Naissance médiatique de l'intellectuel musulman en France (1989-2005)( Télécharger le fichier original )par Tristan WALECKX Université Montpellier 3 - Master Histoire 2005 |
II. L'intellectuel réformateur de l'islamComme nous venons de l'étudier, la coordination d'un certain nombre d'événements au tournant des années 1990 est l'occasion d'adopter une posture intellectuelle nouvelle. Des penseurs commencent en France à avoir l'opportunité de s'exprimer et de réagir en tant que musulmans. Ils doivent ainsi montrer leur singularité par rapport à l'intellectuel « occidental », historiquement bercé par les droits de l'homme, tout en marquant leur compatibilité avec une grille de pensée réputée dialectiquement opposée à la leur. Cette adéquation à démontrer entre les traditions islamique et jacobine passe donc par un devoir de pédagogie, d'explication du texte, voire d'exégèse : voilà comment est née une nouvelle catégorie de « médiacrates » musulmans : les réformateurs de l'islam. La plupart de ces intellectuels ne sont pas des théologiens au sens strict du terme, mais ils se sont assignés un rôle d'herméneutique du texte coranique afin de l'adapter au contexte actuel. Qu'il s'agisse de la question du foulard islamique, de l'affaire Rushdie ou du terrorisme islamiste, tous les prétextes sont bons pour lancer ce que beaucoup nomment un aggiornamento de l'islam. A l'égard de la République et des principes nés de l'histoire occidentale, singularité et compatibilité de l'islam forment donc un couple dialectique qu'essaient de satisfaire les réformateurs musulmans. A) Un nouveau champ intellectuel ?Ce nouveau type d'intellectuel musulman fait irruption dans les médias avec la visibilité nouvelle de questions de politique intérieure (affaire du voile) et extérieure (terrorisme, guerre du Golfe, affaire Rushdie) liées à l'islam. Mais il est légitime de se demander si l'intellectuel réformateur de l'islam est une nouvelle figure d'intellectuel musulman. En effet, il existe une tradition réformiste en islam. Par exemple, dès le VIIIe siècle, le courant mutazilite affirme la théorie du Coran créé, opposée à celle du Coran incréé, permettant ainsi de souligner l'historicité de la révélation. Mais cette école de pensée est vite rejetée et elle est interdite définitivement dès 1017. De plus, se pose le problème de définition de ce qu'est une réforme. Pour illustration, ibn Abd al-Wahhab (1703-1792), père du wahhabisme, version très rigoriste de l'islam, se voulait lui-même un grand réformateur dans la mesure où il proposait de nouvelles grilles de lecture et d'interprétation, donc des tentatives de réforme de l'islam. Comme nous l'avons suggéré en introduction, la presse a donc eu tendance à faire des notions de réformisme et de modernisme des synonymes qu'elles ne sont pourtant pas. En réalité, les nouveaux intellectuels réformateurs se présentent en partie comme héritiers du mouvement réformiste de la Nahda, qui va de la fin du XIXe au début du XXe siècles. Ce mouvement de réforme, qui tente de concilier islam et rationalité, a été initié par plusieurs figures comme l'Indien Sayyed Ahmad Khan (1817-1898), le Persan Jamal al-Din al-Afghani (1839-1897) et surtout l'Egyptien Mohamed Abduh (1848-1905). L'héritage de ce dernier a ensuite fait l'objet d'une controverse entre le Syrien Rachid Rida (1865-1935) et l'Egyptien Ali Abderraziq (1888-1966). D'une matrice réformiste commune, vont naître deux branches très distinctes d'interprétation de ce que doit être l'adaptation de l'islam à la modernité : le réformisme islamiste d'une part et le réformisme critique d'autre part. Si, dès 1925, Ali Abderraziq va très loin dans le réformisme critique, en dénonçant l'illégitimité du système du califat et en déclarant la séparation des pouvoirs temporel et religieux dans son oeuvre L'islam et les Fondements du pouvoir63(*), les travaux de Rachid Rida inspireront Hassan al-Banna (1906-1949), fondateur en 1928 des Frères musulmans, matrice de l'islamisme, c'est-à-dire de l'islam politique. En réalité, certains clivages actuels s'expliquent par ce conflit d'interprétations historiographiques et doctrinales entourant l'héritage de ce réformisme précoce. Pour les réformistes critiques, Rachid Rida a, selon les mots de Rachid Benzine, « dévié » la pensée de Mohamed Abduh en la faisant passer d'un « réformisme progressiste à un réformisme traditionaliste64(*) ». De la même façon, Mohamed Arkoun distingue deux