Conclusion
Seule la pensée peut définir avec finesse ce
qu'est l'utilité et ainsi peut envisager les modalités d'un
dépassement du monde de l'utilité. La vérité de
l'utilité ne réside pas forcément dans l'être-utile,
elle peut séjourner dans une inutilité apparente comme dans une
oeuvre d'art et modifier en profondeur la relation de l'homme au monde.
L'utilité ne doit pas fonder une utilisation immédiate sinon elle
serait prisonnière d'un utilitarisme qui se veut concret mais qui est en
fait abstrait et séparé de la réalité du monde.
Hegel saisit ce dépassement à travers la philosophie
elle-même car seule la philosophie permet de réconcilier la
scission qu'introduit l'utilité. Le mérite de ce concept est
qu'il a creusé cette scission et ainsi suscité de manière
très forte le besoin de réconciliation. La philosophie n'est pas
contraire à l'existence, elle apporte au contraire à cette
dernière la possibilité d'une vie harmonieuse :
l'inadéquation causée par l'être-utile ne peut être
abolie que grâce à un dépassement dialectique et on sent
toute la vie de la philosophie de Hegel qui irise le passage de la scission
à la réunification.
Heidegger effectue un autre type de dépassement : il
préfère prendre du recul pour avoir une prise de point de vue et
saisir la futilité et la réduction d'un monde réduit
à l'utilité. Le dépassement du monde devient la condition
de surrection de ce monde c'est-à-dire ce qui le fait apparaître.
Mais cette prise de point de vue constitue le tremplin pour une nouvelle
pensée qui intuitionnerait un autre rapport à l'Être. Cette
pensée intuitionnante qu'Heidegger préfère à une
pensée philosophique contaminée par l'utilité, nous
pouvons la suspecter à juste titre d'avoir quelques résurgences
schellingiennes. Il faudrait effectuer une critique hégélienne de
la philosophie de Martin Heidegger et non l'inverse pour montrer qu'un rapport
quasi transcendant à l'Être ne peut pas être saisi dans
l'intuition. L'intuition ne constitue qu'une fusion avec la singularité
mais elle est incapable de dire et de transmettre cette singularité et
c'est pourquoi la pensée méditante que prône Heidegger ne
peut rester qu'une expérience personnelle de pensée et non une
expérience universelle.
La pensée dialectique n'épuise peut-être
pas tout le sens du monde mais rend un Universel accessible à l'homme et
c'est dans ce rapport qu'il existe une création de sens. Tout ce que
l'homme saisit, il a besoin de le restituer dans le concept afin qu'il puisse
universaliser ce qu'il a saisi. L'attitude de Gelassenheit
(sérénité) qui caractérisait cette nouvelle
pensée méditante, est déjà présente dans
cette pensée dialectique qui se vit comme perpétuel
dépassement et déchiffrement de sens.
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