2. Des cas concrets encore plus éloquents.
Face àla multiplication des demandes de ressources
(...) la conséquence en fut la multiplication des mécanismes
entraînant la multiplication des conditionnalités. (...) On agit
sur les maillons faibles à défaut de pouvoir agir sur l'ensemble
du système36. En effet, en 1999, la Banque africaine de
développement [BAD, 2006] recense en moyenne 114 conditions
différentes imposées lors des PAS en Afrique subsaharienne, de 74
au Mozambique ou en Ouganda, à 165 au Sénégal. De plus,
outre la sphère commerciale et financière, les
conditionnalités ont également affecté la gouvernance
institutionnelle, et même davantage que la gouvernance financière,
avec une moyenne de 57,4 conditions contre 24,6 pour la finance37
(voir tableau 7 en annexe p.145). L'ingérence des IFI sur les pays
d'Afrique est alors totale. Tellement totale qu'un différend entre le
FMI et l'Ethiopie a éclaté seulement à cause d'un
remboursement anticipé d'un emprunt éthiopien auprès d'une
banque américaine. « Economiquement, cette décision
était parfaitement sensée (...). Ce n'était pas la logique
de la décision que [le FMI et les EtatsUnis] critiquaient, mais le fait
que l'Ethiopie l'avait prise sans l'aval du FMI. Or, pourquoi un Etat souverain
demanderait-il la permission du FMI pour chaque décision qu'il prend ?
»38 . Peut-être parce que le FMI échelonne ses
décaissements et qu'il constitue la seule et unique source de
financement pour ces économies (les prêts de la Banque mondiale ou
encore les aides européennes étant soumis
à«l'approbation» du FMI).
Les programmes de Washington ont donc considérablement
affecté les économies et les sociétés africaines.
D. Millet [2005] relate alors quelques expériences empiriques de pays
qui ont soit «joué sans
35 Berr E. et Combarnous F., 2004, in « L'impact du
consensus de Washington sur les pays en développement : une
évaluation empirique », op. cit., p. 14 et 15.
36 SorelJ.-M., 1996, op. cit,p. 18.
37 BAD, in Rapport sur le développement en Afrique 2006,
«L'aide, l'allègement de la dette et le développement en
Afrique », éd. Economica, p.60.
38 Stiglitz J. E., 2002, in «La grande désillusion
», éd. Fayard, p.66 et 67.
![](defi-desendettement-soutenable-afrique-subsaharienne-au-dela-ppte37.png)
hésiter le jeu des grandes puissances contre leur peuple
», soit qui n'ont eu d'autre choix que de «rentrer dans le rang
»39.
Les réformes de stabilisation ont poussé soit
à un affaiblissement économique, tant interne qu'externe, soit
à des émeutes sociales, soit aux deux à la fois. Les
réductions des dépenses publiques ont surtout affecté
l'éducation, la santé, les logements et les infrastructures. A
titre d'illustration, le Relevé épidémiologique de
l'Organisation mondiale de la santé (OMS) du 4 août 2000 recense
en Afrique plus de 200 000 cas de choléra en 1999 ayant
entraîné la mort d'au moins 8700 personnes, notamment au
Nigéria, en Somalie et au Mozambique40. De plus, la plupart
des pays d'Afrique ont été obligés, compte tenu des
contraintes budgétaires, de rendre l'enseignement payant, et donc
inaccessible à la plupart des familles. L'abandon des subventions s'est
souvent concentré sur les produits et les soins de première
nécessité, comme le pain, le riz, le lait, le sucre, la farine,
l'huile, l'essence, etc. Comme les populations africaines ont de graves
difficultés pour subvenir à leurs besoins alimentaires, les
gouvernements recouraient fréquemment à ces subventions pour
maintenir les prix à un niveau abordable. Les émeutes qui ont
suivi l'arrêt de ces aides ont très tôt été
appelées les «émeutes anti-FMI» ou «émeutes
de la faim »41 et se sont concrétisées partout
sur le continente, du Maroc dès 1981 àla Zambie, en passant par
