L'utilité chez Hegel et Heidegger( Télécharger le fichier original )par Christophe Premat Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998 |
réaménagement d'un accès à la Vérité de la choseDans un monde où l'être de la chose a été effectivement réduit à l'utilité, la mentalité commune, le "On", tombe en déchéance (die Geworfenheit) car il est inauthentique. Son indifférence et sa passivité le marquent du sceau de l'inauthenticité et du sceau de la non-vérité, l'inauthenticité qualifiant le fait de ne pas vivre en adéquation avec soi, la non-vérité désignant l'hermétisme à l'Être. Mais il ne faut pas forcément comprendre de manière péjorative cette déchéance de l'existence inauthentique car celle-ci n'est possible que parce que la vérité elle-même implique en soi la non-vérité en tant qu'obscurcissement nécessairement lié à toute illumination. De même que la non-vérité appartient à l'essence même de la vérité, de même l'oubli de l'Être qui constitue la métaphysique est-il un fait qui concerne l'Être comme tel. La véritable raison pour laquelle l'analytique existentiale doit partir de la banalité quotidienne, c'est que toute pensée qui se constitue aujourd'hui, dans la phase finale de la métaphysique, doit toujours néanmoins partir de la métaphysique pour la dépasser et en sortir. L'utilité est une réduction inauthentique de l'existence à la vie, inauthentique car elle cache à la vie son sens. "L'être-là, parce qu'il est essentiellement en déchéance, se trouve, de par sa constitution ontologique, dans la non-vérité"156(*). Dans cette phrase, on observe une correspondance étroite entre l'adverbe "essentiellement" et l'expression "par sa constitution ontologique". Autrement dit, l'être-là, au plus profond de sa condition ontique, est déchu, ce qui correspond, du point de vue ontologique à la non-vérité. Cette phrase exhibe donc les deux points de vue, point de vue ontique et point de vue ontologique. Il faut absolument réaménager un accès privilégié à la chose que l'utilité occulte. Or, pour cela, la vérité est nécessaire car elle éclaircit ce rapport à l'essence en enlevant progressivement cette enveloppe utilitaire mais en même temps cette enveloppe utilitaire est nécessaire car elle préserve également l'essence de la chose. L'enveloppe utilitaire n'est pas vue uniquement par un oeil négatif chez Heidegger ; il ne la désolidarise pas de la chose car elle fait partie de la chose comme la non-vérité fait partie de la vérité. Cependant, il faut envisager autrement la vérité : celle-ci n'est ni une adéquation du jugement à la chose comme elle l'est dans toute la métaphysique occidentale, y compris chez Hegel où le vrai est le tout (das Wahre ist das Ganze) ni l'exactitude envisagée dans l'exploitation physico-mathématique. Il est intéressant de remarquer le rapport qu'Heidegger entretient avec Hegel : Hegel est pour lui celui qui achève de manière radicale et péremptoire la métaphysique occidentale ; on sent un véritable respect et une admiration de Heidegger pour un tel penseur. D'une part, Heidegger a écrit énormément sur Hegel, lui consacrant de nombreux ouvrages comme le témoigne ce cours professé à l'université de Fribourg-en-Brisgau pendant le semestre d'hiver 1930-1931, sur la Phénoménologie de l'Esprit de Heidegger. En outre, le tome 68 de ses oeuvres complètes est consacré à la négativité (die Negativität) chez Hegel. Il a également effectué une conférence sur Hegel et les Grecs et pratiquement tous ses écrits le citent ou y font une allusion, parfois de manière implicite. C'est bien la preuve qu'un tel penseur était capital pour Heidegger. Pour lui, le métaphysicien qu'était Hegel ne s'est pas vraiment trompé même quand il a intégré l'utilité dans une détermination de l'histoire. "Toutefois la détermination hégélienne de l'histoire comme développement de l'Esprit n'est pas fausse. Elle est vraie comme est vraie la métaphysique qui, pour la première fois chez Hegel, porte au langage dans le système son essence pensée absolument"157(*). Tout ce que Heidegger pense de