La liberté du sujet éthique chez Kant et Fichte( Télécharger le fichier original )par Christophe Premat Université Paris I - DEA d'Histoire de la Philosophie 2000 |
2) Le sujet comme "organe de la liberté" chez Fichte.Le sujet réel est celui qui a une responsabilité éthique et c'est cette responsabilité qui motive ses actions dans l'ordre juridico-civil. Sinon il n'est qu'un rouage passif et mort d'un grand Tout, c'est-à-dire un simple mécanisme, dénué de liberté. Dans l'ordre juridico-civil, l'homme est aussi responsable des autres que de lui-même. "Chaque pas en avant que fait un homme, c'est la nature humaine tout entière qui le fait. Là où le petit "soi" étriqué des personnes est déjà anéanti par la constitution politique, chacun aime tous les autres comme soi-même, en tant qu'ils sont chacun une partie intégrante de ce grand Soi qui est l'unique objet de son amour et dont il n'est lui-même qu'un simple partie qui ne peut rien gagner ni rien perdre qu'avec le Tout et en même temps que lui."69(*) L'ordre juridico-politique a pour fonction de réprimer les penchants égocentriques, pour cultiver l'autonomie des sujets et les préparer à une communauté spirituelle qui dépasse cet ordre qui n'est qu'une médiation. Le sens de cette communauté spirituelle se prépare déjà au sein de cet ordre où les libertés extérieures sont coordonnées. Le sujet éthique est un sujet vivant dans la mesure où il est éthique, parce que l'éthicité implique un respect des lois et des autres. Le sujet éthique est à cheval entre deux mondes, celui de l'action régi au sein d'un ordre juridico-civil, et celui de la volonté qui définit un monde purement éthique. "Je me trouve au centre de deux mondes directement opposés l'un à l'autre : un monde visible, dans lequel c'est l'action qui décide, un monde invisible et absolument inconcevable, dans lequel c'est la volonté qui décide. Je suis une des forces originaires pour ces deux mondes. C'est ma volonté qui les embrasse tous deux. Cette volonté est déjà elle-même, en soi et pour soi, une partie constitutive du monde suprasensible."70(*) Le monde visible et le monde invisible sont deux cercles concentriques dont le centre est le sujet. Plus le sujet est éthique, plus il est capable de s'élever au niveau du monde invisible et ainsi de déterminer volontairement l'efficacité de l'ordre juridico-civil. C'est la même force qui agit, mais cette force est d'autant plus forte quand elle est enracinée dans la volonté. C'est au sujet qu'il revient de modeler les institutions juridico-politiques de manière volontaire, afin qu'elles correspondent aux exigences d'une vie raisonnable sur terre. Le sujet doit prendre en charge l'avenir de son espèce : "Dès lors qu'une génération humaine existe sur terre, elle ne doit certes pas mener une existence contraire à la raison, mais une existence raisonnable, et doit devenir tout ce qu'elle peut devenir sur terre."71(*) Contrairement au point de vue kantien, il n'y a pas de générations sacrifiées au nom d'une moralisation en gestation dans la civilisation, mais des générations qui s'améliorent et qui tentent de se doter des meilleures institutions pour réaliser leur existence raisonnable. C'est dans ce cadre précis que le sujet est organe de la liberté, c'est-à-dire élément incontournable pour que s'organise l'ordre juridico-civil. "Je ne dois me considérer corps et âme, et en toute ma personne, que comme un instrument du devoir et ne dois me soucier que de l'accomplir, et de pouvoir l'accomplir, pour autant que cela tient à moi."72(*) La liberté n'utilise ni ne manipule le sujet mais l'incarne fondamentalement. Il devient le vecteur de la liberté au sein de la société, il porte la responsabilité d'accomplir son sens. L'éthicité devient la présentation de cette liberté humaine et l'incitation à poursuivre et à engager son sens au sein de l'ordre juridico-politique. Être organe de la liberté signifie concrétiser son sens dans un rapport éthique, en prenant en compte les exigences des autres sujets. Je suis "instrument du devoir", utilisé par la liberté sans pour autant être traité comme un être-utile. Tout se passe comme si l'instrument était dénué de sa fonction instrumentale et doté d'une fonction symbolique, signifiante. Cette fonction symbolique rend possible une communication qui est au centre du rapport intersubjectif, l'articulation des libertés rendant caduque toutes les fins égoïstes. Cette communication diffère de celle qui était présentée