2 Les économies d'Afrique, des économies
dépendantes pas comme les autres.
Les PPTE africains sont qualifiés d'économies de
rente car le surplus (ou rente), lié à la production agricole et
à l'aide extérieure, est utilisé pour importer des biens
et services, ce qui ne suscite pas d'effets d'entraînement sur les
activités productrices. De plus, ladite rente est largement
accaparée par les agents proches de l'Etat, avant d'être
redistribuée aux réseaux clientélistes ou placée
à l'extérieur. L'économie est donc loin de ressembler aux
économies occidentales. L'Afrique connaît en outre des
déséquilibres à l'intérieur comme à
l'extérieur.
A l'échelle interne, les pays sont
caractérisés par un blocage de l'accumulation, des
déséquilibres financiers et sectoriels. Le blocage de
l'accumulation s'explique notamment par le faible taux d'investissement mais
aussi un «mal-investissement» (cf. partie suivante), qui plus est
avec une forte intensité capitalistique, des distorsions en faveur des
secteurs non directement productifs, une faible demande et des contraintes de
devises pour les importations de biens essentiels. La stratégie de
substitution aux importations n'a pas permis une diversification de la
production, des exportations, ni une montée en gamme dans les deux cas.
Les pays sont pris au piège de leur spécialisation dans les
produits de base. En outre, le seuil d'accumulation des facteurs de production
et du capital public permettant de dépasser les trappes à
pauvreté n'a pas été atteint. Le capital humain est
également sous-utilisé malgré des classes remplies
d'élèves. La forme y est mais pas le fond (qualité de
l'enseignement par rapport aux débouchés).
Les dysfonctionnements financiers se traduisent
essentiellement, outre la segmentation, par un dualisme. Dans l'ensemble, les
marchés financiers sont peu développés et peu
diversifiés, engendrant alors des coûts de transactions
élevés. A côté du secteur financier institutionnel
moderne (banque centrale, banques commerciales et de développement) se
trouve le secteur dit informel, qui joue un rôle important dans
l'allocation des ressources. Durant les années 1970 en effet,
l'accès prioritaire aux crédits des institutions publiques
(entreprises et Trésor) a évincé le secteur privé.
Celui-ci s'est alors tourné vers le crédit informel, de court
terme, et la libéralisation financière n'a rien pu faire, compte
tenu des «pièges à pauvreté » 7 (cf. infra).
Néanmoins, cette notion de pauvreté africaine est très
paradoxale. En effet, si les images de famines, de maladies et même les
chiffres apparaissent alarmants, il faut savoir que les marchés sont
tout de même bien achalandés et bien fournis, et que les filets
sociaux (familiaux notamment) et les mécanismes redistributifs
fonctionnent en général relativement bien. Parallèlement
aux facteurs de pauvreté réelle, il s'agit donc aussi d'un autre
mode de régulation. Sociologiquement parlant, les Africains sont
globalement ni matérialistes ni individualistes. Ils peinent de fait
à comprendre le mode de vie occidental, de la même manière
que les occidentaux ont du mal à comprendre le mode de vie africain.
Les déséquilibres sectoriels correspondent
surtout à la prépondérance du secteur agricole
d'exportation, source d'instabilités et non de croissance. Et pour
cause, ce secteur est en perpétuelle crise. Le système colonial
avait avant tout misé sur les exportations de produits de base. Or, les
facteurs de développement dans ce domaine se sont essoufflés, au
moment où le continent devait affronter la concurrence internationale
(cf. parties suivantes). Du côté du secteur secondaire,
l'industrialisation africaine est très récente, datant des
lendemains de la Seconde Guerre mondiale. La valorisation des ressources, la
stratégie de substitution aux importations ainsi que le rôle de
l'Etat (investissements, politique protectionniste) ont joué un
rôle favorable. Néanmoins, ce secteur ne contribue même pas
à 10% du PIB. Quant au secteur tertiaire, il reste
protégé, souvent en situation de monopole et représente en
moyenne 40% du PIB de l'Afrique subsaharienne (ASS) depuis les
indépendances.
7 Hugon P., 2003, id., p. 29.
A l'extérieur, la marginalisation de l'ASS se joue
surtout au niveau de l'Europe, son ancienne mère. Les
indépendances se sont quasiment soldées par un avortement. Les
Etats ont dû faire face à de nouvelles dépenses, à
la concurrence internationale et à la pauvreté liée
à un certain abandon des populations. La machine administrative s'est
ainsi emballée et a laissé place à des déficits
publics chroniques ainsi qu'à une politique d'endettement, qui ont
d'ailleurs causé sa perte.
Les accords préférentiels entre l'Union
européenne (UE) et les pays d'Afrique-Caraïbes-Pacifique
(ACP)8, qui compensaient partiellement les fluctuations des recettes
d'exportations, n'ont pas fait long feu et ce, parallèlement à
une demande agricole faible dans les secteurs faisant l'objet de
spécialisations. En bref, les PPTE d'Afrique ont toujours subi le
rôle de price taker (qui « prend les prix », et non price
maker, qui «fait les prix »). Mais parallèlement, les
économies africaines restent, elles, polarisées sur l'UE, qui
représente plus des deux tiers de leurs zones d'échanges
commerciaux et d'origine des capitaux. Les échanges intra-Afrique sont
en revanche limités, faute de voies de communication dignes de ce nom et
de politiques extérieures coordonnées. Comme le regrette P.
Hugon, «l'Europe, pouvant jouer un effet de croissance par sa taille et
son degré d'ouverture, s'est progressivement éloignée de
l'Afrique ». Les PPTE africains ont alors perdu de leur
compétitivité extérieure9, leur poids dans le
commerce mondial ayant diminué de plus de moitié entre 1970 et
2000, contrairement à la plupart des pays en développement (PED).
Et pour cause, non seulement les PPTE d'Afrique sont concurrencés par
les autres PED, asiatiques notamment, mais ils se heurtent en même temps
aux obstacles commerciaux des pays industriels (subventions ou barrières
« occultes »).
Bien que très dépendants des pays occidentaux,
les pays de l'ASS possèdent donc leur propre régulation
économique et sociale, une régulation incompatible avec les
représentations des agents du Nord. Ces facteurs propres peuvent alors
expliquer que la responsabilité de l'endettement excessif leur ait
été mise sur le dos. Mais la très forte subordination aux
pays occidentaux, et européens surtout, montre à tout point de
vue que les politiques économiques mises en oeuvre depuis des
siècles ne relèvent pas de l'entière volonté de ces
pays.
8Notamment les accords Stabex, pour les produits
agricoles, et Sysmin, pour les produits miniers.
9 Hugon P., 2003, op. cit., p. 46. La
compétitivité ici évoqué (prix, volume et
qualité), soumise àla conjoncture macroéconomique, ne doit
pas être confondue avec les avantages comparatifs, à
caractère plus structurel, sur lesquels veulent jouer les ajustements
structurels.
|