Hegel se trouve concentré dans cette phrase : "pour la première fois", la pensée métaphysique a été pensée jusqu'à ses limites et c'est pourquoi cette phrase sonne comme un immense hommage au travail hégélien. Cette pensée ne peut absolument pas être suspectée de fausseté dans la mesure où elle pense la vérité du développement de l'Esprit jusqu'au bout : cette vérité est une exigence de l'Esprit chez Hegel, elle est plutôt un appel de l'Être comme ouverture à l'Être chez Heidegger. D'ailleurs, Heidegger emploie très peu le terme Geist dans son oeuvre car ce terme est suspecté d'être métaphysique et d'avoir une portée onto-théologique. On en note quelques occurrences dans Être et Temps, mais on sait que cet ouvrage ne s'arrache pas véritablement de la métaphysique. Il préfère substituer l'Être à l'Esprit, terme qui échappe à toute signification et qui laisse évidemment le lecteur sur sa faim. Quand il dit de la métaphysique qu'elle est un "initial refus d'une radicalisation de la vérité de l'Être"158(*), cet initial refus n'est pas à remettre sur le compte de Hegel car c'est vraiment la dialectique hégélienne qui a remis l'Être sur son chemin, chemin qui ne mène nulle part chez Hegel puisqu'il ouvre la porte du Savoir absolu. La vérité n'est pas dans le résultat séparé du développement, elle est dans ce développement qui s'éclaircit et qui éclaire en même temps sa destination. Je pense que la question de la vérité a été posée de façon beaucoup plus précise et philosophique chez Hegel que chez Heidegger. La vérité est une ouverture chez Heidegger, elle est alètheia c'est-à-dire qu'elle lutte contre le lèthè, l'oubli bien que l'oubli soit consubstantiel à cette vérité. Il la définit dans son séminaire sur Parménide en s'appuyant sur certains fragments de cet auteur grec, notamment celui où une déesse Alètheia entre en scène : "die Göttin, die hier ersheint, ist die Göttin' Alètheia"159(*). L'alètheia est pour lui une Unverborgenheit, un dévoilement, la dissimulation sortant de sa clandestinité mais ne se montrant pas totalement. La vérité est un jeu de voilement et de dévoilement, elle est ce voile qui s'enlève et qui se remet ; là encore, Heidegger pense cette vérité dans une optique uniquement grecque. Trois termes reviennent dans ce séminaire pour la caractériser tant elle demeure insaisissable : ce sont les termes de Verhüllung (dévoilement), Verschleierung (le camouflage) et Verdeckung (la couverture). La vérité nage dans ce champ lexical paradoxal. D'ailleurs, la pensée heideggérienne est une pensé du paradoxe comme celui du voilement et du dévoilement. Cette pensée paradoxale est une pensée du jeu, du jeu des contraires, une pensée qui possède une source héraclitéenne et qui s'inspire aussi de l'Être parménidien. Mais ce n'est pas une pensée dialectique qui pense à fond le devenir de l'entrecroisement des contraires et c'est pourquoi Heidegger n'est pas Hegel. Tantôt la vérité passe de la Verhüllung à la Verschleierung, ce terme marquant un degré plus fort de dévoilement puis la Verdeckung survient : la vérité circule entre ces trois phases, elle ne s'arrête jamais. La pensée de Heidegger n'est pas une pensée abstraite, une pensée d'entendement qu'Hegel dénonce dans beaucoup de ses écrits mais c'est plutôt une pensée qui a des résonances mystiques certaines. Le dépassement de l'utilité s'effectue au profit d'une ouverture à l'Être, ouverture qui dépasse la réalité de la philosophie et qui s'inscrit dans une relation particulière presque au-delà de toute pensée. Ce n'est donc pas étonnant qu'Heidegger approche le plus cette ouverture grâce aux poètes et en particulier Rilke. Rilke est celui qui pense la réalité de l'Ouvert et de l'ouverture jusqu'à sa limite. C'est dans cette ouverture que l'Être suscite le Dasein car le Sein et le Dasein sont transcendants, ils ne se laissent pas retenir par l'Existant. L'oeuvre d'art peut nous placer sur ce chemin de l'Être. "L'homme est bien plutôt "jeté" par l'Être lui-même dans la vérité de l'Être, afin qu'ek-sistant de la sorte, il