivité réaménagée de manière basique
et il est légitime de prétendre que l'utile est ce qu'il y a de
plus effectif dans l'effectif d'où peut-être une certaine
platitude, une certaine rudesse. L'utilité est en fait un sursaut de
l'effectivité, un sursaut de la conscience effective qui se
méprend sur son compte et qui refuse un dédoublement du
réel.
Dans le monde de l'utilité, le monde de la foi et de sa
métaphysique est un tissu de préjugés et d'erreurs : la
pure intellection réduit alors la foi à une superstition, une
croyance en une essence chimérique. Les Lumières ne refusent pas
l'essence absolue, elles refusent une coupure de cette essence avec le monde
mais elles ne voient pas qu'elles participent inconsciemment à cette
fracture. C'est pourquoi l'utilité nie toute réalité
ontologique qui serait transcendante au monde réel ; cette certitude de
l'homme des Lumières s'oppose à la certitude de l'homme croyant.
L'homme des Lumières veut faire reconnaître sur terre le concept,
il lui montre qu'il ne faut pas se courber devant une réalité
étrangère qui lui a été imposée par
l'artifice des prêtres. Pour les Lumières, l'essence absolue est
produite par la conscience de soi et la foi est donc vidée de son
contenu ; la pure intellection se satisfait de son processus de négation
qui lui permet de s'installer dans un royaume de l'utilité tandis que la
foi reste "perpétuellement insatisfaite »14(*) Si l'utilité est le
moyen par lequel les Lumières détruisent toute idée
métaphysique d'une réalité double, cela ne signifie pas
que l'époque des Lumières soient une époque
antimétaphysique.
L'Aufklärung est l'époque d'une
instauration d'un nouveau type de métaphysique : c'est l'époque
de "la pure pensée et [de] la pure
matière ».15(*) On sait que l'Aufklärung a donné
naissance au matérialisme philosophique le plus absolu,
matérialisme s'incarnant dans des positions telles que celles d'Holbach
et d'Helvétius. La raison se nie en tant qu'objet apparaissant à
elle-même, elle est donc nécessairement amenée à
conférer de la réalité à son autre absolu : la
matière. La conscience est donc partagée entre son processus
propre, dont elle fait un en-deçà de l'objet et l'objet
lui-même. Cependant, cette dichotomie entre un en-deçà et
un au-delà n'est pas seulement l'expression du matérialisme mais
aussi celle du spiritualisme. Les spiritualistes qui appartiennent à un
genre déterminé de l'idéalisme, identifient cet
au-delà de la conscience à la «pure pensée "tandis
que les matérialistes appellent celui-ci «pure
matière ». Hegel renvoie dos à dos ces deux positions
fondamentales du XVIIIe siècle : ce que ne supporte pas
l'homme des Lumières, c'est l'altérité radicale et
irréductible affirmée par la foi. L'altérité doit
être réduite et relative ou elle n'est pas : il faut qu'elle soit
spécifiquement de même nature. Tandis que la foi attache une
valeur absolue au monde de l'au-delà, la pure intellection y attache une
valeur relative. Il faut qu'il y ait relativité car la relativité
est le fondement d'une déterminabilité finie. Pour la pure
intellection, on n'a pas de fini et d'infini séparés parce que
l'infini est le reflet du fini et il est le fini infinitisé, le fini
dans sa réalité la plus complexe. Le contenu des Lumières
s'exprime véritablement à travers un
idéalisme-matérialiste ou plutôt un
matérialisme-idéaliste puisque les deux positions se confirment.
Il existe une métaphysique matérialiste ou déiste qui pose
la pure essence comme la substance matérielle des choses ou comme
l'être suprême. La religion, vidée de sa
substantialité, devient une religion d'un monde réel et naturel.
Le XVIIIe siècle a connu de nombreux débats qui ont
mis à l'ordre du jour le thème de la religion naturelle,
thème célèbre au siècle précédent
dans certaines réflexions comme chez Tolland. Si l'utilité est un
concept antimétaphysique, on trouve également une
métaphysique de l'utilité qui s'enracine dans en
matérialisme plat. La platitude du pour-soi qui combat résolument
toute réalité métaphysique et ontologique transcendante,
se perd elle-même dans un contenu métaphysique : on a comme un
retour en force de la métaphysique au moment des Lumières et la
conscience de l'Aufklärung ne s'en rend pas compte. La
métaphysique se retourne en elle-même, et l'altérité
absolue n'est plus "au-delà "mais "en-deçà »,
c'est la matière. L'illusion de l'Aufklärung vient du fait
qu'elle prend "la pure pensée "ou la "pure matière "pour des
objets plus réels que ce qu'affirmait la foi. La pure intellection ne
comprend pas que ce qu'elle a nié, à savoir le contenu de la foi,
c'est elle-même : elle se méprend sur son essence, et sa critique
se retourne contre elle-même. Elle juge la foi mais elle ne voit pas
qu'à travers la foi, c'est aussi elle-même qu'elle juge.
L'utilité est un concept antimétaphysique qui se constitue
métaphysiquement et qui accomplit un processus d'autonégation non
consciente : elle lutte contre son propre fondement et cela est l'assurance de
la sortie des Lumières.
L'utilité est un concept clé qui
consacre l'unité des philosophies matérialistes des
Lumières chez Hegel
La remise en cause d'un ancien monde avec ses structures
institutionnelles, son cadre de vie, pour un nouveau monde fait à la
mesure de l'homme ne peut se constituer sans le concept de l'utilité. Ce
monde fait pour l'homme est un monde utile à l'homme c'est-à-dire
un monde plus adapté à ses désirs, ses volontés.
L'utilité permet à l'homme de confectionner ses propres
repères. Hegel, dans ses Leçons sur l'Histoire de la
Philosophie, cadre les grands moments de ce bouleversement. L'idée
d'un monde structuré et hiérarchisé verticalement, n'est
plus tenable à l'époque de l'Aufklärung : l'esprit
conscient refuse d'être subordonné à un en-soi
suprasensible. "Toutes ces formes, l'en-soi réel du monde effectif,
l'en-soi du monde suprasensible, se suppriment donc dans cet esprit conscient
de soi-même. »16(*) Les Lumières égalisent la conscience de
soi en supprimant ce rapport à l'en-soi qui est
hiérarchisé sous l'Ancien Régime. Cette suppression
annonce déjà l'abolition d'un type de pensée et d'un type
de comportement qui s'est produit lors de la Révolution
Française. "Cet esprit conscient de soi-même "est le concept,
c'est-à-dire la fixation d'un mouvement négatif. Ainsi, l'essence
tombe en-dehors de ce mouvement négatif car le concept est vidé
de tout contenu et de toute distinction : il n'est plus que la position du
négatif. L'essence vide n'a plus que deux solutions : ou bien elle est
le penser pur ou bien elle est représentée comme objectivement
existante face à la conscience en général. "Nous
voyons ici apparaître librement ce qu'il est convenu d'appeler le
matérialisme et l'athéisme, en tant que résultat
nécessaire de la conscience de soi concevante
pure. »17(*) L'athéisme est l'abolition d'un en-soi
suprasensible et le matérialisme est la transformation de l'en-soi
effectif en une altérité déterminable car la
matière est présente activement dans la multiplicité de la
nature. "la matière est l'universel, l'être-pour-soi
représenté comme supprimé. »18(*) : elle est l'autre de l'homme,
elle est ce fond utilisable par l'homme.
Ce mouvement matérialiste s'est développé
avec vigueur en France et Hegel aime à le rappeler. Il admire dans la
philosophie française cette lutte contre l'existence elle-même,
contre la foi, "contre toute la puissance de l'autorité établie
depuis des millénaires " contre tout ce qui est ainsi en
vigueur, qui est pour la conscience de soi une essence étrangère
qui veut être sans elle, et où elle ne se trouve pas
elle-même. »19(*) Cette philosophie refuse l'autonomie d'un en-soi
qu'elle ne pourrait saisir objectivement, "l'essence étrangère
"est inutile pour elle et très dangereuse dans la mesure où elle
est source d'aliénation et de domination. Ainsi, cette philosophie est
une révolte contre tout ce qui est étranger au monde effectif et
qui perturbe son cours ; elle est une volonté de
réaménager un monde uniquement humain à côté
du monde naturel. Cette révolte est le souhait d'une multitude, une
"aspiration à comprendre l'absolu comme quelque chose de
présent et en même temps comme quelque chose de pensé et
comme unité absolue »20(*) L'absolu doit être présent pour
être saisi, il ne peut pas échapper à ce présent
sinon il s'obscurcit. Il doit se manifester et se présenter, il ne doit
plus être seulement imaginé ou supposé : la volonté
des Lumières est une volonté effective.
Cependant, pour Hegel, cette aspiration n'aboutit
qu'« à une nature en elle-même
indéterminée, au sentir, au mécanisme, à
l'égoïsme et à l'utilité. »21(*) "L'égoïsme et
l'utilité », tels sont les principes qu'Hegel pose pour la
philosophie des Lumières : l'égoïsme n'a pas ici une
connotation morale et péjorative, il signifie une nouvelle
évaluation de la structure de l'ego. L'ego devient pleinement ego et
affirme ses droits ; le développement de l'égoïsme va de
pair avec le développement de l'utilité sociale car la
société doit être utile à l'individu comme celui-ci
doit être utile à la société. Nous avons de ce fait
une égalité des rapports entre l'ego et la société
et aussi entre l'ego, l'alter ego et la société. En revanche, ces
concepts ne sont admissibles que si nous réevaluons l'être naturel
de l'homme et la nature : l'évaluation de l'être social ne
s'effectue qu'après la pleine détermination de l'être
naturel en général, de son "mécanisme "et du
"sentir ». L'absolu est en fait naturalisé ; il est
présenté sous une forme naturelle. La philosophie
française a développé le plus fermement cette
pensée de l'utile dont l'emblème pourrait être : "
Examine toutes choses et garde le bon »22(*) : le "bon "est ce qui ne nuit
pas à l'homme, l'utile étant opposé au nuisible. Le libre
examen, c'est-à-dire l'examen philosophique est nécessaire pour
déterminer ce qui est bon.
Cet emblème de la philosophie de l'utile prend valeur
de slogan. Le règne de l'utilité vient d'une
systématisation de ce slogan et Hegel note avec une certaine
acuité que le besoin philosophique se fait plus pressant chez les
Français : " C'est une vue universelle et concrète de tout ce
qui existe, complètement indépendante de toute autorité
comme de toute métaphysique abstraite. »23(*) La philosophie
française du XVIIIe siècle est la pensée utile
et la pensée de l'utile, la pensée utile au sens où elle
repère les existants concrets et la pensée de l'utile dans la
mesure où elle évalue ce que peuvent apporter ces existants
concrets. C'est une pensée utile qui est libérée des
chimères de la religion et de la métaphysique. Par exemple, Hegel
analyse brièvement cette pensée de l'utile telle qu'elle
s'exprime chez Helvétius. Il cite la phrase suivante d'Helvétius
: " Ce que je veux, fût-ce la chose la plus noble, la plus
sacrée, est mon but. Je dois y être présent, je dois
l'approuver, je dois le trouver bon. Tout sacrifice s'accompagne toujours d'une
satisfaction, on s'y retrouve toujours
soi-même. »24(*) La sobriété de la phrase et sa
structure circulaire nous indiquent que cette pensée calcule les
avantages et les inconvénients : le "sacrifice "est à la mesure
de la "satisfaction "que je peux trouver ; nous avons une sorte de balancement
et en même temps un relatif équilibre. Les philosophes
s'inscrivent pleinement dans ce tempo de l'utilité qui rythme toute
cette époque. D'un certain point de vue, la pensée de l'utile est
une pensée éminemment philosophique au sens où elle tend
vers la juste mesure, vers une équité, où les avantages
sont proportionnels aux inconvénients, les joies proportionnelles aux
efforts. Remarquons ici le mot "présent "dont nous avons souligné
l'importance un peu plus haut : l'absolu est présent à l'homme et
l'homme doit être présent à lui-même et aux fins
qu'il s'assigne. Le monde de l'utilité est le monde du présent.
Les philosophes français ont d'abord combattu le formalisme des
institutions qui n'étaient plus en phase avec l'esprit qui les avait
crées et qui étaient devenues inutiles à l'homme. Cette
pensée de l'utile développée par les Français a
été reprise par les Allemands : " ils se lancèrent
dans l'Aufklärung et dans la considération de l'utilité de
toutes choses, trait qu'ils reprirent des Français. Que l'utilité
soit l'essence des choses existantes signifie qu'elles sont
déterminées comme n'étant pas en soi mais pour autre
chose, un moment nécessaire mais non unique. »25(*) L'être de la chose n'est
plus simplement être, il est être en tant qu'être-utile :
l'utilité a un caractère transitionnel (nous le sentons dans
l'expression "nécessaire mais non unique ») et sa structure
est une structu,re du bon-pour qu'Heidegger thématisera dans
Être et Temps. Cette phrase nous prouve que l'utilité
n'est pas seulement un concept clé des Lumières mais un principe
de fond, principe qui régit le développement de cette
pensée. Toutes les philosophies des Lumières trouvent leur
unité dans ce principe.
origine métaphysique de la notion qui aboutit
à une généralisation du règne de l'utilité
technique chez Heidegger
L'utilité s'enracine profondément dans un
horizon technique et l'horizon technique lui-même est
métaphysique. C'est avec le second Heidegger, celui d'après la
seconde guerre mondiale, que nous allons tenter d'éclaircir cette notion
d'utilité technique. Précisons le corpus : Heidegger a
prononcé à Brême en décembre 1949, puis en mars
1950, sous le titre commun Einblick in das was ist (Regard dans ce qui
est) quatre conférences intitulées Das Ding (La chose),
Das Gestell, Die Kehre (Le Tournant), Die Gefahr (Le péril). La
deuxième fut reprise et développée le 18 novembre 1953, au
cours du cycle organisé par l'Académie bavaroise des beaux-arts
sur le thème Les Arts à l'âge de la Technique,
sous le titre Die Frage nach der Technik (La question de la Technique).
C'est sous cette forme qu'elle figure au début des
Vorträge und Aufsätze (Essais et Conférences). Le
problème n'est pas d'exposer le rôle de la technique mais de
savoir sur quoi repose l'utilité technique. Heidegger ne
s'intéresse pas tant à la technique qu'à l'essence de la
technique et "l'essence de la technique n'est absolument rien de
technique. »26(*) Cette affirmation radicale et paradoxale a pour but
de nous faire comprendre que l'essence de la technique réside dans la
métaphysique qui fonde la totalité des étants ; la
technique est un projet volontaire enraciné dans toute la
métaphysique occidentale. À ceux qui s'étonnent de son
existence, Heidegger répond qu'elle est le résultat logique d'un
processus qui s'est effectué dans le temps. La puissance de la
volonté à l'époque technique n'a rien d'une volonté
de puissance nietzschéenne ni d'une volonté du savoir absolu
hégélien, c'est bien plutôt une volonté de
l'Être qui plonge l'homme dans la technique pour que celui-ci essaie de
le questionner. Cette époque de la technique se caractérise
essentiellement par une fracture, une épochè au sens
où la métaphysique se récapitule et nie toute sa
profondeur historique. Cette époque an-historique modifie
considérablement le statut de l'utilité en le faisant converger
vers la notion d'utilisation.
analyse du couple utilité-utilisation
Le paradoxe qu'Heidegger énonce et dénonce, est
le suivant : la technique tend vers l'utilité alors que l'essence de la
technique n'a rien d'utilitaire. Tout se passe comme si la technique trahissait
son essence qui est technè, essence à propos de laquelle
nous reviendrons explicitement dans la troisième partie de ce
mémoire. L'utilité naît dans cet écart, elle creuse
cet écart parce qu'elle est l'invalidation de l'essence de la technique,
une déformation originaire de la technè, et elle est de
surcroît le résultat et l'entrée dans une
post-modernité an-historique. Si nous considérons que la
technique est l'ensemble des instruments qui servent à fabriquer quelque
chose et des procédures qui servent à les faire et à les
maintenir en fonction, alors nous pouvons dire que la technique est devenue une
fonctionnalisation de l'outil. L'outil industrialisé est fonctionnel et
remplaçable et la visée d'utilité se confond avec une
visée d'utilisation ; ce qui est visé, c'est l'exploitation
totale de l'étant. On ne veut pas simplement déterminer
l'être de l'étant, c'est-à-dire de ce qui est, mais on veut
le fixer pour le manipuler. L'utilité est une réification, une
objectivation totale de l'étant ; on pourrait presque dire qu'elle est
une surdétermination, un surcodage, et utiliser à bon escient
tout ce champ lexical du surrenchérissement. En bref, l'utilité
est une saturation de l'espace humain, une saturation de la
spatiotemporalité en général et inévitablement une
fermeture de l'accès à l'Être.
L'essence de l'utilité est le calcul, calcul de
l'étant et de sa position. Dans Chemins qui ne mènent nulle
part, Heidegger écrit dans l'essai Pourquoi des poètes ?
que les objets calculés "sont fabriqués pour l'usure.
Plus ils sont usés rapidement, plus il faut les remplacer encore plus
vite et plus facilement. Ce qui, dans la présence des choses en objets,
est présent, n'est donc pas leur instance dans un monde auquel elles
appartiennent. La constance des choses fabriquées, en tant que purs
objets pour l'utilisation, est le remplacement,
l'Ersatz. »27(*) Cette phrase est essentielle car elle juxtapose les
concepts d'usure (Vernutzung),
d'usage (Nutzung), et d'utilisation
(Benutzung) : elle définit le cercle infernal et
frénétique de la consommation qui s'accélère sans
fin. (On peut d'ailleurs remarquer la dynamique de la rapidité à
travers les adverbes "rapidement », "plus vite "et »plus
rapidement ».) L'usure est la saturation et l'agression en
règle de l'usage. Cependant, nous pouvons effectuer une distinction
nette à l'intérieur du verbe user entre faire usage de quelque
chose et mener une chose à son usure. L'identification de
l'utilité (Nützlichkeit) à l'utilisation
(Benutzung), identification qu'on pourrait qualifier de maximale, nous
mène dans cette dynamique de l'usure et de l'accélération
de la consommation par l'usure. Non seulement l'usure détruit l'usage
mais l'usure détruit la chose et la fait disparaître. Un autre
concept fondamental intervient dans cette phrase qui est l'Ersatz, le
remplacement. Or, la remplaçabilité est une conséquence de
la modification de l'utilité et de sa convergence vers l'utilisation :
la remplaçabilité désigne le fait qu'une chose puisse
être évacuée et remplacée par une autre chose dont
la fonction est identique. Ce qui reste, ce n'est pas la chose en tant que
chose mais le fonctionnel, l'objet de consommation. La chose n'est même
pas réduite à l'état de résidu, elle n'est plus
rien et s'identifie au mouvement perpétuel de la consommation. Elle
n'est pas détruite, elle n'est pas simplement annulée mais
plutôt annihilée : en effet, le consommateur n'a aucune intention
de la détruire puisqu'il l'ignore et qu'elle peut être
remplacée immédiatement s'il le souhaite. Seules subsistent la
consommation et la visée d'utilité. Le lecteur se rend
évidemment compte que la réflexion de Heidegger sur la technique
montre qu'il y a eu une trahison et un travestissement du projet originel
conçu dans Être et Temps. L'utilité devient la
mascarade de l'ustensilité et la technique annule en quelque sorte tout
le travail d'Être et Temps en le réfutant. On avait
défini l'ustensilité comme la structure ontologique de
l'utilité et on s'aperçoit que l'utilité technique est un
retournement contre l'essence et qu'elle trahit sa filiation avec
l'ustensilité. Ainsi, d'Être et Temps aux
réflexions sur la technique, c'est-à-dire de 1927 à
l'après-guerre et jusqu'à la fin de la vie de Heidegger, on peut
affirmer que ce dernier perçoit une décadence, décadence
de l'ustensile et du simple usage de l'ustensile à l'utilisation de
l'outil comme remplissement d'une fonction, de cette utilisation à la
consommation comme exploitation de l'objet utilisé. Cette
décadence prend la forme d'une réduction et cette
réduction est l'identification ontique de l'utilité à
l'utilisation et l'identification ontologique de l'ustensilité à
l'utilité technique. Cette double modification traduit une perte
ontologique et un danger. Lorsque l'ustensilité se réduit
simplement à l'usage comme utilité, sans solidité, alors
nous sommes bel et bien dans le règne de la technique comme domination
et asservissement utilitaire. L'outil industrialisé n'a aucune nature
propre, il est prêt à être absorbé par la
restructuration constante qui est la forme ultime de l'organisation
technologique. L'outil a une place et seule cette place ne varie pas dans
l'opération de remplaçabilité. L'ustensilité est
niée puisqu'elle ne révèle plus l'ambiance d'un monde mais
est détachée de ce monde.
L'époque de la technique contredit le thème
central de la première partie d'Être et Temps : dans
cette partie, l'outil disponible était ontologiquement plus fondamental
que les objets subsistants, dans le sens où les objets subsistants ne
pouvaient être des modes intelligibles que comme des modes privatifs de
l'outil c'est-à-dire des modes décontextualisés de
l'outil. Or, l'ustensile perd ici sa relation ustensilaire c'est-à-dire
sa relation au monde ; il perd ce contexte et devient un infra-objet
subsistant, à savoir un objet qui n'est subsistant (Vorhanden)
uniquement que par sa fonction. Cet objet désontologisé et
arraché à son environnement (Um-welt) a juste une place
assignable. On le commande (bestellt) à être sur le champ
au lieu voulu. Dans La Question de la Technique, Heidegger
écrit que "ce qui est ainsi commis a sa propre
position-et-stabilité (Stand). Cette position stable, nous l'appelons le
"fond »(Bestand). »28(*) On utilise un fond, un Bestand, on se sert
de ce fond qui devient une ressource et non plus un objet. Le règne de
l'utilité-utilisation se caractérise également par une
désobjectivation et par la présence d'un outil
désincarné et privé de sa référence mondaine
qui lui donnait pourtant toute sa valeur. On ne remarque plus l'outil parce
qu'il est remplacé sans qu'on n'y fasse attention. L'outil
industrialisé perd sa valeur, il n'est plus en face de nous
(Gegenstand) mais appartient à un fond informel (Bestand).
Il est intéressant de repérer le fossé qui
sépare Être et Temps du problème de la technique
en examinant les exemples qu'Heidegger emploie. Dans Être et Temps,
Heidegger s'intéresse au cas du marteau puis
"l'écritoire, la plume, l'encre, le papier, le sous-main, la table,
la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la
chambre. »29(*) En revanche, dans La Question de la Technique,
il prend pour exemple la "centrale électrique »,
c'est-à-dire un objet de la technique moderne et non plus un outil
traditionnel. Les exemples donnés dans Être et Temps sont
en relation avec le travail de l'écriture (« papier, plume,
écritoire... ») : Heidegger prenait pour exemples les outils
dont il se servait lui-même. "La centrale électrique "n'est plus
un outil, elle ne permet plus de voir le Rhin de manière poétique
et naturelle mais au contraire une façon de l'envisager comme un
potentiel d'énergie utilisable. Autrement dit, ce qui est
menaçant dans la technique moderne n'est pas la technique
elle-même mais un comportement de l'homme asservi à cette
technique, où celui-ci déchiffre le monde uniquement suivant
l'utilité qu'il en retire. Si l'ustensilité, dans Être
et Temps, était considérée comme une première
détermination du monde, l'homme n'en resterait pas là : cette
ustensilité le placerait d'emblée dans un monde sans pour autant
constituer ce monde. L'ustensilité était destinée à
être dépassée. De plus, quand Heidegger introduit le
concept d'outil, il montre que ce dernier doit obligatoirement fonctionner
à l'intérieur d'un contexte local, une région
(Gegend), une localité relativement autonome. Or, avec cette
délocalisation de l'outil survient également une rupture de
l'outil avec la nature et la terre. L'homme agresse et transforme la nature
pour s'assurer qu'elle sera toujours disponible et toujours plus utilisable :
c'est une provocation technologique qui est à l'oeuvre. L'outil, comme
le "marteau », n'est pas une chose disponible que l'on jetterait
immédiatement après usage car il s'inscrit dans une durée.
On prend soin d'un outil, on se soucie de lui (Für-sorge). Le
monde technologique se caractérise par une exigence
(Fördern), qui est l'exigence d'un savoir total de l'étant
et de son application immédiate. L'étant est soumis à se
dévoiler et à produire, l'intensification de cette production
trahissant le sens originel de la technè et se nommant la
productivité.
L'horizon est un horizon d'utilisabilité où on
conçoit la chose comme un potentiel utilisable et l'usage se trouve
dégradé et transformé en une usure systématique. Le
monde est un système de moyens et de fins : j'utilise un moyen qui me
sera utile pour parvenir à une fin immédiate. Tel est le
fonctionnement de la structure utilité-utilisation. L'horizon n'est
même plus un horizon puisque l'écart à cet horizon est
gommé, l'utilisabilité étant
elle-même l'universalisation d'une non-médiation
c'est-à-dire une non-universalisation. Heidegger résume bien cela
dans sa conférence Dépassement de la Métaphysique : "
Le cercle de l'usure pour la consommation est l'unique processus qui
caractérise l'histoire d'un monde devenu non-monde
(Unwelt). »30(*) L'usure est l'unicité d'une utilisation
immédiate ; "l'histoire d'un monde devenu non-monde », c'est
la disparition ou plutôt la "furie "(pour reprendre un terme
hégélien qui apparaît dans la
Phénoménologie de l'Esprit) de la destruction de toute
médiation et la désintégration d'un monde qui avait
pourtant été patiemment humanisé. On sait grâce
à Hegel que c'est avec la structure de la médiation que la vie
s'humanise. Or, si la médiation disparaît, on assistera à
une immédiateté généralisée et à un
monde déshumanisé devenu im-monde à tous les sens du
terme. S'agit-il d'une apocalypse technologique soudaine ?
b) l'époque utilitaire comme accomplissement
d'une programmation métaphysique
Il faut inscrire la question de l'utilité dans
l'histoire parce que le règne utilitaire ne surgit pas au hasard ; il
apparaît au contraire dans une fin de l'histoire, fin à la fois
nécessaire et inévitable. En frappant l'histoire du sceau de la
finitude, on la prend dans un sens non hégélien : l'histoire
cesse d'être la dimension suprêmement englobante, elle est finie,
elle s'est récapitulée et ramassée dans cette
époque utilitaire, époque qui est aussi une
épochè, c'est-à-dire un suspens du temps
historique et une entrée dans l'an-historique. Cette époque,
Heidegger la nomme époque de la technique et fin de la
métaphysique : " Nous prenons la technique en un sens si essentiel
qu'il équivaut à celui de la métaphysique
achevée. »31(*) La technique est alors la fin d'une époque
historique, la fin de la métaphysique occidentale. Pourtant,
curieusement, cette fin était prévue par la métaphysique
elle-même : ce futur était un futur antérieur, un futur
minutieusement programmé. Ainsi, l'achèvement de la
métaphysique est l'accomplissement d'une programmation, terme qui nous
mène tout droit dans le champ de l'informatique. Si cette époque
est programmée, cela signifie que la métaphysique est une
fatalité (Verhängnis) : son futur est un passé.
"la métaphysique est aussi passée en ce sens qu'elle est
entrée dans son tré-passement. Ce trépas dure plus
longtemps que l'histoire jusqu'ici accomplie de la
métaphysique. »32(*) La fin de l'histoire, la mort de l'histoire, dure
plus longtemps que l'histoire elle-même. L'utilité est le signe de
cette non-historialité : elle n'est en fait pas tant une transition
qu'un entremêlement entre l'historial et le non-historial.
L'époque utilitaire est la pleine actualisation du dépassement
(Überwindlung) de la métaphysique. D'une certaine
façon, l'histoire survit à sa propre mort, comme chez Hegel,
puisque le futur de la technique se trouve déjà inscrit,
programmé à l'avance dans le passé de la
métaphysique. Ce passé est une eschatologie, une anticipation
prophétique de la fin. L'Eschaton est cette limite où
dans le dispositif technologique mondial, l'histoire réalise jusqu'au
bout son programme, constitué dans le passé le plus
reculé.
Le principe d'utilité est une effectuation et un
développement du principe de raison suffisante leibnizien qui
s'énonçait selon ces termes : " Nihil est sine
ratione », c'est-à-dire que tout a une raison. La raison,
en tant que puissance d'objectivité, est suffisante pour
déterminer les contours de l'objet. Pour Heidegger, à
l'époque moderne, ce principe se trouve réactivé sous
plusieurs formes : planification, production économique
optimisée, machines cybernétiques, logicisation de l'information.
L'histoire, morte en son principe, règne de façon d'autant plus
tyrannique qu'elle accomplit, exécute, dans la technique, de
façon totalement oublieuse, les anciennes propositions
spéculatives. Ce qui fut jadis étonnement, doute, critique
devient opération, calcul, effectuation. L'avenir de la planète
se réduit au devenir effectif de quelques vieilles propositions
spéculatives ; la philosophie n'échappe pas à la
règle car c'est elle qui est devenue une philosophie de
l'utilité. Nous avons ici l'impression que l'utilité est
l'application des principes d'une vieille métaphysique, cette
application se formant non pas dans un temps et un espace donné, mais
dans un non-temps, une non-histoire et un espace
généralisé. Il n'y a plus d'histoire et de philosophie au
sens véritable mais des résidus d'histoire, de philosophie qui se
fondent dans une applicabilité universelle c'est-à-dire un
ensemble d'applications qui se veulent concrètes. De cette fausse
concrétisation résulte une abstraction de l'essence humaine.
Alors que l'homme se saisissait comme être historique, il est
renvoyé à lui-même et n'arrive plus à se saisir
objectivement. Non seulement l'homme n'arrive plus à se saisir comme tel
mais il n'a même plus le sens des choses.
« La rationalisation technico-scientifique qui
régit l'époque présente a beau établir son droit
d'une manière chaque jour plus saisissante par une effectivité
dont nous pourrons à peine prévoir ce qu'elle peut devenir :
cette effectivité ne sait rien de ce qui, plus originellement, ouvre la
possibilité même du rationnel et de
l'irrationnel. »33(*) L'homme est en train de perdre sa dimension
symbolique et la phrase de Heidegger sonne comme un avertissement. L'ère
de l'applicabilité universelle et de l'utilité comme application
de principes conceptuels forgés pendant plusieurs siècles se
caractérise par une "rationalisation technico-scientifique »,
car c'est cette collusion entre science et technique que se joue et se
déroule la modernité ou plutôt la post-modernité
puisque nous vivons la fin de l'histoire qui n'en finit pas de finir.
L'épochè technique est un véritable suspens qui
dure plus longtemps que ce qui l'a produite. Quand Heidegger évoque "la
rationalisation technico-scientifique », il ne faudrait pas entendre
cela au sens où nous aurions une technique conçue comme
l'application de la science, sinon Heidegger aurait employé le terme de
rationalisation scientifico-technique. Bien au contraire, c'est la science qui
est soumise à la technique et à son essence, car "la science
ne pense pas. »34(*), elle ne saurait donc penser sa différence
d'avec la technique. Cette ère utilitaire se manifeste par un
impératif de la productivité et de l'application ; la science
n'est qu'un moyen efficace au service de cette application. Nous sommes
empêtrés dans l'engrenage de l'effectivité comme nous le
montre Heidegger dans cette phrase extraite de Questions IV et nous ne
savons même plus comment elle s'effectue et ce qui la rend possible. Il
existe un risque non négligeable d'aliénation à ce
principe d'effectivité qui a synthétisé et absorbé
tous les autres principes. L'effectivité tourne à vide et cette
vacuité se fait de plus en plus menaçante. Elle ignore les
limites du rationnel, elle ne fait qu'être effectivité et non plus
effectivité effectuante, elle est donc coupée de tout. Si un
oubli de l'être qualifie cette époque selon Heidegger,
peut-être vaudrait-il mieux parler d'un oubli de l'historicité,
l'historicité étant cette capacité qu'a l'homme de
réfléchir sur son histoire. Nous nous situons dans une "fracture
de l'histoire "comme l'écrit Michel Haar, c'est-à-dire une
cassure irréparable dans laquelle nous sommes embarqués, au sens
pascalien du terme. Il revient aux hommes de penser cette fracture, de penser
métaphysiquement la métaphysique et de l'achever puis de tenter
d'envisager un autre type de pensée qui permette de sauver l'être
humain en tant qu'être symbolique, car il y a danger.
c) le règne de l'utilité technique :
le règne de l'indifférenciation
Si "la science ne pense pas "et si l'ère de
l'utilité est dominée par une rationalisation
technico-scientifique, alors ce règne devient un règne de
l'indifférenciation généralisée. Hegel avait
montré que ce concept pouvait renfermer une certaine platitude dans le
combat de la pure intellection contre la foi mais ici cette platitude prend la
forme extrême d'un aplanissement et d'une annulation systématique
de toute différence. Cette annulation est en fait un nihilisme :
l'être est en son fond utile c'est-à-dire qu'il n'est rien.
L'utilité utilitaire est une néantisation, une usure de l'usage
qui le fait disparaître ; cette usure est un usage technologique en
l'absence de tout but. Le principe d'utilité s'énonce de la
manière suivante : tout a une utilité c'est-à-dire rien ne
peut se comprendre et s'expliquer sans ce principe. L'usure n'est pas
simplement l'usage des matières premières qui implique
l'exploitation de la nature, ou l'utilisation d'objets, d'outils, de biens de
consommation : c'est un processus métaphysique qui pourrait se
définir plus précisément encore comme la pure exigence de
produire industriellement de consommer.
Cependant, ce processus métaphysique est totalement
indifférent à lui-même : la technique ignore et tourne
définitivement le dos à son essence. La mondialisation
technologique, la généralisation de la consommation servent
à masquer le vide, l'absence de but d'une machinerie tournant sur
elle-même. L'utilité est finalement dénaturée par
cet utilitarisme nihiliste et devient indifférente à son essence
et à l'horizon qu'elle posait. En outre, la technique se trouve
consolidée par son indifférence à la métaphysique.
La différenciation ontologique entre l'Être et l'étant est
broyée, la technique voulant clôturer le sens de l'étant et
le rendre transparent. Cette transparence ne renvoie à rien, la
technique étant elle-même une liquidation de l'Être en
refusant catégoriquement le questionnement de l'Être et de la
réalité du Dasein qu'est l'homme. L'utilité n'est
plus un nom mais un verbe car elle est devenue un "utiliser », une
activation, une application sans but. Ce verbe est à l'infinitif qui est
le mode de l'inactualisé et donc il n'a pas de sujet parce qu'il renvoie
à tous les sujets. Le dispositif technologique risque fortement de
devenir un procès sans sujet : ce qui est par ailleurs paradoxal et
remarquable, note Heidegger, c'est que l'époque utilitaire, si elle est
indifférente à la métaphysique, permet une domination et
une détermination plus absolue par la métaphysique qu'à
une époque antérieure. Par la fracture totale de l'Être et
de l'étant, la métaphysique devient une superpuissance ; elle
s'épuise en s'affirmant comme elle ne l'a jamais fait auparavant. Le
monde de la technique est devenu un non-monde : l'homme est
déraciné, il a perdu son monde parce qu'il veut l'asservir. Il
perd du même coup son ancrage terrestre et ce qui est menacé,
c'est son identité personnelle. D'ailleurs, Heidegger, dans La
Question de la Technique, montre que l'homme lui-même peut
être pris comme fond de la technique : elle peut aussi bien utiliser
l'homme que n'importe quel autre objet car l'utilité, dans son aspect
technique, se manifeste par un caractère provocant. Utiliser l'homme
comme fond disponible, c'est le provoquer, le prendre comme une chose
remplaçable et menacer ainsi son éthicité et sa
personnalité. L'utilitarisme technique bouleverse la nature et les
valeurs proprement humaines. Cet utilitarisme n'est même plus un
véritable utilitarisme puisque nous savons que l'utilitarisme est une
doctrine éthique qui préconise une utilité sociale et
individuelle, comme chez John Stuart Mill. Alors que l'utilitarisme
traditionnel respecte les valeurs humaines, l'utilitarisme technique, en tant
que règne de l'indifférenciation qui force et accentue une
indifférence, est le règne de la non-valeur, du non-signe, de
l'absence de différence, bref de l'absence de l'humain. Le monde est
devenu non-monde ; le technocosme a détruit le cosmos et l'environnement
humain (Umwelt) de l'homme : le non-monde est devenu l'im-monde
(Unwelt). L'utilité utilitaire n'est pas du tout utile à
l'homme, elle l'asservit ; l'utilité renverse son essence et la renie en
répudiant l'éthicité qui la liait auparavant à
l'homme. Car l'éthicité, c'est le respect des valeurs et qui dit
valeurs dit échelle de différences et personnes
différentes. L'indifférence technologique est due à cet
impératif an-éthique du règne technique. Dès que
l'on utilise la technique à autre chose qu'à conserver, elle fait
éclater les cadres anthropocentrés et du même coup, pousse
hors du champ de l'éthique.
L'utilité utilitaire est l'association de
l'utilité à l'utilisation et le travestissement de son
enracinement dans l'ustensilité. L'univers technique est une
universalisation des renvois, tout renvoyant à tout et en fin de compte
à rien puisque la finalité disparaît. Cette
universalisation est vidée de son sens, elle est encore plus abstraite
et elle se réduit à une uniformisation et une uniformité.
Cela se manifeste concrètement par un nivellement des goûts, des
tendances, des opinions ou des idées. L'utilitarisme est une mise en
application de la suppression des distinctions métaphysiques. Heidegger
se situe ici encore en phase avec Hegel puisque ce dernier avait minutieusement
décrit la platitude de l'utilité. L'utilitarisme technique serait
plus une systématisation de cette platitude, c'est-à-dire une
égalité à soi-même qui devient un
égalitarisme à soi-même ; l'utilitarisme technique est
alors le plat du plat, ce qu'il y a de plus aplani et de plus aplati. Cette
platitude extrême est le signe d'un réductionnisme forcené
et abstrait. Plus on fait progresser le monde, plus on le réduit et plus
on le tue. Le monde de l'utilité technique est devenu non-monde parce
que le projet technologique interdit toute décision humaine. On se
trouve plongé dans une indécision multiforme : toutes les
différences tendent à s'effacer, entre l'important et
l'accessoire, le proche et le lointain, l'état de guerre et
l'état de paix, la joie et la douleur. L'indifférence engendre
inévitablement l'insensibilité. Anthropologiquement, l'homme est
menacé puisqu'on a une suppression de la différence entre pulsion
et raison. L'universalisation immédiate des besoins de l'homme
n'implique plus un comportement rationnel d'où une égalisation
entre l'animal et l'homme : cette universalisation abstraite est sans sujet
humain, elle est identique à elle-même et il n'y a même pas
d'autonégation de cette universalité.
Cela modifie considérablement l'être de la
quotidienneté : d'une certaine manière, le règne de
l'utilité ne fait qu'accentuer ce qu'écrivait Heidegger à
propos de la quotidienneté dans Être et Temps. Heidegger
montrait qu'on ne pouvait parler de la quotidienneté sans que
l'altérité de l'autre ne soit impliquée, invoquée,
utilisée, mais en même temps refoulée
négligée et finalement niée. La quotidienneté se
fonde sur un mode déficient de l'être l'un avec l'autre : le
rapport à l'autre est déjà problématique puisqu'il
tend à être nié mais il n'est pas systématiquement
nié comme il l'est dans le règne de l'effectivité
utilitaire. Le Dasein quotidien oublie son propre souci possible
(Sorge) en se lançant dans le Besorgen,
l'activité affairée en vue de produire telle ou telle chose,
et le Fürsorge, une sollicitude en vue de procurer quelque chose
à l'autre. Le Dasein quotidien est public et l'utilité
fait partie de son quotidien. On peut affirmer que le règne utilitaire
est issu du mauvais pluriel des affaires, des préoccupations humaines et
qu'il entraîne la dépréciation de la quotidienneté.
