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La liberté du sujet éthique chez Kant et Fichte

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par Christophe Premat
Université Paris I - DEA d'Histoire de la Philosophie 2000
  

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PREMIÈRE PARTIE :

Les modalités d'acquisition d'une mentalité éthique : formation d'un caractère de l'homme qui le rende digne de sa liberté.

Chapitre 1 : Rôle fondamental de l'éducation : toute éducation a un sens éminemment moral.

L'éducation n'est pas seulement une question de pratique mais est véritablement une question d'origine puisqu'elle concerne l'appréhension réelle de ce qu'est l'être humain. L'homme n'est pas libre par nature, la nature a simplement disposé les germes de la liberté dans son être, mais c'est à lui qu'il revient de faire éclore cette disposition. L'éducation a pour tâche de faire prendre conscience à l'enfant de la valeur de la liberté et de sa liberté, qu'il est appelé à concrétiser en s'humanisant. L'éducation n'est pas une science de l'humain parce que la liberté lui interdit de se constituer comme telle, et c'est donc parce que la liberté est son objet, que l'éducation est problématique. Si l'éducation était une science, c'est-à-dire une connaissance indépendante de l'expérience, cela pourrait signifier ou bien que l'homme n'est pas libre et que son être est a priori connaissable, ou bien que la raison est capable de s'élever à la raison divine qui seule détermine la connaissance des êtres libres. Dans les deux cas, l'homme échapperait à son humanité pour y être en deçà ou au-delà, soit chose soit Dieu. Or, l'homme est le seul être capable de se représenter comme sujet et de se penser comme libre, Kant écrivant au début de L'Anthropologie "Que l'homme puisse disposer du Je dans sa représentation : voilà qui l'élève à l'infini au-dessus de tous les autres êtres vivant sur la terre."4(*) Cette possibilité d'élévation est inscrite dans la nature humaine, elle n'est cependant pas nécessairement saisie ; elle suggère cependant la finalité de l'éducation qui n'est autre qu'une destination éthique. L'homme peut disposer de son Je au plus haut point comme au plus bas, car c'est à lui qu'il revient de s'éduquer le mieux possible, pour qu'il puisse amorcer une élévation éthique essentielle. Le problème n'est donc pas de savoir ce qu'est l'éducation, mais plutôt de savoir qui est l'homme qu'on éduque, Kant substituant la question "Qui éduque-t-on?" à celle de "Comment éduquer?", car ce qu'il questionne réellement, ce sont les fondements de l'éducation et non pas sa forme. "L'homme ne peut devenir homme que par l'éducation. Il est ce que l'éducation fait de lui."5(*) L'éducation ne repose pas sur des problèmes techniques de pédagogie, même si ceux-là interviennent nécessairement, mais consiste à déterminer ce qu'elle fait de l'homme parce qu'elle n'est pas un moyen, elle est une culture de l'homme pour que celui-ci se pense comme libre au sein de la communauté, elle est donc une préparation essentielle à une vie éthique. Comme l'écrit Paul Mathias, "Devenir homme n'est pas sortir de soi, c'est plutôt finir par entrer en soi-même, et plus exactement encore, ne jamais finir d'y entrer, et laisser inévitablement inachevée cette production de soi par soi."6(*) L'épanouissement est fondamentalement intérieur car le but de l'éducation doit être de permettre à l'homme de se forger un caractère.

1) L'éducation chez Kant comme discipline négative de la passion pour la liberté afin de la cultiver.

a) Le travail permet à l'homme de maîtriser sa liberté au lieu de se faire maîtriser par elle : concept synthétique qui lie obéissance et liberté.

