La liberté du sujet éthique chez Kant et Fichte( Télécharger le fichier original )par Christophe Premat Université Paris I - DEA d'Histoire de la Philosophie 2000 |
Chapitre 4 : L'éthicité comme avènement de la liberté dans l'histoire.1) La réorganisation de la réalité de l'histoire en tant que système de la liberté dans la nature chez Kant.La philosophie de l'histoire s'inscrit dans la recherche plus générale de la possibilité de l'insertion de la moralité dans la nature, et de la réalisation d'une vocation à laquelle l'espèce humaine est appelée du fait même des dispositions que la nature a déposées en elle, encore que cette vocation ne s'accomplisse en définitive que par la liberté. Par la seule expansion des tendances naturelles à l'homme, se constitue un ordre qui prépare les voies à la moralité et fournit en même temps le point d'application que la raison transfigurera et animera d'une signification universelle. La finalité de la nature a sa fin hors de soi, dans les fins de la liberté ; elle prépare l'avènement de ces dernières, parce qu'elle engendre une structure et une organisation de la vie sociale propres à symboliser, mais aussi à appeler le règne de la raison. La vie éthique se déploie chez Kant entre l'organisation d'une société politique et juridique qui en est le soutien naturel et une république morale subordonnée à la libre adhésion des personnes. La fin de l'histoire est justement la réalisation du droit et le problème essentiel dégagé par Kant est celui de la réalisation d'une société civile administrant le droit de façon universelle avec un maximum de liberté et un minimum de contrainte, société "qui possède la plus grande liberté, par suite aussi un antagonisme général de ses membres, et cependant la détermination et la garantie les plus exactes des limites de cette liberté afin qu'elle puisse coexister avec celle des autres"92(*). Il s'agit de l'Idée d'une communauté politique où la subordination disparaît parce qu'elle est consentie. Grâce à cette Idée, Kant articule les déterminismes naturels et la réalisation de la morale dans l'histoire. La morale est à la fin de l'histoire, il faut une téléologie naturelle pour que l'idée d'une fin morale de l'histoire se réalise. Nous devons nous fier au mécanisme de la nature pour contraindre les hommes à réaliser des fins morales avant d'avoir atteint la fin du processus. Tout se passe comme si la nature garantissait la paix perpétuelle par le mécanisme même des penchants. La représentation pure d'un horizon permet de donner au progrès un terme qui est la fin naturelle de l'humanité. L'Idée d'une constitution civile parfaite est désigné comme un "Idéal platonicien (respublica noumenon)"93(*), c'est-à-dire la norme éternelle pour une constitution politique en général. Tout s'ordonne dans la nature par rapport à cette destination d'une humanité capable d'une liberté morale qui transforme, tout en l'accomplissant, une finalité impliquée dans la nature elle-même. La fin dernière de la nature, quand elle favorise la création d'une société civile qui maîtrise l'incohérence des penchants, c'est de se prêter à l'avènement de la moralité et d'un règne des fins. "La condition formelle sous laquelle la nature seule peut atteindre cette intention finale qui est la sienne est cette disposition dans le rapport des hommes entre eux, où, au préjudice que se portent les libertés en conflit mutuel, s'oppose au pouvoir légal dans un tout, qui s'appelle la société civile ; car c'est seulement en elle que peut se réaliser le plus grand développement des dispositions naturelles."94(*) Il n'y a de garantie suprême que dans l'action de la liberté, et, à cet égard, nulle prévision n'est, en toute rigueur, assurée. La nature s'autorise à espérer qu'il n'est pas vain de chercher dans l'ordre juridique l'expression la plus prochaine d'un rapport de la liberté et de la nature où celle-ci, par le jeu de ses seules forces, s'offre à l'influence du suprasensible et de la raison. La constitution civile parfaite ne sera jamais atteinte, il y aura toujours une marge entre l'Idée et sa réalisation, car "Les Idées sont des concepts de la raison auxquels il ne peut se présenter dans l'expérience d'objet adéquat" parce que ce sont "des concepts d'une perfection dont on peut toujours approcher sans jamais l'atteindre pleinement."95(*) Il faut alors trouver une constitution juridique qui soit l'approximation phénoménale la plus précise de l'Idée d'une constitution parfaite, le sens de l'histoire étant la recherche de cette approximation. Il faut penser une formule institutionnelle adéquate à la réalisation de la liberté : la forme de la liberté prend place dans un rapport entre la formule de la loi morale et la formule politique qui puisse garantir un socle rigide à cette liberté. La forme institutionnelle la plus apte à approcher l'Idée de constitution civile parfaite est la République (Die Republik). La constitution républicaine ne désigne pas une forme de gouvernement mais plutôt une manière de gouverner, avec la prise en considération d'une séparation des pouvoirs. La République est à distinguer soigneusement de la démocratie, où c'est le peuple qui s'administre le droit, sans qu'il y ait une séparation effective