L'être-moyen (Durchschnittlichkeit) devient médiocre et
cette médiocrité se généralise.
L'indifférenciation produite par le règne utilitaire neutralise
le Dasein : il sombre dans le "On "(Man). Le "On "est ce
pronom qui décline l'identité de l'être-là quotidien
déchu, irrésolu et impropre. L'être-là en son
essence est neutre puisqu'il ne désigne pas tel être-là
mais la réalité de l'être-là. Il n'est
référé à aucune particularité : " Le
«On "qui n'est personne de déterminé et qui est tout le
monde, bien qu'il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la
réalité quotidienne de son mode
d'être. »35(*) Or, l'indifférenciation neutralise
l'être-là en un deuxième sens c'est-à-dire qu'elle
le pousse vers la médiocrité, elle annula sa profondeur. La
médiocrité est une déformation de la
Durchschnittlichkeit et le "On "est le mode banal de la
présentation phénoménale de l'être-là. Dans
l'époque utilitaire, le "On "n'est plus la "moyenne "mais il est le
systématique "nivellement de toutes les possibilités
d'être »36(*) ; tout se passe comme si cette époque
accomplissait ce que Heidegger avait décrit dans Être et
Temps. L'époque utilitaire est la "dictature
caractéristique du On ».37(*) Nous retrouvons dans cette expression
l'impératif technique indifférent à la
réalité humaine : On doit produire, On doit appliquer, On doit
effectuer...Nous avons une banalisation du mode de vie du "On », une
dispersion et un émiettement de ce "On "qui se répète.
Cela se traduit concrètement par une uniformisation des styles de vie,
une programmation stéréotypée des productions culturelles.
Le caractère propre du Dasein (la Jemeinigkeit)
s'épuise et se dissout dans un clonage du "On ». Heidegger a
déconstruit de manière paradoxale la philosophie du sujet en
montrant que celle-ci s'achevait dans la perte du sujet : le "Je" n'est plus
"Je" d'après le projet technico-scientifique, il devient un
"On », nouveau sujet tautologique qui utilise. Il est une
entité indéfinie remplaçable et il est inauthentique parce
qu'il est la conséquence d'une néantisation de la
différence consommée avec l'entrée de l'homme dans
l'ère technique. Cette néantisation produit une perte de sens et
un sentiment d'angoisse : le technocosme devient non-sens car contre-sens
anthropologique dans le sens où il contredit complètement
l'essence humaine. Le sens dépend d'une différenciation et
l'universalisation ne fait qu'accroître une certaine détresse qui
se traduit par une perte de repères et l'oubli pour ne pas dire
l'oblitération totale de l'Être. L'homme ne se déchiffre
plus, il est déraciné à cause d'un enracinement plus
profond de l'utilité dans la technique. C'est peut-être par cette
angoisse qui est une disposition de fond (Befindlichkeit) que l'homme
peut se ressaisir et se révéler comme un être existant. Le
sens de l'étant s'efface, se cherche, se redessine.
La vie utilitaire est une vie limitée qui nous plonge
dans une léthargie dangereuse. Vivre en traquant l'utile, c'est en fait
vivre selon la nature, passer d'une préoccupation immédiate
à une autre. L'utilité n'a plus qu'une fin immédiate, la
satisfaction des besoins de la vie : elle est une réduction de
l'existence à la vie, de la vie humaine à la vie naturelle.
L'être-là indifférent n'existe plus, il vit, il se laisse
vivre (c'est le Dahinleben, le vivoter), la vie utilitaire
étant l'anéantissement de la profondeur humaine de l'existence et
un processus de réduction. Le fait que l'utilité soit du
côté des besoins et de la vie naturelle nous prouve que l'homme a
été réduit à son animalité animale et qu'il
détermine les choses environnantes suivant deux critères, l'utile
et le nuisible. La deuxième conclusion que nous pouvons tirer est que le
monde de l'utilité est une actualisation négative et restreinte
du monde de l'ustensilité. L'ustensilité était une
première détermination de l'être-là qui impliquait
la possibilité d'un dépassement. Or, s'ancrer dans une vie
utilitaire signifie ne pas inclure la possibilité de ce
dépassement et donc se refermer sur son soi, un soi inauthentique et
dépourvu de toute personnalité. En outre, l'attitude circonspecte
(Um-sicht) que l'homme avait dans Être et Temps,
à savoir une attitude d'intérêt vis-à-vis du monde
environnant (Umwelt) est remplacée par une attitude provocante
qui exige le dévoilement total de l'ensemble des étants naturels.
L'utilité a en quelque sorte une double origine chez Heidegger, deux
origines qui entrent en conflit alors qu'Hegel la conçoit comme un
concept essentiel, destiné à refuser l'obscurité d'un
monde qui se prétendrait au-dessus de la réalité. Ceci
dit, il semblerait que l'utilité se pluralise dans diverses figures
phénoménales. Nous étudierons ces différentes
figures non pas pour les figures elles-mêmes, mais pour les rapports
qu'elles impliquent.
Deuxième partie : les caractéristiques
et les manifestations phénoménales de l'utilité
Pour déterminer ce qu'est l'utilité, il ne
suffit pas d'effectuer une définition, c'est-à-dire une simple
exposition de son essence mais il faut au contraire essayer de repérer
ses différents avatars. Comment l'utile s'inscrit-il dans le
phénomène, quelle coloration particulière donne-t-il
à ce dernier ? Deux concepts sont ici à introduire pour
déterminer ces manifestations phénoménales : celui de
modalités ou de figures (Gestalten) en termes
hégéliens, et celui de rapport. Les modalités sont
l'ensemble des modes qui régissent les manifestations de
l'utilité et les rapports définissent les acteurs qui
interviennent car l'utilité est uniquement un processus relationnel.
Chapitre III : la manifestation de l'utilité
comme une diversité de modes chez Heidegger
Heidegger met en lumière les différentes
modalités de l'utilité à travers les modalités de
l'ustensilité dans Être et Temps. Ses réflexions
d'après-guerre nous livrent un autre regard sur les modalités de
l'utilité technique. Ces deux discours se contredisent souvent mais ils
permettent d'enrichir une description de ces divers modes mis en action.
Les modalités de l'ustensilité :
modalités premières de la préoccupation mondaine
Il ne faut pas oublier que l'être-là
préoccupé n'est pas d'abord et distinctement en rapport avec
l'ustensile, mais avec l'oeuvre (Werk). C'est l'oeuvre présente
qui oriente la découverte de l'ustensile. "L'oeuvre inclut le
complexe référentiel au sein duquel se rencontre
l'ustensile. »38(*) Ainsi, le caractère propre de l'ustensile,
l'être-sous-la-main (Zuhandenes), ne nous frappe pas directement
dans la préoccupation quotidienne : l'étant-sous-la-main ne se
manifeste pas comme un étant particulier, il s'insère dans un
complexe (Ganzheit) "ustensilier" qui est à notre
disposition.
l'ensemble de ces modalités forme un complexe
référentiel
Phénoménologiquement, la cohérence du
monde lui vient certes de ce qu'il s'offre à notre praxis
quotidienne comme un complexe d'ustensiles, qui, renvoyant les uns aux
autres (le marteau au clou, le clou au mur), forment par leurs finalités
réunies le système complet et synthétique du monde
disponible. Avant d'étudier ce complexe référentiel
(Verweisungsmannigfaltigkeit), précisons le concept
d'ustensilité et ses diverses modalités c'est-à-dire ses
expressions dans le réel. Nous traduisons par "ustensile "ce que
Heidegger appelle "Zeug ».Ce mot se retrouve dans la plupart
des termes qui désignent les choses qui nous entourent comme dans
Näh-zeug, Schreib-zeug, Werk-zeug, Schuh-zeug, Fahr-zeug : ce qui
sert à...coudre, écrire, travailler, chausser, transporter. Il
faudrait en fait traduire ce terme par une périphrase : " ce qui peut
servir à... "car l'ustensile a une destination (Bewandtnis). Ce
que je rencontre dans le monde n'est pas seulement un ustensile mais
plutôt un utilisable. Cet utilisable se caractérise par sa
Zuhandenheit (son être-disponible) qui me renvoie
immédiatement à une Zeugganzheit. Évoquer les
modalités de l'ustensilité revient à éclairer cette
notion d'utilisabilité. L'utilisable désigne l'étant
présent en tant qu'il est présent pour quelque usage.
L'utilisabilité offre encore l'avantage de dire pourquoi l'étant
rencontré au sein du monde par le Dasein est présent :
pour être Zeug. Nous avons un réel problème de
traduction : signalons que Gérard Granel avait proposé de rendre
Zeug par le terme grec "pragma "plutôt que par outil.
François Vezin a choisi de rendre sensible le détournement de
sens effectué par Heidegger (qui fait toujours une espèce de
torsion au langage) en reprenant l'orthographe ancienne de Montaigne et propose
"util "; nous bénéficions avec cette traduction d'un jeu
de mots perspicace entre util et utilisable, util
étant d'ailleurs très proche de la racine latine d'ustensile
uti qui veut dire se servir. Pour cet exposé, nous garderons la
traduction classique de Zeug par ustensile et de
Zeughaftigkeit par ustensilité. En outre, il faut distinguer
soigneusement ustensilité (Zeughaftigkeit) et
instrumentalité (Zuhandenheit).
L'instrumentalité est plutôt un caractère
général de l'ustensilité parce qu'elle manifeste son
être-disponible, sa disponibilité. Quand nous convoquerons ce
concept, ce sera pour transcrire cette disponibilité au monde
environnant (Umwelt). L'ustensile ne peut être
considéré qu'à l'intérieur d'un complexe
d'ustensiles (Zeugganzes) qu'il présuppose
nécessairement. Le complexe n'est pas une simple somme d'ustensiles mais
une unité bien ordonnée.
Les trois principales modalités de
l'ustensilité sont : la serviabilité
(Dienlichkeit), la maniabilité
(Handlichkeit) et l'employabilité
(Verwendbarkeit). Elles renvoient à un type d'utilité
précis et elles nous permettent de dresser une typologie de
l'utilité. L'utilité, en tant que dérivé de
l'ustensilité est en correspondance étroite avec ces trois
modalités. La modalité selon laquelle l'ustensile est
référé au Dasein est la "maniabilité
"(Handlichkeit) : l'ustensile est "être-sous-la-main
"(Zuhandensein) c'est-à-dire que son premier mode d'être,
son caractère "en-soi "(an-sich), c'est de pouvoir être
manié. Nous avons vu les exemples d'ustensiles que donnait Heidegger : "
l'écritoire, la plume, l'encre, le papier, le sous-main, la table, la
lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre. "Il classe par
ordre croissant les objets qui l'entourent dans son quotidien. Analyser ce
qu'est l'outil, c'est analyser ce à quoi il renvoie parce que
l'utilité est ce rapport de l'outil au complexe
référentiel. Nous voyons d'abord le complexe avant de voir
l'outil lui-même : Heidegger prend l'exemple de la chambre ; la chambre
se découvre à nous comme un outil d'habitation avant d'être
un "vide délimité par quatre murs »39(*). En effet, «un
complexe d'outils doit déjà s'être découvert, avant
qu'un de ceux-ci puisse être discerné »40(*). C'est parce que nous avons
découvert cette chambre que nous pouvons comprendre ce qu'est une
chaise, une table, une armoire ; une sorte de regard perspectif se
dévoile dans ce complexe référentiel. Ce dernier
réfléchit l'ustensile et c'est par cette réflexion qu'il
le constitue pour nous. En se servant de l'ustensile, l'être-là
découvre sa maniabilité. Le seul terme "maniabilité
"(Handlichkeit) indique déjà la relation de l'ustensile
à la main car l'ustensile est un objet sous la main qui n'est pas
présent comme un objet isolé. La deuxième modalité
constitutive de l'ustensilité est la serviabilité
(Dienlichkeit), le pouvoir-servir à. "La
référence "serviabilité "est une détermination
ontologico-catégoriale déterminant l'essence même de
l'ustensile "(eine ontologisch kategoriale Bestimmtheit des Zeugs als
Zeug)41(*). La
serviabilité se concrétise dans l'indication : elle indique le
"à quoi "(Wozu) concret d'un outil. Par exemple, le marteau
possède une référence constitutive car il sert au
martèlement. Elle détermine "l'essence même de l'ustensile
"en révélant un "bon-pour "(Um-zu), une direction ou
plutôt une orientation c'est-à-dire une direction
concrétisée. La troisième modalité de
l'ustensilité, l'employabilité (Verwendbarkeit),
référence typique du matériau, exprime de quoi
(Woraus) est fait l'ustensile ; cette modalité met en relation
l'ustensilité à la nature qui est révélée
à la lumière des produits naturels. La
visée (Hinblicknahme) d'utilisation s'appuie
fondamentalement sur cette disponibilité du matériau : pour
utiliser un outil, il faut au préalable que je le sélectionne en
fonction de sa résistance et de son matériau. Un matériau
doit être approprié à son outil. La nature elle-même
est découverte en même temps que le monde ambiant. "La
forêt est une réserve de bois, la montagne une carrière de
bois, la rivière une force hydraulique, le vent "gonfle les
voiles »42(*). C'est la visée d'utilité qui fait le
lien entre la "montagne "et la "carrière de pierres "car c'est elle qui
prévoit la transformation. La nature se déploie comme un
potentiel destiné à être utilisé mais qui pour cela
nécessite l'attention de l'homme. En outre, nous avons une autre
spécificité de l'ustensilité : Heidegger distingue la
propriété (Eigenschaft), qualité d'un
étant simplement donné, de l'appropriété d'un
ustensile (die Geeignetheit) ; l'appropriété est le fait
d'être propre à..., d'être bon pour... Les qualités
(propriétés) de l'ustensile (par exemple la forme du manche d'un
marteau) sont liées à son appropriété (par exemple
pour un marteau, le fait d'être bon au martèlement). Si le marteau
n'était pas compris comme un ustensile destiné au
martèlement, la préoccupation ne percevrait pas l'existence du
manche, ni la forme spéciale de ce manche. On s'aperçoit ainsi
que l'utilité n'est pas simplement un mode dérivé de
l'ustensilité mais constitue la relation que le Dasein effectue
avec l'ustensile. Si l'ustensilité est une structure ontologique de
l'utilité, il n'empêche que l'utilité est essentielle
à la constitution du concept d'ustensilité. Cette relation est
découverte en même temps que l'outil puisque quand je
considère un outil, je considère son degré
d'utilité et je le sélectionne en fonction de son utilité.
L'utilité est la mise en oeuvre du "bon-pour "(Um-zu) et est
une relation fondamentale qui confère une unité au monde.
"L'ouvrage qui s'offre en premier lieu à la préoccupation, le
travail en chantier, manifeste d'emblée, dans l'utilité qui lui
est essentielle, le pour-quoi de son utilité »43(*). Cette phrase montre bien que
l'utilité n'est pas une propriété de l'ustensile mais une
appropriété. Elle est ce qui lie organiquement les diverses
modalités de la maniabilité, de l'employabilité, de la
serviabilité et ce qui les oriente vers un "à quoi final
"(Worumwillen).
b) le jeu du signe et du renvoi
L'ustensile renvoie toujours à quelque chose d'autre
qui renvoie lui-même à autre chose : la totalité de ces
renvois forme le monde de la préoccupation quotidienne. Or, il
semblerait que l'utilité, en tant que structure signifiante des
modalités de l'ustensilité ait un rapport essentiel à ce
renvoi constitutif du monde. Au paragraphe 17 d'Être
et Temps, Heidegger écrit que "c'est au contraire dans la
structure d'être de l'outil, dans l'utilité-pour...que se fonde le
"renvoi "en tant que signalisation »44(*). Le "renvoi "en tant que
"signification "est une connexion avec autre chose : l'utilisation (die
Benutzung) d'un outil peut renvoyer à un autre outil mais aussi
à l'utilisateur potentiel d'où une singularité de ce
renvoi. Le renvoi n'est pas forcément un renvoi objectif
c'est-à-dire d'objet à objet, il est un renvoi à toutes
les formes de présence. L'ouvrage (Werk) contient aussi un
renvoi à des matériaux. "Le marteau, les tenailles, le clou,
renvoient en eux-mêmes à l'acier, au fer, au minerai, au
bois »45(*). Le processus de la fabrication est une utilisation
de quelque chose pour quelque chose, le renvoi intervenant dans une
série. Le renvoi subsiste également dans la production
industrielle. "[le] renvoi constitutif n'est même pas absent de la
production en série ; il y est seulement indéterminé et
n'y renvoie qu'à un individu moyen et
indifférent »46(*). Cet individu moyen est indifférent
désigne l'usager, non pas dans sa singularité mais dans son
caractère universel de consommateur. "L'individu moyen et
indifférent "nous renvoie à "l'être-moyen
"(Durschnittlichkeit) : l'être-moyen désigne l'ensemble des modes
d'être réels ou possibles de l'homme, comme une sorte de
statistique moyenne des manières selon lesquelles les hommes
particuliers se déterminent dans le monde. Ce renvoi rapproche
également l'ouvrage de sa finalité : "la chaussure à
produire est faite pour être portée, la montre à fabriquer
est faite pour indiquer l'heure »47(*). Remarquons dans cette phrase
les infinitifs ayant une valeur de finalité ; l'infinitif est le mode de
l'inactualisé. Ainsi, le "à fabriquer », le "pour
indiquer l'heure "impliquent une actualisation et cette actualisation est faite
par l'être-là, en l'occurrence l'homme. Bref, "le mode de
renvoi qu'est "l'utilité-pour "(Dienlichkeit zu) est une
détermination ontologico-catégorielle de l'outil comme
outil. »48(*) Le terme "ontologico-catégorielle
"définit en clair la marge de l'utilité : celle-ci regarde les
catégories de l'ustensilité en même temps que le plan
ontologique de ces catégories. Elle est donc un lien finalisé et
on pourrait dire, en termes hégéliens, que le "renvoi "a besoin
d'une médiation pour s'accomplir effectivement. Pour montrer le
phénomène du renvoi, je dis montrer car l'explicitation
(Auslegung) phénoménologique que nous propose Heidegger
est une monstration (Aufweisung) et non une démonstration, il
analyse un utilisable fait pour montrer : le signe.
Si le renvoi est la présupposition ontologique de
l'ustensile, le signe lui, est la matérialisation et
l'outil-véhicule de ce renvoi. Dans le signe (Zeichen),
l'utilité coïncide avec le caractère de renvoi ; le signe
n'a pas d'autre usage que celui de renvoyer. Il est une signification du
caractère d'être-utilisable et du caractère de renvoi et il
manifeste donc l'essence de toute chose intra-mondaine. Si le monde est la
totalité des instruments de l'homme, les signes sont les modes d'emploi
de ces instruments. L'utilité se situe plus dans la signalisation
c'est-à-dire ce qui relie et qui est fondement de tout signe. "Le
signe est ontiquement un étant disponible (ein ontisch Zuhandenes) qui,
en tant qu'outil déterminé, fonctionne de manière à
nous annoncer la structure ontologique de l'être-disponible, des
systèmes de renvois et de la
mondanéité »49(*). Nous sentons bien à travers cette phrase le
jeu existant entre le signe et le renvoi : le signe est une fonction de
l'utilité et c'est même l'être-utile de l'utilité.
Certes, en tant qu'être-utile particulier, il appartient au plan ontique
mais dans son utilité, il révèle une "structure
"ontologique ; l'utilité se situe dans ce balancement. Elle tend,
à partir du plan ontique, à se diriger vers le plan ontologique.
Le signe nous fait pressentir une Vor-struktur car il nous fait
anticiper la structure ontologique de l'ustensilité et de
l'instrumentalité ; il nous permet d'apercevoir "l'originarité"
de la structure.
Le plan ontique et le plan ontologique ne sont pas
séparés chez Heidegger mais il existe plutôt un jeu de
correspondances et d'entrelacements entre ces deux plans. Peu à peu, la
notion d'être-au-monde en vient à se préciser à
travers la découverte de l'instrumentalité constitutive des
choses puis du signe comme coïncidence du caractère d'être
utilisable et du caractère du renvoi. Il ne faut pas oublier que
l'être-au-monde est une "structure fondamentale de l'être-là
"; c'est un "a-priori "qui "n'est pas une détermination composée
d'éléments divers », c'est-à-dire un "a-priori
"kantien où il y aurait une synthèse du divers "mais une
structure originaire et nécessairement totale »50(*). Le signe nous dévoile
la structure ontologique de la mondanéité dans un horizon de
significations posé par le langage. Le monde est une totalité de
rapports et de renvois signifiants qui mettent en jeu une compréhension.
C'est le discours avec ses différentes articulations qui met en
perspective l'utilité d'une chose. C'est le discours qui nous apprend
à quoi peut servir une chose et comment s'en servir. C'est le discours
qui lie l'utilité d'une chose à son utilisation possible. Et
c'est enfin dans le discours qu'une véritable significabilité
(Bedeutsamkeit) se déploie, la significabilité
désignant l'ensemble des rapports de significations. «La
compréhension est un projet (Entwurf) en tant qu'elle est une
façon de posséder la totalité des significations qui
constituent le monde avant de rencontrer les choses particulières mais
cela n'arrive que parce que l'être-là est constitutivement
pouvoir-être et ne peut rencontrer les choses qu'en les insérant
dans son pouvoir-être, autrement dit en les comprenant comme des
possibilités ouvertes »51(*) écrit Gianni Vattimo dans son Introduction
à Heidegger. La compréhension est l'anticipation du rapport
utilitaire que nous avons à la chose, elle est une façon de
s'approprier déjà les choses, Gianni Vattimo écrivant
"avant de rencontrer les choses particulières ». Autrement
dit, la rencontre avec les choses s'effectue d'abord dans le langage parce que
le langage rend déjà présent la chose. On note une
insertion des ustensiles dans le discours. Ce dernier est utile en ce qu'il met
en lumière l'utilité : il éclaire notre rapport à
la chose, il la fait entrer dans un projet d'existence. Le "pouvoir-être
"de l'être-là est la projection de notre visée sur la chose
et la possibilité de modifier cette projection qui est une forme du
projet. Or, si l'utilité nous mène à ce réseau de
significations et à cette significabilité en tant qu'ensemble de
références (Be-deuten signifiant se
référer à), ces références sont
nécessairement prises dans une relation temporelle.
Il faut maintenant éclairer le rapport de
l'utilité à la temporalité
(Zeitlichkeit). Dans ce nouvel horizon, on pourrait distinguer deux
principales sphères temporelles, celle du présent et du futur
proche et celle d'un passé de l'utilité. L'utilité est
d'abord une projection vers un futur proche d'utilisation : je comprends que
cette chose m'est utile, soit parce que je peux l'utiliser maintenant, soit
parce que je l'utiliserai. Elle est un transport de "l'utiliser" dans le temps,
elle pose un horizon. Le remplissement de l'horizon sera un moment
kairétique de l'activité de l'homme car il saura
précisément le moment opportun où il faudra utiliser la
chose. L'avenir de l'utilité est vu comme un transfert de l'être
du présent. Cela n'est pas sans nous rappeler la conception
hégélienne du temps dans les Manuscrits d'Iéna de
1805-1806 où Hegel montre que l'avenir n'est jamais
représenté de manière négative. Il est conçu
plutôt comme un "acte non-existant de dépasser l'être
"(das nicht-seienden Aufheben). Chez Heidegger, l'anticipation de
l'avenir qui s'apparente à cet "acte non-existant de dépasser
l'être », c'est-à-dire cet acte en puissance qui ne
réalise pas encore son actualisation, met en jeu ce qu'il appelle la
"prévoyance ». La prévoyance est justement la
préoccupation orientée vers l'avenir qui est un pas encore, elle
est la position d'une visée d'un étant et d'une finalité
ou plutôt une destination (Bewandtnis). La destination est la
mise en évidence d'une finalité concrète et finie
déterminant un "à quoi ». Si nous reprenons la
différence hégélienne dans la préface de la
Phénoménologie de l'Esprit entre le Ziel (but
extérieur) et le Zweck (finalité interne), la
Bewandtnis est plus proche du Ziel que du Zweck. Le
monde de l'ustensilité et de l'utilité est un monde très
concret non pas au sens philosophique mais au sens de la quotidienneté ,
de la banalité. La prévoyance est donc l'ouverture des
possibilités d'utilisation sur l'avenir, qu'il soit proche ou un peu
plus lointain. Mais il existe un passé de l'utilité, une mise en
perspective des ustensiles et de leur utilisation dans le passé. C'est
d'ailleurs souvent cette mise en perspective dans le passé qui
révèle l'utilité de ces ustensiles. Curieusement, cette
mise en perspective s'effectue à partir de l'inutilité ; en
effet, dans le paragraphe 16 d'Être et Temps, Heidegger montre
qu'un outil possède un mode d'être fini dans la mesure où
du jour au lendemain, il peut devenir inutile, c'est-à-dire indisponible
: l'outil est devenu inutile parcequ'inutilisable. Il passe ainsi d'un
être-disponible (Zuhandenheit) à un être-subsistant
(Vorhandenheit). Cela est vécu comme une régression du
point de vue de la sphère de l'utilité. "L'outil est devenu
quelque chose qu'on a laissé traîner et qu'il faudrait
écarter ; ce besoin d'éloignement manifeste que l'étant
disponible demeure toujours un étant disponible, bien que son mode de
présence soit devenu celui de
l'être-subsistant »52(*). L'outil inutile encombre ; le "quelque chose qu'on a
laissé traîner "marque une indifférence, une
passivité de l'outil. L'absence de disponibilité renvoie à
une indifférence de l'homme : l'homme ne fait plus attention à
l'outil car il a remarqué que celui-ci était inutilisable.
L'outil inutilisable ne renvoie à aucun autre outil car il implique une
rupture du "système de renvois "et c'est par cette perturbation qu'il se
fait remarquer (Auffälligkeit). Il "faudrait écarter "cet
outil dans le sens où il gêne, il dérange notre
activité. Un ustensile vous manque et tout vous semble inutile ;
l'ustensile hors de portée fait apparaître l'ensemble du complexe
dont il est excepté comme importun (Aufdringlichkeit).
L'ustensile obstrue la préoccupation et cette obstruction
(Aufsässigkeit) la dénonce comme ce avec quoi il faut en
finir, un être subsistant. La structure de renvoi est perturbée et
c'est dans cette perturbation qu'elle s'explicite
phénoménologiquement comme structure. L'outil inutilisable se
différencie de la sphère des ustensiles en ce qu'il est hors
d'usage et qu'il échappe à la praxis. S'il est "devenu
"inutilisable, c'est qu'il a été utile et c'est pourquoi il
désigne un passé de l'utilité. L'homme prend conscience de
l'importance de cet outil dans le réseau mondain et déplore la
perte de son utilité. D'une manière générale, on
peut dire que l'ustensile, en tant qu'ustensile n'est pas ostensible ; il ne se
fait remarquer que quand il devient simple être-subsistant et perd son
caractère d'ustensile actif : il n'est ustensile que par
référence au passé. Ce constat infirme une
définition ludique qu'avait élaborée Francis Ponge dans
Méthodes concernant l'ustensile : "Littré dit
qu'ustensile vient d'uti (servir,racine d'outil) et qu'il devrait
s'écrire et se dire ustensile. Il ajoute que l's est sans raison et tout
à fait barbare. Je pense, pour ma part, qu'il a été
ajouté à cause justement d'ostensible et qu'il n'y a là
rien de barbare, quelque chose au contraire d'une grande
finesse »53(*). Pour Heidegger, l'ustensile n'est pas "ostensible
"car ce qui est "ostensible "c'est-à-dire ce qui apparaît au sein
de la manifestation, c'est le complexe dans lequel s'insère l'ustensile.
Ce n'est pas l'être-ustensile qui se fait remarquer mais l'être de
l'ustensile, à savoir sa référence à un complexe
d'ustensiles. En fait, c'est bien plutôt l'ustensilité qui est
ostensible et non l'ustensile. L'homme n'aurait jamais pris conscience d'une
perte d'utilité si l'outil n'était pas devenu inutile.
L'inutilité renvoie elle-même à une utilité
passée et en ce sens on peut dire que l'inutilité a une certaine
utilité dans la mesure où elle fait prendre conscience à
l'homme de la valeur des choses.
Comme l'écrit Hegel dans ses Manuscrits
d'Iéna(1805-1806), le temps s'abîme lui-même dans le
passé comme dans sa propre totalité. Le passé se
dépasse et l'inutilité est remplacée par l'utilisation
d'un autre outil. "Le présent n'est ni plus ni moins que l'avenir et
le passé. Ce qui est absolument présent ou éternel, c'est
le temps lui-même, en tant que l'unité du présent, de
l'avenir et du passé »54(*). Cette définition du présent selon
Hegel peut se rapporter à une définition du présent de
l'utilité. Le passé est présent dans l'utilité par
l'inutilité d'un outil et l'avenir est aussi présent comme une
possibilité d'utilisation : le présent est cette
simultanéité de l'avenir et du passé, c'est
l'immédiateté du temps absolument médiatisée. On
peut facilement prolonger la réflexion menée par Heidegger avec
Hegel même si Hegel ne parle pas directement de l'utilité dans ses
Manuscrits d'Iéna. Le temps est ce qui se défait et se
fait, se refait de même que l'utile est ce qui devient inutile et ce qui,
à partir de cette inutilité, peut redevenir utile. Le maintenant
se dépasse toujours, il est même immédiatement l'acte de se
dépasser lui-même, il est gegenwart. L'utile est en train
de s'utiliser, il devient pleinement utile. Pour Hegel, le passé est la
négation de la négation du maintenant : si nous transposons ce
schéma au temps de l'utilité, nous avons la chose utile qui se
nie dans le présent dans le fait qu'elle devient inutile mais qui
affirme par ailleurs son utilité ; elle affirme son utilité
passée dans le présent et c'est en cela que son inutilité
est utile. Chez Heidegger, le temps et la temporalité restent prises
dans un horizon de monstration et non à l'intérieur d'une
dialectique comme c'est le cas chez Hegel car pour ce dernier, le temps
réel est la totalité dialectique des trois moments du maintenant,
de l'avenir et du passé. Le jeu du signe et du renvoi nous a permis de
comprendre le caractère fort de relation (Beziehung) que
possède l'utilité.
la technique comme unification des figures de
l'utilité : calculabilité, maîtrisabilité,
disponibilité
Le premier aspect que prend l'utilité technique chez
Heidegger est la calculabilité qui désigne une volonté de
déterminer scientifiquement tous les phénomènes, de les
planifier et de les prévoir. La calculabilité
est le calcul poussé à sa limite, le calcul qui clôture le
sens du monde et détruit son énigme. Dans sa conférence
Science et Méditation, Heidegger définissait le calcul
ainsi : "Au sens large et essentiel, calculer veut dire : compter avec une
chose, c'est-à-dire la prendre en considération, compter sur
elle, c'est-à-dire la placer dans notre
expectative »55(*). La calculabilité est une dénaturation
du calcul puisque l'objectif n'est pas de "prendre en considération "la
chose et de la placer dans un horizon ni même de la déterminer
mais de la soumettre. Hegel avait déjà montré que la
pensée de l'utile était une pensée qui comptait, qui
calculait ses avantages et ses inconvénients. Or, cette pensée de
l'utile est ici atteinte par une excroissance dans son principe, excroissance
qui est due aux circonstances c'est-à-dire l'époque utilitaire.
L'utilité est mise en danger, elle risque d'être détruite
par son excroissance. La raison elle-même se réduit à une
raison instrumentale, une raison calculante et opérationnelle. C'est la
calculabilité qui pousse à l'applicabilité
c'est-à-dire l'application de toutes choses et c'est la
calculabilité qui est responsable de cette effectivité ravageuse
qui ne sait pas ce qu'elle effectue mais effectue. L'homme recherche et obtient
toujours davantage par la calculabilité universelle l'extrême
sécurité. Le sacré lui-même est
oblitéré par ce calcul effréné : alors que l'homme,
par la recherche du salut, voulait son assurance dans le monde suprasensible,
avec la certitude mathématique et le projet technologique, il recherche
une assurance dans le sensible. On comprend ainsi pourquoi l'époque
technique est encore plus métaphysique : l'homme veut
systématiquement fermer toute perméabilité entre le
sensible et le suprasensible. Heidegger analyse cette figure de la
calculabilité à travers le Surhomme nietzschéen : le
premier Surhomme, celui qui nous intéresse ici, est le Surhomme comme
fonctionnaire de la Technique qui façonne rationnellement
quoiqu'instinctivement (la rationalité est devenue une pulsion
effrénée) avec le talent d'un artiste calculateur. L'autre
Surhomme est le Surhomme comme modèle de détachement, de
Gelassenheit, à l'égard de l'époque tout
entière, le berger de l'Être. Le premier Surhomme calculateur est
une sorte de Sur-technocrate qui se sert de la domination technique à
laquelle il s'assujettit lui-même afin d'utiliser toutes les
possibilités techniques. L'homme veut devenir le "législateur
exclusif »56(*)car par le calcul, il ne veut pas déshumaniser
le monde mais au contraire l'humaniser ; il croit qu'en sommant et en
soumettant tout étant à l'homme, il le rend encore plus humain.
"C'est dans l'inconditionnelle humanisation de tout étant qu'il lui
faudra chercher le vrai et le réel »57(*). Cette "inconditionnelle
humanisation "montre que l'homme cherche son sens et ses valeurs par
lui-même. L'humanisation est pour lui synonyme d'asservissement du monde
extérieur mais il ne peut comprendre qu'à travers cette attitude,
c'est lui-même qui s'asservit. Nous ne sommes pas très loin de la
dialectique du maître et de l'esclave que nous développerons un
peu plus loin. Plus l'homme veut dominer le monde, plus celui-ci se
rétracte et plus l'homme s'aliène dans un comportement inhumain.
Or, "l'humanisation "signifie ici maîtrise de l'humanité et cette
humanité montre que le calcul est sous-tendu par une volonté. La
volonté dans ce cas, est une volonté de volonté ou
volonté de puissance en ce sens que l'homme veut s'effectuer
lui-même et devenir le maître du monde sensible. "La
métaphysique est anthropomorphie- le fait de structurer et de concevoir
le monde à l'image de l'homme»58(*). Par le calcul, l'homme se substitue à dieu et
veut déterminer tous les contours de son image ; le Surhomme calculateur
n'est pas une expression explicitement employée par Nietzsche, cela
reste une interprétation de Heidegger. Le calcul est même
étranger au perspectivisme nietzschéen mais ce qui est
intéressant, c'est qu'Heidegger montre que la métaphysique
s'accomplit également chez le critique de la métaphysique qu'est
Nietzsche : de là, il tire le lien entre la volonté et le calcul
et cette calculabilité car Nietzsche n'a pas pensé ce lien quand
il a défini la volonté de puissance. L'homme est homme "en
tant que maître d'exercer inconditionnellement la puissance avec les
moyens de puissance entièrement ouverts à lui sur cette
terre»59(*).
L'adverbe "inconditionnellement "souvent employé par Heidegger, indique
que cette volonté de volonté veut absolument tout régir
dans le monde sensible ; il ne peut y avoir de conditions, il ne peut y avoir
de médiations. Notons qu'Heidegger prend le terme "volonté de
puissance "à contresens puisqu'il l'identifie presque à la
puissance de la volonté. Les "moyens "doivent être parfaitement
adaptés à cette volonté qui a tendance à oublier
ses fins.
À travers cette phrase, on peut dégager la
deuxième manifestation de l'utilité technique qui est la
maîtrisabilité c'est-à-dire la
maîtrise inconditionnée de l'étant et de son sens. Les
"moyens de puissance entièrement ouverts à lui sur cette terre
"évoquent la maîtrise de la Terre au sens de l'exploitation et la
domination technologique planétaire : il faut maîtriser la
totalité de l'étant, l'adverbe "entièrement "faisant
écho à l'adverbe "inconditionnellement ». Cette forme
de la volonté de la volonté et du nihilisme post-moderne se
caractérise par la planification et l'équipement, une politique
dirigée et des idéaux surhaussés. L'étant,
c'est-à-dire tout ce qui est, n'est pas seulement contrôlé,
il est maîtrisé. L'utilisateur, après avoir calculé
et prévu son utilisation, exige la maîtrise de ce qu'il utilise,
il veut une soumission complète car il veut plier les choses à sa
volonté. Cette maîtrisabilité est inventée à
l'aube de l'époque moderne puisque c'est avec Descartes que l'homme doit
se considérer comme "maître et possesseur de la nature. "La nature
est totalement objectivée : " Dès lors la nature devient
objet (ob-jectum), l'objet n'étant rien d'autre que "ce qui n'est
projeté qu'à moi (das mir Entgegengeworfene)"60(*). Le projet de l'homme est en
fait un pro-jet c'est-à-dire que l'objet n'échappe pas à
sa soumission, il est littéralement jeté devant lui. En outre, la
maîtrisabilité n'est possible que grâce à la physique
et à la mathématique. Plus le lien entre la physique et la
mathématique se constitue pour devenir la physico-mathématique,
plus la calculabilité amène une maîtrisabilité
encore plus forte. De Galilée à Niels Bohr, Max Planck dont
Heidegger rappelle la devise (« Est réel ce qui est
mesurable »), et Eisenberg, cette maîtrisabilité est
permise grâce à un accroissement du savoir : l'homme n'est plus
à la mesure de la nature, c'est la nature qui doit être à
la mesure de l'homme. Depuis Descartes, la technique ne repose plus sur la
physique, mais au contraire la physique sur l'essence de la technique qui est
la volonté de puissance en tant que puissance de la volonté,
c'est-à-dire une volonté de domination humaine et qui finit par
devenir in-humaine. Dans les séminaires du Thor de 1966 et 1969, dans le
séminaire de Zähringen, Heidegger réfléchit sur
toutes les implications de la technique moderne. Dans le séminaire du
Thor de 1966, il écrit : " Le caractère déterminant de
la physique mathématique à l'intérieur de la science
moderne en général se marque par exemple aujourd'hui en ceci, que
la biologie devient une biophysique, et que c'est seulement en tant que
biophysique que la biologie contemporaine peut prévoir et
préparer la maîtrise de la genesis de l'homme. Dans les sciences
sociales s'effectue la même transformation : l'anthropologie devient une
anthropophysique, où le traitement mathématico-statistique des
données constitue la méthode essentielle. Plus
généralement, on voit que la cybernétique est le carrefour
de la science actuelle »61(*). La maîtrisabilité opère une
"transformation "en ce sens qu'elle implique une connexion et une collusion
systématisées entre toutes les formes de savoir. Elle vise un
savoir absolu antihégélien puisque ce savoir est prisonnier d'une
volonté de domination : il n'est pas libéré comme chez
Hegel où le savoir philosophique est absolutus,
c'est-à-dire délié, délivré et pris
dans sa totalité. La maîtrisabilité nie la
spécificité du savoir car elle veut unifier tous les moyens et
les asservir à une même fin, la maîtrise.
"Biologie », "anthropologie "sont dépassés, ils
deviennent "biophysique », "anthropophysique ». On a une
mutation du savoir qui est radicale et celle-ci était
préparée dès Descartes et Galilée. La
maîtrisabilité a pour but de "maîtriser la genesis
de l'homme ": Heidegger emploie exprès le mot grec pour montrer la
transformation du sens du monde antique par le monde moderne et post-moderne.
La modernité a préparé la post-modernité, la
métaphysique des valeurs a préparé l'unification des
valeurs dans la volonté d'une maîtrise absolue.
