Conclusion
La PQN française doit à présent affronter
deux ennemis puissants mais pas invincibles. De ce combat dépend
largement son avenir, ce qui signifie qu'elle a encore une capacité
d'initiative. Le premier est l'idéologie, répandue dans
l'ensemble de la société française, méfiante voire
hostile au marché. Un sondage réalisé début 2006
par l'institut GlobalScan et cité par Le Figaro
révèle que seuls 36 % des français pensent que
l'économie de marché et l'ouverture à la mondialisation
constituent le meilleur système pour l'avenir. La France est même
le seul pays à avoir une proportion de « non »
supérieure au « oui ». A titre de comparaison, ils
sont 65 % des Allemands, 67% des Britanniques, 63% des Espagnols et des
Polonais, 59% des Italiens, 71 % des Américains, 74 % des Chinois, 70%
des Indiens et des Coréens du Sud à faire confiance à ce
système. Le rapport avec le thème de la réflexion est
qu'au vu de l'état d'exception industrielle de la PQN, il est
inconcevable de s'en sortir pour un quotidien sans adopter une logique
d'entreprise en situation concurrentielle.
Or, la PQN a trop souvent tendance à se draper dans des
considérations idéologiques en se plaçant sur le terrain
de la morale pour dénigrer toute forme de concurrence qui, comme de bien
entendu, est déloyale. Dernier exemple en date, Edwy Plenel, ancien
directeur chevronné de la rédaction du Monde, est
actuellement en contact avec Libération pour en prendre
éventuellement les rennes. Interrogé par l'AFP, il s'est
déclaré "stupéfait" que Le Monde puisse
se lancer dans "l'aventure des gratuits". "Cette fuite en avant dans la
gratuité est une façon de tirer vers le bas les contenus".
Au sujet de la survie de Libération il s'est dit
préoccupé "comme tout journaliste, tout démocrate,
intéressé au sort d'un journal qui risque de mourir, et s'il ne
meurt pas, qui risque d'être normalisé par tous ces
intérêts économiques et financiers qui s'attaquent
aujourd'hui à l'indépendance de la presse". Cette
capacité à nier le réel en prenant comme prétexte
la noblesse de la fonction de la presse est aberrante. La crise de la PQN, dont
bien des titres disparaîtraient sans l'argent de l'Etat et sans les
recapitalisations des nouveaux actionnaires, ne lui donne-t-elle pas vingt
fois, cent fois tort ? A un tel niveau de responsabilités, morales
et économiques lorsqu'il co-pilotait Le Monde, on ne peut plus
rien espérer d'un homme qui profère de telles
inconséquences.
Adopter ici une logique économique signifie bien
chercher à compresser les coûts, mais non pas en réduisant
la taille des rédactions mais en abolissant les privilèges des
ouvriers du Livre acquis en des temps immémoriaux. De plus, les
éditeurs devront organiser la « coexistence
pacifique » du marketing et des rédacteurs, en adoptant un
ciblage clair du lectorat et l'écriture qui va avec. Il faut que les
lecteurs ne soient pas trompés en achetant un journal, acte politique ou
presque. Libération a un boulevard à gauche puisque il
se situe dans l'opposition au gouvernement. Le Figaro
représente le bord droit de l'échiquier politique
français et incarne la défense de l'économie de
marché et les intérêts des entreprises. Le Parisien
Aujourd'hui en France est axé sur l'actualité nationale, les
faits divers, le sport et le people ; il ne s'en porte que mieux, etc. Il
y a de la place pour tous les titres actuels à partir du moment
où ils ne perdent pas de vue les personnes pour qui ils
écrivent.
Cibler une catégorie de lecteurs et être attentif
à ses attentes rédactionnelles, telle est la condition sine qua
non pour être lu avec plaisir. Ceux qui oublient cette règle
devront comme Libération affronter un problème de
renouvellement du lectorat. Et, à lire les réactions de certains
internautes, le quotidien fondé par Serge July a de surcroît mal
vieilli. Les propositions Spitz sont à cet égard
intéressantes puisqu'elles préconisent le recours au marketing et
à la gratuité.
Second ennemi de la PQN, la gratuité est en revanche
plus difficile à combattre car elle engendre des comportements de
consommation qui font voler en éclat les théories
économiques de la valeur. Ici encore, les quotidiens peuvent lutter en
proposant toujours plus de valeur ajoutée que ce soit via les contenus
journalistiques ou en poursuivant les politiques de « plus
produit ». Le lancement de quotidiens gratuits semble répondre
aujourd'hui à une logique d'escalade pour ne plus voir s'éloigner
les campagnes publicitaires des annonceurs. D'ailleurs, avec la
prolifération des titres gratuits, il est difficile de prévoir la
pérennité du modèle en raison du comportement du prix de
l'encart publicitaire et de l'impact de la publicité sur les ventes des
annonceurs. Il faudra donc encore attendre pour se prononcer mais il est d'ores
et déjà certain que Libération a laissé
plus de plumes que Le Parisien après l'arrivée des
gratuits alors que le positionnement de ce dernier est sensiblement le
même, ce qui prouve une fois encore que la crise de la presse est d'abord
une crise d'offre.
Quant à Internet, emblème de la
gratuité, il est appelé à devenir un support indissociable
des journaux qui gagnent grâce à lui en réactivité
et en interactivité. Pour rassembler une audience, il faut une
rédaction dédiée qui fournisse des contenus allant
au-delà du simple décalque de la version papier. A cet
égard, l'exemple du Monde Interactif qui commence à
dégager des profits est très prometteur. Loin de tuer le papier,
Internet ne peut que lui donner un second souffle, aux entreprises de mettre au
point les modèles économiques pertinents.
L'industrie de la PQN française traverse certes une
crise existentielle mais possède encore les moyens de réagir,
seulement il faut réagir vite pour mettre un terme à
l'hémorragie des lecteurs, voire en reconquérir à la
marge. La demande est captive et l'industrie ne peut être
délocalisée. Il n'y a donc là, théoriquement,
aucune malédiction de la chute de la diffusion, comme le montre le
succès éditorial des gratuits. Il faudra prendre des risques
éditoriaux pour accentuer les différences éditoriales d'un
quotidien à l'autre, et comme en ce moment pour la PQN rien ne va plus,
alors messieurs les directeurs de la rédaction, faîtes vos
jeux !
|