la Tunisie, la Guinée, le Zimbabwe, le Niger, le Nigeria ou encore le
Ghana. Au Ghana, le prix de l'électricité a augmenté de
60% en 2001, tout comme celui de l'eau ou du téléphone, le prix
de l'essence a grimpé de 64% la même année, avant de
doubler encore en 2003. L'augmentation des taux d'intérêt,
supposée attirer les capitaux étrangers, n'a eu comme seule
impact visible l'attrait des flux spéculatifs dans les rares pays qui,
comme l'Afrique du Sud, le Nigéria ou les pays d'Afrique du Nord,
pouvaient y prétendre. Quant à la dévaluation de la
monnaie locale, elle a posé de graves problèmes puisqu'il fallait
vendre encore et toujours davantage de marchandises (qui, rappelons le, sont
les produits de base soumis aux cours mondiaux d'une demande
désintéressée) pour pouvoir récupérer la
même quantité de devises, nécessaires notamment pour
rembourser la dette. C'est ainsi qu'en janvier 1994, «le FMI et la France
ont obtenu des quatorze gouvernements de la zone CFA une dévaluation de
50% du FCFA [franc CFA] par rapport au franc français. (...) Les effets
furent terribles : un produit importé de France qui valait
39 Millet D., 2005, in «L'Afrique sans dette »,
éd. Syllepse, p.63 à 96.
40 Id, p. 77. 41Id,p.68.
![](defi-desendettement-soutenable-afrique-subsaharienne-au-dela-ppte38.png)
100 FCFA a valu dujour au lendemain 200 FCFA. Pour
récupérer 100 FF, il fallait du jour au lendemain vendre le
double de produits »42.
Les réformes structurelles n'ont guère
été plus enthousiasman-
tes.
La politique de développement des exportations n'a pas
tenu compte du fait que 70% des travailleurs africains se trouvent dans le
secteur agricole (Afrique du Nord et Afrique australe non compris). Pas plus
qu'elle a pris en considération le fait que «l'Afrique n'exporte
qu'un petit nombre de matières premières. Trois produits
représentent plus de 80% des exportations de 31 pays, une part qui
atteint 95% pour 19 d'entre eux »43 (dont le Congo, l'Ethiopie,
la Guinée, le Mali, la Mauritanie, la République
démocratique du Congo ou la Zambie). Au Nigéria, premier
producteur de pétrole africain, le pétrole extrait est
raffiné au Nord et le Nigéria doit le réimporter bien plus
cher, tandis que ses quatre raffineries tournent au ralenti. Car l'Afrique
exporte près de 70% des matières premières sous forme
brute, transformées dans les pays industrialisés qui profitent
alors de l'essentiel de la valeur ajoutée.
L'ouverture totale des marchés grâce à la
suppression des barrières douanières a avant tout favorisé
les multinationale étrangères, bien plus compétitives que
les petites entreprises locales. Leur ingérence commerciale a d'autant
plus été favorisée qu'elles sont sou-vent
subventionnées dans leur pays d'origine et arrivent sur le marché
local sans entrave. L'impact des subventions européennes sur le prix du
boeuf européen en Côte-d'Ivoire est facilement concevable dans la
mesure où le prix du kilo de boeuf produit en Côte-d'Ivoire en
2000 était de 1,84 €, celui produit en Europe, de 2,65€...et
que le même kilo de boeuf européen exporté en
Côte-d'Ivoire ne coûtait plus que 1,58€. La situation est
identique au Cameroun, où les importations de poulets congelés
européens sont passées de 978 tonnes en 1996 à 22 154
tonnes en 2003. Autant que ce n'était vraiment pas de cette
manière que les pays africains allaient pouvoir rembourser leurs
emprunts. Au contraire, les décaissements des IFI (sous forme de
prêts bien entendu) et les désastres économiques et sociaux
ne pouvaient qu'engraisser le montant des dettes et les couches de
pauvreté. La libéralisation financière a fait l'objet d'un
examen concernant l'impact des IDE sur les marchés financiers en
Côte-d'Ivoire44. Cette étude a montré que les
firmes multi-
42Id,p.78.