dans la Critique de la raison pratique de Kant puisque ce dernier la fondait de manière indirecte dans l'action : une conscience s'accorde et communique idéalement avec toutes les autres par la médiation de la loi morale, dont elle veut être le sujet. Pour Kant, l'acte du sujet accomplissant son devoir, s'universalise nécessairement dans la mesure où l'action est effectivement voulue conformément à la loi et peut s'exprimer dans une maxime valable pour tous les êtres raisonnables. Comme l'écrit Alexis Philonenko, chez Fichte, "l'idée de communication conserve la même importance, mais, considérée en sa forme directe, elle acquiert une valeur constitutive et s'incarne dans les relations juridiques et communautaires. La communauté humaine fondée dans la communication ne trouve plus sa vérité dans le monde de la beauté, humain certes, mais, si l'on peut s'exprimer ainsi, imaginaire ; elle peut et elle doit se fonder effectivement et réellement."73(*) L'idée de communication a donc un sens beaucoup plus concret chez Fichte que chez Kant, parce qu'elle est au centre de la normativité des rapports juridico-politiques. Quand Philonenko évoque "le monde de la beauté", c'est pour montrer que cette idée trouve son sens chez Kant dans l'esthétique et dans la communauté de goût telle qu'elle est présentée dans la Critique de la faculté de juger. Cependant, la liberté reste un risque car si l'ordre juridico-politique se constitue de manière autonome, sans son enracinement dans une volonté intelligible, alors le mal peut être institutionnalisé et c'est ainsi que Fichte interprète l'histoire de l'humanité. "Mais ce n'est pas la nature, c'est la liberté elle-même qui cause dans notre espèce la plupart des désordres, et les plus terribles d'entre eux."74(*) En effet, il analyse le passage des hordes sauvages au peuple civilisé comme le passage d'une violence barbare à une violence légalisée, et ce avec des accents nettement rousseauistes. Ces peuples s'agressent avec la puissance que leur ont donnée l'union et la loi. La fin de la violence n'est possible uniquement que si les individus redeviennent responsables de leur avenir communautaire, en prenant conscience du caractère intelligible de cette liberté, et en écoutant la voix de leur conscience morale qui les guide et leur prescrit l'installation d'un ordre civil adéquat à l'éclosion de la liberté. Il s'agira de déterminer la forme de cet ordre juridico-politique et de voir dans quelle mesure elle garantit les droits de chacun, tout en fondant un véritable rapport intersubjectif qui ne soit pas un rapport cantonné aux intérêts de chaque individu. C'est ici que la différence entre droit et éthique a toute sa pertinence, car si les obligations juridiques sont réciproques, le devoir reste un problème personnel que l'on doit résoudre, abstraction faite de la question de savoir si autrui sera ou non de bonne volonté. L'ordre juridico-politique se fonde nécessairement sur une reconnaissance qui n'est pas forcément requise du point de vue éthique. Si le sujet éthique est l'organe de la liberté, il reste que le rapport éthique qu'il construit repose sur un rapport juridique qui présuppose la validité de la reconnaissance (Anerkennung). Comme l'écrit Philonenko en soulignant cette difficulté, "d'une part le droit fonde le passage du monde de la nature au monde de la liberté, dans le droit -la raison sortant de la nature- s'exprime une communauté d'êtres libres et raisonnables, objectivement liés dans et par un contrat qui garantit la liberté de tous. D'autre part le droit est la condition de possibilité du monde par la liberté ; on ne saurait espérer une éthique légitimement fondée si dans la sphère qui leur erst assignée par le contrat social les consciences n'étaient pas assurées de jouir d'une liberté incontestée."75(*) C'est le contrat qui assure le principe de la reconnaissance, c'est à lui que se réfèrent tous les sujets politiques, il est alors l'expression de la communication intersubjective. * 69 FICHTE, La destination de l'homme, Trad. Jean-christophe GODDARD, éditions GF, Paris, 1995, p.182. * 70 Ibid., p.188. * 71 Op.cit, p.184 * 72 Ibid., p.219. * 73 Alexis PHILONENKO, La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, éditions VRIN, Paris, 1980, p.40-41. * 74 Op.cit, p.173. * 75 Alexis PHILONENKO, La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, éditions VRIN, Paris, 1980, p.41. |
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