La liberté du sujet éthique chez Kant et Fichte( Télécharger le fichier original )par Christophe Premat Université Paris I - DEA d'Histoire de la Philosophie 2000 |
4) L'articulation des libertés par le souci premier de leur sécurité chez Fichte.a) La liberté a un corps propre.L'être humain est un produit organisé de la nature. Or, en se contractant dans un point d'unité, la liberté formelle se détermine matériellement comme liberté personnelle. Cette identité personnelle, stable, la liberté la rattache au corps propre comme à la totalité articulée ou la sphère de ses actions possibles, en laquelle elle se pose comme exerçant une causalité immédiate. Il y a une incarnation de la liberté, et c'est même la liberté qui façonne le corps. En d'autres termes, ce n'est pas l'homme qui se fait libre, mais la liberté qui se fait homme, comme si la liberté était au fond plus originaire que l'être humain. Dans le §18 du Système de l'éthique, Fichte écrit : "on doit former le corps aussi bien que possible dans tous les cas, afin de le rendre apte à toutes les fins possibles de la liberté."84(*) Chaque partie du corps articulé est en effet à la fois étroitement unie à toutes les autres parties à l'intérieur de l'ensemble qu'elles composent, solidaire des changements internes à cet ensemble, et parfaitement séparable comme partie simple susceptible d'un libre mouvement autonome. L'articulation des libertés exprime l'organicité de la sphère éthico-politique. La liberté éthique est une liberté incarnée, c'est toujours une liberté pour, le corps prolongeant son action dans celle des autres corps. Je ne suis pas une substance libre, je suis plutôt l'articulation d'une liberté qui prend son sens dans son rapport à d'autres libertés. Cette notion de corps est essentielle dans la déduction de l'applicabilité du concept de droit du Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science de Fichte. Le corps est la sphère propre de la liberté : "le corps matériel ainsi déduit est posé comme ce qui englobe toutes les actions libres possibles de la personne."85(*) Le corps contient la sphère des actions libres, il est la détermination matérielle d'un vouloir. Fichte détermine peu après les concepts de "partie", "organe" et "articulation", car "le corps articulé de l'homme est sens."86(*) Le corps n'est pas qu'un support matériel de la liberté, il trace son sens et en est un vecteur sensible, susceptible d'influencer les actes des autres corps : la sphère juridico-civile a pour fonction de régler ces influences et de faire que l'articulation des volontés de ces corps ne se fasse pas au détriment de certains. En effet, le corps n'est corps que parce qu'il est mû par une volonté, sinon il serait une simple masse, un simple agrégat composé de parties qui ne s'articuleraient pas entre elles. La formation d'une communauté de corps n'est possible qu'à la condition qu'il y ait une juste interpénétration de ces corps, celle-ci ne peut donc pas se faire sans règles. "La loi juridique en tant que loi en général est déterminée. On a rendu manifeste qu'elle n'est aucunement une loi mécanique de la nature, mais au contraire une loi pour la liberté."87(*) Le corps obéit aux lois naturelles, mais il est aussi un mécanisme utilisé par la liberté au sein d'une dynamique d'inter-relations réglée par une éthicité. Rappelons que la détermination du concept de corps dans le Fondement du droit naturel intervient dans une section où l'inapplicabilité du concept de droit naturel n'a pas encore été montré. La liberté organise les corps sans que ceux-ci soient forcément conscients de sa présence, ce qui met en jeu une ruse de la liberté : "il est physiquement tout autant possible que des êtres raisonnables se traitent les uns les autres par la pure force de la nature, sans attention réciproque pour leur liberté, et que chacun limite sa force par l'intermédiaire de la loi juridique."88(*) La loi juridique n'est pas un mécanisme, mais elle peut être conçue mécaniquement pour ceux qui ne la reconnaissent pas par manque d'attention. La liberté n'est pas un fait donné et naturel mais un fait humainement incarné. Les principes du droit et de l'éthique ne sont pas seulement formels, car le concept de corps prouve qu'ils sont également matériels. Ce qu'il y a de curieux dans le système fichtéen, c'est que le droit est déduit avant la morale contrairement à l'ordre traditionnel qui place systématiquement la morale avant le droit et déduit le droit de la morale. Cela est dû au fait que la doctrine du droit est la science qui tient le milieu entre la philosophie théorique et la philosophie pratique, le droit appartenant à deux législations différentes, celui de la raison pratique et celui de l'entendement théorique. Cette position intervient chez Fichte en 1796, car dans ses oeuvres de jeunesse, il maintenait une subordination du droit à l'éthique, et faisait comme Kant de la loi morale une source unique des droits de l'homme et du droit politique, notamment dans ses Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française. C'est dans le Fondement du droit naturel, qu'il entreprend de déduire le concept de droit et le distingue radicalement de la morale, ce qui ne signifie en aucun cas que le droit est supérieur à la morale mais seulement qu'il est différent d'elle. La rupture avec la critique kantienne est consommée : Fichte a modifié une première position individualiste et en rencontrant le problème d'autrui, a saisi la spécificité du droit par rapport à la morale. La doctrine du droit est théorique parce qu'elle parle d'un monde tel qu'il doit être trouvé. Le monde juridique doit exister si la raison pratique doit pouvoir atteindre la fin qui est la sienne dans le monde moral. Le monde juridique constitue la condition que suppose la réalisation de la fin ultime de notre raison pratique. À la différence du monde sensible, le monde juridique est le monde que nous devons produire, et c'est en sens que la doctrine du droit est également pratique. La réalisation du droit ne dépend pas de ma seule volonté dans son rapport à elle-même, mais des relations extérieures qu'entretiennent ces volontés. L'ordre juridico-civil a pour fonction de placer les volontés libres dans un certain rapport de connexions mécaniques et d'influences réciproques médiatisées par la contrainte. Un tel mécanisme n'existe pas comme un donné, il dépend de la liberté car c'est à nous de le produire, et c'est la raison pour laquelle nous parlons de fait incarné parce que c'est la volonté objectivée dans le droit qui meut les relations entre les différents corps. * 84 FICHTE, Système de l'éthique, Trad. Paul NAULIN, éditions PUF, Paris, 1986, p.207. * 85 FICHTE, Fondement du droit naturel, Trad. A.RENAUT, éditions PUF, Paris, 1984, p.74. * 86 Ibid., p.80. * 87 Ibid., p.106. * 88 Ibid., p.106. |
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