INTRODUCTION :
"Le concept de liberté, en tant que
réalité en est prouvée par une loi apodictique de la
raison pratique, forme la clef de voûte de tout l'édifice d'un
système de la raison pure"1(*) écrit Kant dans sa préface à la
Critique de la Raison pratique.
"Mon système est le premier système de la
liberté.(...). La Doctrine de la Science est née dans les
années où la Nation française faisait triompher, à
force d'énergie, la liberté politique"2(*) proclamait pour sa part Fichte
dans sa lettre à Baggessen d'avril 1795. Qu'elle soit "clef de
voûte", c'est-à-dire ce qui parachève l'architecture de la
raison pure comme elle l'est chez Kant ou qu'elle soit l'unique objet du
système philosophique comme c'est le cas chez Fichte, la
problématique de la liberté est au coeur de ces deux
pensées.
Or, la liberté n'est ni un concept uniforme ni une
notion vague dont le contenu serait déterminé suivant le contexte
mais elle est un fonds originaire dont l'homme dispose et qu'il doit actualiser
s'il veut être pleinement libre : elle n'a de sens que dans un monde
humain et pourtant elle ne relève pas de ce monde. Ses effets sont
sensibles mais son origine reste intelligible et donc inassignable en tant que
telle : elle se présente comme l'exigence d'une norme intelligible que
l'homme n'est pas forcé d'accueillir, mais qui lui est nécessaire
s'il veut s'élever au plus haut degré de sa liberté et
donc de sa vie. Il ne s'agit pas de déterminer les aspects de cette
liberté dus à cet entrelacement infini entre son origine
intelligible et ses effets sensibles, mais de caractériser la
liberté d'un type de sujet, le sujet éthique. Le sujet
éthique n'est pas seulement l'individu moralisé ou en voie de
moralisation, il signifie plutôt la manifestation de l'esprit
communautaire en son sein. Des problèmes de vocabulaire sont
immédiatement à relever puisque le terme éthique n'a pas
un sens proche de celui auquel nous nous référons aujourd'hui.
Chez Kant, la morale ne se limite pas aux normes qu'un sujet doit respecter
dans son agir autrement dit à la moralité subjective, mais inclut
la moralité objective, c'est-à-dire le droit, alors que Fichte
maintient une séparation entre droit et morale, la morale se constituant
comme un système normatif dont le domaine du droit est une effectuation
pratique. Le sujet éthique signifie chez Kant le sujet moral, et la
morale contient deux formes qui sont le droit et l'éthique, car il
écrit, à propos des lois de la liberté : "on appelle
morales ces lois de la liberté, pour les distinguer des lois de
la nature. Dans la mesure où elles ne portent que sur des actions
purement extérieures et leur légalité, elles sont dites
juridiques, mais si de plus, elles (qui sont des lois) exigent
d'être elles-mêmes les principes de détermination des
actions, alors elles sont éthiques et l'on dit ainsi que
l'accord avec les lois juridiques est la légalité de
l'action, tandis que l'accord avec les lois éthiques en est la
moralité."3(*) . Chez Fichte, l'autonomie de la morale est
rigoureusement sauvegardée et l'éthique désigne la
philosophie pure pratique, à savoir ce qui concerne la connexion morale
des subjectivités.
Poser le problème de la liberté du sujet
éthique au sein de ces deux systèmes, ce n'est pas uniquement
évoquer la problématicité d'un accomplissement moral de la
liberté, mais c'est plutôt examiner comment l'homme peut
accéder au degré le plus haut de sa liberté. Le sujet
éthique désigne alors le sujet en tant qu'il s'est radicalement
humanisé. Quelles sont les conditions de cette humanisation et que
met-elle en évidence? La liberté du sujet éthique
reflète véritablement la présence d'une nouvelle
communauté, présence qui n'est pas une tendance mais une
tâche à constituer et à substantifier ce lien
éthique. Cette nouvelle communauté, appelée
"communauté éthique" chez Kant, ou "monde des esprits" -
c'est-à-dire monde de sujets libres - chez Fichte, permet
d'opérer la transfiguration d'un lien juridico-politique en un lien
éthico-religieux chez Fichte alors qu'elle parachève un lien
éthico-politique en un lien éthico-religieux chez Kant. Les deux
auteurs ont bien insisté sur le fait que la finalité de notre
existence résidait en la possibilité de créer un monde
intelligible, autrement la liberté n'aurait aucun sens, puisqu'elle se
réduirait à un mécanisme naturel infaillible ; mais les
modalités d'assise de ce nouveau monde sont conçues
différemment dans les deux systèmes.
Notre recherche s'attachera à examiner cette
destination éthique de l'homme sous trois volets. Le premier concerne la
gestation de l'éthicité humaine, c'est-à-dire la
préparation de l'homme à devenir libre: on n'est pas libre, on le
devient car on se fait libre. La liberté ne réside pas dans une
pure facticité mais l'homme possède en lui une disposition
à la liberté qu'il est capable de mettre en oeuvre. La
préparation de cette mentalité éthique s'effectue
grâce à l'éducation qui est véritablement une
propédeutique à la vie éthique. Chez Kant, cette
éducation est d'abord une discipline négative avant d'être
une culture du libre-arbitre pour transfigurer cette liberté illusoire
dans la nécessité de la loi alors que chez Fichte,
l'éducation est plutôt une éducabilité,
c'est-à-dire non pas un conditionnement extérieur, mais un
éveil à la liberté par une éducation
réciproque. L'éducation n'est pas seulement ce qui permet
d'affirmer les manifestations de cette pulsion morale et de faciliter son
accès, elle est un vaste programme de réorganisation nationale,
puisque la communauté prend sens d'abord dans l'élément
éthique qu'est le peuple. Il semble que l'éducation ait une
portée beaucoup plus politique chez Fichte que chez Kant et qu'elle
prépare directement à l'éthicité, puisque le monde
ne peut être transformé qu'à partir d'un fond
éthique et l'éducation doit être ce qui incite les hommes
à transformer leur avenir et ainsi à se déterminer suivant
le plus haut degré de moralité. L'éducation est un
éveil à une vie en communauté parce qu'elle consacre un
effort, celui d'accepter la liberté de l'autre tout en limitant la
mienne.
Le deuxième volet de notre étude visera
à montrer la nécessité de l'organisation effective de la
liberté afin de donner une configuration à cette
communauté humaine. La liberté du sujet éthique se traduit
concrètement par l'installation d'un espace politico-juridique de
communication entre les différents sujets. Il s'agit de régler
les échanges au sein de cet espace pour instaurer le primat d'une
éthique de responsabilité communautaire. Chez Kant, la
liberté au sens éthique passe d'abord par une autonomie de droit,
le droit étant le système de normes que chacun doit vouloir
suivre pour assurer sa liberté de mouvement en consentant à sa
limitation par celle d'autrui. Ce point de vue du droit est l'obligation que
les citoyens doivent observer, il est alors sous-tendu par une
métaphysique des moeurs qui doit être conçue comme un
ensemble de devoirs. Si l'éthicité se réalise à
travers le système du droit, c'est parce que le droit est aussi une
Idée de la raison pratique qui norme l'engagement réel de la
liberté au sein du monde. Fichte conçoit la sphère
juridico-politique uniquement comme une médiation qui n'est pas
réglée à partir d'une Idée de la raison pratique,
mais qui doit ménager l'accès de l'homme à une vie
éthique : une fois que la sécurité maximale de l'homme du
point de vue de sa liberté première est assurée, la
cohérence juridico-politique tombe comme une coquille extérieure
pour dévoiler l'harmonie d'une synthèse libre de tous les sujets
humains. La sphère juridico-politique se présente
néanmoins comme un passage obligé qui a pour fin de nettoyer la
gangue sensible qui entoure la liberté, afin de faire advenir son noyau
intelligible.
La troisième partie de ce travail consistera à
dégager l'avènement d'une communauté éthique qui
devient le véritable sujet éthique, le lien vers lequel il faut
tendre. Le passage d'un état juridico-civil à un état
éthico-civil pour enfin arriver à cette communauté
éthique chez Kant sacralise l'autonomie morale du sujet qui arrive
à s'élever au niveau des autres : sa destination est religieuse
non pas dans le sens où la religion viendrait lui prescrire ce qu'il
faut faire mais dans le sens où cette communauté vivrait son lien
de manière sacrée parce qu'il est précieux. La
communauté éthique kantienne est cette forme intelligible qui
n'aura jamais un contenu pleinement déterminé mais qui n'est pas
séparée de ce contenu pour autant. La liberté du sujet
éthique ne signifie-t-elle pas le dépassement de la
moralité par elle-même ? L'organisation des libertés chez
Fichte doit être totalement efficace pour permettre un dépassement
vers une moralité supérieure et l'intersubjectivité
juridico-politique doit faire place à une interpersonnalité qui
réunit les hommes en une communauté de corps spirituels. Chez nos
deux auteurs, le lien communautaire est un lien idéalisé qui
s'accomplit dans une téléologie éthique. L'homme est libre
mais il doit se faire encore plus libre parce qu'il est destiné à
réaliser le degré le plus haut de sa liberté.
PREMIÈRE PARTIE :
Les modalités d'acquisition d'une mentalité
éthique : formation d'un caractère de l'homme qui le rende digne
de sa liberté.
Chapitre 1 : Rôle fondamental
de l'éducation : toute éducation a un sens éminemment
moral.
L'éducation n'est pas seulement une question de
pratique mais est véritablement une question d'origine puisqu'elle
concerne l'appréhension réelle de ce qu'est l'être humain.
L'homme n'est pas libre par nature, la nature a simplement disposé les
germes de la liberté dans son être, mais c'est à lui qu'il
revient de faire éclore cette disposition. L'éducation a pour
tâche de faire prendre conscience à l'enfant de la valeur de la
liberté et de sa liberté, qu'il est appelé à
concrétiser en s'humanisant. L'éducation n'est pas une science de
l'humain parce que la liberté lui interdit de se constituer comme telle,
et c'est donc parce que la liberté est son objet, que l'éducation
est problématique. Si l'éducation était une science,
c'est-à-dire une connaissance indépendante de
l'expérience, cela pourrait signifier ou bien que l'homme n'est pas
libre et que son être est a priori connaissable, ou bien que la
raison est capable de s'élever à la raison divine qui seule
détermine la connaissance des êtres libres. Dans les deux cas,
l'homme échapperait à son humanité pour y être en
deçà ou au-delà, soit chose soit Dieu. Or, l'homme est le
seul être capable de se représenter comme sujet et de se penser
comme libre, Kant écrivant au début de L'Anthropologie
"Que l'homme puisse disposer du Je dans sa représentation :
voilà qui l'élève à l'infini au-dessus de tous les
autres êtres vivant sur la terre."4(*) Cette possibilité d'élévation est
inscrite dans la nature humaine, elle n'est cependant pas nécessairement
saisie ; elle suggère cependant la finalité de l'éducation
qui n'est autre qu'une destination éthique. L'homme peut disposer de son
Je au plus haut point comme au plus bas, car c'est à lui qu'il revient
de s'éduquer le mieux possible, pour qu'il puisse amorcer une
élévation éthique essentielle. Le problème n'est
donc pas de savoir ce qu'est l'éducation, mais plutôt de savoir
qui est l'homme qu'on éduque, Kant substituant la question "Qui
éduque-t-on?" à celle de "Comment éduquer?", car ce qu'il
questionne réellement, ce sont les fondements de l'éducation et
non pas sa forme. "L'homme ne peut devenir homme que par l'éducation. Il
est ce que l'éducation fait de lui."5(*) L'éducation ne repose pas sur des
problèmes techniques de pédagogie, même si ceux-là
interviennent nécessairement, mais consiste à déterminer
ce qu'elle fait de l'homme parce qu'elle n'est pas un moyen, elle est une
culture de l'homme pour que celui-ci se pense comme libre au sein de la
communauté, elle est donc une préparation essentielle à
une vie éthique. Comme l'écrit Paul Mathias, "Devenir homme n'est
pas sortir de soi, c'est plutôt finir par entrer en soi-même, et
plus exactement encore, ne jamais finir d'y entrer, et laisser
inévitablement inachevée cette production de soi par
soi."6(*)
L'épanouissement est fondamentalement intérieur car le but de
l'éducation doit être de permettre à l'homme de se forger
un caractère.
1) L'éducation chez Kant
comme discipline négative de la passion pour la liberté afin de
la cultiver.
a) Le travail permet
à l'homme de maîtriser sa liberté au lieu de se faire
maîtriser par elle : concept synthétique qui lie obéissance
et liberté.
L'homme ne naît pas libre mais naît avec la
prétention à être libre, et le fait qu'il ne puisse pas
réaliser immédiatement ce dont il a envie, représente pour
lui une grande frustration. "Et si l'enfant, qui vient d'être
arraché au sein de sa mère, fait son entrée dans le monde,
à la différence des autres animaux, en poussant un cri violent,
ce semble être pour cette seule raison qu'il perçoit comme une
contrainte son incapacité à se servir de ses membres et proclame
ainsi, aussitôt, sa prétention à la liberté (dont
aucun autre animal ne possède une représentation)."7(*) La liberté se
présente d'abord comme une velléité de briser tout
obstacle naturel et comme une exigence de perfection immédiate, l'homme
se la représente négativement comme une libération par
rapport au donné naturel, elle est donc une volonté de soumission
de l'extériorité. Or, si ce sentiment de la liberté est un
sentiment naturel à éprouver les limites de notre nature humaine,
il n'empêche qu'il devient dangereux quand il passe de l'affection
à la passion. Dans la remarque générale du §29 de la
Critique de la faculté de juger, Kant entérine cette
distinction : "Or tout affect est aveugle, soit dans le choix de son but, soit
lorsque ce but a été donné par la raison, dans sa
réalisation ; il s'agit en effet de ce mouvement de réflexion sur
les principes afin de se régler sur eux."8(*) L'affect constitue l'état d'un se sentir
immédiat, dépourvu de tout calcul rationnel de fin, alors que la
passion est une sorte d'inclination rationnelle au sens où cette
dimension du calcul y est intégrée. Dans une note du même
paragraphe, Kant précise à propos de la différence
spécifique des affects et des passions, que "ceux-ci sont tumultueux et
sans préméditation, celles-là durables et
réfléchies ; c'est ainsi que l'agacement lorsqu'il devient
colère est un affect, mais s'il devient haine (désir et
vengeance), c'est une passion."9(*) La passion s'enracine dans la durée, parce
qu'elle est calculée en vue d'une fin, elle solidarise l'impact de
l'affect à un dessein soigneusement prévu (le terme
"préméditation" a une connotation négative, il indique
d'une part l'ouverture vers l'avenir qui fonde la durée et d'autre part
signale, en certaines circonstances, un désir de posséder la
liberté d'autrui).
La liberté se caractérise avant tout dans la
représentation première qu'en a l'homme, elle n'est pas encore un
concept pour ce dernier : "Ainsi n'est-ce pas seulement le concept de la
liberté, dans sa soumission aux lois morales, qui éveille un
affect qu'on appelle enthousiasme, mais la représentation purement
sensible de la liberté extérieure exalte l'inclination à
s'y attacher ou à l'étendre, par analogie avec le concept de
droit, et jusqu'à susciter la violence de la passion."10(*) L'affect n'est pas à
détruire puisqu'il est inhérent à notre nature mais il est
à contrôler. De même que plus tard, le concept de
liberté engendre un sentiment intelligible de respect qui se
schématise par l'attachement aux devoirs, de même la
liberté doit être représentée sous une
légalité (c'est le sens de l'expression "par analogie avec le
concept de droit"). L'éducation a alors pour rôle de
maîtriser cet affect, de le discipliner afin de le cultiver et de le
produire d'une autre façon : elle permet à l'homme de
s'élever au concept de liberté produit par la raison et de le
schématiser d'une manière qui diffère fondamentalement de
la représentation première de la liberté. Le
véritable conflit, qui se traduit d'abord dans une psychomachie
c'est-à-dire un combat interne, auquel est confronté
l'éducation n'est pas entre la raison et l'affect mais entre la raison
et la passion car chez l'enfant, c'est la passion qui est encore dominante et
qui l'empêche d'accéder à une majorité. C'est
celle-ci qui menace la liberté en son essence, dans la mesure où
elle peut verrouiller définitivement toute élévation
éthique et faire de l'homme un être soumis et passif : "dans
l'affect la liberté de l'esprit est certes entravée,
mais elle est supprimée dans la passion."11(*) L'éducation a une
destination morale mais elle passe d'abord par une discipline intellectuelle,
car la liberté d'esprit est le socle minimal et nécessaire pour
qu'une élévation éthique puisse s'accomplir. L'affect
constitue un obstacle, mais un obstacle qui permette de lancer l'homme dans une
conquête de son autonomie, tandis que la passion élimine purement
et simplement toute formation du jugement, elle est donc à éviter
d'où la double tâche négative et disciplinaire de
l'éducation consistant d'une part à manier les affects, et
d'autre part à éviter de tomber dans les passions qui sont comme
des ombres de la raison, mais qui risquent d'empêcher l'homme de se
construire comme être libre. Dans l'Anthropologie, Kant prend
l'exemple de trois passions dangereuses, qui sont "la manie des
honneurs", le "pouvoir", et la "possession"12(*) : "Dans le mesure où elles sont des
inclinations qui visent uniquement à posséder les moyens
permettant de satisfaire toutes les inclinations qui touchent
immédiatement à la fin concernée, elles ont l'apparence
extérieure de la raison : de fait, elles tendent vers l'idée d'un
pouvoir associé à la liberté, grâce auquel seulement
pourraient être atteints de quelconques buts qu'on poursuit."13(*) La passion est perverse dans
la mesure où elle nous détourne subtilement de la liberté
en nous faisant croire que la possession est l'état pleinement accompli
et la réalisation effective de la liberté, car ces trois passions
sont les degrés d'une passion primitive qui est le désir de
possession. La passion obscurcit l'idée même de liberté et
éloigne l'homme de son vrai sens : voilà pourquoi
l'éducation doit être d'abord négative pour être
préventive. C'est elle qui oriente l'homme vers le sens véritable
de cette liberté sans imposer ce sens, cette orientation s'accomplissant
dans le deuxième volet de l'éducation que constitue la
culture.
L'aspect négatif de l'éducation est essentiel et
premier puisqu'il permet d'éviter un détournement fatal à
l'être humain ; il faut qu'elle soit une discipline de
l'élève : "le caractère négatif de
l'instruction, qui ne sert qu'à nous préserver des erreurs, a
beaucoup plus d'importance que mainte leçon positive par où nous
pourrions acquérir un surcroît de connaissance. La contrainte
qui réduit et finit par extirper le penchant persistant qui nous
porte à nous écarter de certaines règles s'appelle
discipline. La discipline se distingue de la culture, qui
doit simplement procurer une aptitude sans en supprimer inversement une autre
déjà existante."14(*) L'homme a alors la possibilité, grâce
à une discipline établie, de dominer ses penchants naturels et de
les ramener vers des règles en les soumettant. "La discipline transforme
l'animalité en humanité. Par son instinct, un animal est
déjà tout ce qu'il peut être ; une raison
étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais
l'homme doit user de sa propre raison. Il n'a point d'instinct et doit se fixer
lui-même le plan de sa conduite. Or, puisqu'il n'est pas
immédiatement capable de le faire, mais au contraire vient au monde
<pour ainsi dire> à l'état brut, il faut que d'autres le
fassent pour lui."15(*)
L'homme est un être imparfait et c'est cette imperfection qui fait sa
perfectibilité parce qu'il peut toujours s'améliorer. Le
problème vient du fait que l'autodiscipline est quelque chose
d'impossible dans l'état d'enfance, la discipline nécessitant la
présence d'un éducateur, c'est-à-dire d'un adulte qui a
conquis sa majorité. L'adulte a cet avantage sur l'enfant du fait qu'il
est sorti de sa minorité, mais cela ne signifie pas qu'il a une
personnalité achevée puisque la construction de la
personnalité est un processus infini, il est simplement plus
avancé que l'enfant. L'adulte éduque l'enfant, lui apprend
à maîtriser sa passion pour la liberté, pour
l'éloigner de l'égoïsme, cet éloignement étant
alors le premier pas d'une éducation morale et s'acquérant dans
la discipline. Apprendre à se discipliner par une contrainte
extérieure n'est donc pas simplement négatif, c'est aussi une
vertu et une première façon de se forger un caractère.
C'est en ce sens que l'éducation devient non pas une science mais une
expérience dirigée, en une double acception puisque
l'expérience de l'enfant s'enrichit de l'expérience et de la
maturité acquise de l'adulte. L'éducation à
l'éthicité nécessite un dressage qui est une partie
négative de l'instruction, mais qui n'est pas que négatif en soi,
puisque c'est dans la discipline que l'homme commence à saisir son
être réel.