périodes dans l'islam moderne : tout d'abord, la Nahda65(*), c'est-à-dire l'éveil des lumières islamiques, puis la Thawra66(*), l'époque de décadence et de la déviance islamiste. En revanche, Tariq Ramadan, qui se revendique également réformateur moderniste, prétend de son côté que Hassan al-Banna, en l'occurrence son grand-père, est l'héritier naturel des idées développées par Jamal al-din al-Afghani, Mohamed Abduh, et Rachid Rida67(*). Pour lui, c'est bien Ali Abderraziq qui aurait produit une pensée tronquée par « la pression coloniale68(*) ». Quoi qu'il en soit, il est intéressant de noter que l'opposition forte, entre les deux principales écoles de réformateurs prétendant à une place sur la scène intellectuelle française contemporaine, a une explication historique lointaine. Néanmoins, nous le verrons par la suite, la presse a clairement tranché pour le soutien à la branche critique du réformisme musulman. Pour être accepté dans le club très prisé des « réformateurs de l'islam » dans le paysage médiatique français, il est donc nécessaire de se réclamer d'anciennes figures réformistes, mais pas de toutes. Ainsi, Tariq Ramadan explique : « On aimerait que je renie mon grand-père, Hassan Al-Banna, ou que `j'avoue' ma totale adhésion à sa pensée. Soit je suis `un intellectuel éclairé', soit `un obscurantiste', sous-entendu comme mon grand-père. Equation simple, mais surtout simpliste : non, je ne renie pas ma filiation avec un homme qui a résisté aux colonisations anglaise et sioniste, qui a fondé 2 000 écoles, 500 centres sociaux, autant de coopératives de développement, et qui n'a jamais, toutes les études sérieuses le prouvent, commandité d'attentats terroristes69(*). » La filiation historique a donc son importance chez les nouveaux intellectuels réformateurs de l'islam. Mais ils ne se veulent pas simplement héritiers d'un courant de pensée, ils prétendent également dépasser cet héritage. Il existe donc chez eux une certaine volonté de se démarquer, comme le suggère au niveau lexical le titre arrogé de « nouveaux penseurs de l'islam » par Rachid Benzine70(*) : « Le projet dans lequel je m'inscris n'est pas un projet de réforme de l'islam ni d'adapter l'islam à la modernité. Il s'agit de penser l'islam avec les outils cognitifs d'aujourd'hui et faire advenir une modernité qui soit endogène aux sociétés dites musulmanes71(*). » Si cette néo-catégorie d'intellectuels émergents entend dépasser le strict cadre de la réforme de leurs aïeux, elle s'en différencie aussi par le fait que les réformateurs de la Nahda étaient essentiellement soufis et qu' ils cherchaient à se modeler sur la modernité occidentale. De leur côté, les nouveaux penseurs contemporains prétendent se servir des outils de la modernité en essayant de ne pas forcément copier l'Occident. De plus, la nouvelle visibilité qui leur est offerte fait incontestablement qu'il s'agit d'un champ intellectuel bien neuf puisque l'on attend désormais d'eux des « résultats ». En effet, même si ce n'est pas toujours explicite, les médias ont contribué à inventer la catégorie des « nouveaux penseurs de l'islam » pour instrumentaliser cette réforme, pour résoudre des problèmes matériels contemporains. Cette réforme théologique attendue n'est pas une fin en soi mais elle a pour but d'adapter l'islam à son contexte nouveau, notamment dans ses points d'accroches avec la civilisation occidentale. * 63 Ali Abderraziq L'Islam et les fondements du pouvoir (traduit de l'arabe), La Découverte, 1994 (1ère édition : 1925 ), 177 p. * 64 Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l'islam, Albin Michel, 2004, p. 50. * 65 = « renaissance ». * 66 = « révolution ». * 67 Cf. Taris Ramadan, Aux sources du renouveau musulman. D'al-Afghani à Hassan al-Banna, un siècle de réformisme islamique, Bayard, 1998, 479 p. * 68 Aziz Zemouri, Faut-il faire taire Tariq Ramadan?, L'Archipel, Paris, 2005, pp. 291-297. * 69 Tariq Ramadan, « Etre musulman, être entendu », Le Monde, 5/11/2000. * 70 Cette dénomination vient du titre de l'ouvrage de Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l'islam, op.cit.., un livre qui présente la plupart des intellectuels musulmans acceptés comme réformateurs par la presse française. * 71 Rachid Benzine, « Réflexion pour un islam du XXIe siècle », intervention aux Rencontres de Tanger, du 23 au 27 février 2005, diffusée sur France Culture le 15/8/2005. |
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