L'utilité chez Hegel et Heidegger( Télécharger le fichier original )par Christophe Premat Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998 |
b) le jeu du signe et du renvoiL'ustensile renvoie toujours à quelque chose d'autre qui renvoie lui-même à autre chose : la totalité de ces renvois forme le monde de la préoccupation quotidienne. Or, il semblerait que l'utilité, en tant que structure signifiante des modalités de l'ustensilité ait un rapport essentiel à ce renvoi constitutif du monde. Au paragraphe 17 d'Être et Temps, Heidegger écrit que "c'est au contraire dans la structure d'être de l'outil, dans l'utilité-pour...que se fonde le "renvoi "en tant que signalisation »44(*). Le "renvoi "en tant que "signification "est une connexion avec autre chose : l'utilisation (die Benutzung) d'un outil peut renvoyer à un autre outil mais aussi à l'utilisateur potentiel d'où une singularité de ce renvoi. Le renvoi n'est pas forcément un renvoi objectif c'est-à-dire d'objet à objet, il est un renvoi à toutes les formes de présence. L'ouvrage (Werk) contient aussi un renvoi à des matériaux. "Le marteau, les tenailles, le clou, renvoient en eux-mêmes à l'acier, au fer, au minerai, au bois »45(*). Le processus de la fabrication est une utilisation de quelque chose pour quelque chose, le renvoi intervenant dans une série. Le renvoi subsiste également dans la production industrielle. "[le] renvoi constitutif n'est même pas absent de la production en série ; il y est seulement indéterminé et n'y renvoie qu'à un individu moyen et indifférent »46(*). Cet individu moyen est indifférent désigne l'usager, non pas dans sa singularité mais dans son caractère universel de consommateur. "L'individu moyen et indifférent "nous renvoie à "l'être-moyen "(Durschnittlichkeit) : l'être-moyen désigne l'ensemble des modes d'être réels ou possibles de l'homme, comme une sorte de statistique moyenne des manières selon lesquelles les hommes particuliers se déterminent dans le monde. Ce renvoi rapproche également l'ouvrage de sa finalité : "la chaussure à produire est faite pour être portée, la montre à fabriquer est faite pour indiquer l'heure »47(*). Remarquons dans cette phrase les infinitifs ayant une valeur de finalité ; l'infinitif est le mode de l'inactualisé. Ainsi, le "à fabriquer », le "pour indiquer l'heure "impliquent une actualisation et cette actualisation est faite par l'être-là, en l'occurrence l'homme. Bref, "le mode de renvoi qu'est "l'utilité-pour "(Dienlichkeit zu) est une détermination ontologico-catégorielle de l'outil comme outil. »48(*) Le terme "ontologico-catégorielle "définit en clair la marge de l'utilité : celle-ci regarde les catégories de l'ustensilité en même temps que le plan ontologique de ces catégories. Elle est donc un lien finalisé et on pourrait dire, en termes hégéliens, que le "renvoi "a besoin d'une médiation pour s'accomplir effectivement. Pour montrer le phénomène du renvoi, je dis montrer car l'explicitation (Auslegung) phénoménologique que nous propose Heidegger est une monstration (Aufweisung) et non une démonstration, il analyse un utilisable fait pour montrer : le signe. Si le renvoi est la présupposition ontologique de l'ustensile, le signe lui, est la matérialisation et l'outil-véhicule de ce renvoi. Dans le signe (Zeichen), l'utilité coïncide avec le caractère de renvoi ; le signe n'a pas d'autre usage que celui de renvoyer. Il est une signification du caractère d'être-utilisable et du caractère de renvoi et il manifeste donc l'essence de toute chose intra-mondaine. Si le monde est la totalité des instruments de l'homme, les signes sont les modes d'emploi de ces instruments. L'utilité se situe plus dans la signalisation c'est-à-dire ce qui relie et qui est fondement de tout signe. "Le signe est ontiquement un étant disponible (ein ontisch Zuhandenes) qui, en tant qu'outil déterminé, fonctionne de manière à