Le dressage n'est pas synonyme de souffrance, parce que la
contrainte ne s'entend pas au sens d'une répression psychologique, il
faut le comprendre comme une orientation fondamentale. C'est d'ailleurs ce que
précise Kant, dans une lettre à Heinrich Wolke du 28 mars 1776,
à propos du fils de M. Robert Motherby qui suit les démarches du
manuel de pédagogie de WOLKE, dont le titre évocateur est
Philanthropin : "Son éducation n'a été
jusqu'à présent que négative, -la meilleure, à mon
avis, qu'on ait pu lui donner pour son âge. On a laissé se
développer sans contrainte sa nature et son bon sens,
conformément à son âge, et on n'a empêché que
ce qui pouvait leur donner, ainsi qu'à sa sensibilité, une
mauvaise orientation. Il a été élevé dans la
liberté, sans devenir pour autant insupportable."16(*) Le dressage n'est pas un
étouffement de la nature humaine et de ce point de vue, il est "ohne
Zwang" ; il est la préparation de la culture de
l'être humain en lui évitant "eine falsche Richtung".
Voilà pourquoi dressage et culture sont les aspects solidaires d'un
même processus où l'enfant devient autre, mais l'éducation
morale a pour fin de nier le premier aspect négatif car comme
l'écrit Kant, "la culture morale doit se fonder sur des maximes, et non
sur la discipline. Celle-ci empêche les défauts, celle-là
cultive la manière de penser."17(*) Le dressage ne vise pas à l'élimination
complète des penchants, parce que ceux-ci sont utiles à une
correction qui prépare la moralité : "la punition est morale
lorsqu'on heurte les penchants à être honoré et
aimé, qui sont les auxiliaires de la moralité, par exemple
lorsqu'on fait honte à l'enfant et qu'on le traite avec une froideur
glaciale. Ces penchants doivent autant que possible être entretenus.
C'est pourquoi cette manière de penser est la meilleure, puisqu'elle
vient en aide à la moralité."18(*) L'éducation est la prise de conscience de soi
de la raison, un passage progressif et indéfini de l'absence à la
présence de soi et les penchants sont nécessaires pour que
s'opère un progrès dans cette éducation, progrès
qui s'accomplit dans leur maîtrise. L'enfant est Homme, l'adulte est
Homme d'une autre manière, mais ils sont l'un et l'autre absents
à cette humanité qui transpire de leur être, et ne peuvent,
l'un et l'autre, qu'apprendre avec peine à revenir à
eux-mêmes. S'éduquer, c'est apprendre à être et
apprendre à reconnaître la valeur de ce qui n'est plus
pathologique, à vivre son humanité sans être vécu
par la nature : sujet et fin de soi-même, et non à soi-même
objet et moyen. L'homme doit se produire, c'est-à-dire vivre
réellement dans l'antagonisme irréductible de ses penchants et de
la raison, tâchant sans cesse de supprimer un conflit que sa
réalité ne rend pas supprimable. L'éducation
découvre dans la liberté son principe régulateur, car
c'est par la liberté que l'homme refuse d'être manié comme
une chose.
La notion de dressage n'est pas une notion synthétique,
ce n'est qu'une notion unilatérale. Or, seul un concept
synthétique liant obéissance et liberté, contrainte et
volonté, peut fonder réellement l'éducation. Ce concept
est celui de travail, car l'homme ne peut se produire lui même sans un
effort rythmé. L'éducation corporelle et l'éducation
intellectuelle doivent faire partie d'un programme où l'enfant se
constitue comme homme en apprenant des règles minimales de vie en
société, règles d'habileté et de prudence certes,
mais règles nécessaires dans l'optique d'une moralisation. Le
travail sur soi doit permettre de révéler une disposition
naturelle à la liberté, non pas que la liberté soit en
nous complètement naturelle, mais parce que l'homme a une vocation
à la liberté qu'il est libre de réaliser, il a comme un
choix entre la liberté et la non-liberté : soit il assume sa
condition de sujet et fait en sorte de devenir sujet moral, soit il se vit
comme objet naturel, soumis à ses penchants. Le travail fonde une
certaine autonomie et aide l'enfant à devenir majeur, puisqu'être
majeur, c'est avoir du caractère, c'est-à-dire
être à soi-même la source de son activité. C'est en
obéissant que l'enfant prend peu à peu conscience de
l'Idée de la liberté, mais avant que cette obéissance soit
interne et fonde en droit une autonomie, il faut qu'elle s'effectue par rapport
à une extériorité, à savoir un maître.
Comment s'assurer que le maître est un "bon maître" puisque
lui-même est un homme?
b) Aporie de
l'éducation : pour éduquer convenablement, il faudrait avoir
déjà été correctement éduqué.
Nous touchons une aporie au sein de l'éducation, qui en
transpose une autre plus fondamentale et qui est à l'oeuvre dans
l'histoire sous forme d'un antagonisme entre la passion pour la liberté
et les exigences de la réalisation de l'Idée de liberté.
Ainsi lit-on dans la sixième proposition de l'ouvrage Idée
d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique : "l'homme est
un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres individus de son espèce,
a besoin d'un maître.[...] Il a donc besoin d'un
maître qui brise sa volonté particulière et le
force à obéir à une volonté universellement
valable, afin que chacun puisse être libre."19(*) Ce noeud se traduit dans
l'éducation dans une relation entre le professeur et
l'élève. De même le rapport au maître implique le
problème de l'élaboration d'une constitution civile la plus
parfaite possible, de même le rapport entre l'élève et le
professeur sous-tend celui d'une organisation administrative adéquate.
Cela implique une attention réciproque entre les hommes et le produit de
cette attention est une constitution qui doit tendre dans la pleine
reconnaissance des droits de chacun même si cette constitution ne sera
jamais achevée. Il faut trouver un système éducatif
approprié qui permette aux enfants d'apprendre à penser par
eux-mêmes, cette liberté d'esprit étant indispensable pour
faire advenir une liberté morale. Ce système ne peut pas ignorer
les maximes du sens commun que sont : "1.penser par soi-même ; 2. penser
en se mettant à la place de tout être humain ; 3. penser toujours
en accord avec soi-même. La première est la maxime de la
pensée sans préjugé, la deuxième celle de
la pensée ouverte, la troisième celle de la
pensée conséquente."20(*) Si l'institution contredit ces maximes minimales,
alors la raison sera passive et donc hétéronome, l'enfant ne sera
pas cultivé mais asséné de préjugés qui
écartent définitivement tout terrain moral. On s'enlise dans
l'aporie si on présuppose un système éducatif librement
organisé, qui a pour tâche d'éveiller l'enfant à sa
propre liberté. Nous devons repenser d'une autre manière la
relation entre l'éducation et l'institution et reconduire rigoureusement
la distinction entre le point de vue de l'homme et celui de l'espèce,
car l'homme est capable de sortir de son état de minorité sans
que pour autant l'espèce en soit sortie. L'éducation ne
dépend donc pas originairement de l'institution politique même si
elle en est nécessairement affectée. La liberté de penser
n'a pas attendu la liberté civile et par un paradoxe historique, un
moindre degré de liberté civile est plus favorable au
développement de l'esprit du peuple : Frédéric II fournit
le schème d'une séparation radicale de la pensée libre et
du pouvoir. Le peuple obéit alors que le public est libre dans le
domaine de la raison, Kant entendant par public l'ensemble des gens qui lisent.
"Un degré supérieur de liberté civile paraît
avantageux pour la liberté de l'esprit du peuple, mais il lui
oppose des barrières infranchissables ; un degré moindre de
liberté civile, en revanche, procure à l'esprit l'espace
où s'épanouir selon toutes ses capacités."21(*) Plus la liberté civile
est comprimée et plus l'espace pour la liberté de penser est
grand parce que le sujet a un besoin de se créer un lieu où il ne
peut être contrôlé, ce lieu étant occupé par
la raison. On peut raisonner tant que l'on veut du moment que l'on
obéisse, l'obéissance étant ici corrélative
à un travail de sa pensée. Si l'éducation avait
été plus libérale, c'est-à-dire si l'institution
qui incarne cette éducation avait été plus souple dans sa
législation et avait eu de la distance par rapport au pouvoir politique,
on n'aurait peut-être pas eu les conditions nécessaires pour que
cet espace de la raison soit cultivé. L'éducation est donc prise
dans un antagonisme moteur entre la liberté civile et la liberté
de penser, d'autant que cet antagonisme a des effets réflexifs qui
exhibent une dynamique de progrès : "cette tendance influe en retour,
progressivement, sur la mentalité du peuple et, finalement, sur les
principes mêmes du gouvernement".22(*) L'homme doit sortir de sa
minorité pour aider les autres à s'en sortir, tout comme il a eu
besoin des autres pour devenir majeur et se forger un caractère. Sa
mentalité se forme grâce à l'aide précieuse des
autres, et elle se forme aussi pour les autres et c'est en ce sens que la
mentalité éthique surgit, puisqu'il n'y a de mentalité
éthique que si les exigences communautaires sont prises en compte en
l'homme. Pour autant, le public (celui qui lit) ne doit pas être
traité comme peuple pas plus que le peuple comme public,
c'est-à-dire que le politique ne doit pas légiférer ce qui
relève de la raison, tout comme la raison ne doit pas se faire
propagandiste dans le domaine de la politique.
Cela est primordial, spécialement dans les derniers
degrés de l'éducation que constitue l'Université. La
Faculté de Philosophie ne doit pas être offusquée dans son
prestige, lorsqu'elle est placée après les Facultés de
théologie, droit et médecine, ceci en vertu de cette
séparation entre Raison et législation politique. Il
n'empêche qu'elle a une supériorité sur les autres
Facultés qui tient à son indépendance d'esprit, son
autonomie étant la liberté. "Il faut absolument, pour la
république savante, qu'il y ait à l'Université encore une
faculté qui, indépendante des ordres du gouvernement pour ce qui
est de ses enseignements, ait la liberté non de donner des ordres, mais
pourtant de les juger tous, une faculté qui ait affaire à
l'intérêt scientifique, c'est-à-dire à la
vérité, où la raison doit avoir droit de parler
publiquement"23(*). Si la
séparation des domaines de la raison et de la politique est
nécessaire, il n'empêche que l'éducation appelle dans le
même temps une réforme institutionnelle pour permettre de donner
une assise à cet espace de la liberté de penser. Une fois que
l'institution reconnaît la place à part entière de cette
Faculté, alors celle-ci peut participer à la formation du
jugement des étudiants. La faculté de Philosophie joue alors un
rôle prépondérant dans l'accomplissement d'une
éducation, elle devient un des grands lieux de la transmission non pas
du savoir, mais d'une attitude de liberté essentielle. C'est
peut-être ce concept de transmission qui nous fait sortir de l'aporie de
l'éducation, transmission qui est à l'oeuvre dans les relations
entre les professeurs et les élèves, et ce dès le plus
jeune âge de l'enfant. Cette transmission est celle du bien le plus riche
en l'homme, à savoir celui de l'Idée de liberté appelant
une réalisation infinie. Plus cette transmission est convenablement
assurée, plus une vocation de l'élève s'esquisse, vocation
signant l'acquisition d'une certaine mentalité.
2) Nécessité d'une
nouvelle éducation qui forme la volonté morale chez Fichte.
L'éducation chez Fichte a exclusivement pour
finalité l'épanouissement moral de l'individu, elle
possède un sens spirituel. Dans le troisième discours
des Discours à la Nation allemande, texte de 1808, il
écrit à propos de l'éducation : « elle est
l'art de former l'élève à la pureté
morale. »24(*)
Le terme « pureté » indique qu'elle ne peut souffrir
aucun mobile extérieur, aucun élément étranger qui
viendrait corrompre l'enfant puisque si la pureté n'est pas à la
base de l'homme, elle ne pourra jamais être atteinte. Il faut une
éducation nouvelle qui prenne en considération cette
pureté dès le départ et non pas une éducation
grossière, faite d'artifices pédagogiques qui en fin de compte
font de l'élève une chose naturelle plutôt qu'un être
qui s'éveille. Pour Fichte, l'ancienne éducation était
« impuissante à développer chez les
élèves le sens moral »25(*), elle niait donc la spécificité de
l'être humain en tant qu'il est appelé à se dépasser
dans une vie éthique. Il est impossible de dissocier l'éducation
de l'éducation morale car l'éducation est fondamentalement la
formation de la volonté morale de l'élève.
a) Contradiction de cette
volonté morale avec la libre volonté : l'éducation n'est
pas la culture du libre-arbitre.
L'ancienne éducation a le mérite d'être un
exemple parfait de ce qu'il ne faut pas faire puisqu'elle n'a fait
qu' « enraciner et [...] développer en
[l'élève] tout le contraire du sens moral et [...] mettre tous
ses intérêts sous la dépendance de mobiles et de stimulants
essentiellement amoraux. »26(*) L'élève a été vidé
de toute humanité et son être a été corrompu
radicalement, le rendant à jamais inapte à la communauté,
c'est-à-dire incapable de s'inscrire dans une collectivité qui
n'assure pas ses intérêts. Fichte est contre une forme de ruse de
l'éducation qui viserait à montrer à l'élève
l'intérêt qu'il a à privilégier la
collectivité pour exprimer son individualité parce que cette
démarche est contraire au sens moral. L'amour-propre corrompt tout
véritable amour, Fichte amplifiant certaines analyses de la Critique
de la raison pratique de Kant. L'éducation doit être la
formation d'une nécessité proprement morale et doit susciter un
amour de la loi morale. En ce sens, elle a pour objet la liberté
éthique et surtout pas le libre-arbitre. « Or,
l'éducation nouvelle devra, au contraire, s'appliquer, sur le terrain
qu'elle aura à labourer, à détruire totalement la libre
volonté et à éduquer la volonté dans le sens de la
rigoureuse soumission à la nécessité et de
l'incapacité d'accepter le contraire. »27(*) L'emploi des futurs montre la
vraie tâche de cette nouvelle éducation dans l'avenir : il s'agira
de « détruire » la libre volonté pour que la
liberté puisse advenir, l'éducation étant alors une forme
de violence originelle qui ne correspond pas à un simple dressage. La
libre volonté désigne la volonté en tant qu'elle se
manifeste comme spontanéité naturelle des penchants, elle n'est
surtout pas une libre détermination.
L'éducation soumet à une tendance de fait et qui
est première (« Notre nature »28(*)), une tendance de droit, qui
est seconde mais première en vérité (« notre
nature »). La nature proprement morale doit dépasser la
nature immédiate, la liberté n'étant pas une seconde
nature mais une nouvelle nature. Cette nouvelle nature de l'homme ne contredit
pas la première, puisque nous avons un corps, mais la dirige et la
maîtrise complètement. « L'autodétermination, la
moralité, a pour condition la conservation et le plus grand
perfectionnement possible de mon corps ; il me faut donc subordonner la
première fin à la seconde, ne conserver et ne former mon corps
que comme instrument de l'action morale et non pas comme s'il était par
lui-même une fin. »29(*) La liberté n'est possible que si la tendance
première est contrôlée par la tendance seconde, car la
liberté pratique pure est une rigoureuse soumission à la
nécessité et elle produit un changement de la volonté qui
passera du statut de libre volonté à celui de volonté
libre, l'éducation étant une libération du libre-arbitre.
Cette volonté libre est ferme parce qu'elle est une
autodétermination. Plus l'homme s'écarte du libre arbitre, plus
sa volonté s'affermit car elle ne dépend plus alors de mobiles
extérieurs.
Pour l'éducation, « faire naître une
nécessité est également une
nécessité. »30(*) Cette phrase est intéressante parce qu'elle
indique une deuxième naissance de l'homme comme homme, elle
adhère pleinement au point de vue kantien du §1 de
l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique. L'homme se
recrée dans l'éducation et se montre capable de créer du
fixe, du permanent parce qu'il a des valeurs, cette renaissance
différant de la naturalité première qui elle, est
contingente. Ces valeurs sont réunies synthétiquement dans un
foyer réel que constitue l'amour du bien et cet amour doit être
suscité en premier lieu parce que « cela aura pour effet
nécessaire la formation chez l'élève d'une bonne
volonté également invariable. »31(*) C'est la forme de sa
volonté qui est fixée, quelle que soit la matière à
laquelle elle s'applique. L'apprentissage est une contrainte positive, Fichte
concevant l'éducation comme une relation réciproque, une
coordination de plusieurs volontés. Nous avons en fait une
coéducation entre plusieurs personnes et cette coéducation est ce
qui fait vivre l'élément éthique présent chez
l'élève et le professeur, chacun s'appropriant sa propre force
spirituelle. Fichte distingue trois stades dans l'éducation, le premier
étant la conscience de la possibilité de créer, le
deuxième consistant dans la liberté de penser et le
troisième dans la prise de conscience de la liberté
éthique, car c'est en sujet éthique que le sujet s'accomplit
véritablement. Il faut agir sur la forme de l'apprentissage à
laquelle sera soumise la matière de l'apprentissage, l'amour de
l'élève pour ce qu'il fait devant être suscité.
« Et nous avons découvert que le seul moyen d'allumer cet
amour consiste à stimuler, à encourager le travail personnel,
l'activité libre de l'élève, à en faire la base de
toute connaissance, l'apprentissage de ce qui doit être
appris. »32(*)
La stimulation et la motivation de l'élève, bref le goût de
la culture sont essentiels et sur ce point également, Fichte rejoint
Kant.
b) Sens politique de
l'éducation : situation de la liberté au sein d'un contexte
éthique concret.
Cette éducation nouvelle ne peut être rendue
possible que par une réforme politique puisqu'il s'agit de doter
l'institution d'une véritable force spirituelle, cette force spirituelle
étant la « Nation ». Seule la Nation peut donner une
cohésion à cette éducation en la transformant en une
éducation nationale, valable pour des individus qui partagent les
mêmes racines et donc les mêmes valeurs. Cette éducation, de
par sa force saura résister pleinement à tout égoïsme
et fera prendre conscience à l'élève de son enracinement
culturel et des devoirs qu'il a envers les siens car cette éducation
vise « la formation d'un nouveau moi, d'un moi qui, jusqu'à
présent, n'avait existé chez les individus qu'à titre
d'exception mais jamais comme un moi général et
national . »33(*) Le sujet n'est pas l'individu, c'est la nation et le
peuple en tant qu'il est l'expression concrète de la nation. La
formation de ce nouveau moi est essentiel pour chaque individu, elle met en
évidence la pensée d'une intersubjectivité, non pas en
tant qu'elle serait une relation entre les divers moi empiriques, mais en tant
qu'elle conférerait une nouvelle unité à la
communauté. Ce « moi général » a une
culture, une historicité, parce qu'il est construit. Cette
historicité demeure un repère fondamental pour l'individu car si
elle n'advient pas, ce dernier reste dans la naturalité pure. Le
« moi général » est une nouvelle idée
de l'intersubjectivité, il ne désigne pas seulement la nation, ou
le peuple ou une communauté quelconque qui se serait hypostasiée
en un principe unificateur, ce n'est donc pas un autre nom mais bel et bien le
fondement d'une intersubjectivité éthique, fondement qui doit
être construit car il n'est pas déjà là.
Fichte parle au-delà des classes et des rangs sociaux,
il s'adresse aux forces vives de la nation qui doivent préparer l'avenir
de générations qui porteront au plus haut la force spirituelle de
la nation allemande. L'éducation doit être confiée à
des hommes de la nation qui souhaitent voir naître cette
génération : l'éducation doit assurer la transmission
de caractères nationaux car elle est « commune à
tous. »34(*)
Elle indique fondamentalement ce que le peuple veut faire de lui-même et
sa détermination à maintenir en vie l'élément
éthique qui lie tous les individus au corps de cette nation face
à ce qui est étranger (das Fremde) et qui risque de
faire disparaître l'authenticité de cette nation. Fichte
redéfinit le peuple dans le huitième discours :
« Voilà ce qu'est, au sens élevé du mot, un
peuple vu dans la perspective d'un monde spirituel : c'est un ensemble
d'hommes vivant en société, se reproduisant sans cesse par
eux-mêmes, spirituellement et naturellement, obéissant à
une certaine loi particulière d'après laquelle le divin peut
s'épanouir au sein de cette communauté. C'est
l'universalité de cette loi qui relie cette masse d'hommes, dans le
monde éternel, comme aussi dans le temporel, en un tout naturel se
suffisant à lui-même. »35(*) Dans cette phrase sont reliés les concepts de
« société »,
« communauté » et
« universalité » indiquant la réalité
d'un peuple en tant qu'il exprime l'Universel à partir d'un enracinement
géographico-culturel particulier. Le peuple accède alors à
une réalité intelligible qui transfigure ses actions dans le
monde sensible et le rend « éternel » : si on
ne maintient pas cette éternité qui est présente dans
l'élément éthique qui fait la cohésion et la force
de la communauté, alors le peuple n'exprime plus l'Universel et n'a plus
de sens à exister. Seule une éducation rigoureusement nationale
peut préserver cet élément éthique et en ce sens
l'éducation a une vocation éternelle.