43 Selon la commission économique des Nations Unies pour
l'Afrique (UNECA), tiré de Millet D., 2005, op. cit.p. 81 et82.
44 Un des rares pays d'Afrique pour lequel les données
étaient disponibles.
![](defi-desendettement-soutenable-afrique-subsaharienne-au-dela-ppte39.png)
nationales (FMN), «grâce à la
supériorité de leurs garanties et de leur rentabilité,
bénéficient d'un accès plus facile aux banques locales, au
détriment des entreprises locales »45. Sans
compter les rapatriements de bénéfices obtenus en Afrique vers
les maisons mères implantées au Nord.
Concernant les réformes fiscales, elles ont donc
concerné, entre autres, la baisse de l'impôt sur les
bénéfices des sociétés, comme au Rwanda où
il est passé de 50% à 35%, et la généralisation de
la TVA, comme au Ghana, où son introduction en 1995 a fait grimper les
prix d'environ 60% et a déclenché des émeutes anti-FMI. Et
pour cause, la TVA est un impôt acquitté par tous les
consommateurs, riches ou pauvres, sachant qu'en Afrique la plupart d'entre eux
sont plus pauvres que riches. Donc, avec une TVA à 18%, comme au
Sénégal, au Mali, au Burkina Faso, au Bénin et au Togo, si
un ménage consacre la totalité de ses revenus à l'achat de
produits de base pour survivre, il paie un impôt équivalent
à près d'un cinquième de ses rares ressources. Par contre,
un ménage qui n'y consacre que 10% ne se voit prélever que 1,8%
de ses ressources, pouvant alors placer le reste à l'abri de toute forme
de taxation. Et selon le PNUD, «dans de nombreux pays, la grave
insuffisance des recettes tient au fait que les riches échappent
purement et simplement aux impôts directs »46.
Des recettes qui pouvaient servir au désendettement et aux
dépenses sociales...
Enfin, les privatisations massives se sont
réalisées à prix bradés, en faveur de quelques FMN
du Nord et personnes proches du pouvoir. Le peu de recettes est certes
allé directement au remboursement de la dette mais l'accès des
populations à l'eau potable par exemple a sévèrement
décru. Aujourd'hui les privatisations sont à un stade
avancé sur le continent mais la première victime (outre la perte
de contrôle de l'Etat dans des domaines clé du
développement, ou simplement de la survie) a été l'emploi.
Celui-ci a reculé de 15% au Bénin, au Burkina Faso, au Ghana, au
Togo et en Zambie. Pourtant, les expériences sur le terrain du
BIT47 ont montré qu'il était possible de créer
« trois fois plus d'emplois avec de la main d'oeuvre locale tout en
respectant les mêmes spécifications techniques, les mêmes
délais et les mêmes coûts, voire des coûts
inférieurs »48. Encore un manque à
gagner en termes de recettes publiques et de progrès humain.
45 CNUCED, 2005, op. cit., p37.
46 Programme des Nations Unies pour le Développement,
cité à partir de Millet D., 2005, op. cit. p. 87.
47 Bureau International du Travail.
48 Cité à partir de Millet D ;, 2005, op. cit., p.
89.
![](defi-desendettement-soutenable-afrique-subsaharienne-au-dela-ppte40.png)
Pendant l'application des PAS, bien qu'incomplètement
respectée, les pays africains voyaient leurs dettes
rééchelonnées régulièrement par le Club de
Paris et le Club de Londres. Quand, au milieu des années 1990, les
bailleurs et les débiteurs ont réalisé que ces
rééchelonnements n'avaient aucun impact significatif sur la
réduction de la dette, le G8 a lancé l'idée d'une
initiative en faveur des pays pauvres très endettés (l'initiative
PPTE). Celle-ci a pu améliorer les conditions de vie des pays
éligibles, non seulement au niveau quantitatif (montant des
allègements) mais aussi qualitatif puisqu'il s'est agi de «mettre
le pays sur le siège du conducteur »49.
49 Cité à partir de Millet D ;, 2005, op. cit., p.
89.
![](defi-desendettement-soutenable-afrique-subsaharienne-au-dela-ppte41.png)
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