L'interprétation de la Loi par l'historien du droit et le Juge( Télécharger le fichier original )par Jean-Luc Malango Kitungano Université Grégorienne/ Faculté de philosophie saint Pierre Canisius - Bachelier en philosophie 2006 |
CHAPITRE PREMIER : L'EXPLICITATION DE L'APPLICATION DANS L'ÉTHIQUE D'ARISTOTE.INTRODUCTIONCe chapitre analyse l'explicitation de l'application dans l'éthique d'Aristote en partant de l'éthique et de l'utopie législative dans la République de Platon pour déboucher sur la critique et l'interprétation de celle-ci par Aristote. Il ne s'agira pas de faire l'éloge du relativisme moral chez Aristote, mais de montrer que le savoir moral n'est pas un savoir de pure intellection, c'est-à-dire un savoir moral général, incapable de s'appliquer à la situation concrète et qui resterait comme dénué de sens dans la pratique. Comme chapitre préparatoire, l'énonciation de Platon constitue une première brèche pour les sciences humaines en montrant que tous les savoirs ne sont pas des techniques mais Platon n'approfondit pas cette thèse qui sera reprise par Aristote avec la problématique de l'application dans l'agir moral et le droit naturel. Les sections sur Platon et Aristote préparent la critique de la méthode que Gadamer cherche à remettre à sa juste place pour ce qui est des sciences de l'esprit. Le but spécifique poursuivi dans ce chapitre est donc de poser les bases historiques du problème d'application chez Aristote et la manière dont celle-ci culmine dans le droit naturel aristotélicien, du moins, sur le plan de l'application, en se rattachant à la question du comprendre et à la signification exemplaire de l'herméneutique juridique chez Gadamer1(*). Par le problème de l'application du savoir éthique et du droit naturel chez Aristote, Gadamer cherche aussi à réhabiliter Aristote2(*) en montrant comment celui-ci recourt aux sources traditionnelles de la pensée éthique, à savoir Socrate et Platon dont il se réclame aussi dans l'explicitation de la problématique de l'application. I.1. ETHIQUE ET UTOPIE LÉGISLATIVE DANS LA RÉPUBLIQUE3(*) DE PLATONPour bien comprendre la critique d'Aristote vis-à-vis de Platon, il nous faut préciser la pensée de Platon en ce qui concerne le Bien. Pour Platon, le Bien est ce que toute âme poursuit et en vue duquel elle fait tout, dont elle soupçonne l'existence sans pouvoir saisir suffisamment ce qu'il est, et y croire de cette foi solide qu'elle a en d'autres choses4(*). Seule la divinité possède le Bien de manière parfaite et inaliénable. L'homme, lui, est à la recherche du bonheur. Puisqu'il ne possède pas encore le bonheur, il le poursuit, poussé par un dynamisme appelé amour (éros). Une question mérite d'être posée : quel est le critère du Bien chez Platon ? Il y a beaucoup de choses que les hommes jugent « bonnes » et qu'ils essaient d'atteindre : richesse, prestige, puissance...Or, de tels biens ne nous conduisent pas au bonheur par le seul fait que nous les possédons ; nous devons plutôt nous en servir. Seul le savoir apparaît comme élément pouvant fonder un jugement correct5(*). Mais quel savoir? Il ne peut s'agir d'un savoir technique, qui par définition n'est compétent que dans le domaine spécialisé. Or, recherchant le bien qui fasse réussir la vie dans son ensemble, dans la mesure où les objets des différentes connaissances techniques ne sont pas seulement utiles, de sorte que les circonstances les font devenir tantôt bons, tantôt mauvais ; le savoir recherché ne peut se confondre avec la sophistique ou la rhétorique6(*). En rapport avec la pensée de Platon, Gadamer soutiendra que toute appréciation correcte de la situation (pour Gadamer il s'agit de la situation herméneutique) à laquelle nous sommes susceptibles d'être confrontés, doit nécessairement résulter de la fixation de notre intelligence sur la forme du Bien ou du juste qui sont des formes absolues7(*). Pour Gadamer, c'est une ouverture à la vérité que nous transmet la tradition8(*). Comme son maître Socrate, Platon soutient que le savoir moral n'est réel que si l'homme s'engage de toute son âme pour le Bien en cherchant toujours à approfondir ce savoir. La dimension d'approfondissement chez Platon s'effectue selon la dialectique, or celle-ci offre la structure logique d'ouverture qui caractérise la conscience herméneutique. On ne fait pas d'expérience si on ne se met pas à questionner9(*). L'éducation chez Platon est importante. Elle vise la conversion de l'âme et comme art, elle recherche les moyens les plus aisés et les plus efficaces de l'opérer10(*). Ainsi conçue, la vertu a un lien intime avec la philosophie et seuls les philosophes peuvent tendre davantage vers le bonheur parfait. La masse des hommes ne peut atteindre que la forme inférieure et non réfléchie de la vertu. C'est ce que Platon appelle « vertu populaire ». Celle-ci est le fruit du dressage, de la suggestion artistique et de la pression sociale. La vertu populaire, différente de celle du philosophe, préserve l'homme du désordre et de la dégradation que la débauche et les passions ne manqueraient pas de provoquer11(*). Si nous mettons la pensée de Platon en rapport avec l'herméneutique philosophique de Gadamer, celui-ci estime que la philosophie est importante, parce que « dans toute science humaine, il y a de la philosophie qui ne parvient jamais tout à fait à être conceptualisée »12(*). Quelques remarques s'imposent : La connaissance morale n'est pas chez Platon un savoir propositionnel et elle n'est pas transmissible à la façon du contenu