Si cette éducation n'est pas maintenue, la
spécificité de la nation est niée au profit de
l'étranger et d'une autre nation. « Ainsi, les hommes,
victimes de cet engouement pour l'étranger [...] ne croient pas à
l'existence du primitif et à la nécessité d'en poursuivre
le développement, mais uniquement au cycle perpétuel de vie
sensible. »36(*)
La perpétuité naturelle est contraire à
l'éternité, elle ne prépare qu'un retour cyclique alors
que le peuple a la possibilité de s'élever jusqu'au divin en le
reflétant, l'image du divin s'incarnant dans la vie spirituelle du
peuple. Les Discours à la Nation allemande s'inscrivent dans un
contexte politique particulier, celui de la non-existence de l'Allemagne
comme État. Or, le peuple allemand se trouve investi d'une mission,
celle de régir spirituellement l'humanité future, l'Allemagne
étant destinée à assurer la relève de la France
révolutionnaire, trahie par la France napoléonienne. La nation
est en fait redéfinie par l'éducation et non pas uniquement par
son génie ou le contrat social qu'elle met en oeuvre. Alain Renaut
écrit dans sa présentation des Discours que
« le signe visible de l'inscription d'une liberté au sein
d'une culture et d'une tradition consiste dans la capacité d'être
éduqué, dans l'éducabilité aux valeurs de cette
liberté et de cette tradition. De là, son insistance sur
l'éducation nationale comme éducation à la
nation. »37(*)
L'éducation nationale est comme le produit du processus éducatif,
elle indique que l'homme est en train de se former en direction d'une
éthicité, elle est comme le signe visible d'une
régénération intelligible de l'homme qui devient capable
de s'élever au sens d'une liberté éthique au sein d'un
contexte culturel. Cette éducation crée alors un enthousiasme des
hommes du peuple qui ont envie de faire vivre les forces spirituelles de la
nation. « [Chez le peuple allemand], l'enthousiasme provoque
l'enthousiasme et l'élève sans peine à toute
vérité claire, et cet enthousiasme persiste toute sa vie et la
forme à son image. »38(*) Les Allemands doivent avoir envie de se former et
d'affirmer une spécificité culturelle,
l'éducabilité est comme une aspiration intérieure capable
d'affronter tout obstacle temporel et extérieur.
c) La liberté a un
langage.
Si la nation allemande n'est pas encore constituée en
entité politique autonome et reconnue comme telle, alors son
unité ne peut être faite que de deux façons, par sa langue
et sa race, l'adéquation entre les deux achevant l'enracinement culturel
de la liberté humaine. La langue est ce qui fait exister la
réalité spirituelle du peuple et vivifie son
élément éthique car sans la langue, le peuple et
l'individu n'ont plus de racines, leur liberté devient illusoire parce
que sans plan et sans armature. « Car les hommes sont formés
par la langue, plus que la langue ne l'est par les hommes. »39(*) La langue est
nécessaire pour une coordination de l'intersubjectivité
éthique, car la langue est avant tout une mise en rapport entre une
culture spirituelle et une culture sensible. « c'est, en effet,
grâce à cette correspondance que nous sommes à même
de désigner par le langage la place de l'organe sensible dans l'organe
suprasensible. Sous ce rapport, la langue ne peut rien de plus ; elle donne une
image sensible du suprasensible »40(*). La langue devient l'instrument de désignation
symbolique de la réalité spirituelle du peuple, elle est l'organe
médiateur entre la vie spirituelle du peuple et sa vie sensible, elle
exprime le plus haut degré de liberté de l'individu et est ce qui
signifie et vise l'élément éthique constitutif de la
réalité spirituelle du peuple. En tant qu'elle est un rapport,
elle ne peut être qu'une, car le suprasensible ne peut se dire de
multiples façons. « Cette partie suprasensible contient les
symboles qui synthétisent en unité parfaite l'ensemble de la vie
nationale, matérielle et spirituelle, telle qu'elle est
réalisée dans la langue ; et elle exprime alors une notion qui,
loin d'être arbitraire, dérive nécessairement de toute la
vie passée de la nation, de sorte qu'en remontant dans le passé
il devient possible à un oeil exercé de reconstituer par
là toute l'histoire de la civilisation du peuple. »41(*) La langue est le fondement de
l'unité nationale, car c'est elle qui réalise le processus de
formation d'un peuple, elle n'est pas informée par les individus mais
les façonne, les situe concrètement. La liberté, qui fonde
l'adhésion à une nation n'est pas une liberté
métaphysique abstraite, elle est au contraire une liberté en
situation qui doit s'inscrire dans une tradition et une culture pour lesquelles
les valeurs spirituelles ont un sens. La réalité suprasensible
que la langue exprime n'est autre que celle de l'universalité de la loi
morale et donc de la manifestation de la liberté, car la liberté
n'est pas un phénomène sensible mais possède un
caractère nouménal. Ne pas faire advenir cette
nouménalité en ne l'exprimant pas, c'est s'en éloigner
définitivement.
La langue est véritablement l'organe de la
liberté, le terme « organe » revenant très
souvent chez Fichte, notamment dans La destination de l'homme et les
Discours à la Nation allemande. « Le brouillard qui
m'aveuglait se dissipe à mes yeux. Je reçois un nouvel organe, et
c'est, en lui, un monde nouveau qui s'ouvre à moi. Il s'ouvre à
moi exclusivement par le commandement de la raison et ne se rattache en mon
esprit qu'à ce commandement. »42(*) L'organe permet l'ouverture à un nouveau
monde, il est un accès essentiel parce qu'il permet de nommer ce qui ne
peut être nommé, à savoir la réalité
intelligible. Cet organe n'est pas une partie mais une articulation entre deux
mondes dont la cohésion donne un sens éternel à
l'existence et une destination véritable. Il est l'expression de la
conscience morale parce que la conscience morale s'incarne dans une
proximité vocale, celle qui me prédispose à autrui en
m'inculquant les principes éthiques, c'est-à-dire celle qui
détermine mon être comme activité d'un devoir-être.
Or, le sujet réel, c'est le sujet éthique, non pas dans le sens
où le sujet est pour l'autre, mais dans le sens où le sujet
éthique est celui qui se détermine suivant le devoir-être.
Le devoir-être constitue la table des concepts de la liberté,
Fichte redéfinissant une génétique des concepts :
« je m'attribue une force réelle, efficace, la force de
produire un être, qui est tout autre chose que la simple faculté
des concepts. Ces concepts, que l'on appelle concepts de fins, ne doivent pas
l'être à l'instar des concepts de la connaissance, des images
reproduisant après coup un donné, mais plutôt des images
préfigurant ce qui doit être produit. »43(*) La destination de l'homme
n'est pas de savoir ou d'agir mais d'agir selon un savoir et ce à l'aide
de concepts de fin bien définis. Parce que la langue est l'organe de la
liberté, il existe un langage éthique.
Chapitre 2 : L'effort
réunit les préoccupations communautaires à un
individualisme moral.
1) La loi morale comme
« document de la liberté » chez Kant.
L'expérience nous révèle que l'être
humain a le pouvoir de se déterminer par la raison,
indépendamment des mobiles de la sensibilité et que l'on appelle
ainsi pratique ce qui est possible par liberté, mais elle nous
révèle également que ce pouvoir de la raison donne
naissance à des prescriptions de devoir-être (Sollen), la
liberté se joue donc dans le passage d'un pouvoir à un devoir,
passage s'effectuant grâce à l'existence de la loi morale.
Celle-ci est la ratio cognoscendi de la liberté qui, elle, est
sa ratio essendi. Comme l'écrit Kant, « le principe
fondamental de la moralité n'est pas un postulat. »44(*) En effet, « les lois
pratiques sont, à l'exemple des postulats mathématiques,
indémontrables et pourtant apodictiques. »45(*) La loi morale se
présente à nous sous la forme d'un commandement ; or, sans la
liberté, la loi morale ne se trouverait nullement en nous, mais sans la
loi morale, la liberté nous demeurerait totalement inconnue. Les deux
concepts s'impliquent réciproquement, car la liberté fonde la loi
morale et la loi morale prouve la liberté. La loi est à
elle-même sa propre justification : la loi morale n'est pas
prouvée (bewiesen), elle "prouve sa réalité"
(beweist seine Realität)46(*). Nous n'avons pourtant de la liberté aucune
intuition, ni sensible ni intellectuelle et la loi morale n'existe pas pour
combler cette lacune et donner de la liberté une détermination
théorique. Certes, elle peut se saisir à travers des
schèmes, mais son rôle est déterminant pour la
volonté, parce qu'elle justifie l'idée de liberté.
La loi morale n'a pas besoin de déduction parce qu'elle
est un fait de la raison, tandis que la liberté a besoin d'une
déduction, bien qu'elle soit un fait de la raison. La déduction
de cette dernière est cependant immédiate et c'est pour cela
qu'elle se confond avec ce fait. La liberté est finalement
déduite en son plus haut point de la conscience de la loi morale : "la
raison pure peut être pratique, c'est-à-dire, déterminer la
volonté par elle-même, indépendamment de tout
élément empirique et elle l'établit à vrai dire par
un fait (Factum), dans lequel la raison pure se prouve elle-même
(sich beweist) comme effectivement (in der That) pratique en
nous, à savoir par l'autonomie dans le principe fondamental de la
moralité, au moyen duquel elle détermine la volonté
à l'action (That)."47(*) Le fait de la raison révèle la
présence en nous de la raison pure pratique, raison autonome qui pose la
loi morale. Aussi bien le fait de la raison est-il moins un fait donné
à la raison que la raison elle-même considérée comme
fait. "La loi morale est le fait unique de la raison pure, qui s'annonce par
là comme originairement législative."48(*) La liberté est alors
conçue tantôt comme un fait de la raison, tantôt comme
déduite immédiatement à partir d'un fait de la raison.
Si la liberté est un fait, elle n'est cependant pas un
fait d'expérience, mais un fait dans l'expérience parce que ce
que nous saisissons dans l'expérience, ce n'est pas la liberté
elle-même, mais des actions réelles qui manifestent cette
liberté. Autrement dit, la liberté se manifeste dans le monde,
mais ne relève pas de celui-ci : nous savons que nous sommes libres mais
nous ne connaissons pas en elle-même notre liberté. La loi morale,
en manifestant l'idée de liberté, nous appelle à devenir
membre du monde intelligible. En effet, par la raison, je connais la loi morale
et, par là même, "je me reconnais lié par une connexion
universelle et nécessaire."49(*) Je deviens membre législateur au sein de ce
monde ; l'acte législateur n'est cependant pas laissé à
l'arbitraire du sujet car la position de la loi morale est tout aussi
inconditionnée que cette loi elle-même.
La volonté libre, en effet, ne peut agir sans loi,
c'est à la fois librement et nécessairement qu'elle pose la loi
morale, mais c'est précisément parce qu'elle est libre qu'elle se
donne nécessairement à elle-même, comme loi, la forme
universelle de toute loi. Ici intervient alors la distinction entre
volonté pure législatrice (Wille) qui est une
volonté objective intelligible, et la volonté du libre-arbitre
(Willkür) qui est la volonté subjective affectée
par le sensible. Il existe donc des degrés de liberté et la
liberté éthique constitue le plus haut degré. L'être
vertueux doit s'efforcer de réduire au maximum la contingence de
l'action morale et tendre à la rendre nécessaire, l'effort
impliquant un progrès vers une sainteté de la liberté et
une détermination supérieure de la liberté. Cet effort
n'est pas une soumission au sens usuel du terme, mais une obéissance qui
marque la liberté du sujet. "Comme sujet de la législation
morale, procédant du concept de liberté, et suivant laquelle
l'homme est soumis à une loi qu'il se donne à lui-même
(homo noumenon), l'homme est un autre être que l'homme sensible
doué de raison, mais cette considération n'a de sens qu'à
un point de vue pratique."50(*) La liberté est donc un devoir pour l'homme.
Les deux degrés de la volonté entrent en jeu dans la conscience
morale, puisque lorsque la loi morale se manifeste à nous dans
l'expérience de l'obligation, elle nous révèle tout
ensemble la liberté de la volonté autonome qui pose la loi et la
liberté de la volonté arbitraire qui peut choisir pour ou contre
la loi, d'où l'existence et la possibilité du mal. Nous avons une
liberté de choix, car soit nous sommes pour la loi morale, soit nous
sommes contre, il n'y a pas d'intermédiaire. L'homme a le pouvoir de
déterminer le fondement de ses maximes en fonction de la loi morale, il
devient responsable. Si la loi morale est la ratio cognoscendi de la
liberté du libre arbitre, la liberté du libre arbitre est la
ratio essendi de notre responsabilité morale.
Ce qu'il y a de libre dans notre libre arbitre ne tient pas
à notre puissance d'agir contre la raison, mais au contraire à la
faculté d'agir conformément à la loi. Plus nous agissons
en fonction de cette loi, plus nous nous forgeons un caractère
intelligible qui ne change pas avec les circonstances extérieures. Quand
nous parlons de caractère, "il n'est pas question de ce que la nature
fait de l'homme, mais de ce que l'homme fait de lui-même."51(*) Que ce caractère soit
bon ou mauvais, ce n'est certes pas à la nature qu'il faut en attribuer
le mérite ou la faute. Il existe cependant une disposition naturelle,
qui fait de l'homme un être moral capable d'admettre dans ses maximes le
respect de la loi comme mobile déterminant de son action. Pour se
réaliser pleinement et manifester son autonomie authentique, la
liberté humaine n'a donc pas à s'opposer à la nature, mais
à la dépasser en actualisant par un acte de liberté une
potentialité déjà inscrite dans la nature elle-même,
en choisissant effectivement (in der That) comme mobile cette loi
morale, c'est-à-dire en faisant en sorte qu'à la "disposition au
bien"52(*) constitutive de
la nature s'ajoute un "penchant au bien"53(*) qui serait alors l'indice que la
Willkür a décidé de devenir Wille.
L'acquisition d'un caractère est primordial pour la constitution de la
personnalité morale car cette dernière "n'est pas autre chose que
la liberté d'un être raisonnable soumis à des lois
morales."54(*) Le
caractère intelligible est le fondement d'un choix intemporel qui
détermine la totalité de mes actions dans l'ordre
phénoménal : il s'affirme dans l'effort fourni par le sujet pour
déterminer ses maximes en fonction de la loi morale.
2) Définition d'une
éthique du projet chez Fichte ayant pour objet une infinie connexion des
intersubjectivités.
"Nous n'agissons pas parce que nous connaissons ; nous
connaissons au contraire parce que nous sommes destinés à agir ;
la raison pratique est la racine de toute raison. Les lois qui régissent
les actes des êtres raisonnables sont d'une certitude immédiate :
leur monde n'est certain que parce que ces lois sont certaines."55(*) Le monde se présente
comme l'objet d'une transformation à réaliser ; ce ne sont pas
les lois naturelles qui déterminent passivement notre raison ; au
contraire, notre liberté remodèle le monde grâce à
une éthique du projet définie selon les fins de l'homme libre.
Cette éthique est au coeur de l'idéalisme car comme
l'écrit Jean-Marie Vaysse, "Face à l'idéalisme, qui est
une philosophie de la liberté et de l'agir, le dogmatisme est une
philosophie de la nature et un réalisme de l'être, une
ontologie."56(*) Alors que
la philosophie dogmatique hypostasie le sensible pour en faire un intelligible
en soi, l'idéalisme transcendantal définit une véritable
ontologie de la praxis. "Le fondement de l'affection du Moi
étant situé dans le Moi lui-même, celui-ci n'a rien
à saisir au-delà de lui."57(*) L'essence de la liberté, qui est
antérieure à la liberté, est présente dans le Moi
et c'est le pouvoir pratique qui révèle cette dernière, ce
pouvoir impliquant une confrontation avec le monde sous la forme d'une
résistance. "Une chose ne possède une réalité
indépendante que dans la mesure où elle est mise en relation avec
le pouvoir pratique du moi."58(*) Sans cette relation, elle n'est rien puisqu'elle ne
peut être reconnue comme chose. Fondé par la liberté
pratique du sujet, le monde n'est pas un pur spectacle, il est objet d'action
et sollicite toutes les libertés. Le sujet doit se dépasser
constamment dans l'effort de son action morale, il s'ouvre ainsi à la
communauté grâce à l'infinité de son effort et de sa
tâche (Aufgabe).
La catégorie de communauté est une
catégorie pratico-politique qui articule la substantialité
égologique à la liberté d'agir, elle est
emblématique de l'ontologie de la praxis en tant qu'elle est
l'horizon indépassable de notre effort. Il reste à accorder la
loi morale à la spéculation qui avait mis en évidence
l'absoluité du Moi fini : or, pour concilier le Moi et la
communauté, il faut concevoir le concept d'une totalité qui n'est
rien d'autre que l'objectivation de la loi morale. Cette totalité est
Dieu, elle fonde la nécessité d'une action pratique infinie. La
catégorie de communauté permet d'articuler les rapports entre
individus par l'action réciproque. L'éthique fichtéenne
repose à la fois sur une morale de la conviction individuelle et une
morale sociale, chaque membre trouvant en lui-même le principe de la
moralité, mais ce dernier n'étant effectuable que dans une
communauté. L'Absolu est toujours à réaliser, il laisse un
espace libre pour l'imagination : la communauté prend son sens dans la
manière dont les sujets éthiques envisagent et imaginent son
avenir. Ici, on a un exemple de l'effectivité pratique de l'imagination,
dont le pouvoir "flottant" (Schweben) avait été
affirmé sur le plan théorique.
L'acquisition d'une mentalité éthique est
nécessaire pour la formation d'un caractère libre et
intelligible, où l'homme choisit son être et ce qu'il veut
devenir. Seul ce caractère intériorise les exigences
communautaires et rend possible un effort incessant d'ouverture aux autres.
L'homme est donc pleinement responsable, il s'agit maintenant de coordonner
l'espace réel de ces libertés au sein d'un ordre
juridico-politique qui soit le plus adéquat à leur expression,
c'est-à-dire qui les garantisse.
DEUXIÈME PARTIE :
Exigence d'un ordre juridico-politique stable permettant
l'organisation des libertés.
Chapitre 3 :
Caractéristiques de l'état de nature juridico-politique
1) La garantie d'une
sphère de liberté individuelle chez Kant.
L'éducation s'était présentée
ainsi comme le terrain qui donnait une place et un sens au concept
d'anthropologie pratique, parce qu'en formant son caractère, l'homme
s'est peu à peu rendu apte à la vie en communauté. La
tâche de l'éducation était d'explorer les moyens d'une
médiation entre les mobiles naturels et la pure intentionnalité
morale. Il s'agit maintenant de réaliser la coexistence des
libertés au sein d'une société civile, sachant que cette
société doit garantir la liberté de l'individu pour ne pas
devenir caduque. On passe de l'éducation, qui a préparé
l'homme à ces nouveaux défis, à l'organisation efficace
des droits, normée par l'Idée de la liberté. La
réalisation de la liberté des individus dans l'histoire n'est pas
spontanée, elle nécessite le recours à des
médiations juridico-civiles : la société est alors
l'instrument privilégié de la rectification des moeurs et de
l'union des individus. Elle est le moyen par lequel la nature les force
à sortir de l'isolement et à entamer une civilisation
progressive. L'état civil est la fin dernière de la nature qui
contraint les hommes à se civiliser ; cette contrainte unificatrice est
nécessaire et montre la naissance de tout État dans la force.
Cette forme primitive de l'unité humaine est politique, l'exercice de la
contrainte précédant inévitablement la fondation juridique
d'une autorité qui puisse être librement acceptée. Les
hommes doivent se trouver sous une contrainte réciproque afin que la
liberté de l'un limite celle de l'autre, et ce jusqu'à atteindre
la plus grande liberté générale selon l'image des arbres
dans la forêt : "un arbre isolé dans la campagne pousse de
travers, il étend largement ses branches; en revanche, un arbre qui se
dresse en pleine forêt pousse droit parce que les arbres voisins lui
résistent."59(*)
Cette image est intéressante parce qu'elle signifie que la friction des
égoïsmes équivaut à un redressement réciproque
des courbures naturelles des individus, au moyen de la légalisation
forcée.