L'homme ne naît pas libre mais naît avec la prétention à être libre, et le fait qu'il ne puisse pas réaliser immédiatement ce dont il a envie, représente pour lui une grande frustration. "Et si l'enfant, qui vient d'être arraché au sein de sa mère, fait son entrée dans le monde, à la différence des autres animaux, en poussant un cri violent, ce semble être pour cette seule raison qu'il perçoit comme une contrainte son incapacité à se servir de ses membres et proclame ainsi, aussitôt, sa prétention à la liberté (dont aucun autre animal ne possède une représentation)."7(*) La liberté se présente d'abord comme une velléité de briser tout obstacle naturel et comme une exigence de perfection immédiate, l'homme se la représente négativement comme une libération par rapport au donné naturel, elle est donc une volonté de soumission de l'extériorité. Or, si ce sentiment de la liberté est un sentiment naturel à éprouver les limites de notre nature humaine, il n'empêche qu'il devient dangereux quand il passe de l'affection à la passion. Dans la remarque générale du §29 de la Critique de la faculté de juger, Kant entérine cette distinction : "Or tout affect est aveugle, soit dans le choix de son but, soit lorsque ce but a été donné par la raison, dans sa réalisation ; il s'agit en effet de ce mouvement de réflexion sur les principes afin de se régler sur eux."8(*) L'affect constitue l'état d'un se sentir immédiat, dépourvu de tout calcul rationnel de fin, alors que la passion est une sorte d'inclination rationnelle au sens où cette dimension du calcul y est intégrée. Dans une note du même paragraphe, Kant précise à propos de la différence spécifique des affects et des passions, que "ceux-ci sont tumultueux et sans préméditation, celles-là durables et réfléchies ; c'est ainsi que l'agacement lorsqu'il devient colère est un affect, mais s'il devient haine (désir et vengeance), c'est une passion."9(*) La passion s'enracine dans la durée, parce qu'elle est calculée en vue d'une fin, elle solidarise l'impact de l'affect à un dessein soigneusement prévu (le terme "préméditation" a une connotation négative, il indique d'une part l'ouverture vers l'avenir qui fonde la durée et d'autre part signale, en certaines circonstances, un désir de posséder la liberté d'autrui).

La liberté se caractérise avant tout dans la représentation première qu'en a l'homme, elle n'est pas encore un concept pour ce dernier : "Ainsi n'est-ce pas seulement le concept de la liberté, dans sa soumission aux lois morales, qui éveille un affect qu'on appelle enthousiasme, mais la représentation purement sensible de la liberté extérieure exalte l'inclination à s'y attacher ou à l'étendre, par analogie avec le concept de droit, et jusqu'à susciter la violence de la passion."10(*) L'affect n'est pas à détruire puisqu'il est inhérent à notre nature mais il est à contrôler. De même que plus tard, le concept de liberté engendre un sentiment intelligible de respect qui se schématise par l'attachement aux devoirs, de même la liberté doit être représentée sous une légalité (c'est le sens de l'expression "par analogie avec le concept de droit"). L'éducation a alors pour rôle de maîtriser cet affect, de le discipliner afin de le cultiver et de le produire d'une autre façon : elle permet à l'homme de s'élever au concept de liberté produit par la raison et de le schématiser d'une manière qui diffère fondamentalement de la représentation première de la liberté. Le véritable conflit, qui se traduit d'abord dans une psychomachie c'est-à-dire un combat interne, auquel est confronté l'éducation n'est pas entre la raison et l'affect mais entre la raison et la passion car chez l'enfant, c'est la passion qui est encore dominante et qui l'empêche d'accéder à une majorité. C'est celle-ci qui menace la liberté en son essence, dans la mesure où elle peut verrouiller définitivement toute élévation éthique et faire de l'homme un être soumis et passif : "dans l'affect la liberté de l'esprit est certes entravée, mais elle est supprimée dans la passion."11(*) L'éducation a une destination morale mais elle passe d'abord par une discipline intellectuelle, car la liberté d'esprit est le socle minimal et nécessaire pour qu'une élévation éthique puisse s'accomplir. L'affect constitue un obstacle, mais un obstacle qui permette de lancer l'homme dans une conquête de son autonomie, tandis que la passion élimine purement et simplement toute formation du jugement, elle est donc à éviter d'où la double tâche négative et disciplinaire de l'éducation consistant d'une part à manier les affects, et d'autre part à éviter de tomber dans les passions qui sont comme des ombres de la raison, mais qui risquent d'empêcher l'homme de se construire comme être libre. Dans l'Anthropologie, Kant prend l'exemple de trois passions dangereuses, qui sont "la manie des honneurs", le "pouvoir", et la "possession"12(*) : "Dans le mesure où elles sont des inclinations qui visent uniquement à posséder les moyens permettant de satisfaire toutes les inclinations qui touchent immédiatement à la fin concernée, elles ont l'apparence extérieure de la raison : de fait, elles tendent vers l'idée d'un pouvoir associé à la liberté, grâce auquel seulement pourraient être atteints de quelconques buts qu'on poursuit."13(*) La passion est perverse dans la mesure où elle nous détourne subtilement de la liberté en nous faisant croire que la possession est l'état pleinement accompli et la réalisation effective de la liberté, car ces trois passions sont les degrés d'une passion primitive qui est le désir de possession. La passion obscurcit l'idée même de liberté et éloigne l'homme de son vrai sens : voilà pourquoi l'éducation doit être d'abord négative pour être préventive. C'est elle qui oriente l'homme vers le sens véritable de cette liberté sans imposer ce sens, cette orientation s'accomplissant dans le deuxième volet de l'éducation que constitue la culture.