Du fait de la calculabilité et de la
maîtrisabilité, l'homme veut se rendre disponible le monde et la
nature : la troisième forme de l'utilité est la
disponibilité (Verfügbarkeit) qui est une
insistance sur le "disposer "dans la disponibilité elle-même. Elle
n'a plus rien à voir avec l'étant disponible, le suffixe allemand
-barkeit marquant toujours une certaine insistance. Plus la technique
moderne se déploie, plus l'objectité,
Gegen-ständlichkeit, se transforme en Beständlichkeit
(se tenir à disposition). On n'a plus de Gegenstände
mais des Bestände c'est-à-dire des étants
disponibles pour la consommation. La technique est l'unification des figures de
l'utilité et l'essence de la technique est responsable de cette
unification, de cette liaison systématisée. L'essence de la
technique s'enracine dans ce que Heidegger appelle
"l'arraisonnement »(Ge-stell). Par son préfixe
Ge-, le Gestell désigne le rassemblement de tous les
modes du Stellen (Herstellen qui signifie fabriquer,
Nachstellen régler et Bestellen commander)
c'est-à-dire tous les modes d'une position qui est une disposition. Il y
a un échange entre toutes ces opérations, le Gestell est
l'achèvement radical de la métaphysique et marque une transition
entre l'époque de l'objectivité et l'époque de la
disponibilité. "Tout l'étant en sa totalité prend
place d'emblée dans l'horizon de l'utilité, de commandement, ou
mieux encore du commanditement de ce dont il faut
s'emparer »62(*). Heidegger essaie de trouver le vocabulaire
adéquat à cette provocation et cette utilisation forcée
des Bestände, des réserves. Ce qui semble
intéressant dans cette citation, c'est le rapprochement des termes
"utilité », "commandement "et "commanditement ». On
commandite la chose, on la commande sans aucune concession à être
utile, on la condamne dans son utilité. La chose n'est plus utile, elle
doit être utile, son essence étant réduite à un
devoir-être. Le monde scientifique devient cybernétique,
c'est-à-dire commandé de part en part par cette exigence
d'utilisation. Dans une conférence tenue le 4 avril 1967 à
l'Académie des sciences et des arts d'Athènes, Heidegger rappelle
les caractéristiques de ce monde cybernétique. "Le projet
cybernétique du monde suppose, dans sa saisie préalable, que la
caractéristique fondamentale de tous les processus calculables du monde
soit la commande »63(*). Il rappelle à juste titre que "le mot
kubernétès est le nom de celui qui tient les commandes.
"Cette «saisie préalable », c'est évidemment la
position d'un horizon d'utilité synonyme d'un horizon commandé ou
plutôt télécommandé. On se rend ainsi compte que la
calculabilité est aussi maîtrisabilité et vice versa et
donc qu'il y a une correspondance circulaire entre les différentes
figures de l'utilité comme Hegel l'avait remarqué quand il
évoquait une ciculation de l'être-pour-un-autre à
l'être-en-soi et l'être-pour-soi. Mais cette circulation
n'étant pas une circularité commandée, elle se
développait librement ce qui explique cette liberté et cette
clarté à l'époque des Lumières. Alors que
l'utilité ouvre un monde à l'époque des Lumières,
elle en ferme un à l'époque technique. La détermination
ontologique du Bestand n'est plus la Beständigkeit (la
permanence constante) mais la Bestellbarkeit, la possibilité
constante d'être commandé et commandité c'est-à-dire
d'être à disposition en permanence. Dans la
Bestellbarkeit, l'étant est posé comme fondamentalement
et exclusivement disponible, disponible pour la consommation dans le calcul
global. La disponibilité est une coappartenance entre la
Verfügbarkeit (mettre à disposition) et la
Bestellbarkeit (commanditement).
Grâce à une unification de la
calculabilité, de la maîtrisabilité et de la
disponibilité, l'utilité est devenue le calcul global de
l'être-utile. L'utilité n'est pas l'addition de ces trois figures
mais leur expression fondamentale qui se traduit de manière
phénoménale. Quand on dit calculabilité, la
maîtrisabilité et la disponibilité sont
immédiatement convoquées. L'utilité est le critère
de l'humanisation forcée, elle est le sensible maîtrisé par
l'être sensible qu'est l'homme. Son horizon est étendu à
toutes les sphères et tous les compartiments qui touchent à
l'homme. Grâce à l'évaluation chiffrée qui laisse
croire que toute déficience, toute misère sont calculables, la
technique réintègre la "détresse "dans son projet. Les
contreprojets, tels que la préservation écologique de la nature,
appartiennent aussi entièrement à son règne
planétaire. Heidegger affirme que la détresse vient de l'absence
de détresse due au calcul. Plus il y a détresse, plus il y a
détresse de l'absence de détresse. L'unité symbolique de
l'homme est menacée car la calculabilité s'étend jusqu'aux
formes les plus cachées : l'instrumentalisation du langage, l'effacement
du sacré. Le langage devient purement informationnel,
véhiculé par des messages préétablis ; il n'est
plus qu'un outil de communication. L'utilité se fond dans un
utilitarisme qui se prétend humaniste et au service de l'homme et qui ne
fait que l'asservir en le déracinant du sacré, de la parole et de
tout ce qui fait de l'homme un être symbolique. Il est intéressant
de repérer le fossé existant entre Être et Temps
et cette réflexion sur la technique. Ce fossé est dû
à une réduction et une dégradation des catégories
analysées dans Être et Temps. La calculabilité, la
maîtrisabilité, la disponibilité qui sont les
catégories de l'utilité sont la réplique et la
dégradation exactes des trois catégories de l'ustensilité,
à savoir la serviabilité, la maniabilité et
l'employabilité. La calculabilité asservit et détruit la
serviabilité, la maîtrisabilité dénature la
maniabilité et l'employabilité est
généralisée dans la disponibilité. L'utilité
technique en tant qu'unification de ces catégories est une
déformation profonde de l'ustensilité et donc une menace quant
à la préservation de la mondanéité du monde. La
calculabilité, la maîtrisabilité et la disponibilité
ne révèlent plus un monde mais l'absence et l'effacement d'un
monde par la destruction de son caractère mondain. Ces figures sont les
cas extrêmes des figures de l'ustensilité parce qu'elles saturent
l'univers des renvois qui caractérisait la mondanéité du
monde. Il faudrait trouver un contrepoids dans l'utilité elle-même
qui puisse contrebalancer la collusion systématisée entre la
maîtrisabilité, la disponibilité et la
calculabilité. La pensée calculante est-elle la seule
pensée utile à l'homme ?
3) pour la pensée d'un espace de
l'utilité
Ces différentes figures évoquées
ci-dessus permettent de constituer un espace propre, l'espace de
l'utilité en tant qu'espace potentiellement utilisable et donc en tant
qu'espace utilitaire uniformisé. Cet espace est un espace public qui
n'est pas propre au Dasein mais disponible à tous les
étants qui sont en mesure de l'utiliser. C'est l'espace de la
quotidienneté, du "on », l'espace de l'usure et de la
consommation où tout est fonctionnel. L'être-là a perdu sa
"mienneté" (Jemeinigkeit), il n'est plus qu'un point
physico-mathématique, point repérable grâce au dispositif
technologique sur cet échiquier de la consommation. S'il y a un espace
de l'utilité, il existe aussi un temps de l'utilité, temps qui se
caractérise essentiellement par la vitesse. Le développement
technologique est un processus de réduction universalisé : on
veut réduire l'espace à une proximité
dénaturalisée et le temps à l'instant et à la
vitesse de l'instant. Cet espace est marqué de manière
négative chez Heidegger, c'est un espace inauthentique, réducteur
et indifférencié. Il n'existe plus de spatialité possible
dans cet espace.
Si je définis la spatialité par
l'ouverture de l'espace et la spatialisation par l'activation de cette
spatialité, je constate que l'espace utilitaire est une fermeture
calculée de cette spatialité. La technique exige la destruction
de la terre et son remplacement par un espace neutre uniforme et universel. La
technique réalise la spatialisation c'est-à-dire
la maîtrise absolue de l'espace (dont la conquête de l'espace
cosmique n'est qu'une conséquence). La spatialisation annule non
seulement la spécificité du lieu mais la capacité des
choses de rassembler elles-mêmes l'espace et de révéler
à partir d'elles des lieux. La spatialisation, l'uniformisation et la
calculabilité de toutes les relations introduit ce que Heidegger appelle
le "sans-distance », ce qui abolit toute forme de distance. La
spatialité aurait pu être une ouverture décisive sur la
question de l'Être mais l'homme préfère la fermer, pour se
rassurer et rester prisonnier à l'intérieur d'un espace clos.
Pour prendre le contrepied de la formule d'Alexandre Koyré, nous ne
sommes pas passés du monde clos à l'univers infini mais de
l'univers infini au monde clos ou pour le dire de manière plus
extrême, du monde au non-monde. Le processus destructeur de la
spatialité est semblable au processus de destruction de la
temporalité. Le temps ordinaire réduit la temporalité, il
est un temps nivelé, rabattu à une série uniforme,
infinie, irréversible de "maintenant" identiques, assimilés
à des points mathématiques. En effet, la temporalité est
marquée par sa tension interne vers une limite, elle-même trace de
mon rapport à la mort. Or, le temps objectivé de la science est
dispersion pure : il n'a aucune unité intrinsèque, ni
commencement, ni fin, il est illimité, mais il n'est ainsi que par la
transposition ou l'objectivation de la temporalité du "On", qui
lui-même ne meurt jamais et se perpétue indéfiniment sans
pouvoir commencer, ni finir. Ainsi, l'espace et le temps sont des
identités vides répétées indéfiniment :
l'espace est la répétition du point indifférencié
et le temps est la répétition de l'instant
indifférencié. Comme le dirait Hegel, l'identité qui n'est
pas passée par la différence et la différenciation, est
une mauvaise identité, une identité abstraite et vide de contenu
car ce contenu est apporté par la différence. Le règne
utilitaire n'est pas seulement un règne de l'indifférenciation
mais un règne de la répétition neutre. Tout se calcule en
termes de distance et de vitesse : or, plus on se rapproche de la chose qu'on
veut utiliser, plus on force ce rapprochement et plus son essence se voile et
s'occulte. C'est bien la preuve que l'espace de l'utilité n'est pas un
espace ontologique et que ce dernier, que nous étudierons
ultérieurement, a d'autres caractéristiques. L'essence reste un
éloignement car plus on s'éloigne d'elle, plus en fait on se
rapproche d'elle : l'essence se joue des distances, elle se moque de la
précision des calculs scientifiques, elle est indifférente
à l'indifférence scientifique car elle est différence.
L'essence exprime sa différence ontologique. L'utilité
déracine le rapport que nous avons à l'essence en le
remplaçant par une distance : l'utilité utilitaire est un
processus de réduction, une réduction qui n'est pas
eidétique au sens husserlien, mais une réduction qui est une
restriction et une borne : elle est un écran. Elle est un écran
parce qu'elle nous masque notre rapport à la chose et en même
temps elle est un écran électronique qui permet de repérer
tous les êtres-utiles. On a une coexistence du distancement
calculé et de la proximité des choses ; l'espace de
l'utilité est l'espace objectivé par le sujet, l'espace
galiléen, l'espace physico-mathématique, espace d'aplanissement
et d'annulation de toute profondeur. L'espace physico-mathématique est
géométrisé, il est une objectivation incessante du sujet
et une neutralisation du Dasein.
Mais quel est le rapport de l'homme à cet espace ? Or,
pour cela, il nous faudrait quitter le Heidegger de l'après-guerre,
c'est-à-dire le Heidegger de la critique de la technique pour revenir
vers le Heidegger d'Être et Temps. L'homme a d'abord un rapport
spatial au complexe d'ustensiles constitué par le monde. La
proximité de l'ustensile est déjà suggérée
par le terme qui en exprime l'être :
être-à-portée-de-main (Vorhandenheit). Cet
étant "à portée de la main" possède toujours une
proximité variable. La place d'un ustensile se détermine, en tant
que place de cet ustensile pour..., à partir de la totalité des
places, orientées les unes par rapport aux autres, du complexe des
ustensiles à portée de main dans le monde ambiant. Le terme
"main" est très important car c'est la main qui concrétise
l'espace, c'est la main qui spatialise mon rapport au monde.
"L'étant disponible de la praxis quotidienne possède un
caractère de proximité. Cette proximité de l'outil se
trouve aussi indiquée par le terme allemand qui exprime son
être-disponible, à savoir Zuhandenheit". 64(*) La Zuhandenheit est
le propre de ce qui est zur Hand c'est-à-dire sous la main.
Heidegger montre que la relation à l'espace est sous-entendue par la
langue allemande car elle est présupposée. La Zuhandenheit
présuppose une relation spatiale, elle convoque d'emblée
l'homme dans cet espace ustensilier. Mais Heidegger dit que "l'étant
disponible" a un "caractère de proximité", ce qui veut dire que
la "proximité" elle-même ne se réduit pas à ce
"caractère". Ce "caractère de proximité" est la
première détermination ontico-catégoriale de la
"proximité" mais la "proximité" d'une chose ne se résume
pas à ce "caractère". À l'homme d'essayer de se rapprocher
de cette proximité dans une approximation ontologique ; à lui de
s'ouvrir à l'essence de la proximité qui caractérise
l'essence de la chose. À l'homme de se réorienter et d'affirmer
un là (Da) qui ne soit pas empêtré dans le domaine
ontique, mais un là qui assume son origine ontologique. L'homme ne doit
pas seulement se positionner dans le monde, il doit s'orienter et parfois se
réorienter, sinon il serait au même niveau que les outils. Car
l'outil a une place et "la place est l'ici et là où un outil
doit se trouver". 65(*) Si cet outil "doit se trouver", c'est qu'on peut
calculer sa place et la repérer logiquement. L'espace utilitaire
s'enracine dans un espace de l'ustensilité qui est le premier rapport au
monde en tant qu'il est spatial : l'être-là se trouve toujours
déjà orienté en un monde qui lui est disponible.
"L'être-là, est spatial par le fait que, dans la
préoccupation prévoyante, il découvre l'espace, en telle
sorte qu'il se rapporte constamment aux étants en les
é-loignant". 66(*) L'être-là est dans "la
préoccupation prévoyante" c'est-à-dire qu'il est ouverture
sur l'espace et le temps, la prévoyance déterminant un futur
proche. Pour découvrir l'espace, l'être-là est
obligé de différencier ce qui constitue cet espace et pour
différencier, il éloigne. L'éloignement est une
caractéristique essentielle de la différenciation et nous
comprenons pourquoi la différenciation ontologique à laquelle
Heidegger nous invite pour nous rapprocher d'une chose et de son essence, passe
par l'é-loignement (Entfernung) de cette chose. Le Dasein
se caractérise par cet "éloigner" (Entfernen) et ce
"situer" (Ausrichten) car tout Dasein commence par se situer
dans le monde. Les existants intramondains composent un ensemble de relations
modifiables, un tout de références plastiques susceptibles
d'être saisis par le Dasein de façons très
diverses, ils peuvent soutenir entre eux des rapports extrêmement
variés. Ainsi offrent-ils au Dasein un champ qui permet
à son action de se réaliser utilement. L'é-loignement
(Entfernung) n'est pas une distance et la discrimination rigoureuse de
la distance et de l'éloignement est primordiale à
l'herméneutique de la spatialité : l'éloignement reste un
"existential", il regarde le plan ontologique ; la distance demeure une
catégorie, qui donne sur le plan ontique. On comprend à
présent que le règne de la technique est un oubli de cette
première différenciation spatiale et on peut dire que si l'espace
de l'utilité s'enracine dans un espace de l'ustensilité, il
n'empêche qu'il en est une déformation très dangereuse. La
spatialité est présente dans l'espace de l'ustensilité,
elle est absente de l'espace de l'utilité et remplacée par une
spatialisation qui est processus de réduction spatiale. Cette
spatialisation se traduit concrètement par un aménagement du
territoire, c'est-à-dire une disposition des êtres-utiles sur un
espace donné. L'espace de l'utilité devient une perte et non un
gain ; on n'a plus affaire à un complexe d'ustensiles mais à des
objets indifférents qui ne renvoient plus à rien, si ce n'est le
tout de la technologie. Nous sommes obligés de réevaluer le
rapport de l'utilité à l'ustensilité : l'utilité
constitue non seulement une perte mais une perversion de
l'ustensilité.
L'utilité convertit une spatialité
en un espace où l'existence humaine ne peut s'exprimer que par la
satisfactions des besoins vitaux. L'existence se trouve en fait
résorbée dans la vie et les besoins. Je ne regarde plus l'objet
comme un ustensile mais comme une réponse possible à la
quête que j'effectue : l'objet n'est plus utilisé comme il doit
l'être, il est absorbé, consommé et annihilé. Son
"être-ustensile" disparaît dans la frénésie de la
consommation. Mais l'utilité ne doit-elle se comprendre que dans un
rapport à la chose ? Ne faudrait-il pas envisager un autre aspect de ce
concept problématique?
Chapitre IV : l'utilité ne se limite pas
à un rapport à la chose, elle n'est pas ustensilité en son
fond mais plutôt la structuration d'un rapport social chez Hegel
elle est d'abord un rapport à la nature
L'utilité est l'exploration d'un rapport vivant de
l'homme à la nature. Or, ce qui agit dans l'homme, c'est l'Esprit comme
manifestation d'un être déjà-là face à la
nature comme simple manifestation. Dans la Première philosophie de
l'Esprit qu'il a rédigée à Iéna vers
1803-1804, Hegel étudie et tente de saisir la relation de l'Esprit
à son extériorité naturelle. L'Esprit est d'abord saisi
comme conscience qui détermine ses objets et qui les travaille de
manière active. Dans cette Première philosophie de
l'Esprit, Hegel introduit trois catégories fondamentales qui
désignent trois modèles de relations interactives ayant une
valeur comparable : le langage, l'outil et la famille. En effet, le langage qui
est une représentation symbolique, l'outil qui se manifeste dans le
travail et la famille qui montre une interaction et une
réciprocité, médiatisent le rapport entre le sujet et
l'objet. Ce que se propose Hegel, c'est de résorber l'opposition
sujet-objet et de penser les premières déterminations de la
conscience à la nature, c'est-à-dire ses premières
incarnations. L'esprit n'est pas conçu comme le passage de la conscience
à la conscience de soi comme il le sera dans la
Phénoménologie de l'Esprit, mais comme le milieu de la
conscience par lequel toutes les consciences communiquent. La conscience est le
milieu où les sujets agissent ensemble, où ils se posent comme
sujets dans une unité. Or, pour transformer la nature, l'homme utilise
des moyens-termes (die Mitte). Le moyen-terme est ce
par quoi l'homme agit sur un autre, il n'est pas encore la
médiation (die Vermittlung) qui en tant que
telle, ne se suffit pas et a besoin d'autres médiations. Le moyen-terme
constitue le degré le plus pauvre de la médiation : il n'existe
que dans une réciprocité première et pas encore dans une
relation dialectique véritable. D'une certaine façon, le
moyen-terme est protodialectique. Les catégories de langage, de l'outil
et de la famille ne sont pas exactement des relations dialectiques mais
protodialectiques qui animent une réciprocité humaine et une
première négation de la naturalité environnante. Ce sont
des media ontologiques qui sont en même temps des
synthèses de l'aspect subjectif et de l'aspect objectif de la
conscience. Hegel ne pense pas ici à une dialectique mais à une
interaction entre les différentes consciences, les différentes
synthèses de ces consciences. La conscience est pure
négativité, elle nie de manière libre son environnement.
C'est d'abord par le langage que la conscience nie son environnement naturel :
"Dans la première puissance (le langage), la conscience s'est
prouvé sa maîtrise idéale sur la nature"67(*). L'homme utilise des signes
linguistiques non naturels pour s'exprimer. Il a besoin de se fabriquer une
structure linguistique pour dire ce qui est déjà-là, pour
dire la nature et pour se dire dans la nature. Il utilise alors la langue comme
instrument détaché de la conscience qui est au service du langage
en tant qu'activité signifiante. Ce langage est utilisé pour
transmettre quelque chose à autrui. La conscience nie d'abord la nature
de manière idéale et sa "maîtrise idéale" passe par
une rupture avec l'être naturel. Nous sommes plongés dans une
conscience théorique qui conçoit la nature mais ne la transforme
pas encore. La conscience veut exister face à la nature, elle veut
être d'abord mémoire et langage, bref entendement. Mais c'est dans
la philosophie pratique, dans la praxis, que cette conscience va
exister réellement et en particulier à travers le travail.
Le travail comme moyen-terme réel dans la
relation de l'esprit à la nature
La philosophie pratique consiste simplement à croire
que le Moi ne se réalise uniquement que par son rapport dialectique
à la nature et qu'il constitue une confrontation réelle et non
pas une rupture idéale. L'esprit, en se faisant pratique, ne se
naturalise pas puisqu'il spiritualise ou humanise la nature. La nature
réelle devient ici le contenu de la conscience. L'utilité n'est
plus une utilisation idéale de signes linguistiques pour exprimer le
contenu idéal de cette nature mais devient confrontation réelle
à la nature et prend la forme d'une interaction et d'une liaison entre
les différents sujets agissants. Si le langage semble un outil
idéal et symbolique, le travail est un outil réel car il est le
résultat d'une volonté qui se fait outil. L'homme doit
transfigurer, mobiliser la matière inerte : la première
définition de l'homme, c'est qu'il est essentiellement travailleur et
technicien. Par sa nature même, l'homme doit nier la nature, supprimer la
matière, la fixité et la finitude jusqu'à ce qu'elles
cessent de résister à l'Esprit. L'Esprit n'est plus
considéré comme la conscience mais comme la conscience agissante,
la conscience en tant qu'elle est inquiète : cette conscience existe
encore de manière négative, en tant qu'elle doit s'opposer
à son autre, la nature. Le travail répond à un
désir de l'homme qui est d'abord de satisfaire ses besoins. Dans la
satisfaction des besoins, l'homme nie la nature, et l'esprit accède
à sa première forme d'existence. L'utilité est
conçue comme un appel crée par le système des besoins :
dans l'utilisation réciproque et l'interaction, ces besoins sont
supprimés et le travail doit transformer la nature de manière
radicale et créer un rapport social entre les différentes
consciences. Le travail passe par l'instrumentalité, c'est-à-dire
la maîtrise de l'outil. "La conscience obtient une existence
réelle opposée à l'existence idéale
précédente dans la mesure où, dans le travail, la
conscience se change en ce moyen-terme qu'est l'instrument". 68(*) L'utilité se fait
instrumentalité, elle s'incarne concrètement dans l'outil : c'est
par cette singularité qu'est l'outil que je travaille l'Universel au
même titre que les autres. La conscience se change en ce moyen-terme
qu'est l'instrument, c'est-à-dire qu'il se produit un transfert du
contenu de la conscience dans l'outil. La conscience décharge son
contenu dans l'outil qui lui travaille la nature. Ainsi, en transformant la
nature, la conscience modifie elle-même sa nature.
Les énergies investies dans le processus de
transformation de l'objet travaillé se trouvent détournées
et transférées dans l'outil qui devient un existant car la
conscience fait exister ses différents moyens-termes, ses Media
comme plus tard, dans la Phénoménologie de l'Esprit,
l'Esprit fera exister ses médiations et ses différents
moments. "L'instrument est le moyen-terme existant rationnel,
l'universalité existante du processus prarique". 69(*) L'outil constitue ainsi la
première manifestation de la ruse de l'homme par rapport à la
nature. L'homme évite son aliénation par rapport à ce
qu'il travaille (c'est-à-dire la nature) en transférant son
énergie dans l'outil, il se libère donc réellement de la
nature par l'instrumentalité. L'outil est un dépôt de
"l'universalité", il est la saisie du "processus pratique" de cette
"universalité existante" : l'esprit se découvre comme praxis
dans l'utilisation de ces moyens-termes et qui plus est, comme praxis
rusée échappant à la réification et à
la dépendance de son autre, la nature. Or, cette "universalité
existante" peut se saisir dans le développement concret d'un peuple, le
peuple étant une entité universelle en action. Ce qu'il y a de
plus réel pour un peuple, c'est ce travail universel où l'esprit
devient l'esprit d'un peuple (Volksgeist). Cette totalité
concrète que signifie le peuple s'effectue à partir du travail
effectué à l'intérieur de chaque famille. Le peuple en
travaillant, se forme une véritable culture (Bildung) et c'est
en ce sens que les instruments qu'il utilise reflètent et fixent cette
culture dans le temps. Quand Hegel évoque un "orgueil des peuples pour
leur instrument", il veut dire que l'instrument en tant que moyen
possède plus de valeur que la fin. Cette valeur qu'Hegel accorde
à l'instrumentalité montre qu'un instrument est un moyen-terme
concret par lequel un peuple s'exprime et exprime sa culture. Il est
doté ainsi d'une valeur spirituelle et de plus il a une valeur de
transmission : en effet, si le travailleur meurt et l'objet produit est
consommé, l'instrument, lui, demeure. Autrement dit, l'outil reste un
moyen permanent. "Il se transmet dans les traditions"70(*). Heidegger n'insiste pas trop
sur ce point capital : dans l'instrumentalité, nous avons un
véritable dépôt d'une culture et d'une tradition parce que
l'instrumentalité est le reflet d'une historicité, d'une
transmission d'un rapport à la nature. C'est le désir humain, qui
à travers l'instrument, crée le monde de la culture. Alors que
Heidegger a tendance à opposer l'instrumentalité à la
culture (notamment dans la deuxième partie de sa vie quand il s'adonne
à une critique systématique du règne de la technique),
Hegel lie intrinsèquement ces deux aspects. Il n'existe pas un monde de
l'utilité et un monde de la culture, mais un monde de la culture.
L'être-utile n'est pas forcément une déchéance de
l'être-là, il est plutôt ce "moyen-terme" qui conserve une
tradition authentique.
Les limites du développement du machinisme :
nécessité d'une maîtrise de l'instrumentalité par
l'homme
Si Hegel appréhende les contours de l'utilité
d'une manière non négative, il en critique très vite les
excès. Il assiste personnellement aux débuts d'une ère du
machinisme, où les machines remplacent peu à peu les outils. Or,
la machine modifie le rapport de l'homme à la nature qu'avait
instauré l'outil car dans l'outil, l'homme reste médiatement en
contact avec la nature qu'il travaille, il participe de sa transformation. La
machine confisque un certain rapport de l'homme à la nature. "Dans
la machine, l'homme supprime même cette activité formelle qui est
sienne et fait complètement travailler cette machine pour lui".
71(*) L'homme supprime son
activité agissante par laquelle il manifestait son essence (c'est le
sens de "qui est sienne") et devient un être passif car il "fait
complètement travailler". Dans cette passivité, il
transfère les produits de son travail en même temps que son
travail à un autre que lui, la machine. Il risque de transférer
le contenu culturel à un objet inerte : le risque extrême du
machinisme, c'est un processus de réification de la culture. "Mais cette
tricherie dont l'homme use face à la nature et par laquelle il
s'arrête en deçà de la singularité de la nature se
venge contre lui". Hegel parle de "tricherie" et non de ruse car la
"tricherie", c'est l'imposture de la ruse, la mystification de la ruse,
où le rusé ne voit même pas l'effet rétroactif de sa
ruse. L'homme croit qu'avec la machine, il pourra travailler plus efficacement
l'objet naturel et c'est pourquoi "il s'arrête en deçà de
la singularité de la nature". Dans sa "tricherie", l'homme se fait
berner par la nature ; celle-ci "se venge" en accroissant sa dépendance
par rapport à elle. "Et par cette manière formelle et
trompeuse, dans la mesure où l'individu se soumet la nature, il ne fait
qu'accroître sa dépendance vis-à-vis d'elle".
72(*) Plus l'homme veut se
soumettre la nature, plus il devient dépendant d'elle et plus il se
dédouane du contenu culturel.
La perte de l'instrumentalité constitue une perte de
culture et une perte de rapport social. L'évolution peut être
retracée de la manière suivante : nous sommes passés de
l'outil à l'instrument qui est plus développé que l'outil,
à la machine. L'outil reste entaché des besoins primaires de
l'homme alors que l'instrument manifeste une plus grande maîtrise. En
outre, le développement des machines ne fait pas que menacer la culture
mais aussi la société. Alors que les buts du machinisme
étaient l'augmentation des biens et des richesses et la socialisation de
l'homme, Hegel constate un double échec puisque le monde domine l'homme
et son travail est déprécié ainsi que le fondement social.
La machine qui en apparence possède plus d'utilité pour l'homme,
a en fait moins d'utilité que l'instrumentalité. La machine
constitue un appauvrissement de l'instrument et non un enrichissement. L'homme
doit toujours rester en contact avec son "moyen-terme" qui ne doit pas
être séparé de lui. La machine devient la
réification du travail vivant, par lequel l'homme se forme et fonde en
même temps le rapport social. Alors que dans le travail qu'il effectuait,
l'homme essayait de satisfaire son besoin qui était un besoin universel,
le machinisme l'éloigne de cette satisfaction et le renvoie à une
singularité du besoin encore plus abstraite et le plonge dans une
structure de dépendance par rapport à ce besoin singulier. Le
travail de la machine est "une opération éloignée
[qui] gêne subitement et rend superflu et inutilisable le travail de
toute une classe d'hommes qui, par lui, satisfaisaient leurs besoins".
73(*) Le travail de la
machine défait le travail actif qu'avait effectué l'homme pour se
forger comme être social et comme être culturel. Le terme
"inutilisable" (unbrauchbar) est évocateur :
le préfixe allemand Un- invalide complètement ce qui
suit. Mais le travail de la machine est non seulement unbrauchbar et
"superflu" en ce sens qu'il ne crée plus de rapport social, mais il
devient aussi unnützlich, inutile à "toute une classe
d'hommes". Le terme unbrauchbar montre l'invalidation du Brauchen,
c'est-à-dire de tout ce qui relève de l'organisation du
besoin tandis que le terme unnützlich insiste sur le non-rapport
établi entre les hommes. Avec le machinisme, on supprime cette "classe
d'hommes", on réduit le travail de plusieurs à un travail
singulier, sans hommes. Le travail se trouve dépossédé de
sa valeur, la hiérarchisation sociale qu'il impliquait est
détruite. Il faut que l'homme évite cette "tricherie" ; cette
ruse faussée que constitue le développement des machines ;
à lui de reprendre les commandes et de réutiliser la nature et
non plus de se faire réutiliser par elle ! La "tricherie" doit redevenir
ruse, c'est-à-dire que la machine doit redevenir un instrument car c'est
l'instrumentalité qui manifeste pleinement la ruse de l'homme par
rapport à la nature. Hegel ne plaide pas pour une destruction des
machines mais pour une redistribution des rapports entre la machine et les
hommes ; il ne faut pas que le tissu social se désagrège.
Il est intéressant, après cette brève
étude, de démêler les différences entre Hegel et
Heidegger, quant à la conception de la nature. Hegel considère la
nature à travers le rapport à l'homme, le travail et la relation
dialectique qui commence à s'instaurer entre l'homme et celle-ci. Dans
un deuxième temps, la nature est considérée comme l'autre
de l'Esprit ; l'esprit est cette entité qui nie totalement son
environnement, et la nature constitue le résultat de cette
négativité. Hegel appréhende donc la nature du point de
vue de l'homme et de l'Esprit tandis que Heidegger l'appréhende du point
de vue de la nature, et du point de vue des Grecs. La nature est physis,
c'est-à-dire une partie de l'Être qui se dévoile et se
voile en même temps. Il conçoit la nature en sa
vérité et son essence mais il condamne bien évidemment
"l'objectivation technico-scientifique de la nature"74(*). La nature se joue de l'homme
mais ce n'est pas l'homme qui se joue de la nature. Heidegger entrevoit les
excès d'un comportement aberrant de l'homme, d'un comportement
"commettant" où l'homme provoque ostensiblement la nature. Cette
pensée développée de la nature se trouve chez le dernier
Heidegger car dans Être et Temps, l'ambiguïté reste
présente : appréhende-t-il la nature à travers l'usage et
la visée d'ustensilité ? En tout cas, l'ouverture du Dasein
à l'Être est encore insuffisante. Il s'appuiera par la suite
sur la définition d'Héraclite, "la nature aima à se
cacher", ce qui prouve qu'il se place exclusivement du point de vue de la
physis. Pour Hegel, c'est la relation féconde entre l'Esprit et
la nature qui est primordiale et non la nature elle-même. Jamais il ne
dissocie l'homme de la nature et ce n'est pas pour autant qu'il les confond.
elle est surtout un rapport à la
société
Cette dialectique de l'homme et de la nature
évoquée ci-dessus, implique nécessairement la
structuration d'un rapport social et d'un rapport à
"l'élément éthique" c'est-à-dire l'État, en
tant que totalité rationnelle en soi et pour soi. C'est dans son ouvrage
écrit et publié en 1821, Les Principes de la philosophie du
droit (Die Grundlinien der Philosophie des Rechts) qu'Hegel
examine la tension problématique entre l'homme comme être social
et l'homme comme citoyen. Les problèmes posés par
l'utilité ne se limitent pas à un rapport au monde ou à la
chose mais à une relation concrète entre les différents
hommes, c'est-à-dire les différents acteurs économiques et
sociaux.
utilité, usage et utilisation
Le droit est l'existence de la volonté libre et ce que
Hegel conceptualise dans cet ouvrage, c'est l'effectuation de cette
volonté libre car il a fallu qu'elle passe par plusieurs étapes
pour se réaliser. Au paragraphe 29, Hegel écrit que "le Droit
est donc la liberté en général comme Idée".
75(*) Le Droit est
l'effectivité de cette liberté c'est-à-dire que c'est une
volonté qui s'effectue librement et qui pose ses médiations ; il
est l'Idée de la liberté en tant qu'elle s'effectue. Or, la
volonté s'est d'abord saisie de manière abstraite (d'où le
titre de la première partie le Droit abstrait) avant de se saisir
subjectivement (c'est la moralité subjective) et objectivement (c'est la
moralité objective). Avant d'étudier les principes de la
société civile, il m'a paru nécessaire d'examiner les
relations entre l'utilité, la chose comme catégorie, l'usage et
la propriété en tant que fixation de la possession.
L'utilité n'a pas le même statut dans le droit formel que dans la
moralité subjective et dans la moralité objective. Au paragraphe
37, Hegel écrit : "Aussi dans le droit formel, on ne
considère pas l'intérêt particulier (mon utilité ou
mon agrément), pas plus que le motif particulier de la
détermination de mon vouloir, ou mon intention ou ma connaissance de
cause". 76(*)
L'utilité semble être considérée du
côté de la particularité empirique. L'intérêt
particulier constitue mon bien empirique, c'est ce que je revendique et
défends au sein d'une universalité. L'Universel, dans le droit
formel, ignore tout ce qui relève de l'utilité. On ne prend en
compte uniquement le fait que je suis un homme libre, un sujet de droit
privé, et que j'ai droit aux choses comme tout homme libre a le droit
d'exiger et de posséder. Ce droit demeure formel en ce qu'il
n'intervient pas activement dans la vie quotidienne ; il reste une
"possibilité" et il n'agit que si on le "saisit". Or, dans cette
première partie concernant le droit abstrait, Hegel définit
l'usage de la chose que la personne humaine peut effectuer.
Tout passe par la "chose" qui est un concept discriminant : il existe la
"chose", c'est-à-dire l'objet du droit formel et la non-chose. Par
rapport à la "chose", l'homme a un droit d'appropriation,
c'est-à-dire qu'il a le droit de placer sa volonté sur cette
chose : c'est ce qui constitue la réalité de la
propriété ; grâce à cet acte de ma volonté,
la chose sort de son état d'indifférence à l'égard
de son possesseur, elle ne sera plus l'objet possible de n'importe quelle
personne humaine, elle devient désormais propriété
privée d'un seul. Ceci dit, il faut une régulation de cette
propriété, un ensemble de règles qui fixent son statut, et
ces règles "ne peuvent être fondées dans le hasard,
dans la fantaisie individuelle ou l'utilité privée, mais dans
l'organisme rationnel de l'État". 77(*) L'utilité privée n'est pas un
critère de régulation de cette propriété, parce
qu'elle manque d'objectivité rationnelle, elle ne peut donc être
que source de désordre et de "hasard".
Les critères de cette propriété doivent
comporter une objectivité universelle, non contrariée par
l'individualité. La propriété s'effectue d'abord par une
prise de possession et Hegel écrit au paragraphe 59 que "l'usage est
cette réalisation de mon besoin par la modification,
l'anéantissement, la consommation de la chose dont la nature
dépendante se manifeste par là et qui ainsi remplit sa
destination". 78(*)
L'usage de la chose (Der Gebrauch) est ainsi un acte "négatif"
car, par lui, l'homme détruit le caractère propre de l'objet en
question et l'approprie aux exigences de la nature humaine. L'usage d'une chose
satisfait donc un besoin : l'usage est l'accomplissement réel de la
prise de possession qui est l'accomplissement réel de la
propriété. L'homme possède une propriété
dont il peut faire usage à tout moment. Mais au début du
paragraphe 60, Hegel ne manque pas de distinguer usage et utilisation (Die
Benutzung) : "L'utilisation d'une chose dans l'acte de la saisir n'est
pour soi, qu'une prise de possession d'un objet individuel". 79(*) Cette phrase montre que la
notion d'usage est plus large que celle d'utilisation immédiate :
l'homme peut posséder plus de choses qu'il n'en a besoin
immédiatement car le besoin est un processus continu qui ne
s'arrête pas à une satisfaction immédiate. On ne se situe
pas encore dans un système des besoins mais le concept de besoin
émerge dans toute sa problématicité. La
propriété devient alors la codification du rapport entre le
besoin et la satisfaction. Il faut également opérer une
distinction entre la propriété et l'usufruit car dans ce dernier
cas, je peux jouir d'un bien d'autrui sans le posséder ce qui prouve que
la satisfaction toute seule n'est pas une condition suffisante pour la
fondation d'un droit de propriété. La propriété en
tant que codification du rapport entre le besoin et la satisfaction, me permet
de jouir à n'importe quel moment de ce bien, sans avoir de comptes
à rendre. On prend conscience maintenant de la relation entre
l'utilité, l'usage et la propriété. L'utilité
désigne la substance de la propriété même si Hegel
n'emploie pas ce terme car pour lui l'utilité se situe du
côté de l'agrément. Elle est une conjugaison de l'usage
réel d'une chose et de son usage possible : en clair, la chose est
à ma disposition à tout moment. Je peux l'utiliser et cet acte
d'utilisation sera perçue comme une manifestation de ma volonté
en acte : l'usage possible deviendra un usage réalisé par
celle-ci. On obtient en fait une structure d'emboîtement : l'utilisation
en tant qu'acte ponctuel est contenu dans l'usage de la chose qui lui a pour
but la réalisation et non pas seulement la satisfaction du besoin alors
que l'utilité est la constitution de cet usage pour moi. Cette
dernière désigne ce qui me motive dans l'acte d'appropriation.
les complications de l'utilité dans le
système des besoins de la société civile : échanges
et intérêts
C'est au coeur de la troisième partie qu'Hegel
évoque la notion de société civile qu'il
a empruntée à l'anglais Ferguson, auteur d'un Essai sur
l'histoire de la société civile (publié à
Londres en 1766). Hegel traduit l'expression originelle Civil Society
par Bürgerliche Gesellschaft, c'est-à-dire
littéralement "société bourgeoise". La
société civile se confond avec le développement de la
société moderne ; en effet, la famille, en tant qu'unité
harmonieuse de l'individu avec la tradition est incapable de satisfaire tous
les besoins de l'homme et ne peut pas se maintenir en tant qu'unité
morale. On entre dans la famille en renonçant à
l'individualité, on en sort en tant qu'individu indépendant,
mûr, adulte et isolé. La société civile naît
d'abord d'une contradiction des intérêts au sein de la famille :
ou bien les enfants une fois éduqués se révoltent contre
leurs parents et détruisent la famille en tant qu'unité morale ou
bien ils réalisent leur égoïsme en dehors du cadre familial.
C'est cette deuxième possibilité qui affirme la naissance de
cette société civile et qui apparaît comme une association
des membres qui sont des individus indépendants dans une
universalité formelle. La société civile se fonde sur le
but égoïste et est l'organisation d'une dépendance
économique entre les différents individus. Hegel appelle le
domaine constitué par les actions indépendantes et
égoïstes le "système atomistique"(Das System der
Atomistik). "Système" signifie ici que les membres de la
société civile ainsi formée ne sont pas absolument
indépendants les uns des autres, mais seulement relativement. Les
individus défendent leurs intérêts propres et
l'utilité est conçue comme un rapport social en tant que
satisfaction d'une pluralité d'intérêts
égoïstes. Elle n'apparaît pas uniquement comme un compromis
mais comme un système réel, c'est-à-dire une organisation
des échanges libres entre les différents intérêts.