La liberté s'entend alors en deux sens : ou bien elle
désigne ce qui est permis, ou bien elle renvoie à ce qui est
obligatoire. Le premier sens renvoie à l'autodétermination
individuelle, le deuxième sens à l'autonomie, à savoir
l'autodétermination collective. Le contrat originaire, à la base
de l'état civil, montre que le deuxième sens est le plus conforme
à l'Idée de liberté, car la liberté ne se
réalise pas dans un bonheur égoïste, elle advient au
contraire suivant le droit. Or, les droits de l'individu se comprennent suivant
trois concepts-clés, dont le premier est celui d'impératif qui
est "une règle pratique, par laquelle une action en elle-même
contingente est rendue nécessaire."60(*) Dire que les devoirs
juridiques, comme les devoirs moraux, obéissent à
l'impératif catégorique de la raison, c'est dire qu'ils
répondent à une règle pratique dont la
représentation rend nécessaire une action qui, par
elle-même, ne serait que subjective et contingente. Devoir de droit et
devoir moral sont donc de l'ordre du Sollen. Le deuxième
concept est justement celui de devoir défini comme "l'action à
laquelle chacun est obligé."61(*) L'obligation renferme une nécessité
pratique rationnelle et, en même temps englobe une contrainte par
laquelle l'idée de devoir est un mobile de l'action. Le devoir arrache
l'individu à l'existence empirique ; il est la loi par laquelle la
moralité signifie que l'homme n'atteint sa vérité d'homme
qu'en s'ouvrant à l'intelligible dont il participe. Ainsi, tout devoir
-devoir de droit ou devoir de vertu- est un pas accompli vers la
liberté. C'est le troisième concept préliminaire de la
métaphysique des moeurs qui exprime au mieux la normativité des
droits de l'individu, ce concept étant celui d'imputation. "Un fait
(Tat) est une action, pour autant qu'elle est considérée
sous les lois de l'obligation, par conséquent pour autant que le sujet
en celle-ci est considéré au point de vue de la liberté de
son arbitre."62(*)
L'imputation désigne précisément le rapport qui lie
l'action à l'agent, dans la mesure où l'agent est responsable
autant de l'acte, que des conséquences engendrés par cet acte.
Kelsen a fait une distinction entre causalité et imputation qui permet
de préciser les contours de ce concept : "l'imputation est
établie par un acte de volonté, dont une norme est la
signification, tandis que la causalité (c'est-à-dire la relation
entre une cause et un effet, décrite par une loi naturelle) est
indépendante d'une telle intervention."63(*) C'est la norme qui lie l'action à celui qui
en est responsable, l'acte de volonté signifiant l'acte par lequel la
norme est posée, l'acte posant la norme. En ce qui concerne la
liberté individuelle, il faut parler de normes individuelles au sens
où Kelsen les définit : "Une norme a un caractère
individuel si elle pose comme obligatoire un comportement
déterminé pour un individu dans une circonstance
particulière et unique."64(*) Le fait de normer le comportement de l'individu, fait
que celui-ci est réellement traité comme une personne morale et
non plus comme une simple chose.
La légalisation forcée ne peut cependant pas
s'imposer immédiatement en réprimant toute liberté
individuelle car alors elle serait vouée à l'échec. C'est
par une philosophie de l'éducation qu'un accord entre
légalité et moralité est possible, mais d'un accord qui
soit capable de promouvoir une conception de la légalité qui ne
soit pas dépourvue de toute valeur pratique. C'est dans la civilisation
que peut se cultiver cette conception de la légalité, la
civilisation devant s'offrir comme le moyen de son propre dépassement.
En effet, la destination de l'humanité n'est pas la civilisation mais la
moralisation et c'est la culture qui désigne clairement le besoin d'un
passage à la moralisation.
On remarque une divergence profonde dans la
présentation du rôle de la culture, dans la Critique de la
raison pure et dans Idée d'une histoire universelle au point de
vue cosmopolitique. Alors que dans le premier ouvrage, Kant soutient que
les habitudes de dissimulation dans les manières ont "non seulement
civilisé" les hommes, "mais [les] ont encore moralisés dans une
certaine mesure"65(*), on
constate dans le second ouvrage qu'il met en concurrence les termes de
civilisation et de moralisation, parce qu'il écrit que "nous sommes
hautement cultivés dans le domaine de l'art et de la science. Nous
sommes civilisés au point d'en être accablés, pour
ce qui est de l'urbanité et des bienséances sociales de tout
ordre. Mais, quant à nous considérer comme déjà
moralisés, il s'en faut encore de beaucoup."66(*) La civilisation est un
procès qui affine l'individu mais ne le rend cependant pas moral. Elle
constitue une amélioration ou un perfectionnement légal, qui doit
être normé par un progrès moral qui sert de fil directeur
d'une continuité historique. Ce n'est plus l'individu qui doit se
créer un caractère, comme c'était le cas dans
l'éducation, mais c'est l'humanité elle-même qui doit se
forger un caractère dans la civilisation. La civilisation est donc bien
le passage obligé de l'espérance de moralisation. Elle est un
mouvement culturel qui ne s'arrête pas, et qui se dirige progressivement
vers une moralisation. Le caractère de l'espèce se manifeste dans
l'éclosion des talents individuels qui se complètent. La culture
a une double fonction, d'une part dans la formation d'un caractère de
l'individu dans l'éducation, et d'autre part dans la transformation de
l'égoïsme en talent au niveau de l'espèce.
Le dispositif étatique a pour but d'assurer par un
minimum de contrainte la coexistence extérieure des libertés
individuelles, il doit veiller à ce que les droits de chaque individu
soient respectés. Il a une fonction technique car l'état civil
kantien n'a pas de fins à prescrire aux individus, sa fin propre
étant d'abord de permettre que chaque individu puisse atteindre ses
buts. Il n'a pas à établir ce que doivent faire les individus,
mais il doit garantir une sphère de liberté permettant à
chacun de suivre les fins qu'il se propose selon ses talents et ses
mérites. L' État se fait pour l'homme libre, il sert ses
intérêts à condition que celui-ci respecte la
liberté des autres. L'organisation de l'appareil juridique permet
d'instaurer un système de normes que chacun doit vouloir suivre pour
assurer sa liberté de mouvement en consentant à sa limitation par
celle d'autrui. À son propre niveau d'objectivité, le rapport
juridique fait du consentement à sa normativité une obligation
qui sanctionne la contrainte. La réciprocité entre droit et
devoir se traduit par la soumission nécessaire à la contrainte
que chacun peut simultanément exiger. La contrainte a alors une fonction
structurelle, puisqu'elle restaure comme force juste la liberté
menacée d'être niée.
L'État n'a pas seulement une fonction technique, il a
aussi une dimension éthico-politique en ce qu'il éduque la
violence des individus qui vient de l'insociable sociabilité, il
réprime les penchants égocentriques en exploitant leur
vitalité contradictoire. Le dispositif juridico-étatique est
comme le schème technique d'une législation pratique, dont la
représentation d'une volonté universellement valable constitue la
norme fondatrice de l'exigibilité des règles. Il est
nécessaire ici de rappeler la séparation rigoureuse entre le
droit et la morale, la contrainte relevant de la sphère du droit. "Le
droit et la faculté de contraindre sont une seule et même
chose."67(*) La
sphère du droit est celle de la légalité distinguée
de la moralité. Cette dernière désigne une
législation intérieure alors que la première se
réfère à une législation extérieure. Kant
précise que "la législation intérieure fait de tous les
autres devoirs des devoirs indirectement éthiques."68(*) La coordination des
libertés extérieures se fait sous l'égide d'une
Idée de la liberté qui est régulatrice et qui trace la
destination de l'humanité. Le droit révèle alors sa force
pratique : il est à la fois forme de réalisation des dispositions
technico-pragmatiques et moment de la raison pratique, impératif que
l'espèce humaine se donne à elle-même de se constituer
à la fois en fin de la nature et fin en soi. Le dispositif
juridico-étatique ne peut donc pas être une simple coercition
empirique et politique, il lui faut une valeur éthique dans son
rattachement à des fins morales. La morale doit être voulue comme
une fin, mais non utilisée comme une cause empirique ou politique.
2) Le sujet comme "organe de la
liberté" chez Fichte.
Le sujet réel est celui qui a une responsabilité
éthique et c'est cette responsabilité qui motive ses actions dans
l'ordre juridico-civil. Sinon il n'est qu'un rouage passif et mort d'un grand
Tout, c'est-à-dire un simple mécanisme, dénué de
liberté. Dans l'ordre juridico-civil, l'homme est aussi responsable des
autres que de lui-même. "Chaque pas en avant que fait un homme, c'est la
nature humaine tout entière qui le fait. Là où le petit
"soi" étriqué des personnes est déjà anéanti
par la constitution politique, chacun aime tous les autres comme
soi-même, en tant qu'ils sont chacun une partie intégrante de ce
grand Soi qui est l'unique objet de son amour et dont il n'est lui-même
qu'un simple partie qui ne peut rien gagner ni rien perdre qu'avec le Tout et
en même temps que lui."69(*) L'ordre juridico-politique a pour fonction de
réprimer les penchants égocentriques, pour cultiver l'autonomie
des sujets et les préparer à une communauté spirituelle
qui dépasse cet ordre qui n'est qu'une médiation. Le sens de
cette communauté spirituelle se prépare déjà au
sein de cet ordre où les libertés extérieures sont
coordonnées. Le sujet éthique est un sujet vivant dans la mesure
où il est éthique, parce que l'éthicité implique un
respect des lois et des autres. Le sujet éthique est à cheval
entre deux mondes, celui de l'action régi au sein d'un ordre
juridico-civil, et celui de la volonté qui définit un monde
purement éthique. "Je me trouve au centre de deux mondes directement
opposés l'un à l'autre : un monde visible, dans lequel c'est
l'action qui décide, un monde invisible et absolument inconcevable, dans
lequel c'est la volonté qui décide. Je suis une des forces
originaires pour ces deux mondes. C'est ma volonté qui les embrasse tous
deux. Cette volonté est déjà elle-même, en soi et
pour soi, une partie constitutive du monde suprasensible."70(*) Le monde visible et le monde
invisible sont deux cercles concentriques dont le centre est le sujet. Plus le
sujet est éthique, plus il est capable de s'élever au niveau du
monde invisible et ainsi de déterminer volontairement
l'efficacité de l'ordre juridico-civil. C'est la même force qui
agit, mais cette force est d'autant plus forte quand elle est enracinée
dans la volonté. C'est au sujet qu'il revient de modeler les
institutions juridico-politiques de manière volontaire, afin qu'elles
correspondent aux exigences d'une vie raisonnable sur terre. Le sujet doit
prendre en charge l'avenir de son espèce : "Dès lors qu'une
génération humaine existe sur terre, elle ne doit certes pas
mener une existence contraire à la raison, mais une existence
raisonnable, et doit devenir tout ce qu'elle peut devenir sur terre."71(*) Contrairement au point de vue
kantien, il n'y a pas de générations sacrifiées au nom
d'une moralisation en gestation dans la civilisation, mais des
générations qui s'améliorent et qui tentent de se doter
des meilleures institutions pour réaliser leur existence raisonnable.
C'est dans ce cadre précis que le sujet est organe de
la liberté, c'est-à-dire élément incontournable
pour que s'organise l'ordre juridico-civil. "Je ne dois me considérer
corps et âme, et en toute ma personne, que comme un instrument du devoir
et ne dois me soucier que de l'accomplir, et de pouvoir l'accomplir, pour
autant que cela tient à moi."72(*) La liberté n'utilise ni ne manipule le sujet
mais l'incarne fondamentalement. Il devient le vecteur de la liberté au
sein de la société, il porte la responsabilité d'accomplir
son sens. L'éthicité devient la présentation de cette
liberté humaine et l'incitation à poursuivre et à engager
son sens au sein de l'ordre juridico-politique. Être organe de la
liberté signifie concrétiser son sens dans un rapport
éthique, en prenant en compte les exigences des autres sujets. Je suis
"instrument du devoir", utilisé par la liberté sans pour autant
être traité comme un être-utile. Tout se passe comme si
l'instrument était dénué de sa fonction instrumentale et
doté d'une fonction symbolique, signifiante. Cette fonction symbolique
rend possible une communication qui est au centre du rapport intersubjectif,
l'articulation des libertés rendant caduque toutes les fins
égoïstes. Cette communication diffère de celle qui
était présentée dans la Critique de la raison pratique
de Kant puisque ce dernier la fondait de manière indirecte dans
l'action : une conscience s'accorde et communique idéalement avec toutes
les autres par la médiation de la loi morale, dont elle veut être
le sujet. Pour Kant, l'acte du sujet accomplissant son devoir, s'universalise
nécessairement dans la mesure où l'action est effectivement
voulue conformément à la loi et peut s'exprimer dans une maxime
valable pour tous les êtres raisonnables. Comme l'écrit Alexis
Philonenko, chez Fichte, "l'idée de communication conserve la même
importance, mais, considérée en sa forme directe, elle acquiert
une valeur constitutive et s'incarne dans les relations juridiques et
communautaires. La communauté humaine fondée dans la
communication ne trouve plus sa vérité dans le monde de la
beauté, humain certes, mais, si l'on peut s'exprimer ainsi, imaginaire ;
elle peut et elle doit se fonder effectivement et réellement."73(*) L'idée de communication
a donc un sens beaucoup plus concret chez Fichte que chez Kant, parce qu'elle
est au centre de la normativité des rapports juridico-politiques. Quand
Philonenko évoque "le monde de la beauté", c'est pour montrer que
cette idée trouve son sens chez Kant dans l'esthétique et dans la
communauté de goût telle qu'elle est présentée dans
la Critique de la faculté de juger.
Cependant, la liberté reste un risque car si l'ordre
juridico-politique se constitue de manière autonome, sans son
enracinement dans une volonté intelligible, alors le mal peut être
institutionnalisé et c'est ainsi que Fichte interprète l'histoire
de l'humanité. "Mais ce n'est pas la nature, c'est la liberté
elle-même qui cause dans notre espèce la plupart des
désordres, et les plus terribles d'entre eux."74(*) En effet, il analyse le
passage des hordes sauvages au peuple civilisé comme le passage d'une
violence barbare à une violence légalisée, et ce avec des
accents nettement rousseauistes. Ces peuples s'agressent avec la puissance que
leur ont donnée l'union et la loi. La fin de la violence n'est possible
uniquement que si les individus redeviennent responsables de leur avenir
communautaire, en prenant conscience du caractère intelligible de cette
liberté, et en écoutant la voix de leur conscience morale qui les
guide et leur prescrit l'installation d'un ordre civil adéquat à
l'éclosion de la liberté. Il s'agira de déterminer la
forme de cet ordre juridico-politique et de voir dans quelle mesure elle
garantit les droits de chacun, tout en fondant un véritable rapport
intersubjectif qui ne soit pas un rapport cantonné aux
intérêts de chaque individu. C'est ici que la différence
entre droit et éthique a toute sa pertinence, car si les obligations
juridiques sont réciproques, le devoir reste un problème
personnel que l'on doit résoudre, abstraction faite de la question de
savoir si autrui sera ou non de bonne volonté. L'ordre
juridico-politique se fonde nécessairement sur une reconnaissance qui
n'est pas forcément requise du point de vue éthique. Si le sujet
éthique est l'organe de la liberté, il reste que le rapport
éthique qu'il construit repose sur un rapport juridique qui
présuppose la validité de la reconnaissance
(Anerkennung). Comme l'écrit Philonenko en soulignant cette
difficulté, "d'une part le droit fonde le passage du monde de la nature
au monde de la liberté, dans le droit -la raison sortant de la nature-
s'exprime une communauté d'êtres libres et raisonnables,
objectivement liés dans et par un contrat qui garantit la liberté
de tous. D'autre part le droit est la condition de possibilité du monde
par la liberté ; on ne saurait espérer une éthique
légitimement fondée si dans la sphère qui leur erst
assignée par le contrat social les consciences n'étaient pas
assurées de jouir d'une liberté incontestée."75(*) C'est le contrat qui assure le
principe de la reconnaissance, c'est à lui que se réfèrent
tous les sujets politiques, il est alors l'expression de la communication
intersubjective.
3) L'État comme force
d'éthicisation c'est-à-dire de moralisation publique chez Kant :
analyse de la publicité du droit.
Le droit est une réalité à double face,
puisqu'il appartient à la fois à un ordre technico-pragmatique
concernant l'ensemble des faits du droit et à l'ordre des dispositions
morales, sa normativité se gère par conséquent suivant
cette double appartenance, car comme l'écrit André Tosel, nous
avons le "droit-fait" et le "droit-Idée"76(*). Le droit est un moment de la raison pratique qui
révèle sa force dans la réalisation des dispositions
technico-pragmatiques, dispositions qui prennent en charge le devenir de
l'espèce humaine : le droit est nécessaire pour l'ensemble des
conditions rendant possible la coexistence d'individus. Il est alors la mise en
oeuvre d'une contrainte qui s'accorde avec la liberté selon des lois
universelles. "Si un certain usage de la liberté même est un
obstacle à la liberté suivant des règles universelles
(c'est-à-dire est injuste), alors la contrainte, qui lui est
opposée, en tant qu'obstacle à ce qui fait obstacle à
la liberté, s'accorde avec cette dernière suivant des lois
universelles, c'est-à-dire qu'elle est juste; par conséquent une
faculté de contraindre ce qui lui est nuisible est, suivant le principe
de contradiction, liée en même temps au droit."77(*) La contrainte, loin de
s'opposer à la liberté, s'oppose à ce qui s'oppose
à la liberté : liberté et contrainte sont
complémentaires dans l'aire juridique. Tout comme pour Fichte, la
contrainte est l'auxiliaire de la liberté (Zwang zur Freiheit),
la finalité du droit étant la justice, à savoir la juste
détermination de la coexistence des libertés individuelles. La
contrainte caractéristique de l'ordre juridique indique donc la
prévalence du droit politique sur le droit naturel, et du droit public
sur le droit privé et est une manière d'arracher le juridique
à la sphère de l'individualisme sans qu'il y ait de
répression de la liberté individuelle au sens d'autonomie.
Simplement, le sujet individuel ne peut pas créer un ordre normatif par
lui-même, son autonomie n'est valable que s'il reconnaît un ordre
juridique extérieur à lui, donc hétéronome. Comme
l'écrit Hans Kelsen au chapitre 19 de la Théorie
générale des normes, "seule la norme d'un ordre
hétéronome peut être reconnue ; car de la part
d'un sujet qui crée la norme le tout premier, cette norme n'a pas besoin
de reconnaissance."78(*)
La moralité a besoin pour se constituer du secours du droit, la
liberté du sujet éthique ne se comprend pas dans une
transcendance par rapport à la sphère du droit et on peut dire
que, dans une certaine mesure, le dualisme du droit et de la morale
n'empêche nullement un phénomène de
complémentarité entre eux. L'ordre juridique n'est pas une simple
médiation puisque obligation juridique et obligation morale ont tous
deux une vocation pratique. Il s'agit de la collaboration entre deux ordres
normatifs, qui permet la complémentarité entre le point de vue de
la morale de la conscience individuelle et celui du droit étatique.
La contrainte est ce qui rend possible l'affirmation de
l'autonomie au sein d'un ordre hétéronome. Kant insiste beaucoup
sur cet aspect, notamment dans ses Réflexions et notes sur
l'anthropologie puisqu'il écrit : "Nécessité de la
contrainte civile à cause de la méchanceté des hommes. La
méfiance réciproque rend possible et durable la contrainte d'une
autorité supérieure. La violence rend nécessaire la
contrainte civile. La contrainte sociale. La contrainte de la conscience :
d'ordre moral. Le principal effet de l'état civil est de contraindre
à l'activité."79(*) La contrainte canalise la violence issue de
l'insociable sociabilité, elle évite l'éclosion de la
passion pour la liberté au détriment de la liberté des
individus. Il y a une analogie structurante entre la contrainte morale et la
contrainte juridique, l'ordre juridico-politique assumant au niveau collectif
la même tâche que l'éducation pour l'individu. Les relations
intersubjectives doivent être gouvernées par des principes
juridiques. L'efficacité de la contrainte doit être
corrélative à une validité des normes et c'est cette
corrélation qui définit un bon ordre juridico-politique. À
l'égalité créée par une sujétion commune
doit succéder la liberté, fondatrice des principes de toute
constitution conforme au droit : le statut de sujet se complète par
celui de citoyen. L'État n'est pas simplement un moyen technique,
dépendant de l'efficacité d'un appareil répressif, il doit
se régler sur une constitution, dont la réalisation devient sa
règle et sa fin.