nous annoncer la structure ontologique de l'être-disponible, des systèmes de renvois et de la mondanéité »49(*). Nous sentons bien à travers cette phrase le jeu existant entre le signe et le renvoi : le signe est une fonction de l'utilité et c'est même l'être-utile de l'utilité. Certes, en tant qu'être-utile particulier, il appartient au plan ontique mais dans son utilité, il révèle une "structure "ontologique ; l'utilité se situe dans ce balancement. Elle tend, à partir du plan ontique, à se diriger vers le plan ontologique. Le signe nous fait pressentir une Vor-struktur car il nous fait anticiper la structure ontologique de l'ustensilité et de l'instrumentalité ; il nous permet d'apercevoir "l'originarité" de la structure. Le plan ontique et le plan ontologique ne sont pas séparés chez Heidegger mais il existe plutôt un jeu de correspondances et d'entrelacements entre ces deux plans. Peu à peu, la notion d'être-au-monde en vient à se préciser à travers la découverte de l'instrumentalité constitutive des choses puis du signe comme coïncidence du caractère d'être utilisable et du caractère du renvoi. Il ne faut pas oublier que l'être-au-monde est une "structure fondamentale de l'être-là "; c'est un "a-priori "qui "n'est pas une détermination composée d'éléments divers », c'est-à-dire un "a-priori "kantien où il y aurait une synthèse du divers "mais une structure originaire et nécessairement totale »50(*). Le signe nous dévoile la structure ontologique de la mondanéité dans un horizon de significations posé par le langage. Le monde est une totalité de rapports et de renvois signifiants qui mettent en jeu une compréhension. C'est le discours avec ses différentes articulations qui met en perspective l'utilité d'une chose. C'est le discours qui nous apprend à quoi peut servir une chose et comment s'en servir. C'est le discours qui lie l'utilité d'une chose à son utilisation possible. Et c'est enfin dans le discours qu'une véritable significabilité (Bedeutsamkeit) se déploie, la significabilité désignant l'ensemble des rapports de significations. «La compréhension est un projet (Entwurf) en tant qu'elle est une façon de posséder la totalité des significations qui constituent le monde avant de rencontrer les choses particulières mais cela n'arrive que parce que l'être-là est constitutivement pouvoir-être et ne peut rencontrer les choses qu'en les insérant dans son pouvoir-être, autrement dit en les comprenant comme des possibilités ouvertes »51(*) écrit Gianni Vattimo dans son Introduction à Heidegger. La compréhension est l'anticipation du rapport utilitaire que nous avons à la chose, elle est une façon de s'approprier déjà les choses, Gianni Vattimo écrivant "avant de rencontrer les choses particulières ». Autrement dit, la rencontre avec les choses s'effectue d'abord dans le langage parce que le langage rend déjà présent la chose. On note une insertion des ustensiles dans le discours. Ce dernier est utile en ce qu'il met en lumière l'utilité : il éclaire notre rapport à la chose, il la fait entrer dans un projet d'existence. Le "pouvoir-être "de l'être-là est la projection de notre visée sur la chose et la possibilité de modifier cette projection qui est une forme du projet. Or, si l'utilité nous mène à ce réseau de significations et à cette significabilité en tant qu'ensemble de références (Be-deuten signifiant se référer à), ces références sont nécessairement prises dans une relation temporelle. Il faut maintenant éclairer le rapport de l'utilité à la temporalité (Zeitlichkeit). Dans ce nouvel horizon, on pourrait distinguer deux principales sphères temporelles, celle du présent et du futur proche et celle d'un passé de l'utilité. L'utilité est d'abord une projection vers un futur proche d'utilisation : je comprends que cette chose m'est utile, soit parce que je peux l'utiliser maintenant, soit parce que je l'utiliserai. Elle