veille (hüten) sur la vérité de l'Être, pour qu'en la lumière de l'Être, l'étant apparaisse comme l'étant qu'il est"160(*). L'homme ne doit pas exister mais ek-sister c'est-à-dire sortir du soi pour se placer dans cette vérité. Son passage du monde de l'utilité à celui de l'Être n'est pas qu'un passage de la vie à l'existence mais de la vie à l'existence et à l'ek-sistence de l'existant lui-même. Le monde de l'utilité fait partie du domaine de l'Être du fait qu'il oublie ce dernier, car l'oubli de l'Être est consubstantiel à l'Être lui-même. Heidegger saisit d'une manière nouvelle l'ek-sistence et il n'est pas d'accord avec l'interprétation hégélienne de celle-ci. "Hegel la détermine comme l'idée de la subjectivité absolue qui se sait elle-même (als die sich selbst wissende Idee der absoluten Subjektivität)"161(*). L'alternative qu'il propose à Hegel n'est pas une alternative philosophique mais presque mystique. Qu'est-ce que cet Être qu'il convoque constamment ? "L'Être est Ce qu'Il est (Es ist Es selbst)"162(*). On ne peut certainement pas saisir l'Être à travers des déterminations objectives ou catégorielles mais plutôt à travers un mode de présence. Cette réponse sonne évidemment comme un écho à Parménide ce qui prouve que ce Schritt zurück est un retour à la source de la pensée (die Urquelle), ce retour s'effectuant comme une ouverture mystique à l'Être. On ne peut même pas intuitionner ce rapport à l'Être, on ne peut que s'ouvrir à lui. On pourrait relever beaucoup de phrases qui évoquent une mystique païenne c'est-à-dire une illumination de l'Être sur l'être de l'homme. Par exemple, à propos de l'être-au-monde, il écrit qu' "il se tient en extase en direction de l'ouverture de l'Être (Es steht in die Offenheit des Seins hinaus)"163(*). Même si Heidegger précise que l'extase est à entendre au sens étymologique, on a l'impression que cette sortie du soi équivaut à une révélation de l'Être, révélation qui n'est jamais et qui ne peut jamais être totale. Cette extase fait partie d'une expérience mystique areligieuse puisque cet Être n'est "ni Dieu, ni un fondement du monde"164(*). L'Offenheit de l'Être constitue en fait l'Être lui-même c'est-à-dire cette ouverture qui s'ouvre, cette illumination qui s'illumine, cette révélation qui se révèle et se réveille, cet impensé qui commence à se penser mais qui ne sera jamais totalement pensé. On a l'impression de retrouver l'absolu de Schelling, le fondement de tout qui est impensé et pas encore dialectisé. Cette divergence entre Hegel et Heidegger, on peut la transposer entre Hegel et Heidegger ; pour Hegel, l'absolu lui-même doit se dialectiser car où il y a de l'homme, il y a de la pensée et du sens qui émerge. La raison ne peut pas accepter des déterminations obscures sinon on aurait l'impression de revenir à cette nuit, wo alle Kühe schwarz sind. Je crains que la vérité heideggérienne ne vienne dans cette nuit mystique particulière. Cette pensée de l'inachevé comme l'inachevé et l'inachevable de la pensée nous fait quitter momentanément la philosophie. Heidegger se dirige vers "l'an-archie" comme l'écrit Rainer Schürmann, à savoir cette recherche du non-fondement, cette non recherche du fondement métaphysique. La vérité doit se chercher dans cet autre commencement et dans l'Abbau c'est-à-dire la déconstruction ontologique du tout le système métaphysique occidental. * 156 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.267. * 157 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.31. * 158 Martin HEIDEGGER, Nietzsche, Trad. Franç. Pierre KLOSSOWSKI, éditions Gallimard, Paris, 1971, tome II, p.396. * 159 Martin HEIDEGGER, Gesamtausgabe, éditions Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1982, tome LIV, p.21. Nous traduisons: "la déesse qui apparaît ici est la déesse Aléthéia." * 160 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.77. * 161 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.63. * 162 Ibid., p.77. * 163 Ibid., p.131. * 164 Ibid., p.77. |
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