L'éthicité n'implique pas une suppression de
l'État mais une sublimation de celui-ci ; il devient une instance
éducative, une force d'éthicisation c'est-à-dire de
moralisation publique. Cela n'est possible que s'il y a une publicité du
droit. "Toutes les actions relatives au droit d'autrui, dont la maxime n'est
pas susceptible de publicité, sont injustes."80(*) Le droit, par la formule de la
publicité, se détermine comme mise en accord de la morale et de
la politique. La publicité est au coeur de la médiation
nature-liberté, c'est-à-dire de la médiation juridique
elle-même, elle est ce qui confère une assise véritable
à la philosophie du droit et ce qui permet de réévaluer
les rapports entre droit et morale. Car "ce principe n'est pas seulement moral
et essentiel à la doctrine de la vertu ; il est aussi juridique et se
rapporte également au droit des hommes."81(*) Si je refuse de publier une maxime, cela signifie
qu'elle est irrecevable et entachée d'injustice : "une telle maxime ne
peut devoir qu'à l'injustice dont elle les menace cette opposition
infaillible et universelle dont la raison prévoit la
nécessité absolue."82(*) Une maxime montre sa faiblesse et anticipe son rejet
dans le refus même d'être publiée. Il n'y a plus lieu
d'évoquer une opposition entre la politique et la morale car la
compatibilité des maximes avec la publicité assure à la
communauté une cohésion juridique et une assise éthique :
"Toutes les maximes qui pour avoir leur effet ont besoin de publicité,
s'accordent avec la morale et la politique combinées."83(*) Le droit public ne s'oppose
pas au droit privé, il est au contraire son accomplissement, la
différence n'étant qu'une différence formelle et non de
contenu.
Le droit révèle sa forme propre dans le droit
public et c'est en ce sens qu'on peut parler d'un ordre
éthico-politique. Le droit public n'est pas seulement au centre de la
philosophie du droit, il est au centre du rapport entre légalité
et moralité : en effet, le droit est à la fois anticipation et
réalisation partielle d'une vie morale qui le déborde : demeurant
empirico-intelligible, il reste toujours affecté par le besoin et le
désir, alors que la loi morale lui trace une perspective d'un royaume
intelligible de volontés unies de l'intérieur. On passe d'un
ordre juridico-politique à un ordre éthico-politique, parce que
le droit réalise son essence qui est cette connexion entre une dimension
empirique et une dimension intelligible.
4) L'articulation des
libertés par le souci premier de leur sécurité chez
Fichte.
a) La liberté a un
corps propre.
L'être humain est un produit organisé de la
nature. Or, en se contractant dans un point d'unité, la liberté
formelle se détermine matériellement comme liberté
personnelle. Cette identité personnelle, stable, la liberté la
rattache au corps propre comme à la totalité articulée ou
la sphère de ses actions possibles, en laquelle elle se pose comme
exerçant une causalité immédiate. Il y a une incarnation
de la liberté, et c'est même la liberté qui façonne
le corps. En d'autres termes, ce n'est pas l'homme qui se fait libre, mais la
liberté qui se fait homme, comme si la liberté était au
fond plus originaire que l'être humain. Dans le §18 du
Système de l'éthique, Fichte écrit : "on doit
former le corps aussi bien que possible dans tous les cas, afin de le rendre
apte à toutes les fins possibles de la liberté."84(*) Chaque partie du corps
articulé est en effet à la fois étroitement unie à
toutes les autres parties à l'intérieur de l'ensemble qu'elles
composent, solidaire des changements internes à cet ensemble, et
parfaitement séparable comme partie simple susceptible d'un libre
mouvement autonome. L'articulation des libertés exprime
l'organicité de la sphère éthico-politique. La
liberté éthique est une liberté incarnée, c'est
toujours une liberté pour, le corps prolongeant son action dans celle
des autres corps. Je ne suis pas une substance libre, je suis plutôt
l'articulation d'une liberté qui prend son sens dans son rapport
à d'autres libertés. Cette notion de corps est essentielle dans
la déduction de l'applicabilité du concept de droit du
Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science
de Fichte. Le corps est la sphère propre de la liberté : "le
corps matériel ainsi déduit est posé comme ce qui
englobe toutes les actions libres possibles de la personne."85(*) Le corps contient la
sphère des actions libres, il est la détermination
matérielle d'un vouloir. Fichte détermine peu après les
concepts de "partie", "organe" et "articulation", car "le corps articulé
de l'homme est sens."86(*) Le corps n'est pas qu'un support matériel de
la liberté, il trace son sens et en est un vecteur sensible, susceptible
d'influencer les actes des autres corps : la sphère juridico-civile a
pour fonction de régler ces influences et de faire que l'articulation
des volontés de ces corps ne se fasse pas au détriment de
certains. En effet, le corps n'est corps que parce qu'il est mû par une
volonté, sinon il serait une simple masse, un simple agrégat
composé de parties qui ne s'articuleraient pas entre elles.
La formation d'une communauté de corps n'est possible
qu'à la condition qu'il y ait une juste interpénétration
de ces corps, celle-ci ne peut donc pas se faire sans règles. "La loi
juridique en tant que loi en général est
déterminée. On a rendu manifeste qu'elle n'est aucunement une loi
mécanique de la nature, mais au contraire une loi pour la
liberté."87(*) Le
corps obéit aux lois naturelles, mais il est aussi un mécanisme
utilisé par la liberté au sein d'une dynamique d'inter-relations
réglée par une éthicité. Rappelons que la
détermination du concept de corps dans le Fondement du droit
naturel intervient dans une section où l'inapplicabilité du
concept de droit naturel n'a pas encore été montré. La
liberté organise les corps sans que ceux-ci soient forcément
conscients de sa présence, ce qui met en jeu une ruse de la
liberté : "il est physiquement tout autant possible que des êtres
raisonnables se traitent les uns les autres par la pure force de la nature,
sans attention réciproque pour leur liberté, et que chacun limite
sa force par l'intermédiaire de la loi juridique."88(*) La loi juridique n'est pas un
mécanisme, mais elle peut être conçue mécaniquement
pour ceux qui ne la reconnaissent pas par manque d'attention. La liberté
n'est pas un fait donné et naturel mais un fait humainement
incarné.
Les principes du droit et de l'éthique ne sont pas
seulement formels, car le concept de corps prouve qu'ils sont également
matériels. Ce qu'il y a de curieux dans le système
fichtéen, c'est que le droit est déduit avant la morale
contrairement à l'ordre traditionnel qui place systématiquement
la morale avant le droit et déduit le droit de la morale. Cela est
dû au fait que la doctrine du droit est la science qui tient le milieu
entre la philosophie théorique et la philosophie pratique, le droit
appartenant à deux législations différentes, celui de la
raison pratique et celui de l'entendement théorique. Cette position
intervient chez Fichte en 1796, car dans ses oeuvres de jeunesse, il maintenait
une subordination du droit à l'éthique, et faisait comme Kant de
la loi morale une source unique des droits de l'homme et du droit politique,
notamment dans ses Considérations destinées à
rectifier les jugements du public sur la Révolution
française. C'est dans le Fondement du droit naturel, qu'il
entreprend de déduire le concept de droit et le distingue radicalement
de la morale, ce qui ne signifie en aucun cas que le droit est supérieur
à la morale mais seulement qu'il est différent d'elle. La rupture
avec la critique kantienne est consommée : Fichte a modifié une
première position individualiste et en rencontrant le problème
d'autrui, a saisi la spécificité du droit par rapport à la
morale. La doctrine du droit est théorique parce qu'elle parle d'un
monde tel qu'il doit être trouvé. Le monde juridique doit exister
si la raison pratique doit pouvoir atteindre la fin qui est la sienne dans le
monde moral. Le monde juridique constitue la condition que suppose la
réalisation de la fin ultime de notre raison pratique. À la
différence du monde sensible, le monde juridique est le monde que nous
devons produire, et c'est en sens que la doctrine du droit est également
pratique. La réalisation du droit ne dépend pas de ma seule
volonté dans son rapport à elle-même, mais des relations
extérieures qu'entretiennent ces volontés. L'ordre juridico-civil
a pour fonction de placer les volontés libres dans un certain rapport de
connexions mécaniques et d'influences réciproques
médiatisées par la contrainte. Un tel mécanisme n'existe
pas comme un donné, il dépend de la liberté car c'est
à nous de le produire, et c'est la raison pour laquelle nous parlons de
fait incarné parce que c'est la volonté objectivée dans le
droit qui meut les relations entre les différents corps.
b) L'espace
juridico-politique coordonne ces différents corps.
Avant d'examiner la fonction propre de l'État, il faut
mettre en évidence l'impossibilité d'une applicabilité du
droit naturel. Or, la loi juridique d'action réciproque a
été déduite en tant que condition de possibilité,
et les conditions qui permettent que telle loi soit également applicable
ont été également déduites. Les corps apparaissant
les uns aux autres, font que chacun limite sa liberté en fonction du
concept de la possibilité d'autrui. Une loi est en vigueur aussi
longtemps qu'elle est voulue, mais comment puis-je avoir la garantie que les
autres en feront autant ? Une relation juridique n'a de sens que si les autres
la veulent aussi. Les actes de l'autre peuvent me montrer qu'il ne veut pas
d'une relation juridique avec moi, et ainsi son comportement peut me
libérer de la loi juridique parce qu'il rend inapplicable la loi. Il
faudrait que je connaisse la totalité des actes à venir de
l'autre pour savoir si j'entre avec lui en relation juridique. Par ailleurs, je
ne peux juger l'ensemble des actes d'autrui qu'à la condition que je lui
restitue sa liberté d'agir, c'est-à-dire que je cesse d'exercer
sur lui ce droit de contrainte. Le droit de contrainte est un droit naturel de
tout être raisonnable dès lors qu'un autre être raisonnable
ne le traite pas comme tel, ce droit naturel est inapplicable car son
applicabilité renferme une contradiction ; il n'existe pas de droit
naturel, puisque la réponse au fait de savoir s'il est applicable ou
non, suppose qu'on cesse de l'appliquer. Le droit de contrainte n'est
applicable que par un tiers auquel l'un et l'autre remettent le pouvoir de
juger de l'application. Le droit naturel ne devient applicable qu'en cessant
d'être naturel, il devient un droit politique que les hommes remettent
entre les mains d'une puissance qui leur est supérieure, à savoir
l'État. "Il n'y a donc absolument aucune application possible du droit
de contrainte, sauf dans une communauté : sinon, la contrainte est
toujours seulement problématiquement légitime"89(*). Le droit naturel repose sur
l'insécurité des actes d'autrui, son application est impossible
parce que je suis incertain quant au respect des lois juridiques par autrui. Le
droit est fait pour être appliqué, il requiert l'existence du
corps sans laquelle la causalité de la volonté ne peut se
manifester. Il requiert également, afin de garantir et de maintenir la
réciprocité dans la liberté, un ordre de contrainte qui
n'a pas d'équivalent dans le domaine moral. L'État a pour
rôle d'assurer la sécurité de ses sujets et de coordonner
l'activité des différents corps.
C'est grâce à une sécurité que la
liberté des différents sujets peut pleinement se réaliser
et sortir d'une indétermination. Cette sécurité correspond
à la normativité des droits de chacun, l'interprétation de
la norme étant uniquement l'affaire de l'État. Ce dernier n'a pas
de valeur propre, il n'est qu'un moyen nécessaire mais qui ne doit pas
subsister pour soi. La troisième section de la première partie du
Fondement du droit naturel présente la réalité de
l'État à travers des métaphores organologiques en le
comprenant davantage comme unité d'une totalité rationnelle.
L'individu accepte de rentrer dans un État quand il approuve sa
constitution, parce qu'il la juge apte à obtenir une
sécurité maximale. "C'est uniquement sous la garantie offerte par
cette constitution déterminée pour sa
sécurité que chaque individu est entré dans
l'État."90(*) C'est
par un contrat que l'individu accepte d'être membre de l'État, il
lui doit obéissance, et s'il se démet de ses droits et ne
reconnaît plus l'État, il doit alors choisir l'exil. Schottky,
dans un article concernant la philosophie politique de Fichte, montre que le
Fondement du droit naturel est construit sur un divorce entre une
tendance libérale (l'individu n'est pas soumis complètement au
Tout) et une tendance absolutiste (l'État comme stade nécessaire
et incontournable du processus dans lequel la raison retourne à soi).
L'État est une réalité nécessaire, mais à la
différence des théories universalistes, l'individu n'est pas tout
entier membre de l'État. L'évolution de la pensée
politique de Fichte entre 1793 et 1796 est importante car en 1793, Fichte
croyait à un intelligible pour tous, se déduisant
immédiatement de la loi morale et obligeant inconditionnellement les
particuliers, indépendamment de tout rapport à l'État. Or,
en 1796, la déduction du droit est effectuée à partir de
l'intersubjectivité, le concept de droit étant toujours
rapporté à une relation réciproque et réelle entre
les personnes dans un monde réel ; le concept de droit trouve sa
réalisation non plus dans un simple système de normes ou dans un
vouloir individuel conforme à la norme, mais exclusivement dans la
communauté juridique réelle.
La force de l'État est de réaliser une certaine
prospérité des citoyens, en assurant une sécurité
maximale, le lien réel entre les individus étant
l'intérêt commun. Il n'y a pas tant un divorce entre un point de
vue libéral et un point de vue absolutiste qu'une correction
réciproque de ces points de vue, car comme le dit Schottky "comme
sphère de coercition possible, la vie juridique et politique est par
essence déterminée par l'autre côté négatif
de la communauté originaire : par le moment du laisser-libre
réciproque. Garantir la sphère du libre-arbitre pour chaque
individu est l'ultime fin immédiate de l'État."91(*) Les deux points de vue sont en
fait solidaires, le divorce n'est qu'apparent, la fin du Fondement du droit
naturel montrant que le concept de l'unité de l'État est
conçu comme moment d'une métaphysique de l'unité, car la
véritable unité est celle décrite dans la Sittenlehre
de 1798, c'est-à-dire celle de toute l'humanité,
l'unité morale, suprapolitique. L'État est un moyen qui vise sa
suppression dans la réalisation d'une unité éthique en
l'annonçant. Je ne dois pas me soumettre à ce dernier parce qu'il
assure ma conservation (sinon on affirmerait le point de vue de Hobbes) mais
surtout parce qu'il est la promotion de la fin idéale exprimée
dans la loi morale, à savoir l'absolue souveraineté de la raison
dans le monde sensible. La coexistence des corps dans l'ordre juridique est
nécessaire en vue de la coexistence des corps spirituels dans l'ordre
éthique.
Chapitre 4 :
L'éthicité comme avènement de la liberté dans
l'histoire.
1) La réorganisation de
la réalité de l'histoire en tant que système de la
liberté dans la nature chez Kant.
La philosophie de l'histoire s'inscrit dans la recherche plus
générale de la possibilité de l'insertion de la
moralité dans la nature, et de la réalisation d'une vocation
à laquelle l'espèce humaine est appelée du fait même
des dispositions que la nature a déposées en elle, encore que
cette vocation ne s'accomplisse en définitive que par la liberté.
Par la seule expansion des tendances naturelles à l'homme, se constitue
un ordre qui prépare les voies à la moralité et fournit en
même temps le point d'application que la raison transfigurera et animera
d'une signification universelle. La finalité de la nature a sa fin hors
de soi, dans les fins de la liberté ; elle prépare
l'avènement de ces dernières, parce qu'elle engendre une
structure et une organisation de la vie sociale propres à symboliser,
mais aussi à appeler le règne de la raison. La vie éthique
se déploie chez Kant entre l'organisation d'une société
politique et juridique qui en est le soutien naturel et une république
morale subordonnée à la libre adhésion des personnes.
La fin de l'histoire est justement la réalisation du
droit et le problème essentiel dégagé par Kant est celui
de la réalisation d'une société civile administrant le
droit de façon universelle avec un maximum de liberté et un
minimum de contrainte, société "qui possède la plus grande
liberté, par suite aussi un antagonisme général de ses
membres, et cependant la détermination et la garantie les plus exactes
des limites de cette liberté afin qu'elle puisse coexister avec celle
des autres"92(*). Il
s'agit de l'Idée d'une communauté politique où la
subordination disparaît parce qu'elle est consentie. Grâce à
cette Idée, Kant articule les déterminismes naturels et la
réalisation de la morale dans l'histoire. La morale est à la fin
de l'histoire, il faut une téléologie naturelle pour que
l'idée d'une fin morale de l'histoire se réalise. Nous devons
nous fier au mécanisme de la nature pour contraindre les hommes à
réaliser des fins morales avant d'avoir atteint la fin du processus.
Tout se passe comme si la nature garantissait la paix perpétuelle par le
mécanisme même des penchants.
La représentation pure d'un horizon permet de donner au
progrès un terme qui est la fin naturelle de l'humanité.
L'Idée d'une constitution civile parfaite est désigné
comme un "Idéal platonicien (respublica noumenon)"93(*), c'est-à-dire la norme
éternelle pour une constitution politique en général. Tout
s'ordonne dans la nature par rapport à cette destination d'une
humanité capable d'une liberté morale qui transforme, tout en
l'accomplissant, une finalité impliquée dans la nature
elle-même. La fin dernière de la nature, quand elle favorise la
création d'une société civile qui maîtrise
l'incohérence des penchants, c'est de se prêter à
l'avènement de la moralité et d'un règne des fins. "La
condition formelle sous laquelle la nature seule peut atteindre cette intention
finale qui est la sienne est cette disposition dans le rapport des hommes entre
eux, où, au préjudice que se portent les libertés en
conflit mutuel, s'oppose au pouvoir légal dans un tout, qui s'appelle la
société civile ; car c'est seulement en elle que peut se
réaliser le plus grand développement des dispositions
naturelles."94(*) Il n'y a
de garantie suprême que dans l'action de la liberté, et, à
cet égard, nulle prévision n'est, en toute rigueur,
assurée. La nature s'autorise à espérer qu'il n'est pas
vain de chercher dans l'ordre juridique l'expression la plus prochaine d'un
rapport de la liberté et de la nature où celle-ci, par le jeu de
ses seules forces, s'offre à l'influence du suprasensible et de la
raison.
La constitution civile parfaite ne sera jamais atteinte, il y
aura toujours une marge entre l'Idée et sa réalisation, car "Les
Idées sont des concepts de la raison auxquels il ne peut se
présenter dans l'expérience d'objet adéquat" parce que ce
sont "des concepts d'une perfection dont on peut toujours approcher sans jamais
l'atteindre pleinement."95(*) Il faut alors trouver une constitution juridique qui
soit l'approximation phénoménale la plus précise de
l'Idée d'une constitution parfaite, le sens de l'histoire étant
la recherche de cette approximation. Il faut penser une formule
institutionnelle adéquate à la réalisation de la
liberté : la forme de la liberté prend place dans un rapport
entre la formule de la loi morale et la formule politique qui puisse garantir
un socle rigide à cette liberté. La forme institutionnelle la
plus apte à approcher l'Idée de constitution civile parfaite est
la République (Die Republik). La constitution
républicaine ne désigne pas une forme de gouvernement mais
plutôt une manière de gouverner, avec la prise en
considération d'une séparation des pouvoirs. La République
est à distinguer soigneusement de la démocratie, où c'est
le peuple qui s'administre le droit, sans qu'il y ait une séparation
effective des pouvoirs. Le peuple est souverain en démocratie, il
exécute et juge ses propres décisions, cette façon de
gouverner étant par essence despotique. C'est ce que Fichte
relève, quand il commente le Projet de paix perpétuelle
de Kant, car il écrit : « La
République doit être soigneusement distinguée de
la démocratie. Cette dernière est la constitution dans
laquelle le pouvoir (Gewalt) exécutif et est par suite toujours
juge de ses propres affaires ; ce qui manifestement une forme de
gouvernement non conforme au droit. Le républicanisme est la
constitution dans laquelle le pouvoir (Macht) législatif et le
pouvoir exécutif sont séparés (ce dernier pouvant
être confié à une ou plusieurs personnes) ; il
instaure par suite le système représentatif. »96(*) La démocratie est
incompatible avec le principe de représentation puisque le peuple ne
peut être représenté que par lui-même. Il faut une
séparation des pouvoirs et une représentation politique
différente. L'approximation phénoménale de l'Idée
d'une constitution civile parfaite n'est pas pour autant une république
mondiale ou un ordre cosmopolitique unique, Kant ménage toujours un
ensemble de pouvoirs et de contrepouvoirs pour éviter tout risque de
despotisme. Il préfère alors l'idée d'une
fédération d'États indépendants, qui ne proscrivent
la guerre que s'ils sont républicains. Comme Fichte le note,
« il ne peut pour des États, afin de sortir dans un rapport
réciproque hors de l'état de guerre sans loi, y avoir aucun autre
moyen que celui qui existe pour les individus : de même que ceux-ci
se réunissent en vue d'un État civil, ils doivent le
faire en vue d'un État des nations (Völkerstaat) au sein
duquel leurs conflits sont tranchés selon des lois
positives. »97(*) Cette fédération aurait pour but de
maintenir la paix ; la volonté de paix a justement pour principe la
liberté de paix et non le bonheur. Kant écrit dans la
« Dialectique transcendantale » de la Critique de la
raison pure les lignes suivantes : « une constitution ayant
pour but la plus grande liberté humaine d'après des lois
qui permettraient à la liberté de chacun de pouvoir
subsister de concert avec celle des autres (je ne parle pas du
plus grand bonheur possible, car il en découlera de lui-même),
c'est là au moins une idée nécessaire, qui doit servir de
fondement non seulement aux premiers plans que l'on esquisse d'une constitution
politique mais encore à toutes les lois. »98(*) La liberté nous
commande de vivre en accord avec les autres hommes, qui sont eux-mêmes
des hommes libres, c'est-à-dire de nous reconnaître
réciproquement en tant qu'êtres libres, mais non pas seulement en
tant que nous avons tels ou tels intérêts. Le droit pose dans le
monde, dans l'extériorité, la liberté par laquelle nous
avons une valeur absolue, la liberté morale. La liberté de
l'homme en tant qu'être raisonnable, suprasensible, est le principe de la
contrainte des lois. L'Idée d'une constitution civile parfaite est
l'exigence des hommes en tant qu'ils sont des personnes et non des choses, et
le principe d'un accord entre politique et moral.