Le lien entre utilité, intérêt et échange est ici
manifeste car c'est lui qui structure de part en part la société
civile. On pourrait dire que la société civile est une
communauté des égoïstes qui reste une communauté sans
substance c'est-à-dire sans but positif commun tel que l'État par
exemple. Elle demeure quand même une société dans la mesure
où elle maintient entre les individus un rapport social qui
détermine leur existence en référence à des normes
collectives. L'Universel n'est qu'un moyen et ce moyen est au service des fins
particulières des individus : la société civile, c'est la
société de l'utilité instituant l'utilité du
rapport social. J'utilise la société pour assouvir mes besoins et
l'autre utilise cette même société pour assouvir ses
propres besoins, il existe donc comme une circulation de cette utilisation. Une
telle société utile est une société individualiste
et libérale c'est-à-dire libre-échangiste : elle
reconnaît les droits de chaque individu à se procurer des biens
matériels. Elle n'est pas non plus un chaos puisqu'elle exige que
l'existence universelle et juridique de l'individu soit assurée.
Cette société de l'utilité repose sur
des besoins qui se prolongent infiniment ; comme le dit Hegel au paragraphe
183, elle est "d'abord l'État externe, l'État du besoin et de
l'entendement". 80(*)
Le bien-être des individus dépend du bien-être de la
collectivité et le terme "entendement" fait référence aux
premières analyses des compositions mécaniques de la
société par les économistes du XVIIIe
siècle, analyses dont Hegel s'inspire d'ailleurs. Cependant, cette
société civile ne fonctionne pas par une utilisation
immédiate des besoins, il faut qu'elle passe par une
médiatisation de ces besoins et cette médiatisation s'effectue
par le travail. "La médiation du besoin et la satisfaction de
l'individu par son travail et par le travail et la satisfaction de tous les
autres : c'est le système des besoins". 81(*) La société
civile est une complication de l'utilité et cette complication se
traduit par une systématisation des besoins. Le besoin entre dans un
système c'est-à-dire qu'il est socialisé, devient libre en
ce sens qu'il ne dépend plus seulement des contraintes de la nature. La
nature est incapable de le médiatiser c'est-à-dire d'y introduire
cet élément universel, cette réflexion, qui en fait un
besoin proprement humain. On peut de ce fait affiner la définition de la
société civile : la société civile n'est pas une
société de l'utilité immédiate mais une
société de l'utilité médiatisée
c'est-à-dire de l'utilité humaine. La société
civile est "l'État de l'entendement", dans la mesure où ce sera
l'entendement lui-même qui découvrira l'universalité et les
règles qui régissent la société du travail. Le
besoin socialisé n'est plus seulement donné dans sa
particularité, mais il est organisé et représenté :
entre sa manifestation et son assouvissement s'interpose une médiation,
celle du système dans lequel il doit prendre place pour exister comme
besoin. Or, pour Hegel, "L'économie politique est la science qui a
son point de départ dans ce point de vue et qui a, par suite, à
présenter le mouvement et le comportement des masses dans leurs
situations et leurs rapports qualitatifs et quantitatifs". 82(*) Hegel montre la constitution
de cette nouvelle science et se réfère aux grands
économistes tels que Smith, Say, Ricardo. C'est l'entendement qui a
inventé l'économie c'est-à-dire que c'est l'entendement
qui a réfléchi sur l'élaboration des rapports concrets
entre les humains. L'entendement a son utilité dans le fait qu'il est
l'analyste et le critique de ces différents rapports. C'est lui qui
différencie, c'est lui qui alerte, c'est lui qui pense en termes de
rapports. Le paragraphe le plus important est sans aucun doute le paragraphe
190 : Hegel attire notre attention sur ce point essentiel qui est que c'est
dans le domaine de l'économie qu'apparaît une différence
fondamentale entre l'animal et l'homme. L'animal a peu de besoins et peu de
moyens pour les satisfaire alors que les besoins humains et les moyens de les
satisfaire sont différenciés : le besoin concret se voit
décomposé en ses éléments abstraits par le
système de production de la société. Le besoin animal ne
peut être qu'immédiat et instinctif, il est fini alors que l'homme
possède les moyens de créer d'autres besoins et d'autres
satisfactions. L'homme est cet être capable d'inventer ce qui lui est
utile, l'utilité peut de ce point de vue être
considérée comme une production proprement humaine.
"L'état social s'oriente vers la complication indéfinie et la
spécification des besoins". 83(*) Ce processus est infini et dans cette
"complication", il peut y avoir un raffinement (Die
Verfeinerung). Plus les besoins se multiplient, plus ils se raffinent. Le
système des besoins est un système produit par l'entendement, il
est donc un système fini de différenciations infinies. On ne peut
pas, comme le fait Heidegger, ramener constamment l'utilité au niveau
des besoins vitaux. Hegel pense de manière radicale le besoin humain
comme besoin artificiel complètement différent du besoin naturel.
Et en outre, le paragraphe 190 définit pleinement l'humanité de
l'homme : " Dans la société civile en général,
c'est le Bürger (comme bourgeois), et ici, au point de vue du besoin,
c'est la représentation concrète qu'on appelle l'homme".
84(*) Il
précise "Bürger (comme bourgeois)" pour qu'on le distingue
de Bürger comme citoyen car le terme allemand Bürger
a ces deux acceptions différentes. Dans cette définition,
l'homme concret est d'abord l'homme économique, c'est-à-dire
celui qui médiatise ses besoins. L'homme n'est pas un "animal politique"
comme Aristote l'a affirmé mais un animal économique et social.
Le bourgeois est l'accomplissement positif de l'homme, car l'homme est cet
être social qui cultive ses besoins, bref un individu social besogneux.
Le besoin humain, en tant que besoin d'emblée cultivé et fait par
l'entendement, n'existe, et dans sa position et dans sa négation, et
dans sa détermination et dans sa satisfaction, qu'à travers le
travail, négation naturelle d'emblée abstraite de la nature.
C'est bien dans cette remarque du paragraphe 190 que l'homme
hégélien est défini. Heidegger a ignoré cette
réflexion économique, il en reste alors à une vision de
l'utilité prise dans une critique de la technique et de la science,
c'est-à-dire dans une critique de la techno-science. S'il s'est
livré à quelques réflexions politiques quelque fois
ambiguës, il ne s'est jamais vraiment intéressé au domaine
de l'économie politique. Or, Hegel a défini véritablement
l'homme concret, celui qui produit son rapport au monde, celui qui humanise ses
besoins en les organisant dans un système. La complication des besoins
va dans le sens d'un affinement, elle n'est pas une réplication ou une
multiplication indifférenciée des besoins. Heidegger voyait dans
l'utilité une indifférenciation naissante, Hegel y voit la
possibilité d'une différenciation infinie qui passe par cette
complication.
le statut de l'utilité dans le travail
Le travail est le processus qui permet de
différer le besoin en le cultivant et c'est précisément ce
besoin cultivé qui est reconnu et présenté à
travers un système global. Il faut qu'il se présente dans une
conformité à une norme générale qui devient la
condition préalable de sa singularisation. Le travail singularise le
besoin, il lui donne une forme proprement humaine. Cette singularisation n'est
pas immédiate, elle passe par une confrontation nécessaire avec
l'Universel existant. Ainsi, l'objet travaillé est nié dans sa
singularité d'objet naturel, et c'est le besoin qui se charge d'une
valeur singulière. "Par les procédés les plus
variés, [le travail] spécifie la matière livrée
immédiatement par la nature pour différents buts. Cette
élaboration donne au moyen sa valeur et son
utilité"85(*).
Dans la première phrase, on peut relever les termes "variés",
"spécifie" et "différents", qui montrent la richesse du travail,
richesse qui est une élaboration infinie. Je peux travailler et utiliser
la matière d'autant de manières que je veux c'est-à-dire
que j'applique la matière aux buts que je me suis donné : le
processus de médiatisation est infini, alors que
l'immédiateté est finie puisqu'elle désigne l'ensemble des
manifestations extérieures de la matière naturelle.
En outre, un besoin n'est jamais isolé, il a toujours
besoin des autres besoins du système : je sélectionne les autres
besoins et les convertis en moyens pour satisfaire ce besoin. Le moyen acquiert
ainsi une importance : Hegel emploie les termes de "valeur" et
d'utilité". Seul l'homme est capable d'attribuer une valeur et une
utilité à chaque chose : il lui donne une valeur parce qu'elle
peut être utile pour autre chose. Ici apparaît une distinction
essentielle que Marx ne manquera pas d'établir dans son ouvrage La
Misère de la philosophie : l'utilité ne se réduit pas
à l'utile. Marx écrit dans cet ouvrage qui répond aux
théories de Proudhon : " Le produit qu'on offre n'est pas l'utile en
lui-même. C'est le consommateur qui en constate l'utilité. Et lors
même qu'on lui reconnaît la qualité d'être utile, il
n'est pas exclusivement l'utile". 86(*) Cette distinction que Marx effectue entre
"l'utilité", "l'utile" et la "qualité d'être-utile", est
déjà présente chez Hegel même si elle est parfois
implicite. L'utile n'est pas une chose, il ne se rassemble pas en une
catégorie finie mais il est plutôt une relation. L'utile n'est pas
non plus une singularisation ou une qualification car beaucoup de choses sont
utiles : la qualité d'être-utile n'est pas non plus assez
discriminante même s'il peut y avoir une hiérarchisation entre
certains produits suivant leur utilité. Or, quand Marx écrit :
"c'est le consommateur qui en constate l'utilité", cela signifie que
seul l'utilisateur, celui qui fait usage du produit, peut reconnaître son
utilité. D'une certaine façon, l'utilité se manifeste
toujours a posteriori, il faut un constat de l'usager, ; elle devient
alors une réflexion, elle ne peut être a priori. Nous ne
ferons pas un développement sur l'utilité chez Marx mais ce
passage permet d'éclairer la théorie hégélienne.
D'ailleurs, à la fin du paragraphe 196, Hegel écrit : "
L'homme dans sa consommation rencontre surtout des productions humaines et ce
sont des efforts qu'il utilise"87(*). Cela signifie que le consommateur en tant qu'il
consomme, ne consomme que des produits élaborés pour lui qui ont
nécessité un travail, et en consommant, il encourage ce travail,
il le fait exister. Il faut penser ici très étroitement la
relation concrète qui s'établit entre le travail, la production
et l'utilité. La société civile repose sur cet
équilibre : le travail produit un résultat qui est directement
utile à l'homme en tant que consommateur. La consommation est une
utilisation qui motive un échange entre "l'homme dans sa consommation"
et l'homme dans sa production parce que si Hegel écrit "l'homme dans sa
consommation", c'est qu'il présuppose que l'homme existe aussi en tant
qu'être producteur. L'utilité, c'est le fait de travailler pour
satisfaire le besoin temporaire et temporel d'un autre, cet autre travaillant
lui-même à un autre moment pour satisfaire mes besoins. Il existe
une relation d'échange indirect entre les individus sans qu'ils se
rencontrent car le consommateur ne "rencontre" que des productions et jamais
les producteurs. L'utilité est l'interaction de l'activation de la
production et de la consommation, activation qui est infinie, car l'homme peut
créer lui-même de nouveaux besoins pour le consommateur.
Aujourd'hui, nous vivons dans la "société de
consommation" qui est une généralisation universelle et encore
abstraite de cette société civile et on se rend compte que Hegel
avait déjà pensé bien avant les relations
économiques que pouvaient avoir les individus entre eux : tous les
mécanismes de la société de consommation sont
déjà inscrits au coeur de la société civile qui est
un processus infini de diversification des besoins et des productions et donc
de la relation entre "l'homme dans sa consommation" et l'homme dans sa
production. L'utilité amène et concrétise ce lien sous
forme de richesse. En effet, la spécification des travaux et des
productions aboutit à une division des travaux et des revenus. Dans
cette division du travail, il sort deux types de richesses, une richesse
universelle et une richesse particulière. Le travail produit une
accumulation des richesses et il est intéressant d'envisager le statut
de l'utilité d'un autre point de vue. Au paragraphe 199, Hegel
écrit : "chacun en gagnant produisant et jouissant pour soi, gagne
et produit en même temps pour la jouissance des autres". 88(*) La relation d'utilité
inclut une dialectique subtile entre les richesses particulières et les
richesses universelles, elle est une médiation du particulier par
l'universel : chacun peut produire pour soi de manière
égoïste et au fond même de cet égoïsme, de cette
particularité finie, l'Universel est présent car celui qui
produit pour soi, produit pour tous sans s'en rendre compte. L'utilité
est l'expression d'une ruse de l'Universel qui est présent au coeur de
toutes les particularités. C'est grâce à cette ruse que la
société civile maintient son existence. Le "pour-soi" est
réversible dans un "pour-un-autre" : l'universel utilise les
différentes particularités pour s'accomplir. Il ruse avec la
structure d'égoïsme qui est une structure d'enfermement et
d'autosuffisance car l'être égoïste, pour n'avoir besoin que
de lui, a besoin des autres. L'égoïsme absolu ne peut pas exister,
il faut nécessairement une médiation : il faut poser l'autre
même si c'est pour le nier, mais on ne peut jamais évacuer cet
autre d'emblée. Hegel donne un autre éclairage sur cette ruse que
dans la Phénoménologie de l'Esprit par exemple. Cette
ruse ne fait qu'ancrer le principe que Hegel a défini au paragraphe 190
à savoir que l'homme est éminemment un "animal social", membre de
la société civile. Son besoin constitue son ouverture à
l'autre. L'homme hégélien est essentiellement le conditionnement
réciproque, en lui, comme "personne concrète", du Soi particulier
s'affirmant dans l'extrême de sa subjectivité égoïste,
et de son Autre par lui, de ce fait, tout autant affirmé comme puissance
objective aliénante du "système de dépendance
réciproque" ou de l'interaction de tous les individus. C'est bien
l'homme, en son ambiguïté active, qui se réalise dans une
telle affirmation corrélative mutuelle du Soi et du moment de
l'universel au sein de l'individu social. Celui-ci n'est social que comme
individu : la solidarité sociale ne peut mettre en cause
fondamentalement l'initiative individuelle. Plus l'individu est
égoïste, plus il travaille à sa propre jouissance, plus il
s'universalise et travaille pour le bien de l'universel : c'est cette
dialectique féconde qui est source d'un véritable progrès.
L'utilité n'est pas seulement le lien dialectique en tant que
réciprocité d'utilisation, l'un utilisant l'autre mais elle
fortifie et conserve le lien existant entre l'universel et le particulier. Si
elle conserve ce lien existant entre l'Universel et le particulier, elle
absolutise par ailleurs la différence de l'Universel et de la
singularité et supprime la possibilité de leur réunion. La
singularité ne peut plus se réunir avec l'Universel par la
médiation de la particularité, elle est l'Autre absolu de
l'Universel. Si le côté positif de l'utilité est
l'affirmation de la particularité, son côté négatif
est cette séparation.
d) étude de la relation entre le droit, la
culture et la société
Si l'individu assume son être social, il a
nécessairement un rapport à l'administration de la justice,
à la police et à la corporation. Il a ainsi un rapport au droit
et aux organisations juridiques. L'individu de la société civile
n'est que s'il a un rapport déterminé à l'État. En
effet, quand l'individu travaille, il travaille non seulement la chose
naturelle mais il se forme : on assiste ainsi à un procès
d'universalisation du Soi et d'effectuation de l'universel. Ce double
procès, c'est justement le processus de la culture
(die Bildung). Pour Hegel, l'homme, comme homme est un être de
part en part culturel. La culture est le processus où l'homme se produit
lui-même en même temps qu'il produit sa propre relation
consciencielle au monde. La culture en tant que processus d'universalisation
maintient précisément à l'homme cette
nécessité de l'Universel. Le travail n'est plus conçu
comme un moyen-terme (die Mitte), un rapport à la nature comme
Hegel l'envisageait dans sa Première philosophie de l'Esprit en
1803, mais une formation d'un véritable Soi. Au paragraphe 209, Hegel
précise ce processus : " Il appartient à la culture, à
la pensée comme conscience de l'individu dans la forme de l'universel
que je conçois conçu comme une personne universelle, terme dans
lequel tous sont compris comme identiques". 89(*) La réalisation des
besoins humains rend nécessaire le droit et c'est la culture qui permet
ce lien au droit : "Mais c'est la sphère du relatif elle-même,
la culture, qui donne l'existence au droit". 90(*) Mais revenons à cette
remarque du paragraphe 209 : l'homme s'identifie aux autres en tant que
personne universelle. Il n'existe pas d'égalité sociale mais une
égalité dans la représentation de l'universel par le
concept de personne. ("terme dans lequel tous sont compris comme identiques").
La culture désigne la conscience de l'individu dans son rapport à
l'universalité formelle. C'est bien parce qu'il est individu social et
en tant qu'il est tel, que l'homme est aussi personne, sujet moral et membre
d'une famille.
L'individu de la société civile est relié
à l'État qui assure ses intérêts. C'est
l'État qui assure "l'intérêt universel"91(*). "La mission de
l'État est seulement la protection et la sécurité de la
vie, la propriété et du libre-arbitre de chacun, dans la mesure
où elle ne lèse pas la vie, la propriété et le
libre-arbitre d'autrui". 92(*) L'État, par le biais de la justice,
évite que certains abus soient commis, il garantit la vie de l'individu
de la société civile, il le protège contre tout
excès. L'État naît d'une nécessité interne ;
ce sont les particularités qui ont besoin de sa présence pour
stabiliser les relations de la société civile. La
société civile ne doit pas se désolidariser de
l'État, le droit ne doit pas disparaître de la
société civile. Bien sûr, la société civile
possède ses propres structures ainsi que l'État mais ils ne
restent pas isolés l'un de l'auttre. Hegel le signale au paragraphe 288
: "Les intérêts particuliers des collectivités qui
appartiennent à la société civile et sont en dehors de
l'Universel en soi et pour soi de l'État, sont administrés dans
les corporations, dans les communes et dans les autres syndicats et classes et
par leurs autorités : présidents,
administrateurs..."93(*) L'État n'est pas une dictature de l'Universel
sur la particularité, l'État n'envahit pas la
société civile mais la contrôle. Il n'est pas la fixation
de l'opposition d'un Soi singulier à l'Universel mais la stabilisation
et la fixité de la société civile. L'État marque
plutôt l'enracinement de la société civile dans
l'Universel. D'ailleurs, si la société civile a besoin de
l'État pour se fonder, c'est la preuve qu'elle est un non-être
ontologique ; l'État a un principe plus élevé que la
société civile qui est une réconciliation, identité
de l'universalité et de la particularité c'est-à-dire la
singularité ou totalité. La société civile se fonde
sur, dans et par l'État, l'homme se fonde sur, dans et par le citoyen.
L'État hégélien est celui qui affirme résolument
les droits de l'homme rassemblés en leur foyer réel comme droits
de l'individu social. C'est ici qu'on peut noter une tension
problématique de l'homme social et de l'homme comme citoyen : c'est
même une tension entre l'homme réel et le Surhomme d'une certaine
façon, car le citoyen en tant qu'individu actif à
l'intérieur du tout organique qu'est l'État, se place au-dessus
de l'homme réel. Mais le citoyen ne se réalise dans l'homme que
comme la positivité négative de l'opposition, de la tension, en
celui-ci, de l'homme et du citoyen. La présence d'une juridiction et
d'une administration est nécessaire et plus qu'utile pour éviter
que "les intérêts divers des producteurs et des
consommateurs"94(*)
n'entrent "en collision". Cet antagonisme peut en effet briser le dynamisme de
la société civile et au lieu de tomber dans un conflit fatal, il
faut faire appel à une institution publique supérieure aux deux
parties, ce qu'Hegel nomme une "réglementation intentionnelle
supérieure aux deux parties"95(*).
Ceci dit, la société civile, en tant que
société de l'utilité ne connaît pas une
répartition uniforme de cette utilité : on assiste de ce fait
à l'élaboration de la notion de classe (die Klasse).
Hegel distingue trois classes principales : d'abord la "classe substantielle"
qui "a sa richesse dans les produits d'un sol qu'elle
travaille"96(*)
c'est-à-dire la classe agricole qui utilise les produits du sol et dont
la cellule économique est la famille, puis la "classe industrielle" qui
s'occupe de "la transformation du produit naturel"97(*) et la "classe universelle" qui
"s'occupe des intérêts généraux, de la vie
sociale"98(*). Ces
classes montrent qu'il existe une séparation croissante entre des
catégories d'individus dont les intérêts divergent de plus
en plus à mesure que l'accumulation des richesses devient aussi,
à l'autre pôle de la société civile, accumulation de
la pauvreté. La société civile repose sur une
inégalité, c'est pourquoi elle a besoin de l'État,
où les individus sont égaux en tant que citoyens et sujets moraux
: il faut qu'il y ait cette projection d'une égalité universelle
formelle c'est-à-dire qu'il y ait une reconnaissance des droits de
l'homme.
Or, l'homme comme être social s'accomplit et s'objective
dans une classe. Il est à remarquer qu'au moment où se
constituent ces "classes", la représentation de la société
considérée comme un tout se défait, laissant libre jeu
à des conflits qui, à terme, mettent en question l'existence de
la collectivité. L'utilité s'annule, et une partie de la
population, la "populace", se sent comme inutile et exclue de la
société civile. Hegel emploie le terme Pöbel, qui
vient de latin plebs, pour désigner cette populace. Cette
expression caractérise le peuple en révolte contre la situation
misérable à laquelle il est condamné, et par laquelle il
est privé de ce bien-être qui serait la condition de sa
satisfaction et de son consentement à l'ordre commun. Des institutions
telles que la corporation ou la solidarité sociale peuvent pallier ces
défauts de la société civile qui sont des excès
mais jamais les résoudre car cette société civile repose
sur une "contingence" et des principes subjectifs : " Si la
possibilité de participer à la richesse collective existe pour
les individus et est assurée par la puissance publique, cette
possibilité reste pourtant soumise par son aspect subjectif à la
contingence, sans compter que cette garantie doit rester
incomplète"99(*). Cette phrase prouve qu'il existe une
inégalité de fait au sein de la société civile due
à "aspect subjectif" c'est-à-dire l'individualisme même
s'il existe une proclamation d'une égalité de droit au niveau de
l'universel en bref, au niveau de l'État. C'est cette
inégalité de fait qui motive l'enrichissement et le
progrès indéfini de la société civile. Cette
dernière n'est pas une utilité généralisée
et répartie uniformément, elle sécrète en son sein
une inutilité. Cependant, elle a une évolution positive pour
essayer de réduire l'accroissement de la misère.
L'utilité est bien la structuration d'un rapport social
et qui dit rapport dit rapport d'inégalité et animation de ce
rapport par cette inégalité. L'utilité est un rapport
social du fait qu'il est un rapport à la nature comme nous l'avons
montré au début de ce chapitre. Ce n'est pas la chose qui compte
mais l'investissement de l'homme dans ce travail de la chose. C'est l'homme qui
confère l'utilité à la chose et en lui conférant
cette utilité, celle-ci devient utile non seulement pour cet homme mais
pour tous les hommes qui auront un lien avec cette chose ou ce produit.
Chapitre V : l'utilité n'est elle pas
plutôt une figure du renversement des rapports ?
L'utilité ne peut pas se réduire à un
simple utiliser ; il semblerait que chez Hegel et Heidegger il existe une
véritable utilité qui dépasse la sphère des besoins
vitaux et qui regarde l'existence en tant que savoir de la vie. Cette
utilité exhibe un jeu entre l'existence et la vie, elle est
au-delà de l'utilisation et elle est une ruse par rapport à cette
utilisation. Ce n'est pas dans l'utilisation que j'épuiserai son
utilité pour moi: si cette ruse se manifeste de manière
dialectique chez Hegel, elle est plutôt ontologique chez Heidegger, car
ce qui se déploie chez ce dernier, c'est l'incessant jeu de l'Être
et de l'homme ou de l'Être avec une de ses possibilités, le
Dasein. Précisons le renversement des rapports qu'induit cette
ruse.
l'utilité comme renversement des rapports chez
Hegel
Il ne s'agit pas tant d'une ruse chez Hegel que d'un combat
véritable et l'existence humaine tire son sens dans cet affrontement,
cette lutte pour la reconnaissance de sa valeur. C'est dans ce
célèbre passage concernant la Domination et la Servitude
c'est-à-dire l'indépendance et la dépendance de la
conscience de soi de la Phénoménologie de l'Esprit que
Hegel effectue une analyse du processus fondamental de
reconnaissance (die Anerkennung). On sait que la
conscience que l'homme prend de lui-même, est la conscience de la vie et
aboutit à la conscience malheureuse. En effet, prendre conscience de la
vie universelle, c'est nécessairement s'opposer à elle en
même temps que la retrouver en soi. La conscience de la vie n'est pas la
vie naïve mais le savoir du Tout de la vie, comme négation de
toutes ses formes particulières. Hegel écrit que "la vie est
la position naturelle de la conscience, l'indépendance
(Selbstständigkeit) sans l'absolue
négativité"100(*). Il manque cette dimension existentielle de
"l'absolue négativité" c'est-à-dire qu'il manque l'essence
de la négation même. La vie, c'est la conscience qui refuse de se
saisir, c'est la conscience qui refuse de se voir dépendante de
l'altérité. C'est pourquoi la reconnaissance de
l'altérité et de soi-même va être utile à
l'homme en ce sens qu'elle va lui apporter une identité non pas vitale
mais existentielle. L'utilité est présente dans la
nécessité de la reconnaissance : l'autoconscience est d'abord un
être simple immédiat, exclusif, qui marque l'être-autre du
caractère négatif et inessentiel, mais pour être
complètement elle-même, elle a besoin qu'on la reconnaisse.
L'autre autoconscience lui est nécessaire pour qu'elle s'y oppose.
L'autoconscience se définit en fait par "être-pour-soi pur"
(Reines Fürsichsein).
En fait, la reconnaissance est la sortie d'une lutte, celle de
la conscience servile (das dienende Bewusstsein) et de la conscience
du maître. Au milieu de la relation, la chose est présente dans sa
choséité. Ce que veut le maître, c'est utiliser la force de
l'esclave pour maîtriser la chose: ainsi, il veut manifester sa
domination à la fois sur la chose et sur l'esclave c'est-à-dire
qu'il veut accroître sa domination pour en faire une domination absolue.
Il veut utiliser la puissance de la chose mais ne veut pas en être
l'utilisateur direct et ainsi il utilise l'esclave pour utiliser et travailler
la chose: nous avons un transfert d'utilité. On voit bien que
l'utilité est ici conçue comme une médiation pour
atteindre la possession de la chose, car ce que veut le maître, ce n'est
pas qu'utiliser la chose mais surtout la posséder, car pour lui utiliser
les possibilités d'une chose est synonyme de posséder.
D'ailleurs, le maître se rapporte médiatement à l'esclave
par l'intermédiaire de la chose, cet "être
indépendant"101(*). Ce qu'il souhaite, c'est assouvir à son
désir (die Begierde). Le désir est ce mouvement de la
conscience qui ne respecte pas l'être mais le nie c'est-à-dire
l'utilise et le fait sien. Ce désir suppose le caractère
phénoménal du monde qui n'est qu'un moyen pour le Soi. Cette
conscience désirante se considère comme autonome par rapport
à l'autre conscience considérée comme inessentielle, elle
se complaît dans sa tautologie Moi=Moi. Or, la vérité de la
conscience n'est pas dans cette tautologie mais dans un débat avec le
monde car le monde est pour cela le non-subsistant, ce qui disparaît et
ce qui est destiné à être utilisé. L'utilisation est
éphémère, elle se fait commutative. Cette conscience vise
la négation de son objet de désir, de cet "être
indépendant", elle veut le consommer et ainsi se rassasier et se
rassembler avec elle-même. Mais elle ne sait pas que sa
vérité ne réside pas dans l'utilisation de l'objet mais
dans son désir d'utilisation et pour qu'elle sache cela, il faut qu'elle
se mette en relation avec le désir d'une autre conscience. La relation
de maîtrise devient une projection hors de soi d'une autoconscience
surévaluée. Ainsi, pour que le maître désire, il
faut que le valet c'est-à-dire la conscience servante, travaille le
monde. Le valet reste dans la dépendance de la vie immédiate,
dépendance qui est double : en dépendant de la chose, il
dépend du désir du maître. Il ne peut s'abstenir de cette
dépendance qu'en travaillant cet "être indépendant" qu'est
la chose. Il va servir (dienen) le maître en effectuant ce
"service". Ce travail servile va être source de réflexion et sera
une médiation du désir, un freinage du désir du
maître.
Le Soi, c'est le maître qui nie la vie dans sa
positivité ; l'Autre, c'est l'esclave, une conscience encore, une
conscience qui n'est plus que la conscience de la vie comme positivité.
Ainsi, dans le travail, l'esclave agira par "peur" et rencontrera la mort,
cette négativité absolue c'est-à-dire cette maîtrise
absolue. Il va découvrir la profondeur de la négativité et
affirmer sa vie dans cet être-pour-la-mort. Autrement dit, le valet, dans
l'acte de "former"la chose, se dit lui-même dans sa puissance
négative, dans son être-pour-la-mort ; le travail qu'il effectue
lui permet d'apprivoiser cette mort. À force d'utiliser la chose, il
devient le véritable usager de celle-ci. Le travail lui est utile non
pas immédiatement mais médiatement car il va mettre à
distance cette figure d'altérité radicale qu'est la mort et lui
donner une forme objective dans la transformation de la chose. Cette
utilité du travail permet un renversement des rapports entre le
maître et l'esclave : la domination et la servitude par un renversement
dialectique conduisent à la libération de l'esclave. Il a su
donner une forme de création au négatif et a manifesté sa
désaliénation ; il existe une culture (Bildung) de la
conscience de soi de l'esclave ; c'est par la peur, le service, le travail que
se forme la conscience de soi. L'esclave deviendra le maître du
maître et le maître l'esclave de l'esclave : son
immédiateté devient aliénante mais par l'esclave, il va
accéder à la vérité de sa conscience de soi. Ainsi,
dans cette lutte pour la vie par la mort, les deux consciences
s'éveillent et se reconnaissent. Le maître est
éveillé à une inautonomie qu'il ignorait pendant que le
valet découvre une autonomie en maîtrisant le monde. La peur et le
service ne seraient pas suffisants pour élever la conscience de soi de
l'esclave à la véritable indépendance, mais c'est bien le
travail qui transforme la servitude en maîtrise.
Ce qui se dégage dans ce texte, ce n'est pas simplement
la médiation de l'utilité mais l'utilité de la
médiation (die Vermittlung). La
médiation, c'est l'effectivité concrète qui se pose pour
poser un être ; ici, la dernière médiation constitue le
travail. Cette médiation se nie pour affirmer autre chose : c'est dans
le travail que l'esclave devient capable de donner à son
être-pour-soi la subsistance et la permanence de l'être-en-soi.
"la conscience travaillante en vient ainsi à l'intuition de
l'être indépendant, comme intuition de
soi-même"102(*). Le travail permet une réflexion sur soi qui
est une réflexion d'identité, un dévoilement progressif de
soi-même. "Cet être pour-soi, dans le travail,
s'extériorise lui-même et passe dans l'élément de la
permanence"103(*).
L'élément de la permanence, c'est l'élément de la
chose en soi. Alors que la jouissance immédiate du maître
n'aboutissait qu'à un état disparaissant, le travail fait
subsister l'oeuvre et fait apparaître un "élément
permanent". Nous avons un jeu du disparaître et de l'apparaître
c'est-à-dire un renversement des rapports à la suite du combat
pour la reconnaissance. Et ainsi, nous avons développé la
définition qu'Hegel proposait au début du passage : "La
conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu'elle est en soi et
pour soi pour une autre conscience de soi c'est-à-dire qu'elle n'est
qu'en tant qu'être reconnu"104(*). C'est l'autre qui me fait prendre conscience de ce
que je suis, il m'est utile en un sens existentiel, car c'est lui qui me
renvoie à ma propre existence, le savoir du tout de la vie et le savoir
du tout de ma vie. L'utilité est médiation, l'utilisation est
immédiate et ainsi on peut opposer à juste titre utilité
et utilisation. Cette lutte pour l'identité qui est en même temps
une lutte pour l'altérité n'est jamais unilatérale : il
faut qu'il y ait un affrontement véritable, et quand Hegel écrit
que la conscience de soi "n'est qu'en tant qu'être reconnu", il faut que
cet "être reconnu" suscite une action opposée. L'utilité
n'est pas qu'un rapport social, elle peut être aussi un renversement des
rapports qui est plutôt un inversement des rapports ; ce renversement est
dialectique et ontologique en ce sens qu'il touche la vérité de
l'Être.
l'utilité comme renversement ontologique des
rapports chez Heidegger
Si le renversement des rapports induit par l'utilité
est aussi ontologique chez Heidegger, il n'est pas dialectique mais il met en
évidence une ruse de l'Être avec l'homme c'est-à-dire le
Dasein.
le renversement des rapports entre l'Être et
l'homme
L'homme croit utiliser l'Être alors qu'il exploite
l'étant et l'être de l'étant et c'est dans cette
exploitation que l'Être tient à se faire entendre car pour
être pensé, l'Être a besoin de l'homme, il a besoin
d'être écouté par l'homme. C'est bien sûr ici que se
comprend le sens de ce que Heidegger appelle "le tournant de la pensée"
qui est le tournant qui survient au plus profond du règne de la
technique. L'homme vit dans un monde de l'utilité uniformisée
où il s'éloigne de plus en plus de l'Être alors qu'il a
l'impression de s'approcher de l'Être en manipulant l'étant ;
c'est en fait l'Être qui utilise l'homme et qui le plonge totalement dans
la sphère de l'étant pour qu'il pose la question essentielle de
son époque : la question du sens de l'Être. Il existe alors une
éminente dignité de cette question (die
Fragewürdigkeit). Dans le séminaire du Thor de 1969, Heidegger
le dit explicitement : l'homme est "utilisé" par l'Être
(gebraucht vom Sein), Gebrauch étant le mot qui sert
à traduire le krê d'Anaximandre. Il entend le terme
"utilisé" au sens du besoin. L'homme est l'oubli de l'Être mais
l'Être pour s'ouvrir, a besoin de l'homme en tant que le là
(Da) de sa manifestation. Autrement dit, l'espace de l'Être
n'est pas incompatible et complètement différencié de
l'espace de l'utilité comme on l'a affirmé un peu plus haut. Mais
on a une coexistence du Ge-stell dévastateur et de
l'Ereignis salvateur, l'Ereignis étant
l'événement de l'avènement de l'Être
c'est-à-dire la venue de la question de l'Être. Ainsi,
l'utilité technique n'a peut-être pas que du mauvais car
l'Être utilise cette utilité pour que l'homme, poussé
à l'extrême et au péril, puisse poser la question
fondamentale. On aurait pas seulement un renversement ontologique mais un
rebondissement de la question de l'Être. L'espace de l'utilité
fait rebondir l'homme pour l'orienter vers l'espace de l'Être qui est un
espace infiniment ouvert. J'aurais tendance à dire, de manière
plus familière, que la balle est dans le camp de l'homme, elle se situe
sur son espace. À lui de la renvoyer et de se renvoyer avec elle sur le
terrain de l'Être.
Dans sa conférence La fin de la philosophie et la
tache de la pensée (Questions IV), Heidegger insiste sur deux
concepts très importants, la "clairière" et la "présence"
(Lichtung und Anwesenheit). Cette clairière est
l'éclaircie de l'Être, ce qui donne à voir l'Être
à l'être c'est-à-dire notre être. L'Être donne
au Dasein la zone dévoilée, l'éclaircie,
l'ouverture sur l'Être, qui est notre être et que l'Être
utilise pour sa vérité. Cette éclaircie constitue tout le
sens de l'oeuvre de Heidegger ; nous sentons cela très bien à
travers la Lettre sur l'humanisme. "l'Être lui-même [...] a
pouvoir sur la pensée et par là sur l'essence de l'homme
c'est-à-dire sur la relation de l'homme à l'Être. Pouvoir
sur une chose signifie ici: la garder dans son essence, la maintenir dans son
élément"105(*). Ce "pouvoir" n'a rien d'une domination, il est
différent du pouvoir tel que nous pourrions l'imaginer. Heidegger fait
exprès d'utiliser ce langage pour que le lecteur fasse la
différence entre le pouvoir de la technique et du politique par exemple
et le pouvoir de l'Être. Dans le domaine de la technique, pouvoir
signifie tenter de maîtriser la totalité de l'étant : on a
affaire à un double langage car Heidegger essaie de montrer qu'il existe
un langage ontologique, qui dit les choses, non plus du côté de
l'étant mais du côté de l'Être. L'Être n'est
pas aliénant, son pouvoir ne constitue pas une entreprise
d'aliénation mais un rappel parce qu'il y a eu oubli de l'Être. Ce
dernier rappelle à l'homme son sens, il lui rappelle son essence qui est
cette ouverture à ce sens. "L'Être attend toujours que l'homme
se le remémore comme digne d'être pensé (Noch wartet das
Sein, dass Es selbst den Menschen denkwürdig werde)"106(*). L'Être n'est pas
contrainte, il est présence (Anwesenheit), présence en
tant qu'attente (das warten). Cette attente n'est ni une
passivité, ni une soumission ou une négation mais plutôt
l'attente d'un signe qui indique un tournant (Wende), un tournant de
la pensée et une ouverture à l'Être. L'homme n'est homme
que parce qu'il s'ouvre à l'Être : ce n'est pas un animal social
mais un animal ontologique. L'Être a besoin de l'homme pour être
pensé et accéder à une présence encore plus
éclairante. On ne peut pas avoir de renversement dialectique des
rapports dans la mesure où l'Être est encore l'indéfini, ce
qui est en attente d'être défini mais qui ne pourra jamais
être défini du point de vue de l'étant. Ce rapport de
l'homme à l'Être, c'est en quelque sorte la relation de l'homme
à sa propre vérité.
L'Être se caractérise essentiellement par
l'attente d'un questionnement. La métaphysique est fermeture de cette
attente : "La métaphysique se ferme (Die Metaphysik verschliesst...)
à la simple notion essentielle que l'homme ne se déploie dans son
essence qu'en tant qu'il est revendiqué par l'Être"107(*). La métaphysique
refuse de prendre en compte cette revendication (die Anspruch), elle
voile encore plus le sens de l'essence de l'homme qui est de questionner
l'Être, elle est même surenchère dans ce voilement ; elle
veut fermer cette question en faisant le tour complet de l'étant. Pour
Heidegger, il est important pour l'homme de se situer dans cette attente et de
renverser la vapeur : il faut qu'il essaie d'envisager les choses non pas du
point de vue de son être mais du point de vue de l'Être. "se
tenir dans l'éclaircie de l'Être, c'est ce que j'appelle
l'ek-sistence de l'homme (Das Stehen in der Lichtung)"108(*). Cette ek-sistence se
distingue de la simple existence, elle est ce dans quoi l'homme maintient le
questionnement de sa provenance et de sa détermination. La particule ek-
manifeste la structure extatique de toute existence qui est cette
compréhension de l'ouverture à l'Être. "L'homme est
bien plutôt "jeté" par l'Être lui-même dans la
vérité de l'Être, pour qu'en la lumière de
l'Être, l'étant apparaisse comme étant qu'il
est"109(*). Cette
phrase éclaire bien le concept de projet tel qu'il apparaît au
début d'Être et Temps. L'homme ne projette pas,
il est plutôt pro-jeté c'est-à-dire jeté dans un
questionnement ontologique. Le Da de son Dasein fonde et
ouvre son ouverture à l'Être. C'est dans cette ouverture qu'il
doit se maintenir car l'ek-sistence réside dans ce maintien, afin qu'il
éclaire rétrospectivement la vérité de
l'étant. L'être de l'étant ne doit pas se déterminer
à partir de l'étant mais à partir de la position de
l'homme dans cette ouverture du sens de l'Être. On pourrait critiquer
Heidegger de manière hégélienne en lui trouvant des
accents schellingiens car comme pour ce dernier, tout dépend d'une
position de l'homme par rapport à cette ouverture, position qui n'est
presque qu'une intuition. C'est en ce sens que Heidegger est plus proche de
Schelling que de Hegel. Heidegger critique même le sens de l'existence
chez hegel : "Hegel la détermine comme l'idée de la
subjectivité absolue qui se sait elle-même"110(*). Or, Heidegger prend lui un
point de départ abstrait qu'il faudrait intuitionner. Hegel part d'une
détermination car le point de départ doit lui-même se
dialectiser tandis que Heidegger part du Es de l'Être. La
Phénoménologie de l'Esprit demeure une
présentation scientifique de l'expérience de la conscience, et
c'est une oeuvre rigoureusement philosophique tandis qu'on a l'impression que
Heidegger ne fait que se promener dans les parages de cette intuition de
Être comme si penser l'Être, ce serait pressentir son ouverture
infinie. Ce moment de l'intuition (die Anschaung) n'est pas aussi
clairement démontré que chez Schelling mais on peut
interpréter la pensée heideggerienne dans ce sens.