L'aspect négatif de l'éducation est essentiel et premier puisqu'il permet d'éviter un détournement fatal à l'être humain ; il faut qu'elle soit une discipline de l'élève : "le caractère négatif de l'instruction, qui ne sert qu'à nous préserver des erreurs, a beaucoup plus d'importance que mainte leçon positive par où nous pourrions acquérir un surcroît de connaissance. La contrainte qui réduit et finit par extirper le penchant persistant qui nous porte à nous écarter de certaines règles s'appelle discipline. La discipline se distingue de la culture, qui doit simplement procurer une aptitude sans en supprimer inversement une autre déjà existante."14(*) L'homme a alors la possibilité, grâce à une discipline établie, de dominer ses penchants naturels et de les ramener vers des règles en les soumettant. "La discipline transforme l'animalité en humanité. Par son instinct, un animal est déjà tout ce qu'il peut être ; une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l'homme doit user de sa propre raison. Il n'a point d'instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa conduite. Or, puisqu'il n'est pas immédiatement capable de le faire, mais au contraire vient au monde <pour ainsi dire> à l'état brut, il faut que d'autres le fassent pour lui."15(*) L'homme est un être imparfait et c'est cette imperfection qui fait sa perfectibilité parce qu'il peut toujours s'améliorer. Le problème vient du fait que l'autodiscipline est quelque chose d'impossible dans l'état d'enfance, la discipline nécessitant la présence d'un éducateur, c'est-à-dire d'un adulte qui a conquis sa majorité. L'adulte a cet avantage sur l'enfant du fait qu'il est sorti de sa minorité, mais cela ne signifie pas qu'il a une personnalité achevée puisque la construction de la personnalité est un processus infini, il est simplement plus avancé que l'enfant. L'adulte éduque l'enfant, lui apprend à maîtriser sa passion pour la liberté, pour l'éloigner de l'égoïsme, cet éloignement étant alors le premier pas d'une éducation morale et s'acquérant dans la discipline. Apprendre à se discipliner par une contrainte extérieure n'est donc pas simplement négatif, c'est aussi une vertu et une première façon de se forger un caractère. C'est en ce sens que l'éducation devient non pas une science mais une expérience dirigée, en une double acception puisque l'expérience de l'enfant s'enrichit de l'expérience et de la maturité acquise de l'adulte. L'éducation à l'éthicité nécessite un dressage qui est une partie négative de l'instruction, mais qui n'est pas que négatif en soi, puisque c'est dans la discipline que l'homme commence à saisir son être réel.

Le dressage n'est pas synonyme de souffrance, parce que la contrainte ne s'entend pas au sens d'une répression psychologique, il faut le comprendre comme une orientation fondamentale. C'est d'ailleurs ce que précise Kant, dans une lettre à Heinrich Wolke du 28 mars 1776, à propos du fils de M. Robert Motherby qui suit les démarches du manuel de pédagogie de WOLKE, dont le titre évocateur est Philanthropin : "Son éducation n'a été jusqu'à présent que négative, -la meilleure, à mon avis, qu'on ait pu lui donner pour son âge. On a laissé se développer sans contrainte sa nature et son bon sens, conformément à son âge, et on n'a empêché que ce qui pouvait leur donner, ainsi qu'à sa sensibilité, une mauvaise orientation. Il a été élevé dans la liberté, sans devenir pour autant insupportable."16(*) Le dressage n'est pas un étouffement de la nature humaine et de ce point de vue, il est "ohne Zwang" ; il est la préparation de la culture de l'être humain en lui évitant "eine falsche Richtung". Voilà pourquoi dressage et culture sont les aspects solidaires d'un même processus où l'enfant devient autre, mais l'éducation morale a pour fin de nier le premier aspect négatif car comme l'écrit Kant, "la culture morale doit se fonder sur des maximes, et non sur la discipline. Celle-ci empêche les défauts, celle-là cultive la manière de penser."17(*) Le dressage ne vise pas à l'élimination complète des penchants, parce que ceux-ci sont utiles à une correction qui prépare la moralité : "la punition est morale lorsqu'on heurte les penchants à être honoré et aimé, qui sont les auxiliaires de la moralité, par exemple lorsqu'on fait honte à l'enfant et qu'on le traite avec une froideur glaciale. Ces penchants doivent autant que possible être entretenus. C'est pourquoi cette manière de penser est la meilleure, puisqu'elle vient en aide à la moralité."18(*) L'éducation est la prise de conscience de soi de la raison, un passage progressif et indéfini de l'absence à la présence de soi et les penchants sont nécessaires pour que s'opère un progrès dans cette éducation, progrès qui s'accomplit dans leur maîtrise. L'enfant est Homme, l'adulte est Homme d'une autre manière, mais ils sont l'un et l'autre absents à cette humanité qui transpire de leur être, et ne peuvent, l'un et l'autre, qu'apprendre avec peine à revenir à eux-mêmes. S'éduquer, c'est apprendre à être et apprendre à reconnaître la valeur de ce qui n'est plus pathologique, à vivre son humanité sans être vécu par la nature : sujet et fin de soi-même, et non à soi-même objet et moyen. L'homme doit se produire, c'est-à-dire vivre réellement dans l'antagonisme irréductible de ses penchants et de la raison, tâchant sans cesse de supprimer un conflit que sa réalité ne rend pas supprimable. L'éducation découvre dans la liberté son principe régulateur, car c'est par la liberté que l'homme refuse d'être manié comme une chose.