La philosophie de l'histoire se constitue alors dans
l'articulation d'un système de la nature et d'un système de la
liberté, c'est-à-dire entre un système des fins
dernières et la fin ultime de l'humanité qui est sa destination.
Elle n'est pas seulement médiatrice entre l'intelligible et le sensible
; elle ne préfigure pas seulement le règne de la raison ; elle
indique à la liberté les fins qu'il lui appartient de poursuivre,
puisque la sagesse de la nature a commencé de réaliser ce qui, du
point de vue de la raison pure et de l'Idée, aurait pu apparaître
comme une utopie. L'histoire de l'homme est bien toujours l'histoire de la
liberté, mais c'est d'abord celle d'une liberté contrainte,
pressée par la nécessité, avant d'être celle d'une
liberté qui, par la reprise de cette nécessité, la
transcende, et l'utilise pour des fins supérieures. L'Idée d'une
constitution civile parfaite est une Idée régulatrice centrale
pour la liberté du sujet éthique car l'éthicité, en
tant que ce qui joint la morale et la politique, permet de préciser la
finalité libre. Cette Idée correspond à une architecture
de la liberté inachevée, architecture qui est en mouvement, et
c'est d'abord la nature qui nous pousse à construire cet ensemble
architectural. L'Idée de la liberté n'est pas une norme
abstraite, mais une norme concrète qui exprime l'interaction entre deux
ordres, celui de la nature et celui de la liberté.
2) Progrès de la
liberté comme indication d'une possibilité de vie suprasensible
chez Fichte.
Si nous nous plaçons du point de vue de la
moralité supérieure, en lequel le sujet détermine le
rapport du sujet à l'objet, nous sentons alors l'exigence du
progrès qui nous conduit au-delà du monde du progrès, vers
une vie future, suprasensible où la volonté pure, "fin
dernière de la raison" pourra enfin régner. 99(*) L'histoire est l'histoire de
la formation du sujet en sujet éthique, cette transformation
nécessitant des médiations efficaces et certaines. Il s'agit en
fait de dépasser le seul point de vue subjectif en posant un monde
intelligible. Le sujet éthique est un nouveau sujet, qui diffère
du sujet politique : la transformation du sujet en sujet éthique
s'effectue par la transformation du concept même de sujet, que nous
verrons dans la troisième partie de notre travail. Cette transformation
accompagne un dépassement de la moralité par rapport à
elle-même, qui implique une révolution de la philosophie
fichtéenne et un accès au point de vue de la religion où
l'objet absolu qu'est Dieu, détermine le sujet-objet pratique par une
volonté infinitisée. Cette volonté infinie se
détermine à l'aide d'une lecture du progrès dans le monde
sensible, lecture significative en ce sens que les signes de ce progrès
nous indiquent la possibilité d'une vie future dépassant le
progrès lui-même. Le progrès est infini dans son essence,
il ne se caractérise pas par la différenciation de sa forme, mais
plutôt comme l'indication de sa négation suprasensible. Il n'est
pas une visée d'instauration du futur, il signe en fait la
possibilité d'une autre vie radicalement différente. "C'est alors
que le monde éternel se lève plus éclatant face à
moi et que la loi fondamentale de son ordre apparaît clairement à
mon oeil spirituel. En ce monde la volonté, inaccessible à tout
oeil mortel, la volonté telle qu'elle est dans l'obscurité
secrète de mon âme, est purement et simplement le premier terme
d'une chaîne de conséquences qui court à travers tout le
royaume invisible des esprits -de même que, dans le monde terrestre,
l'action, c'est-à-dire un certain mouvement de la matière, est le
premier terme d'une chaîne matérielle s'écoulant à
travers le système entier de la matière"100(*). Je suis à la fin de
la chaîne matérielle et au début de la chaîne
éthique, il n'y a pas continuité entre ces deux chaînes
mais rupture, la fin de la première indiquant simplement la
possibilité de la deuxième. Le progrès de la
liberté indique une promesse, l'homme se définissant par
l'espoir. Nous ne sommes pas libres mais nous devenons libres, la
liberté n'est jamais un acquis. La liberté prend son sens dans
l'orientation du vouloir vers un idéal éthique. Il y a comme un
appel à la liberté pour que l'homme surmonte sa
nécessité dans la vie éthique. Comme l'écrit
Jean-Christophe Goddard, la liberté "rapporte ce qu'elle voit, les
possibles, à son voir déterminé, les appréhende
comme siens, c'est-à-dire ce par quoi il lui échoit de se
déterminer dans une réalisation, qui, bien que partielle à
l'égard de l'infini ouvert par la possibilisation du réel en quoi
elle consiste, engage la totalité de son être"101(*). La liberté est un
engagement dans l'avenir, et l'histoire correspond à la
détermination progressive de celle-ci. C'est l'imagination, en tant que
faculté du flottement (Schweben), qui permet d'ouvrir
infiniment cet avenir : les hommes, dans l'ordre juridico-politique, ont
à imaginer un avenir commun et cet avenir commun ne peut être
qu'éthique, car la réalisation éthique est la
détermination véritable de la liberté. L'éthique
est toujours de l'ordre de l'avenir, car comme l'écrit Jean-Christophe
Goddard, "l'éthique ne formule pas originairement ses questions par
rapport à une réalité préexistante face à
laquelle le sujet aurait à déterminer sa place et son
comportement."102(*) Le
sujet est toujours tendu, dans un effort constant, vers la réalisation
progressive de sa liberté dans l'éthicité.
L'ordre juridico-politique assure un socle rigide permettant
au lien éthique de s'affirmer mais il n'a pas la même
signification chez Kant et chez Fichte puisque pour le premier, cet ordre se
sublime pour faire advenir une pureté éthique alors que pour le
deuxième, cet ordre vise sa propre négation pour qu'un espace
véritablement éthique se réalise. Il est une
médiation qui indique une rupture chez ce dernier. L'histoire
elle-même prend un nouveau sens, parce qu'elle prépare les
conditions d'un avènement d'un ordre éthique ; cela ne signifie
pas qu'elle soit une éthicité en gestation ou en incubation, mais
un progrès vers une détermination éthique de la
liberté qui redéfinisse le sujet en sujet de la communauté
éthique. Il s'agit alors de caractériser cette communauté
et de saisir pleinement ses contours.
TROISIÈME PARTIE :
Mise en oeuvre d'une communauté spirituelle qui signe
le dépassement de la moralité par elle-même.
Chapitre 5 : L'idéal de la
moralité nous élève pour nous inscrire au sein d'une
"communauté éthique" chez Kant.
1) Cet idéal de la
moralité est une idée de la religion : rapport entre
Église invisible et Église visible.
La religion doit être au principe de la
communauté éthique universelle, dont l'unité est
assurée par un législateur commun. Kant définit
l'Église invisible de la manière suivante : "une cité
éthique sous la législation morale de Dieu est une Église
qui, en tant qu'elle n'est pas l'objet d'une expérience possible, se
nomme une Église invisible."103(*) Une telle Église n'est cependant
compréhensible que schématisée, c'est-à-dire
grâce à une Église visible, statutaire et historique.
L'idéal de la moralité est une idée de la religion qui
s'incarne dans cette Église visible, structurée par
l'Église invisible. Les hommes sont toujours déjà unis
dans des croyances d'église comme ils sont toujours déjà
soumis, par ailleurs, à un pouvoir sous une loi de contrainte. Or, pas
plus que la raison ne peut former par elle-même un gouvernement, pas plus
elle ne peut produire le schème de la religion, c'est-à-dire une
foi d'église statutaire. Le schème sensible d'une pure foi
religieuse existe pourtant bien, c'est le christianisme. Le principe de la foi
chrétienne n'est autre que la loi morale et la béatitude promise
par lui n'est que la conséquence de la volonté sainte. La
promesse d'un royaume de Dieu, hors du monde, alors que cependant la seule
sainteté des moeurs est ordonnée en cette vie, est la seule
solution historique jamais donnée au problème du Souverain Bien.
La révélation de ce qu'est Dieu permet de fonder
l'espérance et jamais le devoir comme tel. Il ne faut cependant pas
oublier que le christianisme historique a donné prise à de
nombreuses illusions et à de nombreux despotismes. Le rapport entre
Église invisible et Église visible est un rapport qui montre la
difficulté de l'élévation de l'homme au niveau de la
communauté éthique.
Il faut pour cela, rappeler les distinctions essentielles
faites entre état de nature juridique, état de nature
éthique et communauté éthique, distinctions qui figurent
dans La religion dans les limites de la simple raison. Nous devons
d'abord faire la différence entre un état juridique civil et un
état éthique et civil, car "un état juridique civil
(politique) est un rapport réciproque des hommes entre eux, dans la
mesure où ils sont soumis à des lois de droit publiques
(qui sont toutes des lois de contrainte). Un état
éthique et civil est celui où ils sont unis sous des
lois qui ne contraignent pas, c'est-à-dire de pures lois de la
vertu."104(*) Or,
de même qu'on distingue de l'état juridico-civil, un état
juridique, de même on distingue de l'état éthico-civil, un
état éthique. Dans ces deux derniers cas, chacun se donne sa
propre loi, le devoir ne pouvant pas être imposé par une
autorité publique. Une société éthico-civile est
une république morale, elle peut parfaitement se fonder dans une
société juridique existante et comprendre les mêmes membres
qu'elle. En fait, elle ne peut se constituer que si cette autre
société existe déjà. Or, dans une
société politique, les citoyens se trouvent déjà
dans un état de nature éthique et le passage de l'état de
nature éthique à une communauté éthique,
délivrée de la contrainte, ne peut pas se faire sous
l'égide de la société civile, autrement dit, la
société civile n'est pas programmée pour réaliser
ce passage. "En effet, que la société civile puisse obliger ses
citoyens à entrer dans une communauté éthique, ce serait
une contradiction puisque celle-ci implique en son concept la liberté
par rapport à la contrainte."105(*) Un législateur ne peut pas imposer par la
contrainte une constitution qui devrait réaliser des fins
éthiques. L'homme doit impérativement sortir de l'état de
nature éthique s'il veut accéder à la communauté
éthique et en être un membre, parce que "l'état de nature
éthique est un état d'incessantes attaques du mal, qui se trouve
en l'homme et chez ses semblables et qui fait qu'ils pervertissent
réciproquement leur disposition morale."106(*) L'instabilité de cet
état de nature ruine la possibilité d'un établissement
même de la liberté. Or, la communauté éthique, ou le
"corps éthique" comme le nomme Kant, ne peut pas être
légiféré de la même manière que le corps
politique. Alors que la législation du corps politique vise à
"restreindre la liberté d'un chacun aux conditions sous lesquelles
elle peut coexister avec la liberté d'autrui suivant une loi
universelle"107(*),
la législation du corps éthique instaure positivement des lois
qui réalisent la moralité. Le législateur d'une telle
communauté ne peut pas être le peuple mais Dieu, car lui seul sait
ce que sont les vrais devoirs. Les lois éthiques ne peuvent
émaner que de sa perfection, ces lois réalisant le Bien. La
communauté éthique peut être saisie sous le schème
du peuple de Dieu, elle est l'Idéal auquel doivent parvenir les hommes.
Cet Idéal n'est jamais complètement réalisable, il est la
destination et la définition de l'Église visible :
"L'Église visible est l'union effective des hommes en un tout
qui s'accorde avec cet Idéal."108(*) Seul Dieu est capable de rendre un peuple moral, les
hommes devant s'approcher indéfiniment de cette moralité. Une
république morale sous des lois divines est une Église qui, dans
sa conception pure, n'est pas objet d'expérience, qui est donc
l'Église invisible, modèle de l'Église visible.
L'Église visible est la société effective des hommes en
vue de faire arriver sur la terre autant que possible le règne de Dieu.
Ses caractéristiques sont les suivantes : premièrement,
l'universalité, c'est-à-dire que si elle est divisée en
des confessions différentes, elle doit accorder ses principes
universellement dans une Église unique ; deuxièmement, la
pureté, parce qu'elle ne peut admettre que des mobiles moraux puis
troisièmement, la liberté, qui se manifeste dans
l'indépendance par rapport au pouvoir politique et dans l'absence d'une
domination quelconque d'un individu qui s'approprierait les relations intimes
des membres ; quatrièmement, elle doit avoir une
immutabilité dans sa constitution, parce qu'elle ne doit pas s'opposer
aux changements exigés par les circonstances, du fait qu'elle se
réfère toujours à des principes certains,
déterminés par l'idée de sa fin. Il n'y a que la foi
religieuse pure qui puisse fonder une Église universelle, car elle est
une foi de la raison, et à ce titre elle est communicable à tout
homme, tandis qu'une foi historique, reposant sur des faits, ne peut valoir que
dans des limites de temps et de lieu. Le rapport entre la communauté
éthique et sa schématisation sensible implique un effort constant
des hommes pour atteindre une solidarité morale. Il faut une
communauté éthique, au-dessus de la paix civile et
internationale, reposant sur elle mais la fondant. Ne perdons jamais de vue
l'image de la clé de voûte : la clé de voûte ne
peut être placée au sommet de l'édifice qu'elle fait tenir
debout qu'en dernier lieu ; c'est pourquoi l'ouvrage qui traite de la
communauté éthique est tardif et, s'il vient à la fin, il
ne bouleverse pas le système mais l'achève, permettant alors
seulement de comprendre la véritable paix de l'humanité,
pensée comme peuple de Dieu.
2) L'éthicité
dépasse la religion, elle solidarise les êtres raisonnables
autonomes : l'espace éthique est de nature religieuse mais ne se
réduit pas à elle.
a) Dignité du sujet
éthique qui ne doit sa perfection qu'à lui-même.
L'accès à la communauté éthique
implique une contrainte morale, celle qui me détermine à agir par
respect pour la loi morale et par soumission au devoir. La dignité du
sujet dépend de cet effort à persévérer dans la
moralité. La dignité (die Würdigkeit) n'a rien
à voir avec l'illusion du mérite, où l'homme vit dans une
autosatisfaction ; elle est plutôt proche d'une humilité
respectueuse, où l'homme prend conscience de son rang. "Nous sommes sans
doute des membres législateurs d'un royaume moral, qui est possible par
la liberté et qui nous est représenté par la raison
pratique comme un objet de respect, mais en même temps nous en sommes les
sujets et non le souverain, et méconnaître notre position
inférieure comme créatures, rejeter présomptueusement
l'autorité de la loi sainte, c'est déjà faire
défection à la loi en esprit, quand même on la remplirait
à la lettre."109(*) Notre dignité consiste à
reconnaître notre position dans une hiérarchie et à
respecter ce qui nous est supérieur, ce respect fondant notre
humanité même. Avoir conscience de cette position
inférieure, c'est aussi prendre en considération les devoirs qui
nous lient à ce qui nous est supérieur. Nous prendre pour les
souverains de ce monde serait la pire erreur que nous pourrions faire, elle
ruinerait la possibilité même d'une vie morale commune, elle
serait une intrusion de l'amour de soi, qui n'a plus aucun respect, parce qu'il
ne reconnaît rien de supérieur à lui. L'illusion du
mérite est justement inspirée par cet amour de soi, qu'une bonne
éducation doit savoir réprimer. « C'est le devoir, et
non le mérite, qui doit avoir sur l'esprit non seulement l'influence la
plus déterminée, mais encore, s'il est représenté
dans toute la lumière de son inviolabilité, l'influence la plus
pénétrante. »110(*) Cette dignité est rendue possible par la
culture du devoir et de l'effort, ce que Kant appelle une
« méthodologie » pratique, qui diffère de
toute méthode spéculative. « On entend plutôt par
cette méthodologie la façon dont on peut donner aux lois de la
raison pure pratique un accès dans l'esprit humain, de l'influence sur
ses maximes, c'est-à-dire la façon de rendre la raison
objectivement pratique également subjectivement
pratique. »111(*) Il s'agit de fonder une attitude et de cultiver les
intentions morales du sujet, pour qu'il ait une force d'impulsion vers le Bien
et qu'il regarde vers cette communauté éthique qui est toujours
à venir.
L'éducation, par la contrainte, arrachait le sujet
à ses penchants sensibles pour l'orienter vers cette
éthicité, mais nous avons vu que cet effort d'arrachement,
l'élève ne le devait qu'à lui-même ; on peut le
guider, et c'est le rôle fondamental du professeur, mais jamais lui
imposer un caractère de l'extérieur. « L'attention de
l'élève reste fixée sur la conscience de sa
liberté, et, quoique ce renoncement excite au début un sentiment
de douleur, il lui annonce pourtant, en le soustrayant à la contrainte
même des vrais besoins, une délivrance à l'égard des
diverses formes de mécontentement où le plongent tous ces
besoins, et rend l'esprit capable d'éprouver un sentiment de
satisfaction vers d'autres sources. »112(*) L'élève se
convertit au degré le plus haut de sa liberté, il tourne son
regard vers elle, et « les autres sources » constituent un
appel (au sens de Beruf, vocation) à devenir membre de cette
communauté, qui n'est en aucun cas un cercle fermé. Cette
conversion est de nature religieuse, au sens où elle engage notre
liberté vers quelque chose d'infini, mais dépasse le religieux
lui-même, pour fonder un espace purement éthique. La religion
devient une schématisation de cette éthicité, qui
accomplit le degré le plus haut de la liberté et qui montre un
dépassement de la moralité par elle-même, dans la mesure
où cette dernière transcende le point de vue religieux. Kant
cherche à fonder une science pratique pure, qui concerne un choix de vie
qui met l'homme sur le chemin de cette communauté. « En un
mot, la science (recherchée de manière critique et engagée
avec méthode) est la porte étroite qui conduit à la
doctrine de la sagesse, si l'on entend par là non seulement ce qu'on
doit faire, mais aussi ce qui doit servir de règle aux maîtres
pour bien tracer et faire connaître le chemin de la
sagesse. »113(*) Cette doctrine de la sagesse est l'autre nom pour
une science éthique pure, qui examine les principes pour bien mener sa
vie, conformément à la morale. Cette
« porte » est « étroite »,
c'est-à-dire qu'elle est difficile d'accès, le chemin est donc
périlleux, l'homme est ce pèlerin éthique qui doit
toujours veiller à rester sur ce chemin.
Heidegger fut très sensible à ce concept de
« chemin » puisqu'il le reprend, pour commenter Kant, en
évoquant les deux chemins de la liberté, celui de la
liberté transcendantale et celui de la liberté pratique. C'est ce
second chemin qui est d'ailleurs essentiel, car « il ne vise plus la
liberté comme un mode possible de causalité dans le monde, mais
comme privilège spécifique de l'homme en tant qu'être
raisonnable. »114(*) C'est ce pèlerinage qui constitue l'homme
comme être essentiellement libre. Ce deuxième chemin oriente
l'homme uniquement vers une praxis éthique, il est pour ainsi
dire proprement humain : « le premier chemin traite de
la liberté possible d'un étant sous-la-main en
général, le deuxième de la
liberté effective d'un étant sous-la-main
déterminé, de l'homme comme
personne. »115(*) Dans ce deuxième chemin, nous ne sommes plus
dans l'ordre des conditions de possibilité de cette liberté,
à « possible » s'oppose
« effective » et à
« général » s'oppose
« déterminé ». L'homme se détermine
comme humain dans la praxis éthique, sa liberté est
« effective », c'est-à-dire qu'elle se
concrétise dans la recherche de l'éthicité. L'homme passe
du genre humain, du « général » à ce
qui lui est directement spécifique, et c'est pourquoi ce deuxième
chemin est une « porte étroite », parce que nous
avons une détermination beaucoup plus précise que sur le premier
chemin. C'est la responsabilité de l'homme comme personne, qui fonde sa
dignité.
b) Sens de cette
communauté d'êtres colégislateurs.