est un transport de "l'utiliser" dans le temps, elle pose un horizon. Le remplissement de l'horizon sera un moment kairétique de l'activité de l'homme car il saura précisément le moment opportun où il faudra utiliser la chose. L'avenir de l'utilité est vu comme un transfert de l'être du présent. Cela n'est pas sans nous rappeler la conception hégélienne du temps dans les Manuscrits d'Iéna de 1805-1806 où Hegel montre que l'avenir n'est jamais représenté de manière négative. Il est conçu plutôt comme un "acte non-existant de dépasser l'être "(das nicht-seienden Aufheben). Chez Heidegger, l'anticipation de l'avenir qui s'apparente à cet "acte non-existant de dépasser l'être », c'est-à-dire cet acte en puissance qui ne réalise pas encore son actualisation, met en jeu ce qu'il appelle la "prévoyance ». La prévoyance est justement la préoccupation orientée vers l'avenir qui est un pas encore, elle est la position d'une visée d'un étant et d'une finalité ou plutôt une destination (Bewandtnis). La destination est la mise en évidence d'une finalité concrète et finie déterminant un "à quoi ». Si nous reprenons la différence hégélienne dans la préface de la Phénoménologie de l'Esprit entre le Ziel (but extérieur) et le Zweck (finalité interne), la Bewandtnis est plus proche du Ziel que du Zweck. Le monde de l'ustensilité et de l'utilité est un monde très concret non pas au sens philosophique mais au sens de la quotidienneté , de la banalité. La prévoyance est donc l'ouverture des possibilités d'utilisation sur l'avenir, qu'il soit proche ou un peu plus lointain. Mais il existe un passé de l'utilité, une mise en perspective des ustensiles et de leur utilisation dans le passé. C'est d'ailleurs souvent cette mise en perspective dans le passé qui révèle l'utilité de ces ustensiles. Curieusement, cette mise en perspective s'effectue à partir de l'inutilité ; en effet, dans le paragraphe 16 d'Être et Temps, Heidegger montre qu'un outil possède un mode d'être fini dans la mesure où du jour au lendemain, il peut devenir inutile, c'est-à-dire indisponible : l'outil est devenu inutile parcequ'inutilisable. Il passe ainsi d'un être-disponible (Zuhandenheit) à un être-subsistant (Vorhandenheit). Cela est vécu comme une régression du point de vue de la sphère de l'utilité. "L'outil est devenu quelque chose qu'on a laissé traîner et qu'il faudrait écarter ; ce besoin d'éloignement manifeste que l'étant disponible demeure toujours un étant disponible, bien que son mode de présence soit devenu celui de l'être-subsistant »52(*). L'outil inutile encombre ; le "quelque chose qu'on a laissé traîner "marque une indifférence, une passivité de l'outil. L'absence de disponibilité renvoie à une indifférence de l'homme : l'homme ne fait plus attention à l'outil car il a remarqué que celui-ci était inutilisable. L'outil inutilisable ne renvoie à aucun autre outil car il implique une rupture du "système de renvois "et c'est par cette perturbation qu'il se fait remarquer (Auffälligkeit). Il "faudrait écarter "cet outil dans le sens où il gêne, il dérange notre activité. Un ustensile vous manque et tout vous semble inutile ; l'ustensile hors de portée fait apparaître l'ensemble du complexe dont il est excepté comme importun (Aufdringlichkeit). L'ustensile obstrue la préoccupation et cette obstruction (Aufsässigkeit) la dénonce comme ce avec quoi il faut en finir, un être subsistant. La structure de renvoi est perturbée et c'est dans cette perturbation qu'elle s'explicite phénoménologiquement comme structure. L'outil inutilisable se différencie de la sphère des ustensiles en ce qu'il est hors d'usage et qu'il échappe à la praxis. S'il est "devenu "inutilisable, c'est qu'il a été utile et c'est pourquoi il désigne un passé de l'utilité. L'homme prend conscience de l'importance de cet outil dans le réseau mondain et déplore la perte de son utilité. D'une manière générale, on