Hegel montre dans la préface de La
phénoménologie de l'Esprit, que "la vraie figure de la
vérité est donc posée dans cette
scientificité"111(*). La vérité de la philosophie ne
réside ni dans l'entendement en tant que puissance de
représentation (die Vorstellung) ni dans l'intuition (die
Anschaung) mais dans la synthèse des deux, la présentation
(die Darstellung). Or, quand on lit une phrase de Heidegger comme
"Il se tient en extase en direction de l'ouverture de l'Être (Es
steht in die Offenheit des Seins hinaus)"112(*), on voit bien que cette structure extatique de
l'existence est un positionnement, une ouverture à l'Ouverture et une
ouverture à l'intuitionné, car l'intuitionné est aussi
l'Ouvert. C'est la compréhension de l'homme qui est cette
ouverture fondamentale (die Erschlossenheit) à
l'Être. Dans le début d'Être et Temps, Heidegger
insiste sur cette Erschlossenheit. François Vezin se proposait
de traduire ce terme par le néologisme ouvertude, qui signifiait non pas
l'ouverture mais l'ouverture de l'ouverture, la structure ontologique de
l'Ouvrir c'est-à-dire la confluence entre l'Ouverture de l'Être et
l'ouverture de l'homme. Ce dernier, dans la déchéance de son
là (die Verfallenheit) a la possibilité de se
positionner dans cette ouverture. L'ex-tase qui était d'ailleurs un
terme mystique, c'est l'intuition du sens de l'Être et c'est ce qui nous
pousse dans cette intuition. Le renversement ontologique des rapports entre
l'Être et l'homme n'a donc rien à voir avec le renversement
dialectique et plus réel chez Hegel.
ce renversement est plutôt un jeu de
l'utilité et de l'Être
Ce renversement n'est peut-être pas un véritable
renversement mais un entrelacement entre l'Être et
l'homme où l'homme ne voit pas clairement sa position. Cet entrelacement
(die Verwechselung), l'homme a tendance à le confondre avec un
entrelacement du Dasein et de l'étant. On assiste en fait
à un jeu de présence-absence entre l'Être et l'homme :
l'Être est cette présence-absence en même temps qu'il est
cette absence-présence. Ainsi se déploie un espace du jeu, espace
qui diffère complètement de l'espace utilitaire et qui le met
à distance. Dans le chapitre intitulé L'Être, le fond
et le jeu de son ouvrage Le principe de raison, Heidegger
thématise cet espace de jeu c'est-à-dire cette distanciation et
ce rapprochement incessant de l'Être, ou cette liberté
perpétuellement libérée de celle-ci. On ne peut fixer de
manière abstraite cet Être, on ne peut le déterminer ni le
catégoriser : ce qu'on peut voir, c'est son ouverture à l'homme
mais on ne peut le voir qu'à condition de se mettre dans une position
d'ouverture. Or, si on conçoit la raison comme ratio
c'est-à-dire le calcul, on ne pourra jamais raisonner l'Être
c'est-à-dire le calculer et le mesurer. Heidegger ne tombe pas pour
autant dans un "irrationalisme" qu'il dénonce dans sa Lettre sur
l'humanisme mais il essaie d'étudier à travers l'histoire de
la métaphysique occidentale, les voilements et les dévoilements
successifs de cet Être. L'Être a un rapport au logos mais
il n'est pas réductible à la raison. D'ailleurs, Heidegger
interroge à ce sujet l'histoire de la pensée : comment se fait-il
que nous ayons attendu Leibniz c'est-à-dire le XVIIe
siècle pour formuler le principe de raison suffisante (Nihil est
sine ratione), à savoir que tout a une raison alors que la
philosophie s'est constituée depuis l'Antiquité grecque ? Est-ce
que grâce à ce principe de raison, on a éclairé la
totalité de l'Être ? Évidemment non, car en formulant un
tel principe, l'Être ne se dévoile pas mais il se voile, il entre
dans un retrait et ce à quoi nous assistons, c'est la présence de
son retrait. La raison ne pourra pas utiliser toutes les potentialités
et toutes les faces de l'Être en les déterminant car elle n'est
pas seulement Vernunft mais aussi
Grund, fond.
L'Être est un accord avec ce Grund, il est un
jeu avec celui-ci. L'espace du jeu est la relation entre l'Être et le
Grund. Ce dernier supporte l'Être mais on s'aperçoit que
c'est aussi bien l'Être qui supporte le Grund sans pour autant
être un fond. "Pour autant que l'Être s'étend comme
fond, il est lui-même sans fond"113(*). Plus on fonde l'Être, plus il nous
échappe, plus on le rationalise, plus il nous apparaît comme
irrationnel et plus on l'utilise, plus il manifeste son
irréductibilité à l'utilité. On a donc un
renversement complet des perspectives quand on se situe à un niveau
ontologique. "L'Être : le sans-fond, le sans-raison, l'abîme
(der Ab-Grund)"114(*).
Dans cette phrase, Heidegger n'inscrit pas la copule, il insiste sur une
ponctuation qui fait résonner le mystère de l'Être. Tout ce
qu'on peut dire de cet Être, c'est qu'il est Ouverture et qu'il
s'étend devant nous. Le lecteur a quand même l'impression
qu'Heidegger le voit plus à travers la physis et d'ailleurs
dans les deux caractéristiques de la raison (comme Grund et
Vernunft) il a tendance à privilégier le Grund,
ce qui a rapport à la terre, au sol et à la nature. Il
définit le Grund de la manière suivante : "laisser
la chose étendue devant nous, la laisser éclore, s'ouvrir
d'elle-même : c'est logos au sens de physis, être"115(*). D'autre part, André
Préau traduit ce Grund par "Raison" et le Vernunft par
"raison", ce qui prouve par cette majuscule, que le Grund manifeste
tout le côté originaire et architectonique de la raison. Laisser
la chose "s'ouvrir d'elle-même" pourrait s'appliquer intégralement
à l'être : il faut la laisser s'ouvrir non pas d'une
manière active ou passive car on resterait prisonnier d'une visée
d'utilité mais d'une manière attentionnée et
méditative.
Ainsi, par le biais du Grund, il existe bien un lien
profond entre l'Être et la raison, il y a comme une "coappartenance"
comme l'écrit Heidegger. L'Être en tant qu'abîme
(Ab-Grund) n'est qu'un éloignement du Grund en
même temps qu'un rapprochement. "L'Être laisse éclore,
en même temps qu'il rassemble et abrite"116(*). Traduisons : l'Être
ne se confond pas forcément avec la raison mais il peut en prendre la
forme et s'abriter dans la Raison. Le logos rassemble cet Être
et au moment où il le rassemble, celui-ci s'ouvre, se disperse. Cet
espace du jeu ne constitue pas un espace aussi restreint que celui de
l'utilité, c'est un espace qui s'ouvre toujours plus. Cet espace qui n'a
rien à voir avec l'étendue cartésienne se joue de nous et
nous invite à entrer dans ce jeu. Pour cela, il faut se libérer
d'une optique utilitaire et sortir de l'espace de l'utilité: il faudrait
investir un espace non métaphysique pour tenter de se placer dans cet
espace du jeu. Le problème est posé et non résolu ;
Heidegger achève sa conférence par une aporie : "La question
demeure de savoir si et de quelle manière, en entendant les
thèmes et les motifs de ce jeu, nous entrons dans le jeu et jouons le
Jeu"117(*). Il ne
suffit pas de remarquer la possibilité de cet espace et de constater le
jeu, mais il faut jouer le jeu, les termes de "thèmes" et "motifs" ayant
d'ailleurs une résonance musicale. Si l'Être est cette
éclosion, ce qui s'ouvre de soi-même, il a aussi besoin de l'homme
pour concevoir cette éclosion. Le renversement est bien là :
c'est l'Être qui utilise l'homme pour l'emmener dans sa proximité
et non l'homme qui utilise l'Être.
L'espace du jeu se joue de l'espace de l'utilité et
à présent on peut affiner la définition du verbe utiliser
: utiliser, ce n'est pas jouer mais refuser d'entrer dans ce jeu
c'est-à-dire se fermer. On voudrait projeter l'Être dans un espace
de l'utilité et le forcer à s'ouvrir alors qu'il est
déjà l'Ouvert. Ce n'est pas l'espace du jeu qui est
hermétique à l'espace de l'utilité mais c'est l'espace de
l'utilité qui est clos sur lui-même. Ce n'est pas l'Être qui
est indifférent à l'homme mais l'homme qui est indifférent
à l'Être. L'Être ne se joue jamais de l'homme, il l'utilise
plutôt pour que celui-ci s'interroge sur le sens de l'Être mais il
se joue de cet espace crée par l'homme. L'Être n'est pas
utilité, il est jeu avec utilité.
Troisième partie : plaidoyer pour un
dépassement ou une redéfinition de l'utilité :
l'utilité n'a rien d'utilitaire
Chapitre VI :
l'esthétique est la mise en oeuvre d'un dépassement de l'utile
détour vers une réalité non ustensile : l'oeuvre d'art
est une manifestation de l'Esprit vivant chez Hegel
C'est certainement à travers l'art que l'homme est
capable de déplacer et son centre de gravité et de sublimer son
ancrage dans le monde de l'utilité. L'art est la sphère de la
représentation qui permet de transformer nos besoins et nos
intérêts pour les satisfaire grâce à une
réflexion. La représentation du monde de l'utilité n'est
déjà plus le monde de l'utilité et ce qui était
utile du point de vue naturel devient utile du point de vue spirituel. Ce
dépassement de la sphère de l'utile ne constitue pas une
négation abstraite de l'utile mais une transformation de ce concept qui
acquiert ainsi une valeur pleinement spirituelle. Autrement dit,
l'utilité n'est plus utilitaire, elle devient d'autant plus utile
qu'elle se débarrasse de cet utilitarisme qui la fixe à une
naturalité. L'oeuvre d'art purifie l'utilité. "On peut
déplorer que notre attention soit absorbée par de mesquins
intérêts et des points de vue utilitaires, ce qui a fait perdre
à l'âme la sérénité et la liberté qui
seules rendent possible la jouissance désintéressée de
l'art"118(*).
L'utilitarisme est, à travers cette phrase, contraire à la
jouissance dans la liberté artistique c'est-à-dire la
liberté de l'esprit. La vie ne doit pas se limiter à cette
sphère naturelle mais au contraire s'accomplir dans une liberté
spirituelle : l'oeuvre d'art participe de la vie et concrétise les
images produites par l'imagination. L'art utilise la grande richesse de son
contenu pour compléter l'expérience que nous avons de la vie.
Ceci dit, l'art ne sauve pas forcément l'homme de sa
pression du monde fini : il peut aussi bien élever l'homme que le rendre
encore plus égoïste ; il peut le fixer au monde sensible comme
l'attirer vers les sphères sublimes de la spiritualité. Hegel,
dans son introduction à l'Esthétique, met en garde l'homme contre
cette sophistique de l'art. Il faut un véritable effort d'arrachement
pour mériter cet apaisement de l'Esprit et l'homme cherche dans cet
arrachement une région de vérité substantielle. Cet effort
d'arrachement ne perd pas de vue la réalité et implique le
dépassement d'une attitude théorique passive. Si on
considère que l'ustensilité désigne ici la
réflexion de l'utile dans le monde utilitaire, alors on peut dire que
l'esthétique est un détour vers la réalité non
ustensile. L'esthétique sera essentiellement utile à l'homme dans
la mesure où elle lui permettra de se réapproprier un monde et de
faire en sorte que ce monde soit véritablement son monde et non
seulement un monde extérieur. Cette vérité de
l'appropriation est différente de l'appropriation du monde de
l'utilité telle qu'elle s'exprime dans le chapitre VI de la
Phénoménologie de l'Esprit. Cette vérité
de l'appropriation suppose un acte même de l'Esprit. L'homme ne doit pas
seulement utiliser et adapter la nature à ses besoins, il doit la
transformer : d'une certaine manière, l'esthétique exhibe une
vérité de l'utilité. Cette transformation est bien plus
utile à l'homme que l'adaptation de la nature à ses besoins.
L'oeuvre d'art expose un conflit entre ces besoins naturels et ces besoins
spirituels : l'homme est le seul être qui peut s'élever par
l'Esprit pour satisfaire ses besoins spirituels. Il est le seul être qui
ait des besoins spirituels. "La liberté est essentiellement un
attribut de l'Esprit ; la nécessité est la loi de la
volonté naturelle"119(*). Cette liberté spirituelle présuppose
une libération par la négation du monde de la
nécessité. C'est dans l'oeuvre d'art que l'Esprit vit et qu'il se
manifeste pleinement comme Esprit vivant : les hommes qui
s'élèvent à cette hauteur ont un véritable plaisir
qui n'a plus rien à voir avec la jouissance sensible. "Nous voyons,
d'une part, l'homme emprisonné dans la vulgaire réalité et
la temporalité terrestre, accablé par les besoins et les tristes
nécessités de la vie, enchaîné à la
matière, courant après des fins et des jouissances sensibles,
dominé et entraîné par des penchants naturels et des
passions ; d'autre part, nous le voyons s'élever jusqu'à des
idées éternelles, vers le royaume de la pensée et de la
liberté..."120(*). L'opposition est ici fortement soulignée :
les participes "emprisonné", "accablé", "enchaîné",
"dominé" et "entraîné" et les adjectifs "vulgaire" et
"triste" évoquent une certaine pesanteur du monde de la
nécessité naturelle. L'homme doit véritablement s'arracher
de cet engloutissement et enlisement dans la matière et pour cela, il
doit transformer cette même matière, l'élévation
spirituelle étant une élévation véritablement
concrète.
Hegel conçoit les principes de l'esthétique de
la manière suivante : il faut à la fois que l'objet
s'affranchisse de son extériorité et libère le Moi de sa
passivité, en manifestant en ce qu'il est, tel qu'il est, la
présence du concept et que le sujet lève les limites de
l'ustensilité objective et du savoir-faire subjectif, pour
reconnaître devant lui sa fin parfaitement réalisée. Cet
acte libre du sujet, libérateur de l'objet, est l'oeuvre de l'Esprit
absolu c'est-à-dire l'Esprit complètement délié et
libéré (c'est le sens d'absolutus). Le problème
est de s'inscrire dans une véritable démarche esthétique.
"On peut dire à ce propos que la question du but final implique
souvent la fausse conception, d'après laquelle le but existerait en soi
et que l'art remplirait à son égard l'office d'un moyen. Ainsi
comprise, la question du but devient une question
d'utilité"121(*). La retombée dans l'utilité est
possible si on conçoit que le but final de l'art est un but
extérieur. La pensée artistique diffère de la
pensée de l'utile car cette dernière pose un but extérieur
et envisage les moyens de parvenir à ce but. Or, pour la pensée
esthétique comme pour la pensée dialectique d'ailleurs, le but ne
doit pas être extérieur comme un Ziel mais comme un
Zweck c'est-à-dire une fin interne. L'élévation
spirituelle à atteindre n'est pas quelque chose de mystique et un
détachement du sensible, elle est plutôt un autre regard du
sensible qui s'effectue du point de vue de l'Esprit. Cette
élévation se réalise dans la création artistique
d'une véritable beauté qui ne se trouve pas dans la nature.
"Le beau artistique n'existe pas dans la nature"122(*) c'est-à-dire que seul
l'art est capable d'une expression de l'intérieur par
l'extérieur, de l'Idée par la forme que l'existence réelle
ne donne qu'imparfaitement. L'Esprit vivant s'exprime pleinement dans cette
beauté artistique parce qu'il est créateur et qu'il est capable
de créer des objets qui n'existent pas dans la nature.
intégration de l'utilité dans l'oeuvre
d'art : l'oeuvre d'art transforme le monde, le rend plus réel que le
monde de l'utilité chez Hegel
L'art permet de dépasser une appropriation de la nature
par l'homme, il permet de créer un monde proprement humain, et parce
qu'humain et réel. Il est infiniment plus réel que le monde
puisqu'il recentre l'homme dans sa dimension humaine, il dépasse alors
le monde. Heidegger rejoint ici Hegel lorsqu'il montre que l'oeuvre d'art est
un conflit entre la Terre et le Monde, la Terre en tant
qu'élément éternel, immuable et le Monde, en tant
qu'élément contingent. L'oeuvre d'art s'enracine dans la Terre,
elle devient intemporelle d'une certaine façon. Mais j'aimerais montrer
ici à travers l'exemple de la peinture hollandaise qu'Hegel
développe dans ses Cours d'esthétique, que l'oeuvre
d'art nous fait porter un regard neuf vers un monde transformé et rendu
plus réel que le monde de l'utilité. "La peinture nous
introduit dans un monde présent, qui nous est proche, puisque c'est le
monde même où évolue notre vie quotidienne ; mais elle
coupe en même temps toutes nos attaches à ce
présent"123(*). La peinture est une anamorphose substantielle en ce
qu'elle nous met en présence du monde quotidien c'est-à-dire du
monde de nos habitudes et en même temps le modifie, le déforme et
ainsi le transforme. La peinture hollandaise nous peint le monde de la
quotidienneté sans le dépeindre, elle lui ajoute une saveur
particulière. En effet, si nous nous détournons de ses
thèmes qu'elle évoque, c'est que nous les considérons sous
leur aspect existentiel et que nous prenons tel ustensile de ménage
comme ce qu'il est, un ustensile de ménage, alors que le passage par
l'art consiste précisément pour l'objet à se
dépouiller de son ustensilité ; à se rendre digne en soi
d'exister et d'être admiré. On ne regarde plus utilitairement le
monde de l'utilité mais on le regarde dans sa nudité et dans ce
qu'il évoque pour nous. Ainsi, l'homme prend conscience que
l'utilité n'est pas dans les choses mais qu'elle est subjective
c'est-à-dire contenue dans un comportement qui assigne une fonction aux
choses. La peinture hollandaise n'est pas un reflet de la quotidienneté
car elle nous réintroduit dans ce quotidien en l'épurant de toute
relation utilitaire. Elle nous retire du présent pour mieux nous y
plonger et c'est en ce sens que l'art est un détour. Nous savons que
chez Heidegger, le monde de l'utilité se retourne grâce à
la nouvelle évaluation, en particulier dans l'art, de l'essence de
l'utilité. Chez Hegel, il ne s'agit pas d'un retournement comme on
aurait pu s'y attendre mais un détour. Hegel insiste sur le fait que
dans la peinture hollandaise et allemande, en plus de la ferveur et de la foi,
le monde profane c'est-à-dire le monde de l'utilité qui ne
bénéficie d'aucune intention spirituelle, est
représenté. Nous voyons les individus "se débarrassant
avec le tracas de l'existence et acquérant, dans ce dur travail, vertu,
loyauté, constance, droiture, solidité chevaleresque et
mérite bourgeois"124(*). La correspondance entre la prosaïque
réalité et le domaine des valeurs est explicite. Hegel rappelle
que les frères Van Eyck, Hubert et Jan sont les inventeurs de la
peinture à l'huile : ce nouveau type de peinture influe sur les
représentations de notre quotidien qui n'est pas le doublement de la
réalité au sens de re-présentation mais une nouvelle
présentation de celle-ci.
La réussite de cet art tient justement à "la
complète et intime appropriation du monde profane et quotidien, et
l'éclatement corrélatif de la peinture en modes de
représentation extrêmement variés"125(*). La peinture change le
regard que nous portons sur ce monde d'ustensiles que nous dévalorisons
souvent à tort puisque nous l'identifions à nos
préoccupations utilitaires, préoccupations que nous estimons
nécessaires et auxquelles nous n'attribuons aucune valeur. Ce qui nous
fascine dans cette peinture hollandaise, c'est cette corrélation et
cette adéquation entre le monde spirituel et le monde profane des
ustensiles : cette"intime appropriation" exprime à la fois une
correspondance et une fracture entre ces deux mondes. L'objet utilitaire ne
reflète plus une ustensilité mais est empreint d'un regard
spirituel : il devient transfiguré parce qu'il est regardé pour
la première fois en tant qu'objet. Ces objets ne reflètent pas
les conditions d'existence d'une époque, ils sont eux-mêms
investis d'une existence. La peinture les fait exister en les présentant
et non pas en les représentant puisque la première
présentation a été occultée par une visée
utilitaire. L'objet existe, il a une place et il est présenté
dans sa relation à l'existence humaine. "Et c'est justement ce sens
de l'existence honnête, sereine dont les maîtres hollandais font
bénéficier les objets naturels ; dans toutes leurs productions
picturales, la liberté et la fidélité de la conception,
l'amour pour ce qui est apparemment insignifiant et instantané, la
fraîcheur éveillée de l'oeil et l'immersion
concentrée de l'âme tout entière en ce qu'il y a de plus
clos et de plus limité, s'allient désormais, en même temps
avec la plus haute liberté de la composition artistique et la
délicatesse du sentiment, y compris pour les détails et la
finition soignée de l'exécution"126(*). Par la peinture, la
prosaïque réalité devient un miracle
d'idéalité : l'apparence et anodine et
éphémère présente à travers les termes
"insignifiant", "instantané" est brisée. L'acuité
picturale ("délicatesse", "fraîcheur éveillée de
l'oeil") donne une certaine valeur au tableau. La peinture hollandaise est
empreinte d'une spiritualité qui n'est pas austère mais
plutôt caractérisée par une simplicité et une
sérénité. L'Esprit s'exprime pleinement à travers
cette liberté artistique, une souplesse de la création qui se
joue des choses que la nature ou l'homme n'eussent produites qu'au terme d'un
long labeur. Elle se moque même parfois de façon comique du monde
de l'utilité jugé trop laborieux pour imposer son éclat.
L'expression "fraîcheur éveillée" résonne dans la
conscience du lecteur comme une alliance fine entre une
spontanéité et une éducation artistique : la
spontanéité est domptée mais elle ne disparaît pas,
elle est associée au processus de création.
Le message de cette peinture est le suivant : même dans
ce qu'il y a de plus humble, de plus petit, de plus anodin, il y a de la vie.
On regarde le quotidien d'une autre façon et on s'extasie devant
celui-ci. L'art est un réinvestissement de notre quotidienneté,
un réinvestissement qui nécessite une mise en parenthèse
d'une relation à la chose. L'art hollandais creuse la
phénoménalité du phénomène et lui donne une
valeur absolue. On pourrait dire que cet art est imitatif puisqu'il n'a pour
objet que de montrer le côté le plus superficiel des choses,
"toute l'accidentalité des formes et des rapports"127(*) ; or, ce serait injuste de
le réduire à un tel rapport. Pour cela, il faut observer les
techniques mises à l'oeuvre : la réduction du volume à la
surface et l'utilisation de la lumière comme élément
physique de la représentation donnent un aspect particulier à
cette peinture. L'art utilise ces potentialités et l'habileté de
l'artiste permet de singulariser une individualité et de la faire
survivre à travers un trait furtif.Le travail de l'artiste donne une
spiritualité au phénomène. En outre, l'art hollandais
exprime le contenu de l'esprit du peuple hollandais avec ce "cachet de
robuste nationalité"128(*) qu'on trouve dans la Ronde de nuit de
Rembrandt ou dans certaines peintures de Van Dyck. La lumière qui
traverse tous ces tableaux hollandais, gomme l'obscurité car le
hollandais refuse la dimension mauvaise de la vie, la refuse en la
réfutant. "C'est le dimanche de la vie, qui nivelle tout et
éloigne tout ce qui est mauvais"129(*). Cet art est donc utile en ce sens qu'il exprime le
Volksgeist hollandais. Le hollandais est celui qui fait attention
à tous les secrets de la vie et celui qui s'intéresse à
l'essence de la phénoménalité. Pour lui, le monde de
l'utilité n'est pas un monde de la futilité et c'est pourquoi il
faut apprendre à le regarder tel qu'il est et non tel que nous le
voyons. C'est dans l'orientation de ce regard que consiste la fonction
pédagogique de l'art. Laissons conclure Hegel, même si ses cours
n'étaient qu'oraux et que sa parole ait pu être transformée
dans les notes de ses élèves : "dans leurs oeuvres, on peut
étudier et découvrir la nature humaine, et des hommes en
particulier"130(*).
l'oeuvre d'art est un regard sur l'essence chez
Heidegger
Il s'agit ici de nous orienter de l'utilité à
l'art et ensuite de l'art à l'utilité : ce chemin ne mène
nulle part mais c'est dans cette absence de destination qu'on pourra
différencier et définir peut-être exactement
l'utilité à partir de l'art et l'art à partir de
l'utilité. Nous ne devons pas nous préoccuper de l'horizon de la
création artistique et de l'horizon de l'utilité mais
plutôt redéfinir l'utilité par l'art. L'utilité
technique provient de la technique, qui elle tire, son origine de la
téchnè et qui désigne aussi bien
l'activité de fabrication que la mise en oeuvre d'un savoir-faire
artistique. Nous voulons rééxaminer cette origine lointaine qui a
été soigneusement occultée dans l'établissement du
macrocomplexe ustensile qu'est notre monde technico-scientifique.
C'est certainement dans son essai L'origine de l'oeuvre
d'art qu'Heidegger cherche à définir au plus près
l'oeuvre, et l'être-oeuvre de l'oeuvre (das Werkhafte des Werkes).
Il commence d'ailleurs par différencier l'être-chose de la
chose (das Dinghafte des Dinges), l'être-instrument de
l'instrument (das zeughafte des Zeuges) puis l'être-oeuvre de
l'oeuvre (das Werkhafte des Werkes). Pour définir la
choséité de la chose, il faut sortir de la visée de
l'utilité et du complexe métaphysique matière/forme qui ne
fait que servir cette visée. L'interprétation de la chose
"guidée par le complexe forme/matière, s'est donc
avérée elle aussi comme une insulte à la
chose"131(*). Le
terme est fort mais il montre bien cette volonté de déconstruire
des catégories métaphysiques qui sous-entendent une visée
utilitaire appliquée à la chose. Heidegger part d'une
dénudation de la chose, d'une mise à nu
(Entblössung) c'est-à-dire d'un dépouillement de la
chose. "Le seul fait que nous appelions les choses proprement dites des
choses pures et simples est révélateur. Que peut bien vouloir
dire ce "pur et simple", sinon le dépouillement du caractère
d'utilité et de fabrication ? "132(*). Heidegger analyse son propre langage et se justifie
: quand il parle de la choséité de la chose, c'est pour dire
qu'il prend la chose uniquement dans son être-chose. Dans le langage
quotidien, Heidegger nous dit implicitement que la chose n'existe pas en tant
que chose mais en tant qu'être-utile. Ainsi, parler de la
choséité de la chose n'est ni un pléonasme philosophique
ni un non-sens mais la restauration d'une valeur propre à l'essence de
la chose. La chose n'est pas une chose d'usage (Gebrauchsding) et le
rôle de la philosophie est de réveiller son essence disparue
derrière son être-utile. Pour définir la chose, l'oeuvre et
leurs différences par rapport au produit, Heidegger prend l'exemple lui
aussi d'un peintre hollandais que Hegel n'a pas pu connaître et qui est
Van Gogh. Il commente précisément dans son essai L'origine de
l'oeuvre d'art, la paire de souliers peintes par Van Gogh. C'est à
travers cette paire de souliers qu'il essaie de nous faire éprouver la
différence essentielle pour ne pas dire ontologique entre le processus
de fabrication et le processus de création. Il a volontairement choisi
cet objet de la vie courante (il prend aussi l'exemple de la cruche dans sa
conférence sur La chose) pour distinguer l'oeuvre, la chose et
l'instrument car ces trois éléments sont convoqués dans
l'oeuvre de Van Gogh. L'oeuvre, c'est l'oeuvre de l'artiste Van Gogh, la chose,
c'est la paire de chaussures, et l'instrument désigne ce à quoi
sert la paire de chaussures. C'est à partir de cet entrelacement entre
l'oeuvre, la chose et l'instrument qu'on peut percevoir leur
différenciation. Or, paradoxalement, Heidegger effectue une
méditation phénoménologique sur cette paire de souliers :
il médite sur ce à quoi ces chaussures peuvent servir ou ce
à quoi elles ont pu servir si elles sont devenues inutilisables.
D'abord, il commence par évoquer cette "paire de souliers de
paysans"133(*)
alors qu'aucune indication ne permet de le déduire avec certitude. Il ne
considère plus l'être-oeuvre de l'oeuvre mais il s'engage dans une
rêverie sur le rapport de cette oeuvre au monde. Il va même se
projeter imaginairement de cette oeuvre dans le monde paysan, lié
à la terre. Or, l'oeuvre d'art est liée à la
solidité terrestre car la terre est cette ouverture en même temps
que fermeture dans la stabilité : "La terre, à son tour,
n'est pas simplement l'indécelable, mais ce qui s'épanouit en
tant que ce qui se referme sur soi"134(*). Elle est cette présence qui ne se donne pas
totalement car elle retient puisqu'elle est la stabilité, la
référence (référence qui n'a rien à voir
avec le référentiel physico-mathématique).
L'être-oeuvre de l'oeuvre c'est-à-dire l'essence de l'oeuvre,
c'est la terre, alors que "l'être-produit du produit réside en
son utilité" (das Zeugsein des Zeuges besteht in seine
Dienlichkeit)135(*). L'utilité est mondaine, l'oeuvre
d'art est terrestre et la différenciation utilité-oeuvre d'art
est sous-tendue par cette différenciation Terre-Monde. Pour envisager
cet aspect, on a l'impression que Heidegger chausse ces souliers, qu'il se met
à la place de l'usager usuel. Ces souliers sont usés et cette
usure reflète une utilisation fréquente.
Heidegger est ici hors-sujet puisqu'il dévie sa
réflexion vers l'utilisateur, à savoir le paysan qui est
lié à la terre. Jacques Derrida résume ce glissement dans
son livre La vérité en peinture, lorsqu'il écrit
: "on n'est pas seulement déçu par la précipitation
consommatrice vers le contenu d'une représentation, par la lourdeur du
pathos, par la trivialité codée de cette description, à la
fois surchargée et indigente, dont on ne sait jamais si elle s'affaire
autour du tableau, des souliers "réels" ou des souliers imaginaires mais
hors peinture..."136(*). Il parle même d'une "projection
hallucinatoire" de Heidegger. Ce dernier, alors qu'il s'évertue à
critiquer l'utilité, n'hésite pas à prendre le chemin de
l'utilité pour appréhender une chose. Il évoque le lieu
commun de la paysanne qui effectue un travail laborieux sans rechigner et qui
se met de la boue sur les chaussures. Or, l'oeuvre d'art est un
procédé qui, loin de nier l'utilité d'une chose et de la
transfigurer comme chez Hegel, nous la dénude. C'est une mise à
nu (bloss), en tant que ce bloss c'est-à-dire le nu,
le simple évoque l'utilité. L'oeuvre d'art n'est pas utile en
tant qu'elle nous fait voir l'utilité mais elle nous plonge en face de
l'utile lui-même : "on n'aperçoit plus que l'utilité
toute nue"137(*).
Heidegger montre qu'il existe une vérité en peinture qui n'est
pas une vérité de la peinture au sens d'une exactitude de la
représentation mais une vérité qui expose l'essence d'un
objet. "L'oeuvre d'art nous a fait savoir ce qu'est en vérité
la paire de souliers"138(*). L'oeuvre nous est inutile parce qu'elle ne nous
sert à rien pas plus que le produit et la chose qu'elle
représente : cette triple inutilité nous fait voir paradoxalement
une vérité de l'utilité.
C'est dans l'inutilité du produit tel qu'il est
présent dans l'oeuvre d'art qu'on va lire ou plutôt traduire
l'utilité (die Dienlichkeit)du produit, l'être-produit du
produit comme utilité. Si aucune peinture ne nous est de la moindre
utilité pour appréhender l'utilité d'un produit, on peut
dire que c'est dans l'inutile que la vérité de l'utile
apparaît. "La vérité de l'utile, autrement dit
l'être-produit du produit apparaît dans l'instance du hors
d'usage"139(*)
écrit Jacques Derrida. La vérité de l'utile n'est pas
l'utile de même que la vérité du produit n'est pas le
produit. Les souliers sont hors d'usage, ils sont usés et cette usure
qui fait du produit un produit inutilisable révèle son
utilité. Dans la peinture, le produit ne disparaît pas dans
l'utilité et le matériau non plus. En effet, Heidegger affirme
qu'ordinairement, le matériau du travail (der Werkstoff)
disparaît dans l'utilité. "Parce qu'il est
déterminé par l'utilité, le produit prend ce en quoi il
consiste, la matière à son service. Pour la production du
produit, par exemple de la hache, on utilise de la pierre et on l'use. Elle
disparaît dans l'utilité"140(*).Or, la peinture ne fait pas disparaître le
matériau dans l'utilité puisqu'elle est elle-même inutile
mais elle le fait au contraire apparaître. Elle nous informe sur le fait
que comme être-produit du produit, l'utilité n'est encore que
cette valeur dérivée du couple matière-forme.
Ce n'est pas le produit qui nous permet de définir le
produit, mais l'oeuvre qui nous permet de définir la
vérité du produit, la vérité de la chose. Ainsi,
l'oeuvre peut s'autodéfinir comme oeuvre. Si la vérité de
l'utile réside dans cette inutilité, cela signifie que la
véritable essence de l'utile est l'inutile. L'utile est en fait de
l'inutile rendu utile. Dans la première partie de ce mémoire,
nous avions essayé de déterminer l'origine de l'utilité et
nous avions conclu que sa provenance était très
étroitement liée à la métaphysique. Ici, nous
déterminons plutôt une vérité de l'essence de
l'utile. L'oeuvre, en tant qu'inutile, constitue l'essence de l'utile
puisqu'elle fixe l'utile : le produit n'existe alors plus que comme produit
dans celle-ci. Dès que le produit devient utile, il disparaît
complètement dans l'utilité. Et on arrive à une
définition plus précise de l'utilité : celle-ci
réside dans ce que Heidegger appelle la Verlässlichkeit,
la fiabilité ou la solidité. La solidité est la
condition de l'utilité et la Verlässlichkeit du produit
existe avant l'utilité. Heidegger peut répéter que
"l'être-produit du produit réside bien en son
utilité"141(*) car dans
cet adverbe "bien" qu'il ajoute à cette phrase qu'il avait
déjà écrite, on sent qu'il a touché, et c'est bien
le terme approprié, la vérité de l'essence de
l'utilité. Il a touché de la main cette essence car on sent que
pour Heidegger, la pensée est tactile et qu'elle s'exprime pleinement
dans la main. La vérité de l'utile n'est pas l'utile de
même que la vérité du produit n'est pas le produit.
"Celle-ci à son tour repose dans la plénitude d'un être
essentiel du produit"142(*). La Verlässlichkeit du produit est son
ancrage terrestre. Cette vérité de l'utilité montre que
l'utilité elle-même repose plus loin que dans la banalité
usée des produits, qui est une "banalité ennuyeuse et importune".
L'être-produit ne se dévoile pas à travers le produit, mais
à travers l'oeuvre en tant que dévoilement, dévoilement
qui n'est pas une simple production. En effet, l'utilité et
l'utilisation des souliers ne signifieraient rien hors d'un monde et d'une
terre.
On comprend maintenant mieux la définition qu'Heidegger
donne de l'utilité au début de l'essai. "L'utilité est
l'éclair fondamental à partir duquel ces étants se
présentent d'un trait à nous, sont ainsi présents et sont
les étants qu'ils sont"143(*). L'oeuvre n'a pas, comme le produit,
l'utilité comme horizon ontologique. Mais elle dévoile
l'utilité comme cet horizon mieux que ne saurait le faire la simple
observation d'un soulier. L'utilité prend vraiment sens à partir
de cette inutilité. C'est un "éclair" (Blitz), et cet
"éclair" est "fondamental" puisqu'il est l'entrée en
présence de l'étant. L'inutilité d'une oeuvre
révèle que l'utilité est cette entrée en
présence. Le soulier est hors d'usage, il est hors d'usage tel qu'il est
représenté (usé) mais nous savons que la peinture ne
dépeint pas et qu'elle ne se borne pas à la représentation
: il est doublement hors d'usage puisqu'il est dans l'oeuvre d'art.
L'inutilité rend obscène l'utilité, terme qu'il ne
faudrait pas entendre dans un sens péjoratif. L'oeuvre d'art est un
regard sur l'essence, un regard sur l'essence de l'utilité.
L'inutilité n'est pas le contraire de l'utilité mais un
éclairage sur la réalité de l'utilité.
Chapitre VII : les conditions de ce dépassement
: face à face entre une pensée dialectique et une pensée
du phénomène à résonances mystiques
C'est dans ce chapitre que nous observerons deux
manières radicalement étrangères de poser le
problème. Nous savons que pour Hegel, il ne peut pas y avoir
d'Impensé ; l'absolu se pense et doit être pensé comme se
pensant. Ainsi, l'utilité étant un concept moteur qui agit
à l'intérieur de l'histoire universelle, cette utilité
produit elle-même son dépassement et les conditions de son
dépassement. La pensée dialectique n'est pas qu'une pensée
du négatif, elle est un travail de ce négatif qui permet une
affirmation positive une fois que le contenu a été nié. La
négation du contenu de l'utilité ou du moins de la forme de
l'utilité car la négation opérée n'est pas une
négation de contenu mais plutôt de la façon dont
l'utilité pose ce contenu, produit un nouveau moment historique qui se
caractérise par une affirmation nouvelle.
En revanche, pour Heidegger, l'Être est
"l'Im-pensé", ce qui n'a pas été pensé
c'est-à-dire ce qui a été mis de côté par la
métaphysique. Cet impensé doit motiver un nouveau commencement de
la pensée qui n'est pas métaphysique. La fin de la
métaphysique permet un commencement d'un autre type de pensée ,
ontologiquement plus utile à l'homme car elle l'oriente vers cet
impensé que constitue l'Être. Nous avons une sorte d'attraction
entre cet impensé et la pensée, l'impensé étant une
motivation ontologique de la pensée. Heidegger ne dialectise pas la
pensée, il indique une frontière entre l'impensé et la
pensée, frontière qui se perméabilise progressivement dans
l'imperméabilité qu'est l'époque technique.