des pouvoirs. Le peuple est souverain en démocratie, il exécute et juge ses propres décisions, cette façon de gouverner étant par essence despotique. C'est ce que Fichte relève, quand il commente le Projet de paix perpétuelle de Kant, car il écrit : « La République doit être soigneusement distinguée de la démocratie. Cette dernière est la constitution dans laquelle le pouvoir (Gewalt) exécutif et est par suite toujours juge de ses propres affaires ; ce qui manifestement une forme de gouvernement non conforme au droit. Le républicanisme est la constitution dans laquelle le pouvoir (Macht) législatif et le pouvoir exécutif sont séparés (ce dernier pouvant être confié à une ou plusieurs personnes) ; il instaure par suite le système représentatif. »96(*) La démocratie est incompatible avec le principe de représentation puisque le peuple ne peut être représenté que par lui-même. Il faut une séparation des pouvoirs et une représentation politique différente. L'approximation phénoménale de l'Idée d'une constitution civile parfaite n'est pas pour autant une république mondiale ou un ordre cosmopolitique unique, Kant ménage toujours un ensemble de pouvoirs et de contrepouvoirs pour éviter tout risque de despotisme. Il préfère alors l'idée d'une fédération d'États indépendants, qui ne proscrivent la guerre que s'ils sont républicains. Comme Fichte le note, « il ne peut pour des États, afin de sortir dans un rapport réciproque hors de l'état de guerre sans loi, y avoir aucun autre moyen que celui qui existe pour les individus : de même que ceux-ci se réunissent en vue d'un État civil, ils doivent le faire en vue d'un État des nations (Völkerstaat) au sein duquel leurs conflits sont tranchés selon des lois positives. »97(*) Cette fédération aurait pour but de maintenir la paix ; la volonté de paix a justement pour principe la liberté de paix et non le bonheur. Kant écrit dans la « Dialectique transcendantale » de la Critique de la raison pure les lignes suivantes : « une constitution ayant pour but la plus grande liberté humaine d'après des lois qui permettraient à la liberté de chacun de pouvoir subsister de concert avec celle des autres (je ne parle pas du plus grand bonheur possible, car il en découlera de lui-même), c'est là au moins une idée nécessaire, qui doit servir de fondement non seulement aux premiers plans que l'on esquisse d'une constitution politique mais encore à toutes les lois. »98(*) La liberté nous commande de vivre en accord avec les autres hommes, qui sont eux-mêmes des hommes libres, c'est-à-dire de nous reconnaître réciproquement en tant qu'êtres libres, mais non pas seulement en tant que nous avons tels ou tels intérêts. Le droit pose dans le monde, dans l'extériorité, la liberté par laquelle nous avons une valeur absolue, la liberté morale. La liberté de l'homme en tant qu'être raisonnable, suprasensible, est le principe de la contrainte des lois. L'Idée d'une constitution civile parfaite est l'exigence des hommes en tant qu'ils sont des personnes et non des choses, et le principe d'un accord entre politique et moral. La philosophie de l'histoire se constitue alors dans l'articulation d'un système de la nature et d'un système de la liberté, c'est-à-dire entre un système des fins dernières et la fin ultime de l'humanité qui est sa destination. Elle n'est pas seulement médiatrice entre l'intelligible et le sensible ; elle ne préfigure pas seulement le règne de la raison ; elle indique à la liberté les fins qu'il lui appartient de poursuivre, puisque la sagesse de la nature a commencé de réaliser ce qui, du point de vue de la raison pure et de l'Idée, aurait pu apparaître comme une utopie. L'histoire de l'homme est bien toujours l'histoire de la liberté, mais c'est d'abord celle d'une liberté contrainte, pressée par la nécessité, avant d'être celle d'une liberté qui, par la reprise de cette nécessité, la transcende, et l'utilise pour des fins supérieures. L'Idée d'une constitution civile parfaite est une Idée régulatrice centrale pour la liberté du sujet éthique car l'éthicité, en tant que ce qui joint la morale et la politique, permet de préciser la finalité libre. Cette Idée correspond à une architecture de la liberté inachevée, architecture qui est en mouvement, et c'est d'abord la nature qui nous pousse à construire cet ensemble architectural. L'Idée de la liberté n'est pas une norme abstraite, mais une norme concrète qui exprime l'interaction entre deux ordres, celui de la nature et celui de la liberté. * 92 KANT, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Cinquième proposition, Ak.VIII, 22, p.194 (t.II). * 93 KANT, Le conflit des facultés, Deuxième section, §8, Ak.VII, 51, p.902 (t.III). * 94 KANT, Critique de la faculté de juger, §83, Ak.V, 433, p.1236 (tII). * 95 KANT, Anthropologie au point de vue pragmatique, Première partie, §43, Ak.VII, 199, p.1017 (tIII). * 96 FICHTE, Compte rendu du Projet de paix perpétuelle de Kant, Trad. Luc FERRY, in Machiavel et autres écrits philosophiques et politiques de 1806-1807, éditions PAYOT, Paris, 1981, p.189. * 97 Ibid., p.190-191. * 98 KANT, Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale », Ak.III, 248, p.1028 (tI). |
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