La notion de dressage n'est pas une notion synthétique, ce n'est qu'une notion unilatérale. Or, seul un concept synthétique liant obéissance et liberté, contrainte et volonté, peut fonder réellement l'éducation. Ce concept est celui de travail, car l'homme ne peut se produire lui même sans un effort rythmé. L'éducation corporelle et l'éducation intellectuelle doivent faire partie d'un programme où l'enfant se constitue comme homme en apprenant des règles minimales de vie en société, règles d'habileté et de prudence certes, mais règles nécessaires dans l'optique d'une moralisation. Le travail sur soi doit permettre de révéler une disposition naturelle à la liberté, non pas que la liberté soit en nous complètement naturelle, mais parce que l'homme a une vocation à la liberté qu'il est libre de réaliser, il a comme un choix entre la liberté et la non-liberté : soit il assume sa condition de sujet et fait en sorte de devenir sujet moral, soit il se vit comme objet naturel, soumis à ses penchants. Le travail fonde une certaine autonomie et aide l'enfant à devenir majeur, puisqu'être majeur, c'est avoir du caractère, c'est-à-dire être à soi-même la source de son activité. C'est en obéissant que l'enfant prend peu à peu conscience de l'Idée de la liberté, mais avant que cette obéissance soit interne et fonde en droit une autonomie, il faut qu'elle s'effectue par rapport à une extériorité, à savoir un maître. Comment s'assurer que le maître est un "bon maître" puisque lui-même est un homme?

* 4 Emmanuel KANT, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, Ak. VII, 127, éditions Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986, tIII, p.945.

* 5 Emmanuel KANT, Réflexions sur l'Éducation, trad. A. PHILONENKO, éditions Vrin, Paris, 1966, p.74.

* 6 Paul MATHIAS, "L'éducation introuvable", in Cahiers philosophiques, Paris, mars 1987, pp. 43-69.

* 7 Emmanuel KANT, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, paragraphe 82, trad. Alain RENAUT, éditions Garnier-Flammarion, Paris, 1993, p.240.

* 8 Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, traduction collective, éditions Gallimard, Paris, 1985, p. 217.

* 9 Ibid., p.217.

* 10 Emmanuel KANT, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, éditions Garnier-Flammarion, Paris, 1993, p.241.

* 11 Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, traduction collective, éditions Gallimard, Paris, 1985, p.217.

* 12 Emmanuel KANT, Op. cit., p.242.

* 13 Emmanuel KANT, Ibid., p.242.

* 14 E. KANT, Critique de la raison pure, "Théorie transcendantale de la méthode", III, 467, Ak. A710/B378, p.1295, t.I.

* 15 Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, Trad. Alexis PHILONENKO, éditions Vrin, Paris, 1961, p.70.

* 16 Emmanuel KANT, Lettres sur la morale et la religion, Trad. Jean-louis BRUCH, éditions Aubier Montaigne, Paris, 1969, p.45.

* 17 Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, Trad. Alexis PHILONENKO, éditions VRIN, Paris, 1966, p.124.

* 18 Emmanuel KANT, Op.cit, p.127.

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