La communauté éthique se structure autour de
l'Idée d'un Être souverain et moral parfait mais les membres
participent à sa législation, car ils en sont les corps
indissolubles. Comme l'écrit Heidegger, « la
liberté pratique est à soi-même législation,
volonté pure, autonomie. »116(*) C'est cette
législation qui exprime fondamentalement l'essence de la liberté,
car la liberté pratique est en fin de compte cette essence. Les membres
de la communauté éthique sont des membres auto-responsables qui
sont en rapport les uns les autres au sein d'une praxis éthique. Ils ne
sont pas liés de façon contingente mais de manière
universelle et nécessaire. C'est une communauté d'êtres
intelligibles qui ont dépassé leur finitude pour s'infinitiser
dans l'éthicité : je « me représente dans
un monde qui possède une infinitude
véritable »117(*). Le concept de sujet est alors transformé,
Kant parlant également de « mon invisible
moi »118(*).
La communauté éthique ne peut être qu'une communauté
de personnes, réalisant ainsi l'essence de la liberté. Le sujet
s'infinitise, il ne se situe plus entre une série sensible et une
série intelligible, c'est-à-dire qu'il ne se caractérise
plus dans une finitude résignée à cause d'une impossible
coïncidence entre ces deux séries. Il retrouve le point de vue
univoque de la loi morale, qui s'applique autant à Dieu qu'à
lui-même, puisque pour Dieu, la loi morale est une loi de
sainteté, alors qu'elle est une loi du devoir pour l'homme. Les membres
de cette communauté se constituent uniquement comme des fins en soi. On
peut affirmer, dans une certaine mesure, que le véritable sujet
éthique est cette communauté, tant les liens des membres entre
eux sont indissolubles. Chaque membre est comme l'expression et le reflet
propre de cette communauté spirituelle. La liberté a alors un
fondement ontologique authentique dans l'existence de cette communauté,
qui dépasse en son sens sa schématisation sensible.
L'idée d'une communauté éthique ne peut s'accomplir que
d'une manière religieuse dans le monde, à travers le rapport
d'une Église visible et d'une Église invisible, mais cela ne
signifie pas que le lien éthique ait une nature uniquement religieuse.
La religion est nécessaire pour schématiser ce lien
éthique et pour placer l'homme dans la direction de sa véritable
humanité, c'est-à-dire sur le second chemin de la liberté,
car l'homme ne peut pas se passer de la religion pour l'accomplissement de son
éthicité.
Chapitre 6 : Transfiguration
de l'intersubjectivité en interpersonnalité chez Fichte.
1) Le monde des êtres
libres dépasse l'impérativité catégorique
formelle : mise en présence de l'Absolu.
a) Liberté du sujet
éthique : manifestation de l'image de l'Absolu.
En posant le suprasensible comme fin de la raison, nous sommes
passés du côté de l'objet, qui n'est plus monde mais
volonté divine produisant et ordonnant immédiatement ce
suprasensible. La moralité nous a alors conduit au point de vue de la
religion, où Dieu, l'objet absolu, détermine le sujet. C'est
à nous qu'il revient de travailler à produire ici-bas
« une grande communauté, Une, libre et
morale. »119(*) qui soit à l'image de cette volonté.
L'objet absolu ne détermine plus simplement le sujet mais bien le
rapport de ce sujet à l'objet. Dieu est acte, et la philosophie de la
religion ne peut nier l'acte qu'elle pose. Elle doit faire retour de la
position de l'acte vers l'activité pure en laquelle le sujet agissant se
trouve enveloppé. Le dépassement de la moralité implique
la position d'une philosophie de la religion qui substantifie le contenu moral,
sachant que la philosophie de la religion n'est pas la religion
elle-même. La philosophie de la religion traite du postulat de la
philosophie pratique, elle est l'interprétation de la raison à la
fin de la moralité, lorsqu'un ordre moral du monde s'est
constitué. Elle correspond à l'implantation d'une moralité
supérieure qui n'est pas une loi ordonnatrice, mais une loi
créatrice d'une réalité spirituelle. C'est une morale de
l'aspiration qui s'oppose à une morale de l'obligation, qui
régnait au sein du monde juridique. L'éthicité conduit le
sujet vers une morale pleinement créatrice où il y a une saisie
de plus en plus appropriée de l'acte comme acte pur. Ce n'est pas dans
un agir individuel mais universel qu'on appréhende cette activité
pure. Le sujet fichtéen est un sujet dialectique, il s'appréhende
comme fini et comme Moi pratique, visant et se visant lui-même,
c'est-à-dire le Moi Absolu. Le sujet n'est pas le Moi absolu, parce que
ce dernier correspond à un acte pur qui échappe fondamentalement
à la conscience.
L'éthicité nous met en présence d'une
réalité spirituelle nouvelle : « la
liberté, au sens d'une hésitation flottante entre plusieurs
choses possibles, n'est pas la vie, mais seulement un préliminaire ou
une introduction à la vie réelle. Il faut bien, à un
moment donné, s'arracher à l'indécision pour se
décider et agir, et c'est alors que commence la
vie. »120(*)
Il faut passer d'une liberté de choix (on retrouve le flottement propre
à l'imagination, où plusieurs avenirs possibles sont
imaginés) à une vie selon la liberté, une vie spirituelle
où l'éthicité est accomplie. La vie selon la
moralité est une vie à l'image de l'Absolu, et c'est ici que nous
saisissons le centre génétique de l'élaboration
définitive de l'éthique de Fichte. La décision volontaire
pour cette vie, nous met en contact avec l'essence divine, car
« c'est l'essence même qui seule existe et peut exister, qui ne
doit son existence à rien d'autre, c'est l'essence divine qui se
manifeste dans le phénoménal et se rend directement
visible ; en conférant au phénomène un
caractère originel et libre, elle s'impose à la
foi. »121(*)
L'éthicité nous conduit vers une vie rigoureusement autonome,
cette autonomie étant l'image de l'Absolu qui n'a besoin de rien pour
subsister. Cette vie est éternelle, elle est une activité du
devoir-être, tournée éternellement vers un horizon qu'elle
ne peut atteindre. La vie divine « ne se manifeste [...] jamais comme
un être existant et donné, mais comme quelque chose qui doit
être et qui, une fois devenu ce qu'il doit être, se manifestera de
nouveau comme devant être éternellement, si bien que cette vie
divine échappe toujours à la mort de l'être
déterminé. »122(*) La vie divine n'est pas une vie
indéterminée mais une vie qui se détermine toujours plus,
la détermination étant toujours à venir et c'est pour cela
qu'elle fonde une espérance.
b) Orientation vers une
science philosophique de l'éthique : action du sujet éthique
vécue depuis son enracinement métaphysique.
Consistant dans une perpétuelle reprise et dans une
invention de tous les instants, notre vie est l'accomplissement de la
création du monde par le Verbe divin, non pas comme la création
d'un ordre figé, mais d'un ordre actif et lui-même vivant, qui
passe par la liberté et sollicite toutes les libertés en vue de
l'édification d'une société spirituelle qui est le point
le plus élevé auquel tend la liberté. Fondé par la
liberté, ce monde n'est pas l'objet d'un pur spectacle, ce n'est pas un
monde à contempler, mais un monde à façonner et à
remodeler en permanence, l'éthicité ne nous amenant jamais vers
un état achevé. La science philosophique de l'éthique
désigne cette science qui fonde un système transcendantal du
monde intelligible ; le but de l'humanité, au cours de sa vie sur
terre, est de régler avec liberté tous les rapports en son sein
sur le modèle de la raison, afin de ménager un accès
à ce monde intelligible. Ainsi, l'accès à ce monde
intelligible nécessite la renaissance du sujet comme sujet
éthique, et cela n'est possible que s'il y a soumission pratique de
l'être à la liberté. Comme l'écrit Bernard
Bourgeois, « l'idéalisme éthique démontre dans
son contenu même la légitimité, le droit de la
présupposition à laquelle il doit son existence de fait :
l'absoluité de la liberté qui fonde tout le reste. Il ne se
contente pas d'affirmer que seule la croyance en la liberté peut amener
à penser que le Moi pose l'être, mais établit que le Moi ne
pose l'être que parce qu'il est liberté. »123(*) Cette science philosophique
de l'éthique s'enracine dans une vie spirituelle constamment
tournée vers l'activité morale et rendue possible par
l'affirmation originaire de cette liberté, qui n'est pas une
condamnation, mais une promesse. Cette science permet au sujet d'effectuer un
recommencement absolu dans sa vie, recommencement qui l'ouvre à un monde
nouveau. « Le brouillard qui m'aveuglait se dissipe à mes
yeux. Je reçois un nouvel organe, et c'est, en lui, un monde nouveau qui
s'ouvre à moi. Il s'ouvre à moi exclusivement par le commandement
de la raison et ne se rattache en mon esprit qu'à ce
commandement. »124(*) Le sujet regarde un monde nouveau, car la
liberté éthique a modifié son oeil et l'a
transformé en oeil spirituel. L'éthicité donne au sujet de
nouveaux organes pour voir ce monde et y agir, car ce monde n'est pas seulement
l'objet d'une contemplation.
L'intention de Fichte est double, puisqu'il veut d'une part
fonder l'unité du Savoir en deçà de la disjonction du
théorique et du pratique, et d'autre part dépasser
l'éthique telle que l'avait établie Kant dans une doctrine
supérieure du savoir « moralement »
qualifiée, puisque par elle-même, elle devait ouvrir la
perspective d'une moralité supérieure. Cette science
philosophique de l'éthique reconsidère le concept de
devoir-être qui, comme impératif, est un principe immédiat
de la moralité. Celui-ci est déterminé par lui-même
dans une doctrine de la morale, mais dans une doctrine supérieure du
savoir, il est déterminé par la réalité interne de
Dieu. Or, celui qui ne sait décrire le concept moral que comme loi
morale, c'est-à-dire comme impératif catégorique et
postulat, ne le connaît qu'en image et à travers un
représentant. La raison se sait image de la positivité infinie
de l'Être absolu, elle est destinée à être
adéquatement ce qu'elle est à l'origine. La science de
l'éthique doit manifester le sens ultime de la vie de la raison et
mettre en lumière le contenu réel et définitif de toute
action rationnelle. Le devoir-être avait chez Kant un sens
primordialement formel ; l'impérativité fut sa seule
façon d'être, grâce à laquelle il reposait sur
lui-même en autonomie fermée. Fichte veut dépasser cette
dimension formelle et s'orienter vers une doctrine réelle de la morale
(Sittenlehre). La science philosophique de l'éthique
met en évidence que le devoir-être n'est pas un simple
impératif catégorique et formel, sa réalité venant
du fait qu'il est l'image de l'Absolu. L'auto-réalisation de la raison
comme image de l'Absolu constitue le sens et le contenu définitifs
auxquels sont ordonnés tout devoir et toute action morale
concrète. On aurait alors une différenciation entre une
moralité inférieure, qui aurait une fonction positive dans la
régulation des actions quotidiennes mais qui ne répondrait pas
pleinement aux exigences d'une science philosophique de l'éthique et une
moralité supérieure, dans laquelle l'action humaine serait
comprise et vécue depuis son enracinement métaphysique. La
science philosophique de l'éthique va beaucoup plus loin que le
criticisme radical kantien qui, comme le dit Manzana, « malgré
son orientation vers l'universalité de la loi morale ne peut pas fonder
une éthique de responsabilité ordonnée à la
communauté humaine réelle, mais seulement une éthique de
l'intention et de l'intériorité, orientée aussi, en
réalité et en dernière instance, vers le salut
personnel. »125(*) Ce qui lie et donne un véritable contenu
à cette éthique de la responsabilité, c'est l'image de
l'Absolu. Kant en est resté à l'auto-responsabilité
éthique de la personne comme condition préalable pour devenir
membre du corps éthique, sans assumer jusqu'au bout la transformation
radicale de l'individu dans la communauté éthique.
2) La réalité du
« nous » comme sujet transformé.
Le passage d'un ordre juridico-civil à un ordre
purement éthique implique la transformation d'une
intersubjectivité en interpersonnalité, c'est-à-dire que
l'on passe d'une communauté de corps à une communauté de
corps spirituels, retrouvant ainsi un sens monadique ; le corps n'est plus
la déduction matérielle de la liberté, il revêt une
dimension de réceptivité qui soutient l'activité infinie
de l'homme. Je suis à la fois émetteur et récepteur, la
vie de ce grand corps qu'est la communauté spirituelle étant
animée par la transmission du contenu éthique.
L'intersubjectivité était le premier stade où les corps
libres interagissaient entre eux, l'éthicité, elle,
désigne le stade supérieur dans le resserrement des
libertés. Le contenu éthique concentre les valeurs qui
coordonnent les différents corps :
« éthique » n'est pas un adjectif qualifiant
l'état du sujet ou un état postulé et souhaité par
le sujet, mais est ce qui réalise le sujet. L'interpersonnalité
ne permet plus de définir le sujet comme personne mais expose la
réalité d'un « nous », dans la mesure
où Je est pour les autres : « je ne mourrai absolument
pas pour moi, mais seulement pour les autres. »126(*) La mort est l'occasion d'une
renaissance, elle est l'abolition d'une vie sensible, soumise à la
réalité du Moi, pour une vie suprasensible exprimant la
réalité d'un Nous. Dans l'élaboration de
l'intersubjectivité, l'autre pouvait être réduit à
un alter ego posé par moi, à quelque chose qui doit
être posé devant moi, afin que soit possible mon auto-position
comme Je, et que je dois accepter pour l'unité et la cohérence
avec moi-même. Cela pouvait suffire à déterminer l'assise
des relations juridiques qui constituait le but de cette
intersubjectivité. Dans l'espace intersubjectif juridique, chaque sujet
avait conscience de son être-limité et en même temps de sa
relation aux autres libertés et en la possibilité d'un nous.
L'imagination avait un rôle fondamental en ce qu'elle délivrait
une intentionnalité éthique et autorisait une ouverture sur un
avenir de la communauté. Les sujets pouvaient imaginer l'avenir de leur
communauté et ainsi pressentir cette nouvelle forme
d'intersubjectivité que constitue l'interpersonnalité.
L'intersubjectivité n'est pas encore la mise en oeuvre de la
réalité d'un « nous », elle est la relation
entre un toi et un moi « comme si le principe même de
l'intersubjectivité, avant toute rencontre effective, habitait au coeur
de la conscience, était constitutif du rapport même du moi
à soi-même, le moi se dédoublant originairement en un moi
et un toi, tutoyant la vie qui l'habite, l'épousant et la voulant dans
la ligne qu'il trace et qu'elle laisse en lui. »127(*) L'intersubjectivité
avait marqué une évolution très nette de la philosophie de
Fichte puisque dans le Fondement du droit naturel, le droit
était déduit à titre de condition de possibilité de
l'intersubjectivité, celle-ci étant elle-même la condition
de possibilité de la subjectivité, c'est-à-dire de la
conscience de soi et de la conscience morale. C'était grâce
à l'initiative de l'autre, qui m'appelait à l'activité,
que je prenais conscience de moi-même comme sujet libre et fini.
Or, l'interpersonnalité est la théorie
supérieure de l'intersubjectivité et repose sur la
compréhension du monde des esprits (du « nous »)
comme mise en présence de l'Absolu. L'Autre et la communauté sont
devant moi comme quelque chose qui est bon et qui doit être absolument.
Le but dernier de l'action morale est une réalité
interpersonnelle, une communauté des je et des tu constitués
intersubjectivement, réciproques et libres. Ce monde des sujets libres
est alors le seul monde qui soit à la mesure de la raison et qui
manifeste l'Absolu. Voilà la configuration dernière de la
communauté suivant le concept de liberté et qui doit être
la base de la téléologie éthique au sein de la philosophie
de l'histoire. Le concept de l'agir moral s'approfondit alors en même
temps que le concept de l'Absolu. L'interpersonnalité n'est pas
seulement la communication entre le vouloir fini et le vouloir infini mais est
l'unité, la communion entre la vie finie et la vie infinie. La vie
infinie n'est pas le terme inaccessible de l'effort, l'au-delà
visé par le sujet ; elle est là dans la présence de
l'amour qui l'accueille. C'est le concept d'amour qui prouve la
réalité du nous au sein de l'interpersonnalité, concept
nécessaire qui n'était pas requis pour la fondation d'un ordre
intersubjectif juridique.
CONCLUSION :
L'interpersonnalité ouvre de nouvelles perspectives
à l'éthique, elle permet l'auto-réalisation de l'individu
en même temps qu'une éthique de responsabilité
communautaire et sociale. L'impératif prend alors un nouveau sens, car
l'homme en s'y soumettant, le réeffectue de manière positive en
saisissant son authenticité, celle qui s'inscrit dans une
relationnalité subsistante. On atteint de ce fait la
vérité d'un vouloir moral qui désigne le passage de
l'idéalité à la réalité à travers la
constitution d'un monde selon le concept de liberté. La liberté
du sujet éthique transforme le sujet et l'installe dans un espace
réel de communication et d'interaction non-répressive et
positivement libre. Chez Kant, la liberté du sujet éthique
s'accomplit dans un lien communautaire idéalisé, cet
accomplissement restant purement formel et normatif, ce qui fait par ailleurs
sa force. Si la philosophie fichtéenne s'oriente vers une doctrine
réelle de la morale en donnant un contenu au devoir-être, il ne
faut cependant pas oublier que la liberté chez Kant reste
enracinée dans sa factualité. Dire qu'elle est un fait, c'est
affirmer qu'elle est un objet pour un concept, dont la réalité
objective peut être prouvée. Elle est d'autre part une Idée
et « parmi toutes les Idées de la raison pure, c'est la seule
dont l'objet soit un fait et qui doive être comptée parmi les
scibilia. »128(*) La réalité objective de la
liberté présente une objectivité différente de
celle des choses naturelles, car elle requiert une effectivité purement
pratique. C'est en effet dans l'agir pratique que la réalité de
la liberté est expérimentable : la liberté du sujet
éthique constitue le mode privilégié de
l'effectivité de la factualité de cette liberté, son
accomplissement prouve par là même son essence. L'essence de la
liberté ne précède pas la liberté, elle est
à réaliser et c'est dans cette réalisation que l'homme est
interpellé comme homme, c'est-à-dire comme personne, fin en soi
et donc membre de la communauté éthique. Le sujet devient un
maillon essentiel dans la chaîne du monde spirituel, la volonté de
la communauté influant sur lui par la voix de la conscience, et lui
indiquant comment il doit agir pour influer à son tour sur elle par sa
libre obéissance.
BIBLIOGRAPHIE :
A) Ouvrages concernant Kant :
1) OEuvres de Kant :
-OEuvres philosophiques de Emmanuel Kant, sous la
direction de Ferdinand Alquié, Bibliothèque de la Pléiade,
éditions Gallimard, Volumes I, II et III. Toutes les citations
concernant cette édition indiquent la référence à
l'édition de l'Académie de Berlin (Ak.), suivie de la page et du
volume de l'édition française.
-Réflexions sur l'éducation, Trad.
franç. Alexis Philonenko, éditions Vrin, Paris, 1966.
-Critique de la raison pure, Trad. franç.
Tremesaygues et Pacaud, troisième édition, éditions PUF,
Paris, 1963.
-Vers la paix perpétuelle, Trad. franç.
JF Poirier et Françoise Proust, éditions GF Flammarion, Paris,
1991.
-Idée d'une histoire universelle au point de vue
cosmopolitique, Trad. franç. Luc Ferry, éditions Gallimard,
Paris, 1985.
-Qu'est-ce que les Lumières ?, Trad.
franç. Heinz Wismann, éditions Gallimard, Paris, 1985.
-Critique de la raison pratique, Trad. franç.
François Picavet, éditions PUF, Paris, 1960.
-Critique de la raison pratique, Trad. franç.
Luc Ferry et Heinz Wismann, éditions Gallimard, Paris, 1985.
-Critique de la faculté de juger, Trad.
franç. collective, éditions Gallimard, Paris, 1985.
-Doctrine du Droit, Trad. franç. Alexis
Philonenko, éditions Vrin, Paris, 1971.
-La religion dans les limites de la simple raison,
Trad. franç. Gibelin, éditions Vrin, Paris, 1952.
-Anthropologie d'un point de vue pragmatique, Trad.
franç. Alain Renaut, éditions GF-Flammarion, Paris, 1993.
-Lettres sur la morale et la religion, Trad.
franç. Jean-Louis Bruch, éditions Aubier Montaigne, Paris,
1969.
2) Études sur Kant consultées :
-CARNOIS B., La cohérence de la doctrine kantienne de
la liberté, éditions Seuil, Paris, 1973.
-CASTILLO M., Kant et l'avenir de la culture,
éditions PUF, Paris, 1990.
-GOYARD-FABRE S., Kant et le problème du droit,
éditions Vrin, Paris, 1975.