L'époque technique est une épochè qui suspend
toute pensée et grâce à cette suspension, entrouvre un
devenir et un avenir possibles de la pensée. Ces deux démarches
nous proposent finalement une alternative différente à
l'utilité utilitaire.
dépassement qui prend la forme d'un
autodépassement chez Hegel
Nouvelle figure de la conscience produite, la
liberté absolue : passage des Lumières à la
Révolution Française
Le conflit de l'Aufklärung et de la foi, qui
remplit le XVIIIe siècle, est le conflit de la conscience de
soi, qui se sait la vérité de toute objectivité et de la
pure pensée objectivée dans un monde de l'au-delà. Le
problème vient du fait que les deux adversaires sont identiques et ne se
reconnaissent pas l'un l'autre. La "méprise de l'intellection", c'est la
méprise de l'intellection sur son essence qui est la même que
celle de la foi mais pas affirmée de la même façon. La
lutte a un caractère de nécessité parce qu'elle
prépare le retour du monde de l'au-delà dans la conscience de
soi. L'homme veut se créer un chez-soi, et ce chez-soi ne doit pas
être irréel comme l'affirme la foi. La foi fuit le monde où
les dieux se sont enfuis. L'homme s'efforce de se recréer un chez-soi
qui concilie sa réalité particulière et
l'universalité ineffective : cet effort est la culture. La bataille a
été gagnée par l'Aufklärung et la
vérité qui résulte de cette lutte même, est celle de
l'utilité, comme on la trouve développée dans la
philosophie d'Helvétius par exemple. Tout ce qui était en soi a
été détruit, il ne reste plus qu'un monde plat et
inconsistant. Cette utilité universelle est donc une solution et une
valeur suprême qui réconcilie en elle l'idéalité
(finalité, providentialisme) du monde de la foi et la
réalité (intérêt, jouissance) du monde de la
culture. "Les deux mondes sont réconciliés ; le ciel est
descendu et transporté sur la terre"144(*) : tel s'achève ce
chapitre de la Phénoménologie de l'Esprit qui concerne
les Lumières. Ce n'est pas la terre qui est montée au ciel mais
le ciel qui est descendu c'est-à-dire la lumière du ciel vient
éclairer la terre, elle n'est plus filtrée par les
ténèbres d'une superstition. Le terme "transporté" traduit
une activité proprement humaine, une volonté d'abattre cette
obscurité qui caractérise l'homme des Lumières. Ce ciel
qui descend sur la terre, c'est le lever du soleil de 1789, inaugurant le
troisième moment de l'esprit devenu étranger à soi et
s'efforçant de se réconcilier c'est-à-dire le moment
révolutionnaire de la liberté absolue et de la Terreur.
Avant d'entrer dans ce nouveau monde, il faut rappeler
qu'aucune vérité absolue n'apparaît dans ce monde, si ce
n'est celle d'un passage perpétuel d'un moment à l'autre,
l'utilité qui va et vient entre l'en-soi et le pour-autrui.
L'utilitarisme désigne l'inconsistance d'une pensée qui n'a pas
encore rassemblé ses moments en elle-même, elle est une
circulation de ses moments et elle a conservé une objectivité
qu'elle s'acharne à nier. "L'utilité n'est encore que
prédicat de l'objet ; elle n'est pas elle-même sujet, ou n'est pas
l'immédiate et unique effectivité de celui-ci"145(*). Elle est encore
empêtrée dans l'objectivité, objectivité qui est
certes positive puisque le monde de l'homme est dorénavant son monde
mais le Soi veut se saisir comme sujet absolu et non comme objet. Le Soi n'est
pas posé comme vérité absolue. Ainsi, cela se traduit
concrètement par le fait qu'on saisit les institutions comme la
monarchie, non plus par le droit divin mais par leur utilité sociale. La
vérité de cette utilité sociale est le Soi universel. Mais
cette vérité demeure encore insuffisante même si la pure
intellection est satisfaite : "Ce qui manque est atteint dans
l'utilité, en tant que la pure intellection obtient en elle
l'objectivité positive ; la pure intellection est alors conscience
effective satisfaite en soi-même"146(*). L'objectivité positive, c'est le fait que
l'objet de la pure intellection soit définitivement sien, elle est donc
une acquisition due à sa victoire dans cette lutte.
Si la pure intellection est satisfaite, puisqu'elle a pu
récupérer et faire sien son objet, le Soi n'est pas absolument
saisi comme Soi ; il est certes effectif mais il reste en mouvement dans la
circulation des moments de l'utilité. De plus, il est inconsistant et
c'est pourquoi cette inconsistance doit disparaître et la grande
vérité des temps nouveaux doit être proclamée :
l'homme demeure en son fonds une volonté libre. "Cependant cette
révocation de la forme de l'objectivité de l'utile a
déjà eu lieu en soi ; et de cette révolution
intérieure jaillit la révolution effective de la
réalité effective, la nouvelle figure de la conscience, la
liberté absolue"147(*). Nous saisissons bien à travers cette phrase
révolutionnaire la forme du dépassement de l'utilité.
Hegel parle de "révocation" et non de négation
c'est-à-dire que "la forme de l'objectivité de l'utile" a
été transformée et abrogée. Cette
"révocation" n'est ni une simple négation ni une
réfutation mais une transformation révolutionnaire. Or, celle-ci
s'est déjà faite "en soi" en ce sens que la pensée de
l'utile s'est déjà abrogée de l'intérieur. Ce
dépassement était inscrit dans cette pensée et ce n'est
pas un simple exercice dialectique mais une conception profonde du changement :
le dépassement de l'utilité constitue un autodépassement
vers une réconciliation absolue de ce qui était
séparé. Entendons-nous bien sur le terme d'autodépassement
: il ne signifie pas que la pensée de l'utile s'est niée et que
de cette négation a surgi la Révolution Française,
l'autonégation du négatif ne suffisant pas à produire une
réconciliation. Mais la pensée de l'utile contenait
déjà en elle les possibilités d'une transition vers le
moment suivant. La "révolution intérieure" est justement cette
transition ménagée entre l'utilitarisme et le volontarisme,
transition qui s'effectue d'elle-même. C'est au terme de cette
absoluité que le Soi se saisit intégralement comme Soi :
l'Aufklärung a atteint la vérité la plus haute dont
elle est capable. L'homme s'élève et quitte définitivement
le monde de la platitude qu'était le monde de l'utilité, il lui
donne une coexistence et une profondeur, il découvre l'absolu de sa
conscience de soi universelle. Le lever de soleil de 1789 est un jaillissement
de lumière et l'accomplissement de l'Aufklärung.
L'incarnation de l'Au-delà, simple idéal dans la
pensée de l'utile devient une figure réelle avec la
révolution. "La révolution effective de la réalité
effective", désigne la réalisation, l'effectuation de tous les
idéaux. L'utile est dépassé par une volonté
générale qui n'est liée qu'à elle-même et
à son bien.
Mais en son absolue universalité, cette volonté
détruit toutes les différences sociales et ne peut rien
créer de positif. Il ne lui reste donc qu'un agir négatif et
cette liberté absolue se retourne dans la Terreur. Alors cette
universalité absolue sombre dans une autodestruction, restée trop
abstraite et immédiate. La liberté absolue reconnaît la
nullité de la singularité et l'acquis de l'utilité
universelle se retourne complètement dans cette nullité. Notre
propos n'est pas d'éclairer ce retournement car il va bien
au-delà de la pensée de l'utilité. L'important est de
constater que l'utile révoque son inconsistance pour la transformer en
une consistance qui est la volonté. Tandis que pour Heidegger, la
volonté et le calcul peuvent être source de l'utilité, ici,
c'est l'utilité qui fonde une volonté et une universalisation de
celle-ci.
dépassement qui n'est pas un véritable
dépassement chez Heidegger mais plutôt un retour, ein Schritt
zurück : un pas en arrière
Pour dépasser cette pensée de l'utile qui est
une pensée métaphysique totalement achevée et effective,
il faut voir sur quel plan cette pensée a échoué. La
métaphysique n'a pas posé la bonne question, elle s'est
trompé de chemin et la pensée de l'utile constitue le
résultat de ce fourvoiement "La métaphysique ne pose pas la
question portant sur la vérité de l'Être lui-même
(Die metaphysik fragt nicht nach der Wahrheit des Seins selbst)"148(*). C'est
précisément dans cette optique qu'une nouvelle pensée doit
s'effectuer et pour cela il faut être capable de penser
métaphysiquement contre la métaphysique en montrant que cette
pensée aboutit nécessairement dans une impasse, impasse qui est
ontologique Heidegger insiste sur le commencement d'un nouveau type de
pensée, qui doit être un recommencement de la pensée
philosophique et qui doit éviter les dérives
métaphysiques.
l'ambiguïté métaphysique n'est pas
levée : tendance à une purification ontologique de la
métaphysique chez Heidegger
Quand Heidegger parle de dépassement de la
métaphysique, ces termes ont tendance à devancer sa propre
pensée qui reste encore étroitement mêlée à
la métaphysique. Bien évidemment, la dichotomie classique entre
noumènes et phénomènes n'a pas lieu d'être puisqu'il
écrit au début d'Être et temps que
"derrière les phénomènes de la
phénoménologie, il n'y a donc en vérité rien, mais
il peut se faire que soit caché ce qui devra devenir
phénomène"149(*). L'abolition de la séparation entre
phénomènes et noumènes est déclarée et
consumée mais curieusement le dévoilement du
phénomène chez Heidegger s'accompagne toujours d'un voilement.
Pour penser cela, il s'inspire de l'ontologie grecque qu'il a commentée
abondamment toute sa vie. "l'ontologie grecque et son histoire prouvent que
l'être-là se comprend lui-même et l'être en
général à partir du monde"150(*) et ce "monde"
présente un jeu de l'apparaître, de la présence et du
retrait. On a l'impression qu'Heidegger essaie inconsciemment de restaurer une
métaphysique plus proche de celle des Grecs et d'une certaine
manière plus pure, métaphysique qui serait une
métaphysique du monde. Heidegger avouera lui-même que le langage
d'Être et Temps demeure encore prisonnier de la
métaphysique. Il sent que la transition entre une pensée
métaphysique et une pensée non métaphysique ne peut pas se
faire immédiatement. Or, c'est grâce à la pensée de
l'utile que ce dépassement peut s'effectuer. En effet, la pensée
de l'utile, en tant qu'absence de pensée libre et ouverte à
l'essence de la chose, amène nécessairement l'homme à
poser les conditions d'un autre type de pensée. L'appel d'une
véritable pensée surgit au sein même de la pensée de
l'utile.
Heidegger veut réeffectuer le départ de la
pensée et c'est pourquoi il s'intéresse aux Grecs : il
préfère faire ein Schritt zurück
c'est-à-dire prendre du recul pour mieux envisager la pensée
dans son développement. Ce dépassement n'a donc rien d'une
Aufhebung hégélienne puisqu'il est un retour et non un
progrès avec conservation du moment précédent. Or, ce
Schritt zurück, Heidegger l'effectue du côté des
Grecs : on a l'impression que pour dépasser le règne
métaphysique et utilitariste, il souhaiterait revenir à une forme
de la pensée antérieure à l'époque de
l'utilité. Dans son séminaire consacré à
Parménide (Leçon du semestre d'hiver 1942-1943), il insiste sur
le rôle important de l'"Anfang" du "Denken".
"Anaximander, Parmenides und Heraklit sind die anfängliche Denker
[...]. Jene sind anfängliche Denker, weil sie den Anfang
denken"151(*). La
relation entre l'"Anfang", le "Denken" et le
"Denker" est située : le départ de la pensée se
pense comme départ car la pensée ne surplombe pas le
départ, elle part avec lui. Un peu plus loin, pour expliciter ces
phrases, Heidegger écrit : "Die Denker sind die von An-fang
an-gefangen"152(*).
Le commencement est commencé par ces penseurs en même temps que
ceux-ci sont requis de penser ce commencement. Heidegger essaie de repenser
comment ce départ a été pensé et donc comment le
départ de la pensée a été donné. Ce
départ, il s'agit de l'envisager dans tout son éclat : "Hier
können wir entweder nur uns auf den Weg machen zur Anfang, oder aber ihm
ausweicht"153(*).
Dans cette alternative exprimée à travers les conjonctions
"entweder...oder", Heidegger fait clairement son choix : il s'inscrit
dans la première possibilité, celle qui donne l'accès au
commencement de la pensée et à l'essence même de la
pensée. Il traque le sens grec de la pensée car pour lui ce sens
est le sens de toute pensée philosophique en même temps qu'il en
est la source. On observe une pregnance absolue de l'ontologie grecque dans
l'oeuvre heideggérienne puisqu'il a écrit des cours sur
Parménide, il a fait un séminaire célèbre sur
Héraclite ; il a également beaucoup commenté Le
Sophiste de Platon et la Physique d'Aristote. Et dans tous ses
écrits, il s'appuie pour la plupart du temps sur un exemple grec. Sa
meilleure définition du Grec est certainement celle qu'il donne dans
La parole d'Anaximandre, texte admirable qui figure dans Chemins
qui ne mènent nulle part. "Grec, cela ne signifie pas, dans notre
façon de parler, une propriété ethnique (Völkisch),
nationale, culturelle ou anthropologique ; grec est le matin du destin sous la
figure duquel l'être même s'éclaircit au sein de
l'étant et en appelle à une futurition de l'homme qui, en tant
qu'historial, a son cours dans les différents modes selon lesquels elle
est maintenue dans l'être ou délaissé par lui, sans
pourtant jamais en être coupée"154(*). Il existe bien un rapport
de l'Être à l'homme chez les Grecs même si ce n'est pas
encore le rapport véritable. L'époque grecque constitue l'aurore
de la pensée (l'expression "matin" est d'ailleurs très
poétique) mais aussi l'aurore de l'oubli de l'Être et qui est
d'une certaine manière le destin de la pensée.
Les Grecs pensent le rapport de l'être au monde
à partir de la présence, ou pour employer un néologisme de
Jan Patocka, la "présenteté" c'est-à-dire l'essence de la
manifestation de toute présence. La présence désigne ce
qui se présente, ce qui s'ouvre et qui s'avance dans la présence
; Heidegger essaie de concrétiser le rapport à l'Être
à partir de cette présence. Or, dans le règne de
l'utilité, la présence véritable est occultée par
une immédiateté des rapports qui annule toute profondeur du
temps. Le contenu de la philosophie grecque peut être
résumée dans ces quelques lignes : "l'energeia, pensée
par Aristote comme trait fondamental de la présence, de l'éon ;
l'idea, pensée par Platon comme trait fondamental de la présence
; le logos pensé par Héraclite comme trait fondamental de la
présence ; la Moïra, pensée par Parménide comme trait
fondamental de la présence ; le kréôn, pensé par
Anaximandre comme ce qui se déploie dans la présence, nomment le
même. Dans la richesse du Même est pensée, par chacun des
penseurs en sa guise propre, l'Unité de l'Un unissant, le
En"155(*).
Voilà tous les concepts principaux des penseurs grecs importants qui
gravitent autour de la présence du Même qui peut s'absenter
également. Or, quand Heidegger, dans sa conférence sur La fin
de la philosophie et la tâche de la pensée, évoque la
clairière de l'Être et la présence (Anwesenheit) de
celui-ci, ceci nous apparaît comme une méditation sur l'Être
qui possède un ancrage grec indéniable. Le thème de
l'Ereignis est le moment où l'homme, acculé par
l'utilitarisme et l'oubli de l'Être, pose la question du sens de
l'Être ; cet Ereignis convoquel'homme devant la présence
de l'Être comme la philosophie chez Hegel convoque la pensée
zur Sache selbst c'est-à-dire à son affaire propre.
D'ailleurs, Heidegger ne manque pas de faire cette référence
à Hegel, tirée de la Phénoménologie de
l'Esprit.
Cet Ereignis, comme avènement d'un
événement non advenu a quelque chose de métaphysique
même s'il se veut un événement non métaphysique.
Heidegger, bien loin de déconstruire la métaphysique, a tendance
à la purifier ontologiquement de tout ce qui l'enveloppe et cette
purification s'effectue sous la forme d'un retour aux Grecs. D'autre
part, il ne prend absolument pas en compte l'apport du christianisme et il
reste de ce fait dans ce que François Marty nomme une "illumination
profane" en pensant le monde de façon grecque. Hegel, au contraire,
s'est intéressé aux Grecs mais n'a pas pour autant ignoré
l'apport du christianisme. La pensée dialectique implique et impose une
totalisation et un développement de tous les moments de la pensée
; c'est une pensée de vérité qui se doit d'éclairer
tous les moments du parcours de l'Esprit jusqu'au Savoir absolu alors que la
pensée heideggérienne recule au moment crucial.
réaménagement d'un accès à
la Vérité de la chose
Dans un monde où l'être de la chose a
été effectivement réduit à l'utilité, la
mentalité commune, le "On", tombe en déchéance (die
Geworfenheit) car il est inauthentique. Son indifférence et sa
passivité le marquent du sceau de l'inauthenticité et du sceau de
la non-vérité, l'inauthenticité qualifiant le fait de ne
pas vivre en adéquation avec soi, la non-vérité
désignant l'hermétisme à l'Être. Mais il ne faut pas
forcément comprendre de manière péjorative cette
déchéance de l'existence inauthentique car celle-ci n'est
possible que parce que la vérité elle-même implique en soi
la non-vérité en tant qu'obscurcissement nécessairement
lié à toute illumination. De même que la
non-vérité appartient à l'essence même de la
vérité, de même l'oubli de l'Être qui constitue la
métaphysique est-il un fait qui concerne l'Être comme tel. La
véritable raison pour laquelle l'analytique existentiale doit partir de
la banalité quotidienne, c'est que toute pensée qui se constitue
aujourd'hui, dans la phase finale de la métaphysique, doit toujours
néanmoins partir de la métaphysique pour la dépasser et en
sortir. L'utilité est une réduction inauthentique de l'existence
à la vie, inauthentique car elle cache à la vie son sens.
"L'être-là, parce qu'il est essentiellement en
déchéance, se trouve, de par sa constitution ontologique, dans la
non-vérité"156(*). Dans cette phrase, on observe une correspondance
étroite entre l'adverbe "essentiellement" et l'expression "par sa
constitution ontologique". Autrement dit, l'être-là, au plus
profond de sa condition ontique, est déchu, ce qui correspond, du point
de vue ontologique à la non-vérité. Cette phrase exhibe
donc les deux points de vue, point de vue ontique et point de vue ontologique.
Il faut absolument réaménager un accès
privilégié à la chose que l'utilité occulte.
Or, pour cela, la vérité est nécessaire
car elle éclaircit ce rapport à l'essence en enlevant
progressivement cette enveloppe utilitaire mais en même temps cette
enveloppe utilitaire est nécessaire car elle préserve
également l'essence de la chose. L'enveloppe utilitaire n'est pas vue
uniquement par un oeil négatif chez Heidegger ; il ne la
désolidarise pas de la chose car elle fait partie de la chose comme la
non-vérité fait partie de la vérité. Cependant, il
faut envisager autrement la vérité : celle-ci n'est ni une
adéquation du jugement à la chose comme elle l'est dans toute la
métaphysique occidentale, y compris chez Hegel où le vrai est le
tout (das Wahre ist das Ganze) ni l'exactitude envisagée dans
l'exploitation physico-mathématique.
Il est intéressant de remarquer le rapport qu'Heidegger
entretient avec Hegel : Hegel est pour lui celui qui achève de
manière radicale et péremptoire la métaphysique
occidentale ; on sent un véritable respect et une admiration de
Heidegger pour un tel penseur. D'une part, Heidegger a écrit
énormément sur Hegel, lui consacrant de nombreux ouvrages comme
le témoigne ce cours professé à l'université de
Fribourg-en-Brisgau pendant le semestre d'hiver 1930-1931, sur la
Phénoménologie de l'Esprit de Heidegger. En outre, le
tome 68 de ses oeuvres complètes est consacré à la
négativité (die Negativität) chez Hegel. Il a
également effectué une conférence sur Hegel et les
Grecs et pratiquement tous ses écrits le citent ou y font une
allusion, parfois de manière implicite. C'est bien la preuve qu'un tel
penseur était capital pour Heidegger. Pour lui, le métaphysicien
qu'était Hegel ne s'est pas vraiment trompé même quand il a
intégré l'utilité dans une détermination de
l'histoire. "Toutefois la détermination hégélienne de
l'histoire comme développement de l'Esprit n'est pas fausse. Elle est
vraie comme est vraie la métaphysique qui, pour la première fois
chez Hegel, porte au langage dans le système son essence pensée
absolument"157(*). Tout
ce que Heidegger pense de Hegel se trouve concentré dans cette phrase :
"pour la première fois", la pensée métaphysique a
été pensée jusqu'à ses limites et c'est pourquoi
cette phrase sonne comme un immense hommage au travail hégélien.
Cette pensée ne peut absolument pas être suspectée de
fausseté dans la mesure où elle pense la vérité du
développement de l'Esprit jusqu'au bout : cette vérité est
une exigence de l'Esprit chez Hegel, elle est plutôt un appel de
l'Être comme ouverture à l'Être chez Heidegger. D'ailleurs,
Heidegger emploie très peu le terme Geist dans son oeuvre car
ce terme est suspecté d'être métaphysique et d'avoir une
portée onto-théologique. On en note quelques occurrences dans
Être et Temps, mais on sait que cet ouvrage ne s'arrache pas
véritablement de la métaphysique. Il préfère
substituer l'Être à l'Esprit, terme qui échappe à
toute signification et qui laisse évidemment le lecteur sur sa faim.
Quand il dit de la métaphysique qu'elle est un "initial refus d'une
radicalisation de la vérité de l'Être"158(*), cet initial refus n'est pas
à remettre sur le compte de Hegel car c'est vraiment la dialectique
hégélienne qui a remis l'Être sur son chemin, chemin qui ne
mène nulle part chez Hegel puisqu'il ouvre la porte du Savoir absolu. La
vérité n'est pas dans le résultat séparé du
développement, elle est dans ce développement qui
s'éclaircit et qui éclaire en même temps sa destination. Je
pense que la question de la vérité a été
posée de façon beaucoup plus précise et philosophique chez
Hegel que chez Heidegger.
La vérité est une ouverture chez Heidegger, elle
est alètheia c'est-à-dire qu'elle lutte contre le
lèthè, l'oubli bien que l'oubli soit consubstantiel
à cette vérité. Il la définit dans son
séminaire sur Parménide en s'appuyant sur certains fragments de
cet auteur grec, notamment celui où une déesse
Alètheia entre en scène : "die Göttin, die hier
ersheint, ist die Göttin' Alètheia"159(*). L'alètheia est
pour lui une Unverborgenheit, un dévoilement, la dissimulation
sortant de sa clandestinité mais ne se montrant pas totalement. La
vérité est un jeu de voilement et de dévoilement, elle est
ce voile qui s'enlève et qui se remet ; là encore, Heidegger
pense cette vérité dans une optique uniquement grecque. Trois
termes reviennent dans ce séminaire pour la caractériser tant
elle demeure insaisissable : ce sont les termes de Verhüllung
(dévoilement), Verschleierung (le camouflage) et
Verdeckung (la couverture). La vérité nage dans ce champ
lexical paradoxal. D'ailleurs, la pensée heideggérienne est une
pensé du paradoxe comme celui du voilement et du dévoilement.
Cette pensée paradoxale est une pensée du jeu, du jeu des
contraires, une pensée qui possède une source
héraclitéenne et qui s'inspire aussi de l'Être
parménidien. Mais ce n'est pas une pensée dialectique qui pense
à fond le devenir de l'entrecroisement des contraires et c'est pourquoi
Heidegger n'est pas Hegel. Tantôt la vérité passe de la
Verhüllung à la Verschleierung, ce terme marquant
un degré plus fort de dévoilement puis la Verdeckung
survient : la vérité circule entre ces trois phases, elle ne
s'arrête jamais.
La pensée de Heidegger n'est pas une pensée
abstraite, une pensée d'entendement qu'Hegel dénonce dans
beaucoup de ses écrits mais c'est plutôt une pensée qui a
des résonances mystiques certaines. Le dépassement de
l'utilité s'effectue au profit d'une ouverture à l'Être,
ouverture qui dépasse la réalité de la philosophie et qui
s'inscrit dans une relation particulière presque au-delà de toute
pensée. Ce n'est donc pas étonnant qu'Heidegger approche le plus
cette ouverture grâce aux poètes et en particulier Rilke. Rilke
est celui qui pense la réalité de l'Ouvert et de l'ouverture
jusqu'à sa limite. C'est dans cette ouverture que l'Être suscite
le Dasein car le Sein et le Dasein sont
transcendants, ils ne se laissent pas retenir par l'Existant. L'oeuvre d'art
peut nous placer sur ce chemin de l'Être. "L'homme est bien
plutôt "jeté" par l'Être lui-même dans la
vérité de l'Être, afin qu'ek-sistant de la sorte, il veille
(hüten) sur la vérité de l'Être, pour qu'en la
lumière de l'Être, l'étant apparaisse comme l'étant
qu'il est"160(*).
L'homme ne doit pas exister mais ek-sister c'est-à-dire sortir du soi
pour se placer dans cette vérité. Son passage du monde de
l'utilité à celui de l'Être n'est pas qu'un passage de la
vie à l'existence mais de la vie à l'existence et à
l'ek-sistence de l'existant lui-même. Le monde de l'utilité fait
partie du domaine de l'Être du fait qu'il oublie ce dernier, car l'oubli
de l'Être est consubstantiel à l'Être lui-même.
Heidegger saisit d'une manière nouvelle l'ek-sistence et il n'est pas
d'accord avec l'interprétation hégélienne de celle-ci.
"Hegel la détermine comme l'idée de la subjectivité
absolue qui se sait elle-même (als die sich selbst wissende Idee der
absoluten Subjektivität)"161(*). L'alternative qu'il propose à Hegel n'est
pas une alternative philosophique mais presque mystique. Qu'est-ce que cet
Être qu'il convoque constamment ? "L'Être est Ce qu'Il est (Es
ist Es selbst)"162(*). On ne peut certainement pas saisir
l'Être à travers des déterminations objectives ou
catégorielles mais plutôt à travers un mode de
présence. Cette réponse sonne évidemment comme un
écho à Parménide ce qui prouve que ce Schritt
zurück est un retour à la source de la pensée (die
Urquelle), ce retour s'effectuant comme une ouverture mystique à
l'Être.
On ne peut même pas intuitionner ce rapport à
l'Être, on ne peut que s'ouvrir à lui. On pourrait relever
beaucoup de phrases qui évoquent une mystique païenne
c'est-à-dire une illumination de l'Être sur l'être de
l'homme. Par exemple, à propos de l'être-au-monde, il écrit
qu' "il se tient en extase en direction de l'ouverture de l'Être (Es
steht in die Offenheit des Seins hinaus)"163(*). Même si Heidegger précise que
l'extase est à entendre au sens étymologique, on a l'impression
que cette sortie du soi équivaut à une révélation
de l'Être, révélation qui n'est jamais et qui ne peut
jamais être totale. Cette extase fait partie d'une expérience
mystique areligieuse puisque cet Être n'est "ni Dieu, ni un fondement
du monde"164(*).
L'Offenheit de l'Être constitue en fait l'Être
lui-même c'est-à-dire cette ouverture qui s'ouvre, cette
illumination qui s'illumine, cette révélation qui se
révèle et se réveille, cet impensé qui commence
à se penser mais qui ne sera jamais totalement pensé. On a
l'impression de retrouver l'absolu de Schelling, le fondement de tout qui est
impensé et pas encore dialectisé. Cette divergence entre Hegel et
Heidegger, on peut la transposer entre Hegel et Heidegger ; pour Hegel,
l'absolu lui-même doit se dialectiser car où il y a de l'homme, il
y a de la pensée et du sens qui émerge. La raison ne peut pas
accepter des déterminations obscures sinon on aurait l'impression de
revenir à cette nuit, wo alle Kühe schwarz sind. Je crains
que la vérité heideggérienne ne vienne dans cette nuit
mystique particulière. Cette pensée de l'inachevé comme
l'inachevé et l'inachevable de la pensée nous fait quitter
momentanément la philosophie. Heidegger se dirige vers "l'an-archie"
comme l'écrit Rainer Schürmann, à savoir cette
recherche du non-fondement, cette non recherche du fondement
métaphysique. La vérité doit se chercher dans cet autre
commencement et dans l'Abbau c'est-à-dire la
déconstruction ontologique du tout le système métaphysique
occidental.
retour à une différenciation ontologique
brisant l'indifférenciation utilitaire
Nous avons vu que pour Heidegger, l'être-utile se
caractérisait par son indifférence. Or, le monde se
définit par une Zwiefalt, un pli entre l'Être et
l'étant ; ce pli n'est pas une séparation ontologique mais une
différence qui se différencie. La Zwiefalt
désigne le différenciant de la différence ; la
différenciation ne renvoie pas à un Indifférencié
préalable mais à une Différence originelle qui ne cesse de
se déplier et se replier. Cette différence originelle n'est pas
la différence abstraite posée au départ qu'Hegel
dénonce dans la préface de la Phénoménologie de
l'Esprit mais elle est le Se différencier d'une chose. Nous avions
dit que l'utilité niait la réalité de cette
différence et ainsi se privait d'une dimension ontologique et de
vérité. Elle est un mode d'être inauthentique d'où
une nécessité de retrouver cette différenciation
ontologique et un usage qui respecte cette différenciation.
L'utilité nous éloigne de la chose même (Sache selbst)
car elle hausse le sujet dans une position de maîtrise par rapport
à la chose. Le sujet ne retrouve d'aileurs que lui-même dans
l'objet, puisque la chose en devenant objet, devient une excroissance du sujet,
sa projection. L'altérité est niée dans son
caractère le plus ontologique. Cette différenciation ontologique
est celle qui décline de manière absolue toute
altérité et elle peut se saisir à travers l'oeuvre d'art :
le Monde des étants se différencie de la Terre de l'Être.
Dans son essai sur La parole d'Anaximandre, il écrit que
"l'oubli de l'Être est l'oubli de la différence de
l'Être à l'étant"165(*) et que cet oubli n'est pas une négligence de
la pensée. Quand Heidegger nous parle de la "différence de
l'Être à l'étant", ce "à" nous montre qu'il existe
un espace de l'Être à l'étant. Or, on a tendance à
oublier l'espace qui contient cette différence et la destination de
l'étant à l'Être.
L'oeuvre d'art ne gomme pas cette différence mais nous
la fait apparaître. Alors que le matériau disparaît dans
l'utilité, il reste présent dans l'oeuvre d'art ainsi que
l'entrelacement entre la Terre et le Monde. "Par la production du produit,
par exemple de la hache, on utilise de la pierre et on l'use. Elle
disparaît dans l'utilité [...]. L'oeuvre-temple, au contraire, en
installant un monde, loin de laisser disparaître la matière, la
fait bien plutôt ressortir"166(*). Deux optiques ici divergent, celle de la production
et de l'annulation d'une différence et celle de l'installation d'un
monde et d'une différence. L'utilité s'exprime par l'usure, elle
est temporelle et éphémère : au bout d'un certain temps,
le matériau n'est plus distinct. L'oeuvre d'art souligne le lien
à la matière, ce lien éternel puisqu'il concerne la Terre
; elle est une revalorisation du matériau par rapport à
l'utilité. La création artistique est un usage de la Terre mais
pas une utilisation de la Terre : le sculpteur, le peintre ne font que
travailler le matériau. De cette différenciation naît un
espace particulier, une topologie ontologique nouvelle pour ainsi dire. "En
étant oeuvre, l'oeuvre établit l'espace de cette ampleur.
Établir l'espace signifie ici : libérer la plénitude de
l'ouvert en son espace, et arranger cette plénitude dans l'ensemble de
ses traits"167(*).
L'oeuvre d'art dresse un monde et l'espace naît de la rencontre du monde
et de la Terre. Le monde del'utilité reste trop éloigné,
il faut une libération et cette libération doit être
ontologique comme l'indique l'expression "libérer la plénitude de
l'ouvert en son espace". Cet établissement de l'espace rétablit
à l'arrière plan la différenciation ontologique qui
demeure primordiale.
Or, dans son séminaire du semestre d'été
1925, Heidegger montre que la spatialité de l'être-au-monde est
constituée par l'é-loignement (Ent-fernung) et
l'orientation. La discrimination rigoureuse de l'éloignement et de la
distance est essentielle à l'herméneutique de la
spatialité. L'éloignement (Entfernung) est un
existential, la distance (Abstand) reste une catégorie. Plus
précisément, il distingue deux niveaux de l'Entfernung,
le niveau catégoriel qui fait partie de l'"Orientation" et le
niveau existential qui se situe dans l'"Orientheit" qu'on pourrait
traduire par l'orient ontologique. L'Entfernung demeure une
Erstreckung c'est-à-dire une extension de l'espace, une
ouverture et le fait qu'elle puisse être définie de deux
façons exhibe l'espace de cette différenciation ontologique qui
est une différenciation ontologique de l'espace. "Dass Welt Umwelt
ist, liegt an der spezifischer Weltlichkeit des Raumes"168(*). L'espace est central
chez Heidegger, car le monde doit s'ouvrir sur un espace et mondanéiser
si on peut parler ainsi l'espace qui s'offre à lui. La
Raümlichkeit désigne la spatialité originaire du
Dasein. La proximité de l'Être et de la chose se saisit
par rapport à un éloignement. "Die Nähe ist nur ein
Modus der Entfernung"169(*). Il existe un jeu entre la Nähe
et l'Entfernung qui motive l'insaisissabilité de
l'Être. Ce jeu nous amène vers une proximité incalculable
des choses. Alors que dans le monde de l'utilité, l'Abstand est
mesuré entre deux Punkte, l'essence de la chose s'offre dans
une proximité qui présuppose un éloignement originaire. La
pensée heideggérienne est une pensée herméneutique
qui déchiffre cette différence essentielle. Dans sa
conférence sur "La Chose", il indique le sens de cette proximité
de la chose qu'il faut retrouver. "Seulement cette suppression hâtive
de toutes les distances n'apporte aucune proximité : car la
proximité ne consiste pas dans le peu de distance"170(*). Le problème de la
différenciation ontologique n'est pas un problème calculable et
qui pourrait se comprendre à travers des mesures, il est un
problème qui se sent profondément à travers le penser de
la chose. La technique abolit la distance, nous rapproche de la chose en
même temps qu'elle nous éloigne de son essence car la
proximité ne se saisit pas à travers le rapprochement. En effet,
la proximité conserve l'éloignement et l'essence de la chose se
donne dans cet horizon différencié. D'ailleurs, dans cette
conférence, Heidegger repense d'une autre façon les particules
spatiales allemandes ("aus", "von...her", "durch"...). Ces adverbes sont
pensés dans un nouveau sens originel, ils n'ont plus seulement une
valeur utilitaire dans la phrase mais ils s'articulent en profondeur. Nous
avons donc un double langage, le langage de l'étant et de
l'utilité et le langage de l'Être : ces deux langages
différenciés permettent la saisie d'un sens par la pensée
et c'est bien ce qui fait que le Welt devient Umwelt.
vers une poéticité à
caractère mystique chez Heidegger
La réaction au règne de l'utilitarisme n'est pas
une réaction philosophique en ce sens qu'elle dépasse la
pensée philosophique. C'est implicitement un constat de défaite
par la pensée ou plutôt l'établissement de ses limites.
Alors que le dépassement chez Hegel est un dépassement
maîtrisé par la dialectique de la pensée, le
dépassement chez Heidegger passe au-dessus de la pensée. C'est
pourquoi nous ne pouvons pas considérer cela comme un véritable
dépassement mais plutôt une convocation de tout ce qui dans
l'homme ne relève pas du concept. La pensée n'est plus
philosophie, elle est tout entière poéticité
c'est-à-dire création d'un espace symbolique. Dans sa
conférence "La fin de la philosophie et la tâche de la
pensée", le titre lui-même montre cette séparation entre
pensée et philosophie car "La philosophie prend fin à
l'époque présente. Elle a trouvé son lieu dans la prise en
vue scientifique de l'humanité agissant en lieu social"171(*). Cette phrase attire notre
attention sur le fait que l'époque présente est
l'épochè de la pensée philosophique et même
un arrêt car celle-ci pour Heidegger se décompose dans les
sciences technicisées. Le développement des sciences est dû
à la philosophie car c'est le principe de raison suffisante leibnizien
qui est responsable de cette ère de l'utilité et donc
indirectement de la vacuité existentielle et existentiale. On a à
l'inverse l'impression qu'il y a une contamination de la technique et de
l'utilité dans la pensée heideggérienne car celle-ci ne
voit plus la raison et la philosophie que sous l'aspect utilitaire. Or, la
raison utilitaire ne demeure qu'un aspect de la raison philosophante ; Hegel
lui-même ne fait que recueillir le développement conceptuel de la
pluralité des figures du rationnel.
Selon Heidegger, la philosophie commence à un temps
donné et s'arrête aussi à un temps donné et ce
temps, c'est notre époque. Nous vivons la fin de la philosophie qui est
plus longue que la philosophie elle-même car celle-ci agonise de
manière spectaculaire dans ce règne de l'utilité. Hegel
aurait plutôt plaidé en faveur d'un recommencement de la
philosophie à la lumière du Savoir absolu, il ne faudrait pas
lire une fois mais deux fois la Phénoménologie de l'Esprit
pour comprendre la richesse concrète que peut apporter la
pensée dialectique. Il ne serait jamais tombé et de fait il ne
l'est pas dans une évaporation mystique, nostalgique d'une grandeur de
la pensée. Quels sont donc les thèmes fondamentaux de cette
mystiquerie heideggérienne ?
l'écoute de l'Être dans la langue : étude
du travail de la langue chez Heidegger
Penser, c'est d'abord écouter dans sa propre langue
l'appel de l'Être. Avant de d'examiner cette écoute, il faut
redéfinir le langage et le purifier de tout élément qui
appartiendrait au domaine de l'utilité et de la technique. Le langage
n'est pas informationnel, il ne se laisse pas utiliser pour transmettre un
message. "Le langage n'est pas un outil. D'une façon
générale, le langage n'est pas ceci et cela, c'est-à-dire
n'est pas quelque chose d'autre et de plus que lui-même. Le langage est
langage"172(*). On
reconnaît le souci heideggérien de redéfinir les choses
à partir de ce qu'elles sont. "Le langage est langage" n'est pas une
tautologie mais une vérité d'essence. Ce souci de
redéfinition montre que les choses ont été petit à
petit définies à partir de leur utilité et de leur
utilisation possible, ce qui fait que l'homme ne se trouve plus en face de la
Sprache mais d'un Sprachgebrauch. Ce travail de
redéfinition implique de penser l'être-chose de la chose et
d'échapper à l'être-utile de la chose. Le langage n'est pas
un outil informationnel, il n'est pas au service de la cybernétique,
cette dernière constituant pour Heidegger une entreprise de
dénaturation, de déracinement et d'appauvrissement de la langue.
Adjoindre un "ceci ou cela" au langage, le prendre dans une visée
particulière, c'est l'utiliser dans une optique précise et perdre
de vue son sens originel. Le glissement s'effectue de manière
imperceptible et le philosophe est celui qui veille au trésor de la
langue tel un conservateur du patrimoine. Il faut parler la langue originelle,
entrer dans la langue et non la contourner en l'utilisant. "Parler la
langue est tout à fait différent de : utiliser une langue. Le
parler habituel ne fait qu'utiliser la langue"173(*). La langue se perd dans les
habitudes, elle se perd dans le bavardage du "On" comme Heidegger le montre
dans Être et Temps c'est-à-dire qu'elle perd toute son
authenticité et sa valeur. Utiliser la langue, c'est la
dévaloriser et la forcer à sortir de son essence et c'est refuser
d'écouter toutes ses richesses.