peut dire que l'ustensile, en tant qu'ustensile n'est pas ostensible ; il ne se fait remarquer que quand il devient simple être-subsistant et perd son caractère d'ustensile actif : il n'est ustensile que par référence au passé. Ce constat infirme une définition ludique qu'avait élaborée Francis Ponge dans Méthodes concernant l'ustensile : "Littré dit qu'ustensile vient d'uti (servir,racine d'outil) et qu'il devrait s'écrire et se dire ustensile. Il ajoute que l's est sans raison et tout à fait barbare. Je pense, pour ma part, qu'il a été ajouté à cause justement d'ostensible et qu'il n'y a là rien de barbare, quelque chose au contraire d'une grande finesse »53(*). Pour Heidegger, l'ustensile n'est pas "ostensible "car ce qui est "ostensible "c'est-à-dire ce qui apparaît au sein de la manifestation, c'est le complexe dans lequel s'insère l'ustensile. Ce n'est pas l'être-ustensile qui se fait remarquer mais l'être de l'ustensile, à savoir sa référence à un complexe d'ustensiles. En fait, c'est bien plutôt l'ustensilité qui est ostensible et non l'ustensile. L'homme n'aurait jamais pris conscience d'une perte d'utilité si l'outil n'était pas devenu inutile. L'inutilité renvoie elle-même à une utilité passée et en ce sens on peut dire que l'inutilité a une certaine utilité dans la mesure où elle fait prendre conscience à l'homme de la valeur des choses. Comme l'écrit Hegel dans ses Manuscrits d'Iéna(1805-1806), le temps s'abîme lui-même dans le passé comme dans sa propre totalité. Le passé se dépasse et l'inutilité est remplacée par l'utilisation d'un autre outil. "Le présent n'est ni plus ni moins que l'avenir et le passé. Ce qui est absolument présent ou éternel, c'est le temps lui-même, en tant que l'unité du présent, de l'avenir et du passé »54(*). Cette définition du présent selon Hegel peut se rapporter à une définition du présent de l'utilité. Le passé est présent dans l'utilité par l'inutilité d'un outil et l'avenir est aussi présent comme une possibilité d'utilisation : le présent est cette simultanéité de l'avenir et du passé, c'est l'immédiateté du temps absolument médiatisée. On peut facilement prolonger la réflexion menée par Heidegger avec Hegel même si Hegel ne parle pas directement de l'utilité dans ses Manuscrits d'Iéna. Le temps est ce qui se défait et se fait, se refait de même que l'utile est ce qui devient inutile et ce qui, à partir de cette inutilité, peut redevenir utile. Le maintenant se dépasse toujours, il est même immédiatement l'acte de se dépasser lui-même, il est gegenwart. L'utile est en train de s'utiliser, il devient pleinement utile. Pour Hegel, le passé est la négation de la négation du maintenant : si nous transposons ce schéma au temps de l'utilité, nous avons la chose utile qui se nie dans le présent dans le fait qu'elle devient inutile mais qui affirme par ailleurs son utilité ; elle affirme son utilité passée dans le présent et c'est en cela que son inutilité est utile. Chez Heidegger, le temps et la temporalité restent prises dans un horizon de monstration et non à l'intérieur d'une dialectique comme c'est le cas chez Hegel car pour ce dernier, le temps réel est la totalité dialectique des trois moments du maintenant, de l'avenir et du passé. Le jeu du signe et du renvoi nous a permis de comprendre le caractère fort de relation (Beziehung) que possède l'utilité. * 44 Ibid., p.104. * 45 Ibid., p.94. * 46 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, 1964, p.95. * 47 Ibid., p.94. * 48 Ibid., p.104. * 49 Ibid., p.108. * 50 Ibid., p.41. * 51 Gianni VATTIMO, Introduction à Heidegger, Trad. Franç. Jacques ROLLAND, éditions du Cerf, Paris, 1985, p.85. * 52 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.99. * 53 Francis PONGE, Méthodes, éditions Gallimard, Paris, 1971, Coll. "Idées ». * 54 G.W.F HEGEL, Manuscrits d'Iéna, |
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