que transmet une proposition. Ce qui distingue la connaissance morale, c'est plutôt l'absence de l'ambivalence qui caractérise le savoir technique. Le fait que la tèchne puisse être susceptible de bon ou de mauvais usage implique la nécessité d'une juridiction supérieure. Mais cette juridiction qui devrait être la cité idéale n'existe pas dans la réalité13(*). C'est pourquoi, chez Platon, l'homme juste est récompensé après sa mort. Le mythe d'Er au livre X ( 615a-621d) de la République stipule que notre vie présente détermine la façon dont nous nous porterons après notre mort ; il n'est donc pas sage d'être injuste, car un bref plaisir sur terre sera suivi de tourments dix fois plus grand après notre mort. Ce que nous pouvons retenir de Platon, par rapport à l'herméneutique Gadamérienne, c'est le fait que Gadamer s'intéresse au questionnement. D'où l'herméneutique est dialectique. La tradition questionne avant que le questionnant ne puisse questionner. Nous expliciterons cet argument dans les paragraphes suivants. * 1 Gadamer est considéré comme le fondateur de l'herméneutique contemporaine. Né à Marburg le 11 février 1900, fils d'un chimiste éminent, il a côtoyé au cours de sa vie l'éminent philosophe Martin Heidegger (1889-1976) qui exercera une influence déterminante sur sa pensée et fut son directeur de thèse en 1928 sur « l'Éthique dialectique de Platon ». Son oeuvre majeure, "Vérité et méthode - Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique", a été publiée en 1960 et traduite en plusieurs langues. Il y expose le concept central de sa philosophie, la compréhension, attitude fondamentale à avoir envers la tradition. * 2 Une lecture attentive montre que Gadamer s'est abondamment référé dans différentes parties de Vérité et Méthode à la tradition philosophique grecque et à Aristote de manière particulière. Dans la première partie, concernant l'art, il décrit justement ce qui se passe dans l'art à partir de l'expérience du tragique dont parle Aristote pour expliciter la structure de l'être esthétique en général. H.-G. Gadamer, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 1996, p. 146. * 3 Dans La République, vaste ouvrage en dix livres, Platon recherche l'essence de la justice tant dans l'individu que dans la société. La justice est la vertu grâce à laquelle chaque partie ou membre d'un ensemble complexe qu'est la société remplit sa fonction propre et collabore à l'établissement d'un ordre harmonieux. L'Etat qui est décrit dans la République est idéal. Il comprend trois classes ou rangs sociaux dont 1) les gardiens proprement dits ou philosophes. Ceux-ci sont l'incarnation du savoir. Ils sont préparés par une longue formation mathématique et dialectique qui les conduit à la contemplation de la forme du Bien. 2) les gardiens auxiliaires ou soldats, ceux-ci garantissent la sécurité de la République à l'extérieur et à l'intérieur. 3) les agriculteurs et les artisans qui veillent par le travail à l'entretien de tous. * 4 Platon, La République, Traduction et notes par R. Baccou, Paris, Flammarion, 1966, VI, 505 c. * 5 Socrate s'adressant à Glaucon : « Mais quoi ! N'as-tu pas remarqué à quel point les opinions qui ne reposent pas sur la science sont misérables ? Les meilleures d'entre elles sont aveugles » (République, VI, 506c) * 6 Certes, ces disciplines prétendent pouvoir résoudre les problèmes sociaux ; mais elles s'appuient sur les opinions de la masse, et non sur la vérité objective. La personne ne se contente pas de passer pour heureuse mais veut l'être effectivement. Tant que l'homme reste sur le terrain des critères subjectifs, la meilleure norme est celle du philosophe-roi (République, IX, 581b-583a). Le philosophe est l'homme qui comme Socrate, ne se laisse jamais conduire par la passion, l'instinct, la vanité ou d'autres motifs purement égoïstes, mais il tente de confronter ses actes à des normes objectives valables pour tous. Il use des qualités requises pour bien juger à savoir l'expérience, la sagesse et le raisonnement. * 7 Ces formes sont pour Platon des réalités suprêmes. Dans l'ordre subjectif, « la santé de l'âme » a plus de valeur que celle du corps et il en est de même de leurs plaisirs respectifs. Savoir et plaisir sont en compétition mais ont, en même temps, leur place dans la vie parfaite à condition que le savoir dirige et que le plaisir suive. La vertu est la disposition d'où émane l'action bonne ; elle conduit à la vie bonne et au bonheur. Elle est essentiellement un savoir qui perçoit la transcendance du Bien. * 8 « Comprendre un texte, c'est au contraire être prêt à se laisser dire quelque chose par ce texte. Une conscience formée à l'herméneutique doit donc être ouverte d'emblée à l'altérité du texte (...) Il s'agit de se rendre compte que l'on est prévenu, afin que le texte lui-même se présente en son altérité et acquière ainsi la possibilité d'opposer sa vérité, qui est de fond, à la pré-opinion du lecteur » H.-G. Gadamer, Idem. p. 290. * 9 Ibidem, p. 385. * 10 République, VII, 518 c -519c. * 11 Emile Destrycker S.J., Précis de la philosophie antique, Inst. Sup. de philosophie, Louvain, 1956, p., 116. * 12 Carsten Dutt, Herméneutique. Esthetique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans Georg Gadamer, Québec, Fides, 1998. p. 24. * 13 Nous nous référons à l'analyse de Giuseppe Cambiano, « Remarques sur Platon et la technè », in Revue philosophique de la France et de l'étranger, n°4, 1991, pp., 407-441. |
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