La dichotomie est nette et presque manichéenne : la
langue de la vérité qui est aussi la vérité de la
langue face au langage de l'utilité, à savoir l'organisation d'un
système linguistique ne privilégiant que le rapport
communicationnel. La communication désigne la langue infectée et
contaminée par l'utilité. Dire "le langage est langage", ce n'est
pas dire le langage est le langage ce qui serait effectivement une pure
tautologie mais c'est enlever l'article défini qui particularise le
langage pour retrouver un sens originel et universel. Dire "le langage est
langage", c'est retrouver une identité de la langue et c'est faire
adhérer le langage à son essence. L'utilité nous
détourne de l'identité, elle est ainsi comme une deuxième
nature des choses. Le problème vient du fait que la chose s'offre
à nous à partir de son horizon d'utilité et non à
partir de son identité. Sortir de cet horizon d'utilité, c'est
essayer de retrouver une identité des mots et des choses. Nous vivons
une époque de détresse constituée par l'absence de
détresse due à l'emprise et à la maîtrise technique
et c'est dans l'épochè c'est-à-dire le suspens du
temps et de la pensée que l'appel de l'Être se fait sentir et
qu'il est Anspruch. L'Anspruch ne désigne plus la
revendication et l'entreprise contraignante du complexe technique mais c'est
plutôt l'adresse, la voix adressée (de an-sprechen). D'un
côté, l'Être nous somme d'obéir à travers le
dispositif technologique, de l'autre, il nous demande d'écouter de
façon sincère, d'être ouverts par la pensée et
même par le coeur.
Cette Stimme de l'Être qui s'effectue dans la
Stimmung c'est-à-dire la tonalité affective fondamentale
nous montre exactement les contours de la mystique heideggérienne. Il
faut laisser advenir l'Être dans la langue sans que cela ne nous installe
dans une réceptivité totalement passive. La pensée est une
écoute (Hören), un se-laisser-dire (Sich sagenlassen).
L'homme ne se détermine pas seulement par la compréhension
technologique et utilitaire de l'Être, il n'est pas seulement le
"fonctionnaire de la technique" comme l'écrit Heidegger dans Chemins
qui ne mènent nulle part, il est plutôt le fonctionnaire du
fondamental c'est-à-dire le garant de la relation de l'Être et de
l'homme, relation poétique et poïétique qui se
déploie dans une Grundstimmung c'est-à-dire une
tonalité de fond. La Stimmung est l'implication
réciproque du fait d'être et de l'être en projet.
L'écoute de la Stimme de l'Être est une entente qui
demande l'effort, la "piété" (die Frömmigkeit), le
recueillement de la pensée. En la Stimmung se réunissent
la facticité de l'existence et la totalité du monde : elle est
l'indication d'une limite aux relations purement intentionnelles ou utilitaires
des hommes au monde. La Stimmung constitue tout simplement le lien de
l'homme à la Stimme mais c'est un sentiment non subjectif.
Là encore, cette position de Heidegger nous rappelle celle de Schelling
dans le Système de l'idéalisme transcendantal où
ce dernier mettait au jour une contradiction féconde aboutissant
à affirmer ce qu'il semblait impossible de nommer. La Stimme,
c'est la parole de l'origine et aussi de nos origines : la meilleure
expression de cette parole est la poésie car "c'est au contraire la
poésie qui commence par rendre possible le langage"174(*). La parole est poésie
et la poésie constitue le visage du lien de l'être à
l'Être. Heidegger consacre une grande partie de sa réflexion sur
l'essence de la parole dans deux ouvrages, Acheminement vers la parole
et Approche de Hölderlin. Nous prendrons les passages
clés sur cette parole dans ce dernier ouvrage parce que Hölderlin
nous intéresse aussi dans la mesure où il était le
contemporain et l'ami de Hegel. Heidegger s'appuie sur un poète qu'Hegel
a beaucoup apprécié et qui était son compagnon à
Tübingen.
Ce qui forme le support de la poésie de Hölderlin,
c'est cette détermination poétique qui consiste à
poématiser expressément l'essence de la poésie
elle-même. Hölderlin est en fait le poète du poète.
Heidegger ne plaide pas pour un retour à l'origine mais pour un
retournement vers la proximité de l'origine c'est-à-dire pour un
réenracinement de la pensée. La poésie est la mise en
oeuvre d'une langue traditionnelle qui repose sur ses origines et qui les
exploite, elle est une intimité essentielle (die Innigkeit). Le
langage n'est pas un instrument disponible ; il est, tout au contraire, cet
avènement (Ereignis) qui lui-même dispose de la
suprême possibilité de l'être et de l'homme. Par ailleurs,
Hölderlin séduit Heidegger également parce qu'il est un
nostalgique de la grandeur de la Grèce et de la relation de l'homme
à son monde extérieur. Le grec est un homme poétique et
poïétique car il fait son propre monde en le méditant. "Le
Rhin", "Comme au jour de fête", "Souvenir", sont des poèmes qui
exhibent l'entrelacement des Dieux, des mortels, le langage et l'Être. La
poésie construit et enrichit cet entrelacement, elle l'actualise sous le
mode de la présence. L'homme est attentif à cet entrelacement, il
se sent concerné par ce dernier et la poésie raconte, dit la
vérité de cet entrelacement. Comme l'écrit Hölderlin
dans son poème "La promenade à la campagne" :
"Viens dans l'Ouvert, ami ! bien qu'aujourd'hui peu
de
Lumière
Scintille encore, et que le ciel nous soit prison"175(*).
L'Ouverture s'éclaircit, elle se lit dans les
chatoiements et les frémissements de la lumière même si ces
frémissements se raréfient. Le "ciel" est présent car la
poésie de Hölderlin est le refuge de ce que Heidegger appelle la
"Quadrature" (die Vierung) dans la conférence sur "La chose".
La Quadrature désigne le lien entre le Ciel, la Terre, les divins et les
mortels. Il se trouve que cette quadrature est constamment convoquée
dans les poèmes de Hölderlin. Prenons l'exemple de cette
élégie, "Ménon pleurant Diotima" :
"Un Dieu du fond du temple parle, et me rend vie
Je vivrai donc ! déjà le vent paraît !
Telle une lyre,
Appellent les montagnes d'argent d'Apollon !"176(*)
Celui qui vivra représente l'homme, le mortel, tandis
que le "Dieu du fond du temple" représente l'Immortel. "Les montagnes"
rappellent l'élément Terre. Le ciel y est implicitement
convoqué car "les montagnes" prolongent la Terre vers le Ciel. La
poésie lie la lyre à la Terre et cette relation peut s'observer
chez Heidegger dans la façon dont il travaille la langue.
Travailler la parole de l'origine invite à travailler
l'origine de cette parole et pour cela il faut étudier son
étymologie c'est-à-dire ses racines. Le travail de
l'étymologie est un souci constant de toute l'oeuvre de Heidegger : il
exploite le sens grec du mot, son sens latin, et son évolution dans le
vieux allemand. Dans le chapitre "Terre et Ciel de Hölderlin" réuni
dans l'essai Approches de Hölderlin, il commente
l'étymologie du verbe "utiliser" c'est-à-dire brauchen.
"Couramment, nous entendons brauchen au sens d'employer, faire son profit de...
au sens de : avoir besoin d'un usager. Brauchen, c'est originellement bruchen,
le latin frui qui a donné l'allemand fruchten (fructifier, produire un
fruit) et le mot fruit lui-même"177(*). Le verbe utiliser (brauchen) n'a pas la
même signification maintenant : il ne correspond pas à son
origine. Brauchen est fruchten en son essence
c'est-à-dire fructifier, laisser entrer en présence quelque chose
de présent comme tel. Le travail de la langue est une torsion des mots
pour savoir ce qu'ils signifient vraiment et Heidegger montre par cette torsion
que l'essence de l'utiliser ne constitue pas l'utiliser en tant que tel. Le
langage abrite l'essence et l'Être. L'utilité, en son sens
originel, est plus proche de l'usage, d'un usage non utilitaire et respectueux
de la chose. C'est dans cet usage qu'existe véritablement la relation de
l'homme à la chose et à son environnement. En travaillant
l'étymologie, Heidegger travaille l'essence du langage parce que
l'étymologie délimite le domaine réservé de
l'essence et de l'Être. Le champ lexical de l'abri, la demeure, et
l'habitation est récurrent chez Heidegger : "c'est pourquoi le langage
est à la fois la maison de l'Être et l'abri de l'essence de
l'homme (Darum ist die Sprache zumal das Haus des Seins und die Behausung
des Menschenwesen)."178(*). Le jeu entre Haus et Behausung
fait du langage un outil non pas utilitaire mais symbolique. Cette
référence à l'habitation est omniprésente : elle
intervient dans Être et Temps où Heidegger distingue la
chambre de l'outil d'habitation ; elle intervient également dans l'essai
"Bâtir, habiter, penser" réunie dans les Essais et
Contérences. Le langage est utile à l'homme et son
utilité symbolique réside dans le fait qu'elle est un abri de
l'essence. Hölderlin, à travers ses poèmes, évoque la
demeure de l'Être, des Dieux et des hommes, demeure commune à ceux
qui entrent en dialogue. Le travail de la langue est ce qu'il y a de plus utile
pour retrouver l'essence des choses et l'Être. Le risque assez grave est
que ce travail se transforme en une évaporation poétique, un
cheminement non conceptuel vers l'Être, donc un cheminement non
maîtrisé et qui nous entraîne hors de la philosophie.
L'appel de l'Être a des résonnances mystiques dans l'esprit du
lecteur et l'écoute de l'Être elle-même est une
expérience mystique profane en ce sens qu'elle voit les Dieux
traditionnels et que ce Dieu est l'Innommé et l'Innommable. Le
Schritt zurück est un recul de la philosophie et une
imprégnation de la Stimme de l'Être. De même que
l'Être habite l'homme, l'homme doit habiter l'Être. En outre,
L'écoute de l'Être est largement présente chez
Parménide et elle devient la preuve manifeste de la purification
ontologique et mystique de la métaphysique. Par ce retour à
l'Être comme présence absente et qui se rend présent et
cette méditation poétique à partir des Grecs et de
Hölderlin, on sent bien que chez Heidegger, le déracinement de
l'utilité s'effectue au prix d'un enracinement métaphysique
encore plus profond.
pour une annulation de l'utilité d'une chose :
retour à un usage qui donne une primauté à l'essence de la
chose
L'appel de l'Être est une tentative de divertissement
ontologique de l'homme afin qu'il se détourne de l'utilité de la
chose et se tourne vers son essence. Il doit effectuer un usage de l'essence de
la chose car toute chose possède un usage et notre rapport à la
chose se lit suivant cet usage. User de la chose ne se réduit pas
à un pur utiliser car si dans le pur utiliser, on est en contact direct
avec la chose, on n'en a jamais été aussi loin. La
proximité spatiale va de pair avec une distanciation ontologique.
Utiliser la chose, c'est s'éloigner de son essence et la réduire
à son statut d'objet. Pour retrouver un usage essentiel de celle-ci, il
faut désolidariser son rapport à l'objet. Dans l'usage de la
chose, nous devons essayer de faire apparaître son être propre et
de la réinscrire dans son environnement. "L'usage véritable
ne rapetisse pas ce dont il use"179(*). L'usage n'est ni une usure (Vernutzung) ni
une réduction de la chose ; l'usage laisse être la chose, il la
fait entrer en présence, il la valorise et le sens de la chose est
d'être usé car si la chose est indifférente à son
utilité, elle l'est moins quant à son usage car cet usage la
place au devant de la scène. Heidegger va même plus loin :
"User ne signifie pas non plus pure et simple utilisation, usure et
exploitation. L'utilisation n'est qu'un bâtard de l'usage"180(*).Cette phrase appuie notre
propos et nous n'avons pas besoin de la commenter. "Au contraire, seul le
véritable usage met ce dont il use dans son être, et l'y
garde"181(*).
L'usage ajoute une tonalité particulière à l'être de
la chose et ce que nous observons, c'est la rencontre entre l'être de la
chose et l'être de l'usage qui se donne dans une unité. "Le
véritable usage n'est ni une pure utilisation, ni non plus un simple
besoin. Ce qui est purement et simplement nécessaire, c'est la
détresse d'un besoin qui provient de son utilisation. L'utilisation et
le besoin n'atteignent jamais au véritable usage"182(*). Notre premier rapport
à la chose est forcément biaisé puisque nous recherchons
d'abord l'objet avant la chose. La "détresse" du besoin désigne
l'appel de l'objet utilisable capable de répondre à ce besoin. La
chose ne peut pas appartenir à cette sphère de l'utilité
et de la nécessité. Pour trouver le "véritable usage", il
faut entendre le véritable appel, l'appel de la chose et non l'appel de
l'objet qui n'est que l'écho du besoin. Il risque d'y avoir des
interférences entre ces deux appels et l'usage de la chose risque
d'être phagocyté au profit de l'utilisation et de la sphère
du besoin. À l'homme d'affirmer son humanité et sa
responsabilité en exigeant de lui-même l'écoute de la
chose. On retrouve là encore le thème de l'écoute.
L'écoute suppose un arrachement de l'homme par rapport
à sa propre naturalité et ses propres besoins. Alors que la
sphère de l'utilité était une sphère de
l'appropriation, la sphère de la chose doit être une sphère
de la désappropriation ou pour être plus exact du
dé-propriement. Le dé-propriement n'est pas un effacement de soi
mais plutôt une entrée dans le silence du besoin. Ce
dé-propriement caractérise l'attitude du mystique qui se met en
position d'accueillir le tout autre. Il ne doit pas essayer de comprendre de
même que l'homme doit refuser de vouloir comprendre l'être car
comprendre l'être, ce serait déjà anticiper une
éventuelle utilisation. L'être lui-même échappe
à une compréhension qui renverrait à une utilité.
La critique de l'utilité chez Heidegger devient une critique de la
raison tout entière car pour lui la raison est devenue instrumentale et
utilitaire. Il faut donc trouver une alternative à ce rationnel mais
cette tentative est non philosophique car elle se fait en-dehors de lui alors
que chez Hegel, c'est de l'intérieur de la raison que doivent se faire
les changements. Quand, dans son essai sur Le principe de raison,
Heidegger dit que l'être est le "sans-fonds", "l'abîme"
(Abgrund), il veut montrer que l'Être ne peut être saisi
uniquement par une raison et une métaphysique qui serait à la
recherche des fondements. (Gründe). L'Être n'est pas un
étant manipulable et s'il échappe à l'utilité, cela
signifie que l'utilité est inessentielle et qu'elle contourne habilement
l'essence. Elle est un détournement de l'essence, un refus d'affronter
l'Être, un refus d'admettre l'Être. Pour l'utilité, tout est
étant ou n'est pas c'est-à-dire que tout est rationnel ou n'est
pas. Peut-être cette critique vise-t-elle l'axiome hégélien
"tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est
rationnel". Ce chiasme n'est pas acceptable pour Hegel et c'est pourtant ce
chiasme qui définit le rapport de la philosophie au réel. La
raison rend réel et le réel ne peut donc s'appréhender que
par la raison. Le réel, das wirkliche, est effectif parce qu'il
résulte d'un agir. La raison est l'agir essentiel qui contient tout le
sens de l'humanité. La critique indirecte qu'Heidegger effectue sur
Hegel, il faut donc la renverser et faire plutôt une critique
hégélienne de Heidegger. Dans cette phrase-clé du
hégélianisme, on part de la raison pour arriver à la
raison : elle affirme un lien essentiel entre la raison dans la philosophie et
la conscience de soi. On a une identité de l'être et du savoir, de
l'être et du pensé. L'être est rationnel : ce "il y a", ce
"es gibt" diffère fondamentalement du "es gibt"
heideggérien. Ce qu'"il y a" de plus réel est cette
identité de l'être et du pensé pour Hegel alors que pour
Heidegger, le "es gibt" signifie que la réalité est
celle de l'ouverture à l'Être, il correspond à un "es
braucht", "il est d'usage". "Es braucht" ne signifie pas "il est
besoin" ou "il faut" dans le sens d'une exigence nécessaire mais
plutôt "il y a" un usage de la chose, conforme à son essence. Ce
refus de l'urgence nécessitaire du besoin, Heidegger l'analyse
également dans son ouvrage Approches d'Hölderlin à
partir du poème "L'Ister" d'Hölderlin.
"Il faut pourtant des entrailles au roc,
Et des sillons à la terre,
Inhospitalier ce serait, sans séjour."
Ce"il faut" (es braucht) n'est pas un besoin car le
roc, en tant que roc, n'a nul besoin d'entrailles pas plus que la terre n'a
besoin, en tant que terre, de sillons. Ce "il faut" est à rapprocher du
chrê du fragment VI du poème de Parménide. Ce "il
faut" constitue l'usage qui révèle et réveille
l'essentialité de cette chose. C'est le déploiement de
l'hospitalité qui réclame que des sources jaillissent de ce roc
et que des fruits poussent de la terre. Cela ne veut pas dire que c'est l'homme
qui va fracturer ce roc mais c'est la nature qui va s'ouvrir d'elle-même.
Toute l'oeuvre d'Hölderlin est l'apprentissage d'un
"libre usage". "Lorsque les poètes sont devenus mûrs, alors
seulement, ils peuvent s'offrir à l'usage des dieux qui en ont
l'usage"183(*). Le
libre usage est l'usage des Immortels, celui qui ne s'use pas et qui est offert
gracieusement aux mortels. Le poète est celui qui peut justement entrer
dans ce libre usage par l'usage de sa parole et par l'usage indirect de la
chose dans l'usage de sa parole car cet usage concerne l'essence de la chose et
de la nature. "Apprendre le libre usage de ses propres possibilités
veut dire s'engager d'une façon toujours plus exclusive dans une triple
vocation : d'être ouvert pour ce qui nous est assigné, de rester
vigilant à l'égard de ce qui vient, d'avoir cette calme
lucidité qui, à l'écart du tourbillon de cent choses
intéressantes, maintient l'Unique, qui est
nécessaire"184(*). Cette triple vocation est celle du poète et
doit être celle de tous les hommes car tout homme doit méditer sur
le devenir et l'être même de la chose. Ce "tourbillon de cent
choses intéressantes" désigne l'ivresse d'un comportement qui
voudrait jouir de plusieurs choses à la fois et donc d'un comportement
en proie à l'utilité et qui éloignerait du libre usage.
Heidegger parle d'"écart" car le libre usage doit écarter tout ce
qui touche à l'utilité parce que l'utilité réduit
l'essence de la chose en la démultipliant en d'innombrables
activités. On constate ici que la réduction utilitaire est
paradoxale puisqu'elle prend l'aspect d'une apparente multiplicité.
Ouverture, lucidité ou plutôt attitude de Gelassenheit
c'est-à-dire de sérénité, voilà la
Stimmung dans laquelle il faut être pour faire libre usage de la
chose. Ce libre usage s'apprend et la poésie constitue un enseignement
important puisqu'elle est un préambule à la méditation. Le
libre usage maintient l'unité et l'intégrité de l'essence
de la chose. "L'Unique" n'est pas l'unicité réduite, mais
l'unité d'une pluralité.
La destination de l'homme est la suivante : "celui-ci
doit maintenant tourner sa pensée à considérer ce qui est
bon et ce qui ne l'est pas pour apprendre le libre usage du don d'exposition
qui lui est propre"185(*). L'homme doit réaliser une conversion
intérieure vers l'être propre de la chose. "Ce qui est bon et ce
qui ne l'est pas", ne signifie pas "ce qui est utile et ce qui est nuisible"
mais ce qui s'apprivoise dans le libre usage ou du moins ce qui peut
s'apprivoiser. Le poète ne fait que commencer à apprendre le
libre usage du propre, il ne se situe qu'au début de sa conversion. Le
libre usage de la chose expose son essence et la fait ressortir sans la
contraindre à s'exposer. D'ailleurs, Heidegger rappelle un peu plus loin
dans son essai sur Hölderlin que der Brauch en allemand
signifiait la coutume. La coutume désigne l'ensemble des usages qu'il
faut respecter. Le libre usage, c'est aussi le respect de la chose et
l'entrée en présence dans une habitude de la chose. La chose
s'habitue à son environnement dans sa propre exposition et le
poète fait ressortir cette venue dans l'habitude. Le libre usage de
l'essence de la chose consiste à s'accoutumer à l'exposition de
celle-ci, l'habitude ne devant pas entraîner de lassitude qui serait une
forme d'usure mais une pleine considération, un respect de celle-ci dans
l'Umwelt. L'homme est le spectateur attentif de l'exposition des
choses du monde. Le Welt ne peut devenir un véritable
Umwelt qu'à condition qu'il existe ce libre usage. La
pensée heideggérienne se tourne vers une mystique païenne,
privilégiant et divinisant la Nature elle-même. D'ailleurs, les
termes "chose", "Être" sont bien trop vagues pour être
intégrés à la raison. Ne faut-il pas
préférer le Geist hégélien, terme plus
précis et rigoureux ? L'Être n'est-il pas l'Esprit qui se
réalise dans un parcours phénoménologique ?
Chapitre VIII : la nécessité d'une
véritable pensée philosophique pour éviter le piège
utilitaire
le besoin de philosopher : nécessité de
philosopher au niveau de l'existence chez Hegel
Pour éviter de tomber dans un utilitarisme dangereux,
il faut que l'homme s'oriente résolument vers la philosophie car c'est
l'acte même de philosopher qui permet à l'homme d'exister. Hegel
plaide l'utilité de la philosophie contre toute philosophie de
l'utilité, trop limitée et qui ferme la vie sur elle-même
au lieu de l'ouvrir. On a vu que pour Hegel, l'utilité s'enracinait dans
le conflit de la pure intellection et de la foi. L'utilité en tant
qu'affirmation d'un pour-soi mobile et d'une effectivité bien assise sur
elle-même était conçue par la pure intellection pour
refuser que l'essence absolue soit prise en otage et monopolisée par la
foi ; bref l'utilité est du côté de l'Aufklärer
(l'éveillé) qui s'oppose au Schwärmer,
l'illuminé. L'utilitarisme irait encore plus loin puisqu'il
refuserait l'idée même d'un contenu alors que l'Aufklärer
conteste simplement l'idée d'une essence qui échapperait
à l'homme. Se confiner à un monde de l'utilité, c'est
cultiver l'opposition et la scission. L'utilité sépare l'homme de
l'Absolu et le fait souffrir ; or, ce qui serait le plus utile à l'homme
serait de retrouver son rapport à l'Absolu. La scission est un terme
fort chez Hegel qui correspond à un état de souffrance, un
état de déchirement sans précédent. Quand Hegel en
parle, c'est toujours avec un certain pathos. Cela ne signifie pas
pour autant qu'il condamne l'utilité, mais il montre qu'on ne peut pas
en rester là. L'utilité est utile en ce sens qu'en cultivant la
scission, elle suscite un besoin de réconciliation très fort.
Voici ce qu'il écrivait en 1801, la dans son ouvrage intitulé
Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de
Schelling: " scission est la source du besoin de la philosophie, et,
en tant que culture de l'époque, l'aspect nécessaire et
donné de la figure concrète"186(*). Plus cette scission est
intense et plus le besoin se fait pressant tant l'existence veut se saisir en
adéquation avec l'Absolu ; tout état de séparation ne peut
être qu'éphémère, la séparation
n'étant en fait qu'un état de transition. L'utilité est la
fixation d'un négatif et la philosophie ne peut pas en rester à
ce négatif : il faut une autonégation de ce négatif et
l'affirmation positive d'un tout réconcilié avec lui-même.
Dans cet ouvrage de 1801, Hegel n'est bien sûr pas encore arrivé
au développement de sa pensée dialectique et de son
système mais on peut nettement sentir des palpitations de cette
pensée. "La scission nécessaire est un facteur de la vie, qui
se façonne par des perpétuelles oppositions, et la
totalité n'est possible dans la suprême vitalité qu'en se
restaurant au sein de la suprême division"187(*). Hegel montre dans une telle
phrase toute la vigueur et la force motrice de la scission qui appelle à
une réconciliation, même si on sent encore que la dialectique
n'est pas encore systématisée. La scission n'est pas saisie ici
comme une abstraction mais au contraire comme faisant partie intégrante
de la vie concrète. Le besoin de la philosophie présuppose la
philosophie elle-même et l'homme ressent avant d'y entrer, toute
l'infinité de l'existence réconciliée avec elle-même
grâce à l'apport de cette dernière.
Ce besoin de restauration se caractérise par un manque,
le manque de la totalité. L'homme ne veut plus s'affirmer dans une
singularité abstraite et isolée, il a besoin du tout.
"Lorsque la puissance d'unification disparaît de la vie des hommes et
que les oppositions, ayant perdu leur vivante relation et leur action
réciproque, ont acquis leur indépendance, alors naît le
besoin de la philosophie"188(*). Autrement dit, si les oppositions ne nourrissent
pas une réconciliation, alors elles perdent leur vitalité et leur
rôle de détermination féconde. Si l'utilité
s'enferme dans un utilitarisme, alors elle perd toute la richesse qu'elle
aurait pu apporter. C'est à la philosophie de constituer
l'utilité comme une médiation pour l'objectivation de l'Absolu :
cela signifie que c'est la philosophie qui rend concret le développement
de l'utilité alors que l'utilitarisme demeure une réification
abstraite de toute vitalité et de tout contenu. La philosophie fait
exister l'Absolu et l'utilité reste une médiation primordiale
pour que cet Absolu se pose pour la conscience. "L'Absolu doit être
construit pour la conscience, telle est la tâche de la
philosophie"189(*).
Or, dans cette construction "pour la conscience", on reconnaît tout
l'apport de l'utilité. L'utilité en tant qu'animation des moments
du pour-soi, voulait construire un monde pour la conscience humaine. Ainsi, le
"pour la conscience" fait résonner toutes les déterminations du
pour-soi inscrites au sein du concept de l'utilité. Bien sûr,
quand Hegel écrit cette phrase en 1801, il ne pense peut-être pas
à l'utilité et c'est nous qui l'interprétons à la
lumière du chapitre VI de la Phénoménologie de
l'Esprit. La philosophie est nécessaire et utile à
l'utilité elle-même parce qu'elle la concrétise en
réutilisant (c'est bien le terme adéquat) toutes ses
déterminations objectives et en les dépassant.
Ce qui est intéressant, c'est de remarquer que Hegel
utilise un ustensile particulier pour faire comprendre le passage de la
scission à la réconciliation. Cet ustensile est un "bas": le
"bas" est déchiré et il faut le raccommoder, tel est le sens
artisanal du besoin de réconciliation. Heidegger cite cet exemple de
Hegel, dans son ouvrage Qu'appelle-t-on penser ? : "C'est ce que
Hegel a exprimé pour la première fois, bien que d'un point de vue
et dans une dimension purement métaphysiques, de cette façon : Un
bas raccommodé plutôt qu'un bas déchiré ; mais non
pour la conscience de soi"190(*). Le bon sens humain, tourné vers l'utile se
place du côté du bas raccommodé, il ne se fie qu'au
résultat mais il ne comprend pas que le bas puisse être
raccommodé seulement parce qu'il a été
déchiré. Dans le comparatif "plutôt" se dresse une
préférence : un bas déchiré n'est plus utilisable,
sa déchirure n'a servi à rien. Pour qu'il soit à nouveau
utilisable, il faut raccommoder ce qui a été
déchiré. Raccommoder un bas, cela ne signifie pas gommer les
parties déchirées mais au contraire tenter de restaurer
l'unité de ce bas pour qu'il puisse resservir. "Ce qui est ainsi
déchiré est, par sa déchirure, ouvert à l'invasion
de l'absolu. Ce qui, pour la pensée, signifie : le déchirement
garde ouvert le chemin vers la métaphysique"191(*). Ce chemin dont Heidegger
parle, c'est le chemin de la réconciliation des opposés mais
Heidegger montre que cette réconciliation constitue l'achèvement
de la métaphysique. La déchirure est inacceptable pour Hegel, il
faut qu'il y ait un dépassement. C'est donc à travers une
métaphore artisanale que Hegel exprime le sens de sa philosophie ce qui
montre qu'il existe une certaine contamination ou plutôt une
contiguïté entre l'utilité et la philosophie. Le rôle
de la pensée est déterminé grâce à un
ustensile.
établissement d'une pensée non
métaphysique chez Heidegger
vers une pensée méditante
"Mais où est le péril, croît
aussi ce qui sauve."
Heidegger s'appuie sur ce fragment de l'hymne "Patmos" de
Hölderlin pour montrer que tout espoir n'est pas perdu au sein d'un monde
de l'utilité. Le péril utilitaire porte en lui ce qui sauve
(retten), il porte en lui la véritable utilité, celle de
la pensée. Retten a un sens plus fort en allemand, il signifie
délier, délivrer, libérer, épargner. Bien que le
péril soit l'époque de l'Être déployant son essence
dans le dispositif technologique, il délivre également la
possibilité d'un autre type de pensée. Là encore,
l'utilitarisme est utile car en étouffant toute possibilité de
pensée, il suscite le besoin d'une pensée plus forte et qui
concerne l'existence de l'homme. Heidegger est d'accord avec Hegel pour parler
d'un besoin d'une pensée mais cette pensée doit être non
philosophique car la philosophie a atteint ses limites et sa fin. D'ailleurs
pour Heidegger, c'est avec Hegel que toute la pensée métaphysique
occidentale s'est récapitulée et s'est effectuée. Il est
urgent d'élaborer un autre type de pensée qui puisse
réenraciner l'homme dans son environnement sans qu'il agresse ce
dernier. Il faut entamer le tournant (die Wendung) décisif pour
l'humanité. Heidegger ne veut pas détruire la technique, il veut
user d'une autre manière l'essence de la technique. Quand il cite ce
fragment de l'hymne "Patmos" de Hölderlin, il pense à cette essence
de la technique, à la technê. Cette essence n'est pas
seulement constituée par une pensée calculante, mais aussi par la
possibilité d'une pensée qui pourrait sauver l'homme et
soutiendrait son savoir-faire et toutes ses créations. Cette
pensée est une pensée méditante qui coupe toute racine
utilitaire et qui affirme par là son infinie liberté. Couper ses
racines utilitaires, cela ne signifie pas simplement se détacher du
monde de l'utilité mais aussi sortir d'une métaphysique qui s'est
achevée en une philosophie de l'utilité.
La pensée méditante manifeste autre chose qu'un
vouloir, elle est un "non-vouloir" en tant que ce n'est pas un renoncement. Ce
"non-vouloir" échapperait à toute forme de vouloir et à la
volonté en général. Heidegger définit à
plusieurs reprises cette nouvelle pensée mais nous allons nous attacher
à quelques textes réunis dans Questions III. Il
définit l'attitude de celui qui médite comme une attitude de
sérénité, de Gelassenheit. La Gelassenheit
désigne la façon qu'a la pensée de rentrer en
elle-même et de se développer de l'intérieur ; cette
dernière ne se manifeste pas dans une volonté de mainmise du
monde extérieur alors que "la pensée qui calcule ne
s'arrête jamais, ne rentre pas en elle-même"192(*). Il faut que la
pensée rentre en elle-même non pas pour se fermer au monde
extérieur, mais pour rester au contact de son origine et être une
véritable pensée. La pensée méditante est sereine,
elle est en fait un laisser-faire de la pensée en tant que ce n'est pas
une passivité et c'est ainsi qu'elle ouvre un véritable horizon :
"l'horizon est une autre chose qu'un simple horizon"193(*). Cela signifie que l'horizon
n'a rien à voir avec l'aspectuel, il représente l'ouverture qui
nous environne. L'expérience de la pensée qui n'a pas encore
été faite par l'homme, consiste en une attente de l'Être.
L'attente est un rapport à l'Ouverture qui elle-même
désigne la "libre Étendue". Être en attente, c'est se
laisser engager dans l'ouverture de la "libre Étendue". Le champ spatial
est convoqué par Heidegger pour prononcer l'immensité de
l'ouverture de la pensée à cet Être qui ne demande
qu'à être pensé et questionné. Heidegger
définit la Gelassenheit comme "l'égalité
d'âme" c'est-à-dire ce qui permet un véritable dialogue
grâce à une nouvelle écoute. Je ne m'élève
pas en position de maîtrise par rapport à une chose ou un homme,
je me place à son égal, bref j'accueille sa différence. La
pensée doit transformer concrètement les rapports humains et
leurs attitudes : c'est elle qui doit leur donner une identité
renouvelée car cette identité a été
maltraitée par le règne de l'utilité technique. La
pensée désigne la sérénité tournée
vers la "Libre Étendue" qui "constitue la chose comme chose (Sie
bedingt das Ding zum Ding)"194(*). La pensée méditante laisse être
la chose, elle la laisse éclore. L'attitude de Gelassenheit se
caractérise également de deux autres façons : elle
implique d'abord une "résolution" (Entschlossenheit) quant au
fait de s'ouvrir. L'homme consent à ouvrir son être à
l'être de la vérité c'est-à-dire l'Être. Puis,
elle implique une "persévérance" (Inständigkeit),
une constance dans la recherche d'une ouverture et de la proximité
de l'Être. La sérénité se révèle
être finalement une instance qui pousse l'homme dans cette direction.
La pensée méditante se révèle
infiniment plus utile que toute autre pensée philosophique pour
Heidegger parce qu'elle sauve et préserve l'essence de l'homme. Elle
permet à celui-ci de retrouver un sol, un Boden, et de rendre
vivant un autre rapport à l'être-autre, celui qui se conjugue dans
une "égalité d'âme". Mais pour cela, il faut que cette
pensée rentre en elle-même c'est-à-dire qu'elle se pense,
se repense en son essence et qu'elle pense l'"Impensé". Cette
expérience de la pensée n'est pas toujours facile car cette
dernière est amenée à penser contre elle-même. C'est
à partir de cette nouvelle pensée que nous pourrons
redéfinir un nouveau rapport au monde environnant et en particulier aux
choses techniques. Le danger n'était pas tant présent dans la
chose technique elle-même que le comportement "commettant" de l'homme qui
veut tout soumettre à sa volonté qui prenait de plus en plus la
forme d'un caprice. "Nous pouvons utiliser les choses techniques, nous en
servir normalement, mais en même temps nous en libérer, de sorte
qu'à tout moment nous conservions nos distances à leur
égard. Nous pouvons faire usage des objets techniques comme il faut
qu'on en use"195(*). Apprendre à penser la pensée pour
apprendre à user, tel pourrait être le credo optimiste
lancé par Heidegger. La question du bon usage lance un défi
à la pensée et à la philosophie. Il faut que la
philosophie prenne en compte cette exigence de renouvellement de la
pensée. Peut-être que la philosophie a oublié son essence
qui consistait à s'interroger sur l'homme et sa relation au monde car
elle n'a jamais posé certaines questions concernant l'Être
lui-même. La pensée méditante est cette pensée
libérée qui ose interroger l'Être.
le maintien d'un questionnement ontologique
incessant
L'époque technique constitue un moment opportun pour
poser la véritable question, celle du sens de l'Être. Cette
question doit se transformer en un questionnement c'est-à-dire qu'il ne
doit jamais disparaître des préoccupations méditantes de
l'homme. On peut même dépasser le niveau du questionnement en
déclarant que la pensée constitue un se-laisser questionner
plutôt qu'un questionnement sans qu'on introduise une notion de
passivité. Elle doit être une "écoute"
(Hören), un se-laisser-dire (Sich sagenlassen) de
l'Être. L'être-là est celui qui peut questionner dans son
être propre la réalité de l'Être. Le rôle de la
philosophie est d'effectuer ce nouveau questionnement et de reconnaître
qu'elle a raté ce questionnement. Il faut qu'elle s'arrache à la
métaphysique et à la sphère utilitaire afin de
thématiser la question de l'Être et de questionner le Es
de ce dernier. Heidegger ne veut pas seulement transformer la philosophie
mais recommencer un nouveau départ de la pensée qui prenne en
compte ce questionnement et uniquement celui-ci. Il admet finalement une fin de
la philosophie en tant que pensée métaphysique parce que le salut
de la philosophie se trouve en dehors de la philosophie. "Tel est bien ce
qu'il nous faut dans la pénurie actuelle du monde : moins de philosophie
et plus d'attention à la pensée (weniger Philosophie, aber mehr
Achtsamkeit des Denkens)"196(*). "Plus d'attention à la pensée"
signifie plus d'attention à ce qui permet de penser
l'Impensé ; il existe même une relation
féconde entre la pensée et l'Impensé, l'un motivant et
attirant l'autre. Il faut de l'Impensé pour que la pensée puisse
se saisir comme pensant ce qui n'a pas encore été pensé et
il faut de la pensée pour que cet Impensé puisse commencé
à être pensé, sachant qu'il ne deviendra jamais totalement
pensé. La pensée sait qu'il existera toujours un résidu de
pensée, une sorte de "coefficient d'adversité des choses" comme
l'a écrit Sartre. Le questionnement permet de relier l'Impensé et
la pensée et de nourrir entre eux non pas une relation dialectique mais
une relation herméneutique, l'un déchiffrant l'autre en
même temps qu'il se fait déchiffrer. "Plus une pensée
est originelle, plus riche devient son Im-pensé. L'Im-pensé est
le don (der Geschenk) le plus haut que puisse faire une
pensée"197(*). On sent bien à quel point l'Impensé
vient enrichir la pensée. Si nous avions voulu réagir d'un point
de vue utilitaire, nous aurions dit que l'Impensé constituait un
échec pour la pensée, une preuve de son inefficacité. Or,
c'est bien le contraire qu'il faut reconnaître avec Heidegger car
l'Impensé est ce qui enrichit ontologiquement la pensée en la
poussant vers un questionnement. Si elle effectue ce questionnement, alors elle
sera plus forte et plus sûre d'elle-même. Alors pensons et
interrogeons...
mais une pensée qui reste enracinée dans
le monde concret : le sens de la main
C'est Jacques Derrida lui-même qui remarque une
contamination de la pensée heideggérienne par la technique et
l'utilité, "contamination, donc, de la pensée de l'essence
par la technique, donc de l'essence pensable de la technique par la technique-
et même d'une question de la technique par la technique"198(*). C'est en effet par des
termes ustensiles que Heidegger rend compte de la pensée. La
pensée s'enracine dans la main car l'homme pense avec
cet outil. L'outil de la pensée est aussi important que la pensée
elle-même. Heidegger montre qu'il existe une manoeuvre de la
pensée et que cette manoeuvre s'oppose à toute manipulation
utilitaire. Je manie ma pensée mais je ne la manipule pas. Le
séminaire sur Parménide reprend la méditation autour de
pragma, praxis, pragmata et retrace les rapports entre la
préhension (vernehmen) et la raison (die Vernunft). Il
prend pour cela un exemple qui lui tient à coeur, celui de
l'écriture manuscrite (die Handschrift). "Die Schrift ist
in ihrer Wesensherkunft die Hand-schrift"199(*). L'écriture ne peut pas se comprendre
sans l'outil que constitue la main car l'écrivain travaille au corps le
texte, la main étant ce qui permet d'articuler sa pensée et son
texte. Ce n'est pas elle qui transmet la pensée comme un simple outil
vidé de son contenu mais c'est plutôt elle qui pense car elle fait
respirer et palpiter la pensée. Elle est un outil conceptuel qui
dépasse son rôle d'outil. Je ne pense pas mais plus
précisément j'use de ma pensée, j'en fais usage mais je ne
l'utilise pas c'est-à-dire que je ne la mets pas à disposition
pour un but extérieur. "Hand ist nur, wo das Seiende als solches
unverborgen erscheint und der Mensch entbergend zum Seiender sich verhält.
Die Hand verwahrt gleich dem Wort den Bezug des Seins zum Menscher und dadurch
erst das Verhältnis des Menschen zum Seiender"200(*). Verwahren signifie ici
garder, mettre en sûreté, mettre à l'abri. La main
protège et met en relation l'homme à l'Être ; Heidegger
emploie le terme Bezug qui veut dire rapport, pour rendre compte de la
relation de l'Être à l'homme. Mais il emploie le terme
Verhältnis pour désigner la relation très
étroite entre l'homme et l'Être parce que c'est par la main que
l'homme construit son rapport à l'Être. "Die Hand handelt. Sie
behält in der Sorge des Handeln, das Gehandelte und Behandelte"201(*). La main manie, elle se
constitue comme souci de ce qu'elle manie et de ce qu'elle a manié. Elle
ne peut absolument pas être die Handhabung
c'est-à-dire manipulation. Elle est plutôt du
côté d'une Handgriff, d'une
habileté et d'une dextérité dans le maniement de la
pensée et de la relation de l'être-là à
l'Être. Le maniement désigne en fait l'ustensilité propre
à la main car cette dernière reste un outil particulier. Il ne
faudrait pas réduire la main à un simple outil de
préhension mais reconnaître qu'elle peut être
également une appréhension de la pensée. Si on
enlève ma main, je ne pense plus d'une certaine manière. C'est
pourquoi Heidegger perçoit l'invention de la machine à
écrire comme une perte dans le rapport à l'écriture :
"die Schreib-maschine verhüllt das Wesen des Schreibens und der
Schrift"202(*). La
machine à écrire occulte l'essence de l'écriture qui
consiste en la construction d'un rapport concret à l'Être. La
machine me prive de cette dimension ontologique, elle détruit le travail
de l'écriture, elle est du côté de la manipulation et de
l'utilité utilitaire et non pas du côté de l'usage. La
technique organise la main tandis que la pensée la manie et respecte son
essence qui consiste à manier et à être maniée.