-DELBOS Victor, La philosophie pratique de Kant,
éditions PUF, Paris, 1969.
-KRÜGER G., Critique et morale chez Kant, Trad.
franç. Éric Weil, éditions Beauchesne, Paris, 1961.
-PHILONENKO A., Théorie et praxis dans la
pensée morale et politique de Kant et de Fichte en 1793,
éditions Vrin, Paris, 1968.
-TOSEL André, Kant révolutionnaire, Droit et
politique, éditions PUF, coll. Philosophies, Paris, 1988.
-VIALATOUX Joseph, La morale de Kant, éditions
PUF, coll. « Initiation philosophique », Paris, 1960.
-VLACHOS G., La Pensée politique de Kant,
huitième édition, éditions PUF, Paris, 1962.
3) Articles sur Kant :
-BOBBIO N., « deux notions de la liberté dans la
pensée politique de Kant », Annales de philosophie
politique, Paris, 1962.
-MUGLIONI Jean-Michel, « La paix selon
Kant », L'Enseignement philosophique, Paris,
juillet-août 1995.
-MUGLIONI Jean-Michel, « Kant et les
Lumières », L'Enseignement philosophique, Paris,
septembre-octobre 1987.
-WILFERT J., « Kant, l'Aufklärung et l'ironie de
la raison », L'Enseignement philosophique, Paris,
septembre-octobre 1987.
B) Ouvrages concernant Fichte :
1) OEuvres de Fichte :
- OEuvres choisies de philosophie première, Trad.
franç. A. Philonenko, éditions Vrin, Paris, 1964.
- Discours à la Nation allemande, Trad.
franç. S. Jankélévitch, éditions Aubier, Paris,
1981.
- Discours à la Nation allemande, Trad.
franç. A. Renaut, Imprimerie nationale, 1992.
- Le système de l'éthique d'après les
principes de la doctrine de la science, Trad. franç. Paul Naulin,
éditions PUF, Paris, 1986.
- Fondement du droit naturel selon les principes de la
doctrine de la science, Trad. franç. A. Renaut, éditions
PUF, Paris, 1984.
- La destination de l'homme, Trad. franç.
Jean-Christophe Goddard, éditions GF-Flammarion, Paris, 1995.
-Machiavel et autres écrits philosophiques et
politiques de 1806-1807, Trad. franç. Luc Ferry et Alain Renaut,
éditions Payot, Paris, 1981.
2) Ouvrages sur Fichte :
- BOURGEOIS B., L'idéalisme de Fichte,
éditions PUF, Paris, 1968.
-DELBOS V., De Kant aux postkantiens, éditions
Aubier, Paris, 1992.
- GODDARD J-C, La philosophie fichtéenne de
la vie, le transcendantal et le pathologique, éditions Vrin, Paris,
1999.
- GUEROULT M., Études sur Fichte,
éditions Aubier, Paris, 1974.
-PHILONENKO A., La liberté humaine dans la philosophie
de Fichte, éditions Vrin, Paris, 1980.
-VAYSSE Jean-Marie, Totalité et subjectivité,
Spinoza dans l'idéalisme allemand, éditions Vrin, Paris,
1994.
3) Articles sur Fichte :
- MANZANA J., « L'unité de la doctrine
du savoir et de la philosophie pratique dans la dernière pensée
de J.G. Fichte », Revue de métaphysique et morale,
t.86, éditions Armand Colin, Paris, juillet-septembre 1981.
-RENAUT A., « La fondation fichtéenne de
l'idéalisme critique », Cahiers philosophiques,
décembre 1988.
-SCHOTTKY R., « La Grundlage des Naturrechts
de Fichte et la philosophie politique de l'Aufklärung »,
Archives de philosophie, Paris, 1962.
- VINCENTI Luc, « L'oeuvre de Fichte et La
destination de l'homme », L'Enseignement philosophique,
Paris, janvier-février 1996, 46e année,
numéro 3.
C) Autres ouvrages :
1) Ouvrages consultés :
-FISCHBACH Franck, Fichte et Hegel, la reconnaissance,
éditions PUF, coll. « Philosophies », Paris,
1999.
-HEIDEGGER Martin, De l'essence de la liberté humaine,
Trad. franç. Emmanuel Martineau, éditions Gallimard, Paris,
1987.
-KELSEN Hans, Théorie générale des
normes, Trad. franç. Olivier Beaud et Fabrice Malkani,
éditions PUF, Paris, 1996.
-VINCENTI, Éducation et liberté Kant et
Fichte, éditions PUF, Paris, 1992.
2) Articles consultés :
-MATHIAS Paul, « L'éducation
introuvable », Cahiers philosophiques, Paris, mars 1987.
-RICOEUR P., « Sympathie et respect :
phénoménologie et éthique de la deuxième
personne », Revue de métaphysique et morale,
numéro 4, éditions A. Colin, octobre-décembre
1954.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION :
1
PREMIÈRE PARTIE :
6
Chapitre 1 : Rôle fondamental de l'éducation
: toute éducation a un sens éminemment moral.
6
1) L'éducation chez Kant comme discipline négative
de la passion pour la liberté afin de la cultiver.
8
a) Le travail permet à l'homme de maîtriser sa
liberté au lieu de se faire maîtriser par elle : concept
synthétique qui lie obéissance et liberté.
8
b) Aporie de l'éducation : pour éduquer
convenablement, il faudrait avoir déjà été
correctement éduqué.
14
2) Nécessité d'une nouvelle éducation qui
forme la volonté morale chez Fichte.
17
a) Contradiction de cette volonté morale avec la libre
volonté : l'éducation n'est pas la culture du libre-arbitre.
18
b) Sens politique de l'éducation : situation de la
liberté au sein d'un contexte éthique concret.
21
c) La liberté a un langage.
24
Chapitre 2 : L'effort réunit les
préoccupations communautaires à un individualisme moral.
26
1) La loi morale comme « document de la
liberté » chez Kant.
26
2) Définition d'une éthique du projet chez Fichte
ayant pour objet une infinie connexion des intersubjectivités.
30
DEUXIÈME PARTIE :
33
Chapitre 3 : Caractéristiques de l'état de
nature juridico-politique
33
1) La garantie d'une sphère de liberté individuelle
chez Kant.
33
2) Le sujet comme "organe de la liberté" chez Fichte.
38
3) L'État comme force d'éthicisation
c'est-à-dire de moralisation publique chez Kant : analyse de la
publicité du droit.
42
4) L'articulation des libertés par le souci premier de
leur sécurité chez Fichte.
45
a) La liberté a un corps propre.
45
b) L'espace juridico-politique coordonne ces
différents corps.
48
Chapitre 4 : L'éthicité comme
avènement de la liberté dans l'histoire.
52
1) La réorganisation de la réalité de
l'histoire en tant que système de la liberté dans la nature chez
Kant.
52
2) Progrès de la liberté comme indication d'une
possibilité de vie suprasensible chez Fichte.
56
TROISIÈME PARTIE :
60
Chapitre 5 : L'idéal de la moralité nous
élève pour nous inscrire au sein d'une "communauté
éthique" chez Kant.
60
1) Cet idéal de la moralité est une idée de
la religion : rapport entre Église invisible et Église visible.
60
2) L'éthicité dépasse la religion, elle
solidarise les êtres raisonnables autonomes : l'espace éthique est
de nature religieuse mais ne se réduit pas à elle.
64
a) Dignité du sujet éthique qui ne doit sa
perfection qu'à lui-même.
64
b) Sens de cette communauté d'êtres
colégislateurs.
67
Chapitre 6 : Transfiguration de
l'intersubjectivité en interpersonnalité chez Fichte.
68
1) Le monde des êtres libres dépasse
l'impérativité catégorique formelle : mise en
présence de l'Absolu.
68
a) Liberté du sujet éthique :
manifestation de l'image de l'Absolu.
68
b) Orientation vers une science philosophique de
l'éthique : action du sujet éthique vécue depuis son
enracinement métaphysique.
70
2) La réalité du « nous » comme
sujet transformé.
73
CONCLUSION :
76
BIBLIOGRAPHIE :
78
* 1 KANT Emmanuel, Critique
de la raison pratique, trad. Luc FERRY et Heinz WISMANN, éditions
Gallimard, Paris, 1985, p.20.
* 2 FICHTE Johann Gottlieb,
Lettre à Baggessen, cité par Franck FISCHBACH dans
Fichte et Hegel, la reconnaissance, éditions PUF, coll.
"Philosophies", Paris, 1999, p.16.
* 3 Emmanuel KANT,
Métaphysique des Moeurs, Ak.VI, 214, p.458, La Pléiade,
tome III.
* 4 Emmanuel KANT,
Anthropologie d'un point de vue pragmatique, Ak. VII, 127,
éditions Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986, tIII, p.945.
* 5 Emmanuel KANT,
Réflexions sur l'Éducation, trad. A. PHILONENKO,
éditions Vrin, Paris, 1966, p.74.
* 6 Paul MATHIAS,
"L'éducation introuvable", in Cahiers philosophiques, Paris,
mars 1987, pp. 43-69.
* 7 Emmanuel KANT,
Anthropologie d'un point de vue pragmatique, paragraphe 82, trad.
Alain RENAUT, éditions Garnier-Flammarion, Paris, 1993, p.240.
* 8 Emmanuel KANT, Critique
de la faculté de juger, traduction collective, éditions
Gallimard, Paris, 1985, p. 217.
* 9 Ibid., p.217.
* 10 Emmanuel KANT,
Anthropologie d'un point de vue pragmatique, éditions
Garnier-Flammarion, Paris, 1993, p.241.
* 11 Emmanuel KANT,
Critique de la faculté de juger, traduction collective,
éditions Gallimard, Paris, 1985, p.217.
* 12 Emmanuel KANT, Op.
cit., p.242.
* 13 Emmanuel KANT, Ibid.,
p.242.
* 14 E. KANT, Critique de
la raison pure, "Théorie transcendantale de la méthode",
III, 467, Ak. A710/B378, p.1295, t.I.
* 15 Emmanuel KANT,
Réflexions sur l'éducation, Trad. Alexis PHILONENKO,
éditions Vrin, Paris, 1961, p.70.
* 16 Emmanuel KANT, Lettres
sur la morale et la religion, Trad. Jean-louis BRUCH, éditions
Aubier Montaigne, Paris, 1969, p.45.
* 17 Emmanuel KANT,
Réflexions sur l'éducation, Trad. Alexis PHILONENKO,
éditions VRIN, Paris, 1966, p.124.
* 18 Emmanuel KANT, Op.cit,
p.127.
* 19 Emmanuel KANT,
Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique,
Trad. Luc FERRY, éditions Gallimard, Paris, 1985, p.485.
* 20 Emmanuel KANT,
Critique de la faculté de juger, § 40, Trad. Collective,
éditions Gallimard, Paris, 1985, p.245.
* 21 Emmanuel KANT,
Qu'est-ce que les Lumières?, Trad. Heinz WISMANN,
éditions Gallimard, Paris, 1985, p.505.
* 22 Ibid., p.505.
* 23 Emmanuel KANT, Le
Conflit des facultés, Ak. VII, 20, Trad. A. RENAUT, La
Pléiade, tome III, p.816.
* 24 J.G. FICHTE, Discours
à la Nation allemande, Trad. S. JANKÉLÉVITCH,
éditions Aubier, Paris, 1981, p.93.
* 25 Ibid.,
p.86-87.
* 26 J.G. FICHTE, Op.cit.,
p.86-87.
* 27 Ibid., p.78.
* 28 J.G.FICHTE, Le
Système de l'éthique d'après les principes de la doctrine
de la science, Trad. Paul NAULIN, éditions PUF, Paris, 1986,
p.206.
* 29 Ibid., p.206.
* 30 J.G.FICHTE, Discours
à la Nation allemande, Trad. S. JANKÉLÉVITCH,
éditions Aubier, Paris, 1981, p.79.
* 31 Ibid., p.81.
* 32 Ibid., p.83.
* 33 Ibid., p.71.
* 34 Ibid., p.311.
* 35 Ibid.,
p.170-171.
* 36 Ibid., p.171.
* 37 Alain RENAUT, traduction
et présentation des Discours à la Nation allemande,
Imprimerie nationale, 1992, p.42.
* 38 J.G.FICHTE, Op.cit.,
p.
* 39 Ibid., p.109.
* 40 Ibid., p.112.
* 41 Ibid., p.119.
* 42 J.G. FICHTE, La
destination de l'homme, Trad. J-C GODDARD, éditions GF, Paris,
1995, p.186.
* 43 Ibid., p.154.
* 44 KANT, Critique de la
raison pratique, Ak.V.238, p.141.
* 45 Ibid., Ak.VI 225,
p.100.
* 46 Ibid., Ak.V 83,
p.48.
* 47 Ibid., Ak.V 72,
p.41.
* 48 Ibid., Ak.V 56,
p.31.
* 49 Ibid., Ak.V 289,
p.173.
* 50 KANT, Doctrine de la
Vertu, § 13, Ak.VI 439, p.113.
* 51 KANT, Anthropologie
d'un point de vue pragmatique, Ak.VII 292, p.140.
* 52 KANT, La Religion dans
les limites de la simple raison, Ak.VI 47, p.67.
* 53 Ibid., Ak.VI 28,
p.44.
* 54 KANT, Doctrine du
Droit, Ak.VI 223, p.470.
* 55 J.G. FICHTE,
Destination de l'homme, Trad. J-C GODDARD, éditions GF, Paris,
1995, p.167-168.
* 56 Jean-Marie VAYSSE,
Totalité et subjectivité, Spinoza dans l'idéalisme
allemand, éditions VRIN, Paris, 1994, p.71.
* 57 J.G. FICHTE, Principes
de la Doctrine de la Science, in OEuvres choisies de philosophie
première, Trad. Alexis PHILONENKO, éditions VRIN, Paris,
1964, p.80.
* 58 Ibid., p.146.
* 59 KANT, Propos de
pédagogie, Ak.IX, 448, p.1156 (t.III).
* 60 KANT, Doctrine du
Droit, Trad. A.PHILONENKO, éditions VRIN, Paris, 1971, p.96.
* 61 Op.cit, p.97.
* 62 Ibid., p.98.
* 63 Hans KELSEN,
Théorie générale des normes, Trad. Olivier BEAUD
et Fabrice MALKANI, éditions PUF, Paris, 1996, p.32.
* 64 Ibid., p.9.
* 65 KANT, Critique de la
raison pure, Ak.III, 489, p.512.
* 66 KANT, Idée
d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, prop.7,
Ak.VIII, 26, p.72.
* 67 KANT, Doctrine du
droit, Introduction E, Ak.VI, 232, p.106.
* 68 KANT,
Métaphysique des moeurs, Introduction III, Ak.VI, 221, p.95.
* 69 FICHTE, La destination
de l'homme, Trad. Jean-christophe GODDARD, éditions GF, Paris,
1995, p.182.
* 70 Ibid., p.188.
* 71 Op.cit, p.184
* 72 Ibid., p.219.
* 73 Alexis PHILONENKO, La
liberté humaine dans la philosophie de Fichte, éditions
VRIN, Paris, 1980, p.40-41.
* 74 Op.cit, p.173.
* 75 Alexis PHILONENKO, La
liberté humaine dans la philosophie de Fichte, éditions
VRIN, Paris, 1980, p.41.
* 76 André TOSEL,
Kant révolutionnaire Droit et politique, éditions PUF,
coll. Philosophies, Paris, 1988, p.35.
* 77 KANT, Doctrine du
Droit, §D, Trad. PHILONENKO, éditions VRIN, 1971, Paris,
p.105.
* 78 Hans KELSEN,
Théorie générale des normes, Trad. Olivier BEAUD
et Fabrice MALKANI, éditions PUF, Paris, 1996, p. 105.
* 79 KANT,
Réflexions sur l'anthropologie, 1499, cité par Monique
CASTILLO, in L'avenir de la culture, éditions PUF, Paris, 1990,
p. 258.
* 80 KANT, Projet de paix
perpétuelle, Ak. VIII, 381, coll La Pléiade, tIII, p.377.
* 81 Ibid., p.377.
* 82 Ibid., p.378.
* 83 KANT, Projet de paix
perpétuelle, Appendice II, Ak.VIII, 386, p.382 (tIII).
* 84 FICHTE, Système
de l'éthique, Trad. Paul NAULIN, éditions PUF, Paris, 1986,
p.207.
* 85 FICHTE, Fondement du
droit naturel, Trad. A.RENAUT, éditions PUF, Paris, 1984, p.74.
* 86 Ibid., p.80.
* 87 Ibid., p.106.
* 88 Ibid., p.106.
* 89 Ibid., p.162.
* 90 Ibid., p.197.
* 91 R.SCHOTTKY, La
Grundlage des Naturrechts de Fichte et la philosophie politique de
l'Aufklärung in "Archives de philosophie", 1962, p.481.
* 92 KANT, Idée
d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique,
Cinquième proposition, Ak.VIII, 22, p.194 (t.II).
* 93 KANT, Le conflit des
facultés, Deuxième section, §8, Ak.VII, 51, p.902
(t.III).
* 94 KANT, Critique de la
faculté de juger, §83, Ak.V, 433, p.1236 (tII).
* 95 KANT, Anthropologie au
point de vue pragmatique, Première partie, §43, Ak.VII, 199,
p.1017 (tIII).
* 96 FICHTE, Compte rendu
du Projet de paix perpétuelle de Kant, Trad. Luc FERRY, in
Machiavel et autres écrits philosophiques et politiques de
1806-1807, éditions PAYOT, Paris, 1981, p.189.
* 97 Ibid.,
p.190-191.
* 98 KANT, Critique de la
raison pure, « Dialectique transcendantale », Ak.III,
248, p.1028 (tI).
* 99 FICHTE, La destination
de l'homme, Trad. J-C GODDARD, éditions GF, Paris, 1995, p.193.
* 100 Ibid.,
p.188.
* 101 Jean-Christophe GODDARD,
La philosophie fichtéenne de la vie, le transcendantal et le
pathologique, éditions VRIN, Paris, 1999, p.109.
* 102 Ibid.,
p.132-133.
* 103 KANT, La religion
dans les limites de la simple raison, Trad. GIBELIN, éditions VRIN,
Paris, 1952, p.136.
* 104 KANT, La religion
dans les limites de la simple raison, Ak.VI, 95, (tIII), p.115.
* 105 Ibid., Ak.VI,
95, (tIII), p.116.
* 106 Ibid., Ak.VI,
97, (tIII), p.117.
* 107 Ibid., Ak.VI,
98, (tIII), p.119.
* 108 Ibid., Ak.VI,
101, (tIII), p.122.
* 109 KANT, Critique de la
raison pratique, Trad. Franç. François PICAVET,
éditions PUF, Paris, 1960, p.87.
* 110KANT, Critique de la
raison pratique, Trad. Franç. Luc FERRY et Heinz WISMANN,
éditions Gallimard, Paris, 1985, p.206.
* 111 Ibid.,
p.199.
* 112 Ibid.,
p.210.
* 113 Ibid.,
p.214.
* 114 Martin HEIDEGGER, De
l'essence de la liberté humaine, Trad. Emmanuel MARTINEAU,
éditions Gallimard, Paris, 1987, p.243.
* 115 Ibid.,
p.246.
* 116 Ibid.,
p.272.
* 117 KANT, Critique de la
raison pratique, Trad. Luc FERRY et Heinz WISMANN, éditions
Gallimard, Paris, 1985, p.212.
* 118 Ibid.,
p.212.
* 119 FICHTE, La
destination de l'homme, Trad. Jean-Christophe GODDARD, éditions GF,
Paris, 1995, p.215.
* 120 FICHTE, Discours
à la Nation allemande, Trad. S.JANKÉLÉVITCH,
éditions Aubier, Paris, 1981, p.159.
* 121 Ibid.,
p.161.
* 122 Ibid.,
p.100-101.
* 123 Bernard BOURGEOIS,
L'idéalisme de Fichte, éditions PUF, Paris, 1968,
p.24.
* 124 FICHTE, La
destination de l'homme, Trad. Franç. Jean-Christophe GODDARD,
éditions GF, Paris, 1995, p.186.
* 125 J.MANZANA,
« L'unité de la doctrine du savoir et de la philosophie
pratique dans la dernière philosophie de J.G Fichte »,
in Revue de métaphysique et de morale, tome 86,
Juillet-septembre 1981, éditions A.COLIN, p.295-296.
* 126 FICHTE, La
destination de l'homme, Trad. Franç. Jean-Christophe GODDARD,
éditions GF, Paris, 1995, p.224.
* 127 Jean-Christophe GODDARD,
La philosophie fichtéenne de la vie, le transcendantal et le
pathologique, éditions VRIN, Paris, 1999, p.69.
* 128 KANT, Critique de la
faculté de juger, §91, Ak.V468, p.1279, (tII).
|
|