Heidegger rapproche le terme manier d'un verbe grec utilisé par
Parménide, le verbe chraô qui signifie manier, retenir
pour moi dans la main. Quand j'use de quelque chose, la main me permet de
conserver l'identité de cette chose. Par contre, si je veux l'utiliser,
je détruis son identité et je l'identifie à mon besoin.
"Au contraire, seul le véritable usage met ce dont il use dans son
être, et l'y garde"203(*).
On comprend maintenant pourquoi la pensée n'est pas une
saisie conceptuelle au sens où elle aurait à utiliser un concept.
Elle ne conduit pas à un savoir tel que les sciences, elle n'apporte pas
une sagesse utile à la conduite de la vie, elle ne résout aucune
énigme du monde et elle n'apporte pas immédiatement des forces
pour l'action. La pensée laisse une chose dans ce qu'elle est et comme
elle est ; elle diffère des modalités de l'action que sont
l'utilisation et le besoin. La pensée est beaucoup plus proche du
"es gibt" et du "es braucht" qui signifie "il est d'usage",
que du "il est besoin" et du "il faut". Heidegger n'hésite pas à
comparer le travail de la pensée et le travail du menuisier car tous
deux se servent de la main. "Ce n'est pas la simple manipulation des outils
qui porte l'ensemble, mais le rapport au bois"204(*). La manipulation
évite le rapport, elle est une dispersion et une dissolution de
l'être de la chose dans l'utilité. C'est la main qui est porteuse
de la relation du menuisier au coffre comme c'est la main qui est porteuse de
la relation de l'homme à la pensée. "Penser est
peut-être simplement du même ordre que travailler un
coffre"205(*). La
pensée pense avec son outil qui est la main. "Toute oeuvre de la
main repose dans la pensée. C'est pourquoi la pensée
elle-même est, pour l'homme, l'oeuvre de la main la plus simple et pour
cela la plus difficile lorsque vient le temps où elle doit être
proprement accomplie"206(*). La pensée n'est donc pas coupée du
monde concret, du monde de l'usage ; on pourrait le croire quand Heidegger fait
appel à une pensée méditante mais c'est en fait une
pensée qui médite à partir du sens du monde concret. La
main est proprement humaine : on ne peut pas affirmer qu'un singe
possède des mains car il n'a que des organes de préhension. De
même les autres animaux n'ont que des griffes, des pattes, des ongles.
Seul un être qui parle et qui pense peut avoir des mains car la
pensée est un travail du maniement de la main au même titre que le
travail du menuisier. D'ailleurs, Heidegger rejoint Aristote qui dans son
ouvrage Partie des Animaux, parlait d'un premier ustensile fondamental
qu'est la main. Pour l'homme, la main ne constitue pas un ustensile mais bien
plusieurs à la fois. La main est l'ustensile le plus utile à
l'homme qui a acquis un grand nombre de techniques. Cet outil exige un
apprentissage : la pensée s'apprend et s'enseigne par la main. Didier
Franck évoque dans son ouvrage sur Heidegger et le problème
de l'espace, l'idée d'un entrecroisement des mains. C'est
exactement cela qui se produit lors de l'apprentissage, la main pouvant
être source de transmission. Bref, on pourrait dire que la main joue un
rôle primordial dans les catégories d'ustensiles, le même
que celui de la substance dans les catégories aristotéliciennes.
L'homme construit concrètement son rapport au monde par la main, elle
est un privilège ontologique. La pierre est sans monde
(weltlos), l'animal est pauvre en monde
(weltarm) et l'homme formateur du monde
(weltbildend). Ce dernier peut user du monde
comme il l'entend mais il doit veiller à ne jamais le réduire et
l'appauvrir dans une utilité et une utilisation. L'utilité perd
de vue son essence qu'est l'usage, elle l'appauvrit. Le problème vient
du fait que dans cet appauvrissement, l'homme risque de régresser au
niveau de l'animal. À lui de reconquérir dignement son
privilège ontologique en sortant du monde de l'utilité.
Conclusion
Seule la pensée peut définir avec finesse ce
qu'est l'utilité et ainsi peut envisager les modalités d'un
dépassement du monde de l'utilité. La vérité de
l'utilité ne réside pas forcément dans l'être-utile,
elle peut séjourner dans une inutilité apparente comme dans une
oeuvre d'art et modifier en profondeur la relation de l'homme au monde.
L'utilité ne doit pas fonder une utilisation immédiate sinon elle
serait prisonnière d'un utilitarisme qui se veut concret mais qui est en
fait abstrait et séparé de la réalité du monde.
Hegel saisit ce dépassement à travers la philosophie
elle-même car seule la philosophie permet de réconcilier la
scission qu'introduit l'utilité. Le mérite de ce concept est
qu'il a creusé cette scission et ainsi suscité de manière
très forte le besoin de réconciliation. La philosophie n'est pas
contraire à l'existence, elle apporte au contraire à cette
dernière la possibilité d'une vie harmonieuse :
l'inadéquation causée par l'être-utile ne peut être
abolie que grâce à un dépassement dialectique et on sent
toute la vie de la philosophie de Hegel qui irise le passage de la scission
à la réunification.
Heidegger effectue un autre type de dépassement : il
préfère prendre du recul pour avoir une prise de point de vue et
saisir la futilité et la réduction d'un monde réduit
à l'utilité. Le dépassement du monde devient la condition
de surrection de ce monde c'est-à-dire ce qui le fait apparaître.
Mais cette prise de point de vue constitue le tremplin pour une nouvelle
pensée qui intuitionnerait un autre rapport à l'Être. Cette
pensée intuitionnante qu'Heidegger préfère à une
pensée philosophique contaminée par l'utilité, nous
pouvons la suspecter à juste titre d'avoir quelques résurgences
schellingiennes. Il faudrait effectuer une critique hégélienne de
la philosophie de Martin Heidegger et non l'inverse pour montrer qu'un rapport
quasi transcendant à l'Être ne peut pas être saisi dans
l'intuition. L'intuition ne constitue qu'une fusion avec la singularité
mais elle est incapable de dire et de transmettre cette singularité et
c'est pourquoi la pensée méditante que prône Heidegger ne
peut rester qu'une expérience personnelle de pensée et non une
expérience universelle.
La pensée dialectique n'épuise peut-être
pas tout le sens du monde mais rend un Universel accessible à l'homme et
c'est dans ce rapport qu'il existe une création de sens. Tout ce que
l'homme saisit, il a besoin de le restituer dans le concept afin qu'il puisse
universaliser ce qu'il a saisi. L'attitude de Gelassenheit
(sérénité) qui caractérisait cette nouvelle
pensée méditante, est déjà présente dans
cette pensée dialectique qui se vit comme perpétuel
dépassement et déchiffrement de sens.
APPENDICES
Bibliographie
Ouvrages concernant Hegel
1) Ouvrages de Hegel
G.W.F HEGEL, Différence des systèmes
philosophiques de Fichte et de Schelling, Trad. de l'allemand par Marcel
MÉRY, éditions OPHRYS-GAP, édition originale 1801,
édition originale pour la traduction 1952, Paris, deuxième
édition, 1964.
G.W.F HEGEL, Première philosophie de l'Esprit,
Trad. de l'allemand par Guy PLANTY-BONJOUR, éditions PUF, coll.
Épiméthée, Paris, 1969.
G.W.F HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit,
Trad. de l'allemand par Jean HYPPOLITE, édition originale à
Bamberg et Wurzburg chez Joseph Anton Goebhardt en 1807, éditions
Aubier, Paris, tomes I et II, 1939-1941.
G.W.F HEGEL, Principes de la philosophie du droit,
Trad. de l'allemand par André KAAN, édition originale
à Berlin en 1821, treizième édition Gallimard pour la
traduction, Paris, 1940.
G.W.F HEGEL, Leçons sur l'histoire de la
philosophie, Trad. de l'allemand et annoté par Pierre GARNIRON,
éditions J. VRIN, coll. Bibliothèque des textes philosophiques,
Paris, 1979.
G.W.F HEGEL, Introduction à l'esthétique,
Trad. de l'allemand par Samuel JANKÉLÉVITCH, édition
originale pour la traduction 1944, éditions Garnier Flammarion, Paris,
1979.
G.W.F HEGEL, Cours d'esthétique, Trad. de
l'allemand par Jean-Pierre LEFEBVRE et Veronika VON SCHENCK, éditions
Aubier, Paris, 1995.
1) Ouvrages sur Hegel
Kostas PAPAIOANNOU, Hegel, éditions Presse
Pocket, coll. Philosophies, Paris, 1987.
Gwendoline JARCZYK et Pierre-Jean LABARRIÈRE, Les
premiers combats de la reconnaissance, Maîtrise et servitude dans la
Phénoménologie de Hegel, éditions Aubier, Paris, 1987.
Jean HYPPOLITE, Genèse et structure de la
Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, éditions Aubier,
tomes I et II, 1946.
Eugène FLEISCHMANN, La philosophie politique de
Hegel, édition originale PLON, coll. Recherches en sciences
humaines, Paris, 1964, Paris, édition Gallimard, 1992.
Bernard BOURGEOIS, La pensée politique de Hegel,
éditions PUF, Paris, 1969.
Jean-Pierre LEFEBVRE et Pierre MACHEREY, Hegel et la
société, éditions PUF, coll. Philosophies, Paris,
édition originale novembre 1984, deuxième édition
décembre 1987.
Bernard TEYSSÈDRE, L'esthétique de Hegel,
éditions PUF, Paris, première édition en 1958,
deuxième édition en 1963.
Gérard BRAS, Hegel et l'art, éditions
PUF, deuxième édition revue et corrigée, Paris, 1994.
2) Articles sur Hegel
Bernard BOURGEOIS, "La philosophie politique de Hegel",
Cahiers philosophiques, juin 1983.
Bernard BOURGEOIS, "L'homme hégélien",
Cahiers philosophiques, Mars 1986.
Ouvrages concernant Heidegger
1) Ouvrages de Heidegger
Martin HEIDEGGER, Questions III, Trad. coll. de
l'allemand, édition originale Günther Neske à Pfullingen,
1959, édition Gallimard pour la traduction, Paris, 1966.
Martin HEIDEGGER, Questions IV, Trad. coll. de
l'allemand, édition originale Max Niemeyer à Tübingen, 1968,
édition Gallimard pour la traduction française, Paris, 1976.
Martin HEIDEGGER, Approches de Hölderlin, Trad.
de l'allemand par Henry CORBIN, Michel DEGUY, François FÉDIER et
Jean LAUNAY, édition originale Vittorio KLOSTERMANN, Frankfurt am Main,
1951, première édition Gallimard pour la traduction
française en 1962, nouvelle édition augmentée en 1973.
Martin HEIDEGGER, Qu'appelle-t-on penser ?, Trad. de
l'allemand par Gérard GRANEL et Aloys BECKER, éditions Quadrige,
coll. PUF, édition originale Max Niemeyer à Tübingen, 1954,
première édition de la traduction 1959, première
édition Quadrige mai 1992.
Martin HEIDEGGER, Essais et Conférences, Trad.
de l'allemand par André PRÉAU, édition originale parue
à Pfullingen en 1954 sous le titre Vörtrage und Aufsätze,
première édition pour la traduction française 1958
dans la coll. "Les Essais", éditions Gallimard, coll. TEL, 1958.
Martin HEIDEGGER, L'Être et le Temps, titre
original Sein und Zeit, Trad. de l'allemand par Rudolf BOEHM et
Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964.
Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. de
l'allemand par Roger MUNIER, éditions Aubier, édition originale
1964, troisième édition, Paris, 1983.
Martin HEIDEGGER, Le principe de raison, Trad. de
l'allemand par André PRÉAU, édition originale parue en
1957 à Pfullingen sous le titre Der Satz vom Grund,
éditions Gallimard, coll. TEL pour la traduction française,
Paris, 1962.
Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part,
Trad. de l'allemand par Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard,
coll. TEL, Paris, 1962.
Martin HEIDEGGER, Nietzsche II, Trad. de l'allemand
par Pierrre KLOSSOWSKI, édition originale Günther Neske en 1961,
éditions Gallimard pour la traduction française, Paris, 1971.
Martin HEIDEGGER, Gesamtausgabe, éditions
Vittorio KLOSTERMANN, Frankfurt am Main, 1979, tome XX, deuxième
édition revue en 1988.
Martin HEIDEGGER, Gesamtausgabe, éditions
Vittorio KLOSTERMANN, Frankfurt am Main, 1982, tome LIV.
2) Ouvrages sur Heidegger
Gianni VATTIMO, Introduction à Heidegger,
Trad. de l'italien par Jacques ROLLAND, éditions du Cerf, coll. La
Nuit Surveillée, Paris, 1985.
Maurice CORVEZ, La philosophie de Heidegger,
éditions PUF, Paris, 1961.
Jean BEAUFRET, Dialogue avec Heidegger, tome III,
éditions de Minuit, Paris, 1974.
Michel HAAR, La fracture de l'histoire, douze essais sur
Heidegger, éditions Jérôme MILLION, coll. Krisis,
Grenoble, 1994.
G.A. BORNHEIM, L'Être et le Temps,
éditions Hatier, coll. Sophos, Paris, 1976.
Walter BIEMEL, Le concept de Monde chez Heidegger,
éditions VRIN, Paris, 1987, reprise de l'édition de 1950.
Didier FRANCK, Heidegger et le problème de
l'espace, éditions de Minuit, Paris, 1986.
Cahier de l'Herne, ouvrage collectif, éditions
de l'Herne, Paris, 1983.
3) Articles sur Heidegger
E. KESSLER, "Le chant de la terre, Heidegger et les
assises de l'histoire de l'Être de Michel HAAR", Cahiers
philosophiques, Mars 1988.
Pierre JACERME, "À propos de la traduction de
Être et Temps", Cahiers philosophiques, septembre
1987.
Travaux consultés
Jacques DERRIDA, De l'esprit Heidegger et la question,
éditions Galilée, Paris, 1987.
Jacques DERRIDA, La vérité en peinture,
éditions Flammarion, Paris, 1978.
Hölderlin, Odes, Élégies, Hymnes,
Trad. coll. de l'allemand, éditions Gallimard, Paris, 1987.
François MARTY, La bénédiction de
Babel : vérité et communication, les éditions du
Cerf, coll. La Nuit Surveillée, Paris, 1990.
Karl MARX, Misère de la philosophie,
164e volume de la Pléiade, éditions Gallimard,
Tours, 1963.
Glossaire
Der Abbau : la
déconstruction
Der Abgrund : l'abîme
Der Abstand : la distance
Die Achtsamkeit : l'attention
Die Alltäglichkeit : la quotidienneté
Die Anerkennung : la reconnaissance
Die Anschauung : l'intuition
Die Anwesenheit : la présence
Der Anspruch : la revendication
Die Aufdringlichkeit : l'importunité
Die Auffälligkeit : le fait d'être
remarqué
Die Aufsässigkeit : l'obstruction
Die Aufweisung : la monstration
Die Auslegung : l'explicitation
Der Aufklärer : l'éveillé
Die Aufklärung : les Lumières
Sich Ausrichten : se situer
Bedeuten : se référer à
Die Bedeutsamkeit : la significabilité
Die Befindlichkeit : la disposition fondamentale
Die Benutzung : l'utilisation
Das Besorgen : l'ensemble des préoccupations
Der Bestand : le fond
Die Beständigkeit : la permanence constante
Die Beständlichkeit : le se-tenir-à-disposition
Die Bestellbarkeit : le commanditement
Bestellen : commander
Die Bewandtnis : la destination
Die Beziehung la relation
Der Bezug : le rapport
Die Begierde : le désir
Das dienende Bewusstsein : la conscience
servile
Die Bildung : la culture
Der Bürger : 1) le bourgeois
1) le citoyen
Die Bürgerliche Gesellschaft : la
société civile
Dahinleben : vivoter
Dienen : servir
Die Dienlichkeit : la serviabilité
Das Dasein : l'être-là
Das Ding : la chose
Die Durchschnittlicnkeit : l'être-moyen
Die Eigenschaft : la propriété
Die Entäusserung : l'extranéation
Die Entblössung : la mise à nu
Die Entfernung : l'éloignement
Die Entfremdung: l'aliénation
Die Entschlossenheit : la résolution
Der Entwurf : le projet
Das Ereignis : l'événement (la venue de
l'Être)
Die Erschlossenheit : ici, l'ouverture
fondamentale
Die Erstreckung : l'extension
Fördern : exiger
Die Frömmigkeit : la piété
Die Fürsorge : le souci pour
Die Ganzheit : le complexe
Der Gebrauch : l'usage (de la chose)
Der Geschenk : le don
Die Geeignetheit : l'appropriété (d'un
ustensile). Est à différencier de Eigenschaft.
Die Gefahr : le péril
Der Gegenstand : l'objet mais dans le contexte, cela
désigne ce qui se tient en face de nous
Die Gegenständlichkeit : l'objectité
Die Gegenwart : le temps présent
Die Gelassenheit : la
sérénité
Die Geworfenheit : la déchéance (aucune
connotation morale). Désigne le caractère de
l'être-jeté dans le monde.
Der Grund : la raison dans son caractère
architectonique (la Raison)
Die Handlichkeit : la maniabilité
Die Handhabung : la manipulation
Der Handschrift : l'écriture manuscrite
Herstellen :fabriquer
Die Hinblicknahme : la visée
Die Innigkeit :l'intimité
In-Sein : être-dans-le-monde
Die Inständigkeit : la persévérance
Die Jemeinigkeit : la mienneté
Die Klasse : la classe
Die Lichtung : la clairière
Die Mitte : le moyen-terme
Die Nähe : la proximité
Nachstellen :régler
Die Nützlichkeit : l'utilité
Die Nutzung : l'usage
Die Offenheit : l'ouverture
Die Orientheit : l'orientation originaire (l'Orient
ontologique)
Der Pöbel : la populace
Die Räumlichkeit : la spatialité
Der Schwärmer : l'illuminé
Die Selbstständigkeit : l'autonomie
Die Sorge : le souci
Der Stand : ici, désigne la
position-et-stabilité
Die Überwindlung : le dépassement
Der Umgang : ici, le commerce familier
Die Umsicht : la circonspection
Unbrauchbar : inutilisable
Die Unverborgenheit : le dévoilement
Die Umwelt : le monde ambiant
Die Unwelt : l'im-monde (ce qui est devenu non-monde)
Die Urquelle : la source originelle
Die Verdeckung : la couverture
Die Verfallenheit : la déchéance (insiste sur la
retombée de l'être-déchu)
Die Verfeinerung : le raffinement
Die Verfügbarkeit : la
disponibilité
Das Verhängnis : la fatalité
Die Verhüllung : le dévoilement
Die Verlässlichkeit : la
solidité
Die Vermittlung : la médiation
Die Vernunft : la raison
Die Vernutzung : l'usure
Die Verschleierung : le camouflage
Verwahren : mettre en sûreté
Die Verwechselung : l'entrelacement
Die Verweisungsmannigfaltigkeit : le complexe
référentiel
Die Verwendbarkeit :
l'employabilité
Das Vorhandene : l'objet subsistant, l'étant devant la
main
Die Vorhandenheit : l'être-subsistant
Die Welt : le monde
Die Weltlichkeit : la mondanéité
Die Wendung : le tournant
Das Werk : l'oeuvre
Woraus : de quoi (est fait un outil par exemple)
Worumwillen : le "à quoi final", ce qui concentre la
finalité de tous les renvois
Das Zeichen : le signe
Die Zeitlichkeit : la temporalité
Das Zeug : l'outil
Die Zeughaftigkeit : l'ustensilité
Das Ziel : le but extérieur
Das Zuhandene : l'être-sous-la-main
Die Zuhandenheit : l'instrumentalité
Die Zeugganzheit : le complexe ustensilier
Der Zweck : la finalité interne
Index nominum
Anaximandre pages 71, 72, 76
Aristote pages 48, 71, 72, 90
Bohr Niels page 36
Derrida Jacques pages 66, 88
Descartes pages 35, 36, 59
Eisenberg page 36
Franck Didier page 90
Galilée pages 36, 39
Granel Gérard page 29, 57
Haar Michel page 23
Helvétius pages 17, 69
Héraclite pages 71, 72
Hölderlin pages 79, 80, 81, 82, 83, 86
Koyré Alexandre page 38
Leibniz pages 22, 58, 78
Marty François page 72
Marx Karl page 49
Mill John Stuart page 24
Niel Henri page 14
Nietzsche page 35
Parménide pages 71, 72, 74, 75, 81, 82, 89
Patocka Jan page 72
Planck Max page 36
Platon page 72
Proudhon page 49
Rembrandt page 64
Ricardo page 47
Rilke page 74
Sartre Jean-Paul page 88
Say page 47
Schelling pages 57, 75, 79, 84, 91
Smith Adam page 47
Schürmann Rainer page 75
Tolland page 16
Van Dyck pages 63, 64
Van Gogh page 65
Vattimo page 32
Vezin François pages 29, 57
* 1 G.W.F HEGEL,
Phéno. Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions
Aubier, Paris, 1939-1941 tome II p.53.
* 2 G.W.F HEGEL,
Phéno. Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions
Aubier, Paris, 1939-1941, tome II, p.60.
* 3 G.W.F. HEGEL,
Phéno .Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions
Aubier, Paris, 1939-1941, tome II, p112.
* 4 Ibid.p112.
* 5 Ibid.p108.
* 6 Ibid.p112.
* 7 G.W.F HEGEL,
Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions
Aubier, Paris, 1939-1941, tome II, p.127.
* 8 Ibid.p127.
* 9 Ibid.p127.
* 10 Martin HEIDEGGER
SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAELHENS,
éditions Gallimard, Paris, 1964, p.92.
* 11 Ibid.p.91
* 12 Martin HEIDEGGER,
SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAELHENS,
éditions Gallimard, Paris, 1964, p.80.
* 13 Henri NIEL De la
Médiation dans la Philosophie de Hegel, éditions Aubier,
Paris, 1945, p.154.
* 14 Henri NIEL De la
Médiation dans la Philosophie de Hegel, éditions Aubier,
Paris, 1945, p.162
* 15 G.W.F HEGEL
Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions
Aubier, Paris, 1939-1941, tome II,.p.123.
* 16 G.W.F HEGEL
Leç.sur l'Hist.de.la.Philo. Trad. Franç. Pierre
GARNIRON, éditions VRIN, Paris, 1985, tome VI,.p.1715.
* 17 Ibid. tome VI,
p.1716.
* 18 Ibid. tome VI,
p.1716.
* 19 Ibid. tome VI,
p.1718.
* 20 Ibid. tome VI,
p.1718.
* 21 Ibid. tome VI,
p.1718.
* 22 G.W.F HEGEL
Leç .sur la Philo. de l'Histoire. Trad. Franç. Pierre
GARNIRON, éditions VRIN, Paris, 1985 tome VI, p.1719.
* 23 Ibid.,
p.1719.
* 24 Ibid.,
p.1744.
* 25 Ibid.,
p.1748.
* 26 Martin HEIDEGGER,
Ess.et.Conf., Trad. Franç. André PRÉAU,
éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958, p.9.
* 27 Martin HEIDEGGER,
Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang
BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.370.
* 28 Martin HEIDEGGER,
Ess.et.Conf., Trad. Franç. André PRÉAU,
éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958, p.23.
* 29 Martin HEIDEGGER,
SuZ,, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse de WAEHLENS,
éditions Gallimard, Paris, 1964, p.92.
* 30 Martin HEIDEGGER,
Ess.et Conf, Trad. Franç. André PRÉAU,
éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958, p.111.
* 31 Martin HEIDEGGER,
Ess.et Conf., Trad. Franç. André PRÉAU,
éditions Gallimard, coll. TELL, 1958, p.92.
* 32 Ibid. p.81.
* 33 Martin HEIDEGGER,
Questions IV, Trad. Franç. Collective, éditions
Gallimard, coll. TEL, Paris, 1976,p.3O4.
* 34 Martin HEIDEGGER,
Qu'appelle-t-on Penser ? Trad. Franç. Gérard GRANEL et
Aloys BECKER, éditions Quadrige, Paris, Mai 1992, p.26.
* 35 Martin HEIDEGGER,
SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS,
éditions Gallimard, Paris, 1964, p.159.
* 36 Ibid.,
p.162.
* 37 Ibid.,
p.153.
* 38 Martin HEIDEGGER,
SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS,
éditions Gallimard, Paris, 1964, p.70.
* 39 Martin HEIDEGGER,
SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS,
éditions Gallimard, Paris, 1964, p.92.
* 40 Ibid.,
p.92.
* 41 Ibid. p.78.
* 42 Martin HEIDEGGER,
SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS,
éditions Gallimard, Paris, 1964, p.94.
* 43 Ibid.,
p.93.
* 44 Ibid.,
p.104.
* 45 Ibid.,
p.94.
* 46 Martin HEIDEGGER,
SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS,
éditions Gallimard, 1964, p.95.
* 47 Ibid.,
p.94.
* 48 Ibid.,
p.104.
* 49 Ibid.,
p.108.
* 50 Ibid.,
p.41.
* 51 Gianni VATTIMO,
Introduction à Heidegger, Trad. Franç. Jacques ROLLAND,
éditions du Cerf, Paris, 1985, p.85.
* 52 Martin HEIDEGGER,
SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS,
éditions Gallimard, Paris, 1964, p.99.
* 53 Francis PONGE,
Méthodes, éditions Gallimard, Paris, 1971, Coll.
"Idées ».
* 54 G.W.F HEGEL,
Manuscrits d'Iéna,
* 55 Martin HEIDEGGER,
Ess et Conf., Trad. Franç. André PRÉAU,
éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958, p.65.
* 56 Martin HEIDEGGER,
Nietzsche, Trad. Franç. Pierre KLOSSOWSKI, éditions
Gallimard, Paris, 1971, tome II, p.104.
* 57 Ibid.,
p.104.
* 58 Martin HEIDEGGER,
Nietzsche, Trad. Franç. Pierre KLOSSOWSKI, éditions
Gallimard, Paris, 1971, tome II, p.104.
* 59 Ibid.,
p.102.
* 60 Martin HEIDEGGER,
Questions IV, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard,
coll. TEL, Paris, 1976, p.379.
* 61 Martin HEIDEGGER,
Questions IV, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard,
coll. TEL, Paris, 1976, p.401.
* 62 Ibid.,
p.456.
* 63 Martin HEIDEGGER,
Cahier de l'Herne, Trad. Franç. Jean-Louis CHRÉTIEN,
éditions de l'Herne, Paris, 1983, p.372.
* 64 Martin HEIDEGGER,
SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAELHENS,
éditions Gallimard, Paris, 1964, p.130.
* 65 Ibid.,
p.131.
* 66 Ibid.,
p.137.
* 67 G.W.F HEGEL, Prem.
phil. de l'Esprit, Trad. Franç. Guy PLANTY-BONJOUR, éditions
PUF, coll. Épiméthée, Paris, 1969, p.58.
* 68 G.W.F HEGEL, Prem.
phil. de l'Esprit, Trad. Franç. Guy PLANTY-BONJOUR, éditions
PUF, coll. Épiméthée, Paris, 1969, p.58.
* 69 Ibid.,
p.99.
* 70 Ibid.,
p.100.
* 71 G.W.F HEGEL, Prem.
phil. de l'Esprit, Trad. Franç. Guy PLANTY-BONJOUR, éditions
PUF, coll. Épiméthée, Paris, 1969, p.125.
* 72 Ibid.,
p.128.
* 73 Ibid.,
p.128.
* 74 Martin HEIDEGGER,
Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang
BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.50.
* 75 G.W.F HEGEL,
Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André
KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.53.
* 76 Ibid.,
p.59.
* 77 Ibid.,
p.64.
* 78 Ibid.,
p.72.
* 79 G.W.F HEGEL,
Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André
KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.72.
* 80 G.W.F HEGEL,
Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André
KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.153.
* 81 Ibid.,
p.157.
* 82 Ibid.,
p.157.
* 83 Ibid.,
p.160.
* 84 G.W.F HEGEL,
Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André
KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.158.
* 85 Ibid.,
p.160.
* 86 Karl MARX, La
Misère de la Philosophie, 164e volume de La
Pléiade, éditions Gallimard, Tours, 1963, p.17.
* 87 G.W.F HEGEL,
Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André
KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.160.
* 88 G.W.F HEGEL,
Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André
KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.161.
* 89 G.W.F HEGEL,
Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André
KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.166.
* 90 Ibid.,
p.166.
* 91 Ibid.,
p.200.
* 92 Ibid.,
p.206.
* 93 Ibid.,
p.226.
* 94 Ibid.,
p.180.
* 95 Ibid.,
p.180.
* 96 G.W.F HEGEL,
Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André
KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.162.
* 97 Ibid.,
p.163.
* 98 Ibid.,
p.164.
* 99 Ibid.,
p.187.
* 100 G.W.F HEGEL,
Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions
Aubier, Paris, 1939-1941, tome I, p.160.
* 101 G.W.F HEGEL,
Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions
Aubier, Paris, 1939-1941, tome I, p.161.
* 102 G.W.F HEGEL,
Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions
Aubier, Paris, 1939-1941, tome I, p.165.
* 103 Ibid.,
p.165.
* 104 Ibid.,
p.155.
* 105 Martin HEIDEGGER,
Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER,
éditions Aubier, Paris, 1983, p.37.
* 106 Ibid.,
p.51.
* 107 Ibid.,
p.57.
* 108 Martin HEIDEGGER,
Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER,
éditions Aubier, Paris, 1983, p.57.
* 109 Ibid.,
p.77.
* 110 Ibid.,
p.63.
* 111 G.W.F HEGEL,
Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions
Aubier, Paris, 1939-1941, tome I, p.8.
* 112 Martin HEIDEGGER,
Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER,
éditions Aubier, Paris, 1983, p.131.
* 113 Martin HEIDEGGER,
Le principe de raison, Trad. Franç. André PRÉAU,
éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.239.
* 114 Ibid.,
p.239.
* 115 Ibid.,
p.233.
* 116 Martin HEIDEGGER,
Le principe de raison, Trad. Franç. André PRÉAU,
éditions Gallimard, coll. TEL, p.235.
* 117 Ibid.,
p.243.
* 118 G.W.F HEGEL,
Introduction à l'esthétique, Trad. Franç. Samuel
JANKÉLÉVITCH, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1979,
p.26.
* 119 G.W.F HEGEL,
Introduction à l'esthétique, Trad. Franç. Samuel
JANKÉLÉVITCH, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1979,
p.53.
* 120 G.W.F HEGEL,
Introduction à l'esthétique, Trad. Samuel
JANKÉLÉVITCH, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1979,
p.51.
* 121 Ibid.,
p.84.
* 122 G.W.F HEGEL,
Cours d'esthétique, Trad. Franç. Jean-Pierre LEFEBVRE et
Veronika VON SCHENCK, éditions Aubier, Paris, 1995, tome I, p.127.
* 123 G.W.F HEGEL,
Cours d'esthétique, Trad. Franç. Jean-Pierre LEFEBVRE et
Veronika VON SCHENCK, éditions Aubier, Paris, 1995, tome III, p.238.
* 124 Ibid., tome
III, p.113.
* 125 Ibid., tome
III, p.116.
* 126 G.W.F.HEGEL,
Cours d'esthétique, Trad. Franç. Jean-Pierre LEFEBVRE et
Veronika VON SCHENCK, éditions Aubier, Paris, 1995, tome III, p.118.
* 127 Ibid., tome
II, p.351.
* 128 Ibid., tome
I, p.227.
* 129 Ibid., tome
III, p.314.
* 130 Ibid., tome
III, p.119.
* 131 Martin HEIDEGGER,
Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang
BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.30.
* 132 Ibid.,
p.29.
* 133 Ibid.,
p.33.
* 134 Martin HEIDEGGER,
Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang
BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.60.
* 135 Ibid.,
p.33.
* 136 Jacques DERRIDA,
La vérité en peinture, éditions Garnier
Flammarion, Paris, 1978, p.334.
* 137 Martin HEIDEGGER,
Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang
BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.35
* 138 Ibid.,
p.36.
* 139 Jacques DERRIDA,
La vérité en peinture, éditions Garnier
Flammarion, Paris, 1978, p.395.
* 140 Martin HEIDEGGER,
Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang
BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.49.
* 141 Ibid.,
p.34.
* 142 Ibid.,
p.34.
* 143 Ibid.,
p.27.
* 144 G.W.F HEGEL,
Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions
Aubier, Paris, 1939-1941, tome II, p.129.
* 145 Ibid.,
p.130.
* 146 Ibid.,
p.128.
* 147 Ibid.,
p.130.
* 148 Martin HEIDEGGER,
Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER,
éditions Aubier, Paris, 1983, p.53.
* 149 Martin HEIDEGGER,
SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS,
éditions Gallimard, Paris, 1964, p.54.
* 150 Martin HEIDEGGER,
SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS,
éditions Gallimard, Paris, 1964, p.38.
* 151 Martin HEIDEGGER,
Gesamtausgabe, éditions Vittorio Klostermann, Frankfurt am
Main, 1982, tome LIV, p.10. Nous traduisons : "Anaximandre, Parménide et
Héraclite sont des penseurs qui inaugurent [...]. Ce sont des penseurs
qui inaugurent, parce qu'ils pensent le commencement."
* 152 Ibid., p.11.
Nous traduisons : «Les penseurs sont inaugurés par le
commencement.»
* 153 Ibid.,
p.12.
* 154 Martin HEIDEGGER,
Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang
BROKMEIER, éditions Gallimard, Paris, 1962, p.405.
* 155 Martin HEIDEGGER,
Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang
BROKMEIER, éditions Gallimard, Paris, 1962, p.447.
* 156 Martin HEIDEGGER,
SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS,
éditions Gallimard, Paris, 1964, p.267.
* 157 Martin HEIDEGGER,
Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER,
éditions Aubier, Paris, 1983, p.31.
* 158 Martin HEIDEGGER,
Nietzsche, Trad. Franç. Pierre KLOSSOWSKI, éditions
Gallimard, Paris, 1971, tome II, p.396.
* 159 Martin HEIDEGGER,
Gesamtausgabe, éditions Vittorio Klostermann, Frankfurt am
Main, 1982, tome LIV, p.21. Nous traduisons: "la déesse qui
apparaît ici est la déesse Aléthéia."
* 160 Martin HEIDEGGER,
Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER,
éditions Aubier, Paris, 1983, p.77.
* 161 Martin HEIDEGGER,
Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER,
éditions Aubier, Paris, 1983, p.63.
* 162 Ibid.,
p.77.
* 163 Ibid.,
p.131.
* 164 Ibid.,
p.77.
* 165 Martin HEIDEGGER,
Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang
BROKMEIER, éditions Gallimard, Paris, 1962, p.439.
* 166 Ibid.,
p.49.
* 167 Ibid.,
p.48.
* 168 Martin Heidegger,
Gesamtausgabe, éditions Vittorio Klostermann, Frankfurt am
Main, 1988, tome XX, p.307. Nous traduisons: "Que le monde soit environnement,
repose sur la spécificité de la modanéité de
l'espace".
* 169 Ibid.,
p.309.
* 170 Martin HEIDEGGER,
Ess. et Conf., Trad. Franç. André PRÉAU,
éditions Gallimard, Coll. TEL, Paris, 1958, p.194.
* 171 Martin HEIDEGGER,
Questions IV, Trad. Franç. Jean BEAUFRET et François
FÉDIER, éditions Gallimard, Coll. TEL, Paris, 1968, p.285.
* 172 Martin HEIDEGGER,
Approche de Hölderlin, Trad. Coll., éditions Gallimard,
Paris, 1973, p.155.
* 173 Ibid.,
p.139.
* 174 Martin HEIDEGGER,
Approches de Hölderlin, Trad. Franç. Coll.,
éditions Gallimard, Paris, 1973, p.55.
* 175 HÖLDERLIN,
Odes, Élégies, Hymnes, Trad. Franç. Coll.,
éditions Gallimard, Paris, 1967, p.89.
* 176 HÖLDERLIN,
Odes, Élégies, Hymnes, Trad. Franç. Coll.,
éditions Gallimard, Paris, 1967, p.82.
* 177 Martin HEIDEGGER,
Approches de Hölderlin, Trad. Franç. Coll.,
éditions Gallimard, Paris, 1973, p.178.
* 178 Martin HEIDEGGER,
Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER,
éditions Aubier, 1983, p.163.
* 179 Martin HEIDEGGER,
Qu'appelle-t-on penser ?, Trad. Franç. Gérard GRANEL et
Aloys BECKER, éditions Quadrige, Paris, mai 1992, p.155.
* 180 Ibid.,
p.155.
* 181 Ibid.,
p.155.
* 182 Ibid.,
p;155.
* 183 Martin HEIDEGGER,
Approches de Hölderlin, Trad. Franç. Coll.,
éditions Gallimard, Paris, 1973, p.148.
* 184 Ibid.,
p.151.
* 185 Martin HEIDEGGER,
Approches de Hölderlin, Trad. Franç. Coll.,
éditions Gallimard, Paris, 1973, p.156.
* 186 G.W.F HEGEL,
Différence., Trad. Franç. Marcel MÉRY,
éditions Ophrys-Gap, Paris, 1964, p.86.
* 187 Ibid.,
p.87.
* 188 G.W.F HEGEL,
Différence., Trad. Franç. Marcel MÉRY,
éditions Ophrys-Gap, Paris, 1964, p.88.
* 189 Ibid., p.
90.
* 190 Martin HEIDEGGER,
Qu'appelle-t-on penser ?, Trad. Franç. Gérard GRANEL et
Aloys BECKER, éditions Quadrige, mai 1992, p.66.
* 191 Ibid.,
p.67.
* 192 Martin HEIDEGGER,
Questions III, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard,
coll. TEL, Paris, 1966, p.136.
* 193 Ibid.,
p.155.
* 194 Martin HEIDEGGER,
Questions III, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard,
coll. TEL, Paris, 1966, p.168.
* 195 Ibid.,
p.145.
* 196 Martin HEIDEGGER,
Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER,
éditions Aubier, Paris, 1983, p.177.
* 197 Martin HEIDEGGER,
Qu'appelle-t-on penser ?, Trad. Franç. Gérard GRANEL et
Aloys BECKER, éditions Quadrige, mai 1992, p.118.
* 198 Jacques DERRIDA,
De l'esprit Heidegger et la question, éditions Galilée,
Paris, 1987, p.26.
* 199 Martin HEIDEGGER,
Gesamtausgabe, éditions Vittorio KLOSTERMANN, Frankfurt am
Main, 1988, tome LIV, p.125. Nous traduisons: "L'écriture est dans sa
provenance essentielle l'écriture manuscrite."
* 200 Martin HEIDEGGER,
Gesamtausgabe, éditions Vittorio KLOSTERMANN, Frankfurt am
Main, 1988, tome LIV, p.124.
* 201 Ibid.,
p.125.
* 202 Ibid.,
p.126.
* 203 Martin HEIDEGGER,
Qu'appelle-t-on penser ?, Trad. Franç. Gérard GRANEL et
Aloys BECKER, éditions Quadrige, mai 1992, p.155.
* 204 Ibid.,
p.94.
* 205 Ibid.,
p.89.
* 206 Ibid.,
p.90.
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